dimanche 18 septembre 2016

ANDRÉ GIDE FACE À LA RUMEUR DES « MAINS COUPÉES »


Voir aussi À VRAI LIRE

Les « mensonges conventionnels de la civilisation » furent analysés par Max Nordau (1849-1923) dans un ouvrage paru en 1883. C'est un vaste univers (religion, mœurs, journalisme, politique, etc.), différent toutefois de celui de la rumeur (du latin rumor, bruit qui court) ; la comparaison du traitement du terme par le Grand Robert et l'Oxford English Dictionary montre que les Anglo-Saxons sont plus sensibles au côté suspect de la rumour. Rumeur est aujourd'hui une des connotations de buzz :

• "1 a low, continuous humming or murmuring sound. 2 the sound of a buzzer or telephone. 3 an atmosphere of excitement and activity. 4 informal a thrill. 5 informal a rumour." (Compact English Oxford Dictionary).

   Il y a rumeurs fortes et rumeurs faibles. Rumeurs faibles, par exemple, les bruits courant sur telle ou telle personnalité. Également les fausses citations, fausses quant au texte, ou détournées quant à l'identité de l'auteur ; les manuels et dictionnaires de philosophie destinés aux élèves de Terminales n'en sont pas exempts ; la philosophie est pourtant le lieu où devrait se pratiquer et s'enseigner l'esprit critique. Par sa probité, André Gide demeure bien le " contemporain capital " que disait André Rouveyre (Les Nouvelles Littéraires, 1924) ; " un des meilleurs critiques de ce temps " selon Louis Le Sidaner, 1898-1985, dans La Nouvelle Revue Critique, avril 1937 (revue dont il fut directeur de publication).
« L'on t'a dit, tu t'es laissé dire, qu'il s'agissait d'abord de croire. Il s'agit d'abord de douter (Journal, 14 décembre 1934). 
Rumeurs fortes, les rumeurs de guerre, ou d'après-guerre, qui déchaînent les passions politiques. Avec méfiance, Gide rapporta celle selon laquelle les Allemands auraient coupé les mains d'enfants français au début de la guerre de 1914-1918.

   Dans une lettre à Robert F., le philosophe Jean Beaufret remarquait, à propos de la question des « chambres à gaz nazies » :
« les introuvables " enfants aux mains coupées " dont parle [André] Gide dans son Journal, sont dépassés. »(Annales d'Histoire Révisionniste, n° 3, automne-hiver 1987, pages 204-205.
Ceci cité par Sylvain Auroux et Yvonne Weil, Dictionnaire des auteurs et des thèmes de la philosophie, Paris : Hachette-Education, 1991, article " Heidegger ", page 177.


   Pour suivre cette affaire, que Marcel Proust évoqua brièvement dans Le Temps retrouvé, le mieux est de laisser la parole aux textes : le Journal de Gide, qui est sceptique, l'article de Jean Richepin qui court avec la rumeur, et la correspondance de Romain Rolland qui résiste à la rumeur, comme Gide :


- André Gide : « Mme [Misia] Edwards [pianiste] affirmait que nombre de ces petits avaient les mains tranchées, qu'elle les avait vus. D'autres avaient les yeux crevés et d'autres des blessures abominables.
La chose n'a jamais pu être vérifiée. » (Journal, 26 août 1914).

Éditions Paris Color.Carte postale illustrée signée F. Poulbot.
Merci à www.caricaturesetcaricature.com (2) et à Fabrice Picandet.

- Jean Richepin : « Qui de nous aurait l'abominable courage [...] d'emmener en captivité quatre mille adolescents de quinze à dix-sept ans, comme ils viennent de le faire dans le Cambrésis, renouvelant ainsi les plus inhumaines pratiques de l'esclavage, et de couper le poing droit à ces combattants futurs, comme ils l'ont fait ailleurs, et enfin de renvoyer des prisonniers mutilés, comme ils l'ont fait récemment en Russie, où l'on a vu revenir des Cosaques les yeux crevés, sans nez et sans langue. » (Le Petit Journal, 13 octobre 1914 ; article repris dans Proses de guerre (août 1914-juillet 1915), Paris : Flammarion, 1915)


- Romain Rolland, lettre à André Gide, 26 octobre 1914 : « Comment est-il possible qu'on laisse un Richepin écrire, dans Le Petit Journal, que les Allemands ont coupé la main droite à 4 000 jeunes garçons de 15 à 17 ans, et autres sottises scélérates ! Est-ce que de telles paroles ne risquent pas d'amener, de notre part, des cruautés réelles ? Depuis le commencement de la guerre, chaque trait de barbarie a été amplifié cent fois ; et naturellement il en a fait naître d'autres. C'est une suite de représailles. Jusqu'où n'iront-elles pas ? » (Romain Rolland, Journal des années de guerre 1914-1919, Paris : Albin Michel, 1952, page 93).

« J’ai vu hier, à Verdun, une pauvre femme venant d’un village envahi de la Meuse et qui portait dans ses bras deux jeunes enfants. Les deux pauvres petits avaient chacun le poignet droit coupé. Quelles brutes ». Témoignage d’un soldat rapporté par L’Est Républicain (novembre 1914 ; cf http://www.estrepublicain.fr/actualite/2015/04/13/les-enfants-aux-mains-coupees).


- André Gide : « Un Américain est venu ces jours derniers au Foyer franco-belge nous aviser qu'il mettrait à la disposition de notre œuvre une somme importante si nous parvenions à le mettre en rapport direct avec un enfant mutilé par les Allemands.
Richepin, dans un article indigné, parlait de quatre mille enfants auxquels on aurait coupé la main droite. [...] Mme [Misia] Edwards cependant, à la fin du mois d'août (vérifier la date) m'avait parlé de l'arrivée, rue Vaneau [Paris, VIIe arrondissement], d'une procession d'enfants, tous garçons du même village, tous pareillement amputés.
Avant-hier je vais la trouver, lui disant de quelle importance serait pour nous une preuve certaine de ces monstruosités. Elle me dit alors qu'elle n'a pas vu ces enfants elle-même, qu'elle sait d'ailleurs qu'ils venaient du Cirque de Paris où on les avait préalablement envoyés. Elle m'invite à revenir déjeuner avec elle le lendemain (hier), me promettant, en attendant mieux, des photographies de ces mutilations.
Hier elle n'avait pu se procurer les photos [...] Cocteau est venu après déjeuner sans les photos, qu'il m'a promises pour demain soir ; en attendant, il m'a mené à la maison de santé de la rue de la Chaise [VIIe arrondissement] où nous pourrions parler à une dame de la Croix-Rouge qui avait soigné ces enfants. La dame de la Croix-Rouge n'était pas arrivée et, attendu au Foyer [franco-belge], j'ai dû quitter Cocteau avant d'avoir réussi à rien savoir de plus.
D'autre part, [Henri] Ghéon me dit que deux jeunes amputés, l'un de quinze, l'autre de dix-sept ans, sont soignés en ce moment à Orsay. Il doit m'apporter des informations complémentaires. » (Journal, 15 novembre 1914).


« Aucune de ces informations n'a pu être prouvée. » : Journal, mention non datée en marge des lignes qui précèdent sur le cahier manuscrit.


« Il [Ghéon] revient encore sur les mains coupées des petits enfants, alors qu'en vain nous avons cherché de toutes parts à remonter jusqu'à un fait prouvé, alors que toutes les enquêtes que nous avons menées au Foyer en vue d'obtenir l'énorme prime promise par l'Amérique à qui apporterait confirmation de ces atrocités n'ont abouti qu'à des démentis. » (Journal, 27 décembre 1915).


   Arthur Ponsonby (1871-1946) publia Falsehood in Wartime, 1928 ; une traduction de l'introduction fut publiée dans les Annales d'Histoire Révisionniste, n° 2, été 1987, pages 124-144 ; on trouvera dans cet ouvrage une des premières analyses de la désinformation, et l'évocation de cette rumeur qui se répandit dans plusieurs pays d'Europe.

Arthur Augustus William Harry Ponsonby, 1st Baron Ponsonby of Shulbrede
(16 February 1871 – 23 March 1946) was a British politician, writer, and social activist.


   D'après Louis-Lucien Klotz (1868-1930), la censure française évita in extremis à la fausse nouvelle de faire la « une » du Figaro : dans De la guerre à la paix, Paris : Payot, 1924, pages 33-34, on apprend en effet que deux savants, dont l'un membre de l'Institut, affirmaient dans l'article censuré avoir vu une centaine d'enfants aux mains coupées, sans dire où, ni quand ; la Censure voulut les rencontrer, mais ils s'esquivèrent.


   La disposition sceptique fondamentale de Gide, " moi, philosophe et écrivain " (2) est bien illustrée par cette confidence :
« Quoi que ce soit qu'on me raconte, je pense toujours, irrésistiblement, que cela ne s'est pas passé comme ça. » (Journal, 10 octobre 1942).
Jean de La Bruyère (1645-1696) écrivait déjà : « Le contraire des bruits qui courent des affaires ou des personnes, est souvent la vérité. » (Caractères, Jugements § 39.)

Je ne serais pas étonné que Gide ait eu en tête cette pensée de Montaigne :
« Ajouter de son invention, autant qu’il voit être nécessaire en son conte, pour suppléer à la résistance. »  (Essais, III, xi),
   Cette exigence de vérification méthodique, pointilleuse, cette probité, à l'œuvre dans l'affaire des « mains coupées », on la retrouve vingt ans plus tard appliquée à l'URSS pendant le voyage de 1936. Dans ses notes (Retour de l'U.R.S.S.), Gide se disait irrité de ce que les renseignements qu'il obtenait « ne parviennent à la précision que dans l'erreur ».


1. Sur cette question et son iconographie, on peut voir John HORN, " Les mains coupées : atrocités allemandes et opinion française en 1914 ", in Jean-Jacques Becker, Jay Winter, Gerd Krumeich, Annette Becker, Stéphane Audoin-Rouzeau, dir., Guerre et cultures 1914-1918 , Paris : Armand Colin, 1994.


2. Lettre à Mahmoud Hesâbi : « Je confesse qu’après des années de réflexions sur ma théorie [l'unification des nations du monde] , vous, jeune homme iranien, êtes parvenu à changer ma pensée à moi, philosophe et écrivain français. Vous avez raison…Il faut que vous restiez Iraniens et nous restions Français et que chacun s’efforce d’atteindre ses propres désirs en vue de réaliser les ambitions de sa nation. »

Cabu (13 janvier 1938 - 7 janvier 2015), dessin de 2013.

mercredi 7 septembre 2016

INDEX NIETZSCHE (9/16) : LA JUSTICE (die Gerechtigkeit) suivi de LE TRAVAIL


Voir dans le Dictionnaire Nietzsche l'excellente entrée " Justice ", cc. 516a-520b par Blaise Benoit.


Fragments posthumes, 1871-1872,

P I 16b, printemps 1871 - début 1872 : 14[11] : " Le principe pédagogique correct ne peut être que celui de mettre la plus grande masse dans un rapport juste avec l’aristocratie spirituelle ; c’est là proprement la tâche de la culture (selon les trois possibilités hésiodiques). " [Denn auch die Geburtsaristokratie des Geistes muß eine ihr gemäße Erziehung und Geltung haben. Das richtige Erziehungsprincip kann nur sein, die größere Masse in das rechte Verhältniß zu der geistigen Aristokratie zu bringen: das ist die eigentliche Bildungsaufgabe (nach den drei Hesiodischen Möglichkeiten); die Organisation des Geniestaates — das ist die wahre platonische Republik.]

U I 4a, 1871 : 9[70] : Égalité de l’enseignement pour tous jusqu’à 15 ans. Car la prédestination au lycée par les parents, etc. est une injustice.


Naissance de la tragédie, (1872, 1874) :
§ 18 : « Rien n'est plus à craindre qu’une classe d'esclaves barbares qui ont appris à considérer leur existence comme une injustice et qui s'apprêtent non seulement à se venger, mais à venger l'ensemble des générations. »


De l'utilité et des inconvénients de l'histoire pour la vie, 1874,
§ 6 :
‎" Peu d'esprits servent en vérité la vérité, car il en est peu qui aient la pure volonté d'être justes, et parmi ceux-là, moins nombreux encore ceux qui ont la force de l'être. Il ne suffit nullement, en effet, de le vouloir, et l'humanité n'a jamais souffert de maux plus terribles que lorsque l'instinct [Trieb] était servi par un jugement erroné ; aussi le bien public exigeraient-il plus que tout autre chose la propagation aussi large que possible de la bonne graine du jugement, afin qu'on sache toujours distinguer le fanatique du juge, le désir aveugle de juger de la force consciente d'être en droit de le faire. "


Fragment posthume, 1876-1877,
N II 3, fin 1876 – été 1877 : [43] : Le socialisme se fonde sur la résolution de poser les hommes égaux et d’être juste envers chacun : c’est la suprême moralité.


Humain, trop humain, 1878,

II, § 92 : Origine de la justice.
La justice [Gerechtigkeit] (l’équité [Billigkeit]) prend naissance entre hommes jouissant d’une puissance à peu près égale, comme l’a bien vu Thucydide [V, 87-11].

VIII, § 473 : Le socialisme au point de vue de ses moyens d'action.
Aussi [le socialisme] se prépare-t-il en secret à l’exercice souverain de la terreur, aussi enfonce-t-il le mot de « justice » comme un clou dans la tête des masses semi-cultivées, pour les priver complètement de leur bon sens (ce bon sens ayant déjà beaucoup souffert de leur demi-culture) et leur donner bonne conscience en vue de la méchante partie qu'elles auront à jouer.

IX, § 636 : « Une espèce toute différente de génie, celui de la justice [Gerechtigkeit] ; et je ne peux du tout me résoudre à l’estimer inférieur à quelque autre forme de génie que ce soit, philosophique, politique ou artistique. Il est de sa nature de se détourner avec une franche répugnance de tout ce qui trouble et aveugle notre jugement sur les choses ; il est par suite ennemi des convictions, car il entend faire leur juste part à tous les êtres, vivants ou inanimés, réels ou imaginaires – et  pour cela, il lui faut en acquérir une connaissance pure ; aussi met-il tout objet le mieux possible en lumière, et il en fait le tour avec des yeux attentifs. Pour finir, il rendra même à son ennemie, l’aveugle ou myope "conviction" (comme l’appellent les hommes : pour les femmes, son nom est "la foi"), ce qui revient à la conviction – pour l’amour de la vérité. »


Le Voyageur et son ombre, 1879,

§ 22 : L’équilibre est une notion importante dans la théorie ancienne du droit et de la morale ; l’équilibre est la base de la justice.

§ 81 : « Il est possible de saper la justice séculière, par la doctrine de la totale irresponsabilité et innocence de tout homme ; et on a déjà fait une tentative dans ce sens, en se fondant justement sur la doctrine contraire de la totale responsabilité et culpabilité de chaque homme. »


Fragment posthume, 1880,
N V 4, automne 1880 : [162] : « Reconnaître l’identité d’un homme et d’un autre –, cela devrait être le fondement de la justice ? Voilà une identité très superficielle. Pour ceux qui reconnaissent l’existence d’individus, la justice est impossible – ego. »


Aurore, 1881,

I, § 26. Les animaux et la morale. : L’origine de la justice, comme celles de l’intelligence, de la mesure, de la vaillance, – bref de tout ce que nous désignons du nom de vertus socratiques, est animale : conséquence de ces pulsions qui apprennent à chercher sa nourriture et à échapper à ses ennemis.
§ 78. La justice punitive.
§ 84. La philologie du christianisme. : " À quel point le christianisme éduque mal le sens de l’honnêteté et de la justice  on peut assez bien en juger à la lumière des écrits de ses savants : ils avancent leurs suppositions avec autant d'assurance que des dogmes, et l'interprétation d'un passage de la Bible les plongent rarement dans une perplexité honnête. "

V, § 432. Chercheurs et expérimentateurs.  : " Nous devons procéder par tâtonnement avec les choses, nous montrer tantôt bons, tantôt mauvais à leur égard et les traiter successivement avec justice, passion et froideur. "


Gai Savoir, 1882,

IV, § 289 : Aux navires ! — [...] [Ce qui fait défaut, c’est] Une nouvelle justice. Et un nouveau mot d’ordre ! Et de nouveaux philosophes ! La Terre morale aussi est ronde ! La Terre morale aussi a ses antipodes ! (traduction GF/Wotling/2007).

§ 329 : Loisir et oisiveté. — Il y a une sauvagerie tout indienne, particulière au sang des Peaux-Rouges, dans la façon dont les Américains aspirent à l’or ; et leur hâte au travail qui va jusqu’à l’essoufflement — le véritable vice du nouveau monde — commence déjà, par contagion, à barbariser la vieille Europe et à propager chez elle un manque d’esprit tout à fait singulier. On a maintenant honte du repos : la longue méditation occasionne déjà presque des remords. On réfléchit montre en main, comme on dîne, les yeux fixés sur le courrier de la Bourse, — on vit comme quelqu’un qui craindrait sans cesse de « laisser échapper » quelque chose. « Plutôt faire n’importe quoi que de ne rien faire » — ce principe aussi est une corde propre à étrangler tout goût supérieur. Et de même que toutes les formes disparaissent à vue d’œil dans cette hâte du travail, de même périssent aussi le sentiment de la forme, l’oreille et l’œil pour la mélodie du mouvement. La preuve en est dans la lourde précision exigée maintenant partout, chaque fois que l’homme veut être loyal vis-à-vis de l’homme, dans ses rapports avec les amis, les femmes, les parents, les enfants, les maîtres, les élève, les guides et les princes, — on n’a plus ni le temps, ni la force pour les cérémonies, pour la courtoisie avec des détours, pour tout esprit de conversation, et, en général, pour tout otium. Car la vie à la chasse du gain force sans cesse l’esprit à se tendre jusqu’à l’épuisement, dans une constante dissimulation, avec le souci de duper ou de prévenir : la véritable vertu consiste maintenant à faire quelque chose en moins de temps qu’un autre. Il n’y a, par conséquent, que de rares heures de loyauté permise : mais pendant ces heures on est fatigué et l’on aspire non seulement à « se laisser aller », mais encore à s’étendre lourdement de long en large. C’est conformément à ce penchant que l’on fait maintenant sa correspondance ; le style et l’esprit des lettres seront toujours le véritable « signe du temps ». Si la société et les arts procurent encore un plaisir, c’est un plaisir tel que se le préparent des esclaves fatigués par le travail. Honte à ce contentement dans la « joie » chez les gens cultivés et incultes ! Honte à cette suspicion grandissante de toute joie ! Le travail a de plus en plus la bonne conscience de son côté : le penchant à la joie s’appelle déjà « besoin de se rétablir », et commence à avoir honte de soi-même. « On doit cela à sa santé » — c’est ainsi que l’on parle lorsque l’on est surpris pendant une partie de campagne. Oui, on en viendra bientôt à ne plus céder à un penchant vers la vie contemplative (c’est-à-dire à se promener, accompagné de pensées et d’amis) sans mépris de soi et mauvaise conscience. — Eh bien ! autrefois, c’était le contraire : le travail portait avec lui la mauvaise conscience. Un homme de bonne origine cachait son travail quand la misère le forçait à travailler. L’esclave travaillait accablé sous le poids du sentiment de faire quelque chose de méprisable : — le « faire » lui-même était quelque chose de méprisable. « Seul au loisir et à la guerre il y a noblesse et honneur » : c’est ainsi que parlait la voix du préjugé antique ! » (Merci à Jean-Baptiste Morizur).

V, § 377 : Nous, sans patrie" Nous ne considérons tout simplement pas comme souhaitable que le royaume de la justice et de l'harmonie soit fondé sur Terre (parce que ce serait dans tous les cas le royaume de la médiocratisation). " (traduction GF/Wotling 2007).


Par-delà Bien et Mal, 1886,

I, § 9 : Vous voulez vivre « en accord avec la nature » ? Ô nobles Stoïciens, comme vous vous payez de mots ! Imaginez un être pareil à la nature, prodigue sans mesure, indifférent sans mesure, sans desseins ni égard, sans pitié ni justice, fécond, stérile et incertain tout à la fois, concevez l’indifférence elle-même en tant qu’elle est une puissance, comment pourriez-vous vivre en accord avec cette indifférence ? Vivre n’est-ce pas justement vouloir être autre chose que cette nature ?

VII, § 219 : l’intellectualité supérieure est la quintessence de la justice et de cette bienveillante sévérité qui se sait chargée de maintenir l’ordre des rangs dans le monde, parmi les choses mêmes – et pas seulement parmi les hommes.


La Généalogie de la morale, 1887,

Avant-propos, § 4 : voyez encore ce que j’ai écrit dans Le Voyageur et dans Aurore sur l’origine de la justice comme compromis entre puissances à peu près égales (l’équilibre étant la condition de tout contrat, donc de tout droit).

II, § 8 : la justice [Gerechtigkeit] au premier stade : bonne volonté des hommes à puissance à peu près égale de s’accommoder les uns des autres, de retrouver l’ "entente" par un compromis.
§ 11 : le sentiment réactif est la toute dernière conquête de l’esprit de justice

III, § 14 : Représenter tout au moins la justice, l’amour, la sagesse, la supériorité – voilà l’ambition de ces "inférieurs", de ces malades.



Fragment posthume, 1888,
W II 5, printemps 1888 : [30] : quand le socialiste, avec une belle indignation, réclame "justice", "droit", "droits égaux", il est seulement sous l'effet de sa culture insuffisante, qui ne sait comprendre pourquoi il souffre.


Le Crépuscule des Idoles (1889),
Divagations d’un "inactuel", § 48 : « La doctrine de l’égalité ! Mais c’est qu’il n’y a pas de poison plus toxique : c’est qu’elle semble prêchée par la justice même, alors qu’elle est la fin de toute justice … " Aux égaux, traitement égal, aux inégaux, traitement inégal ", telle serait la vraie devise de la Justice. Et ce qui en découle : " Ne jamais égaliser ce qui est inégal ". » [Cf Aristote, Les Politiques, livre III, chapitre 9, 1280a]


L’Antéchrist, 1894,
§ 57 : « L’injuste [Unrecht] n’est jamais dans des droits inégaux, il est dans la prétention à des droits "égaux". »


LE TRAVAIL


Fragments posthumes, 1870-1871,

U I 2b, fin 1870 – avril 1871: [16] : Les Hellènes pensent au sujet du travail comme nous au sujet de la procréation. Les deux passent pour honteux, mais ce n’est pas pour cela qu’on en déclarerait les produits honteux.
La "dignité du travail" est un fantasme moderne de la plus sotte espèce. C’est un rêve d’esclaves. […]
Seul le travail accompli par un sujet à la volonté libre a de la dignité. Aussi un véritable travail de civilisation demande-t-il une existence fondée et libre de soucis. À l’inverse : l’esclavage appartient à l’essence d’une civilisation.

Mp XII 1c, début 1871: [1] : Que trouver d’autre dans la détresse travailleuse de ces millions d’hommes que la pulsion de continuer à végéter à n’importe quel prix


Cinq préfaces … 3. L’État chez les Grecs (1872) :
« Nous autres modernes [Neueren] avons sur les Grecs l'avantage de posséder deux concepts qui nous servent en quelque sorte de consolation face à un monde où tous se conduisent en esclaves et où pourtant le mot " esclave " fait reculer d'effroi : nous parlons de la " dignité de l'homme " et de la " dignité du travail ". »
« Tous s'échinent à perpétuer misérablement une vie de misère, et sont contraints par cette effroyable nécessité à un travail exténuant, qu'ensuite l'homme, ou plus exactement l'intellect humain, abusé par la "volonté", regarde, ébahi, par moments, comme un objet digne de respect. Or, pour que le travail puisse revendiquer le droit d'être honoré, encore serait-il nécessaire qu'avant tout l'existence [Dasein] elle-même, dont il n'est pourtant qu'un instrument douloureux, ait un peu plus de dignité et de valeur que ne lui en ont accordées jusqu'ici les philosophies et les religions qui ont pris ce problème au sérieux. Que pouvons-vous trouver d’autre dans la nécessité du travail de ces millions d’hommes, que l’instinct [Trieb] d’exister à tout prix, ce même instinct tout-puissant qui pousse des plantes rabougries à étirer leurs racines sur la roche nue ! […] »

« Les Grecs n'ont pas besoin de pareilles hallucinations conceptuelles : chez eux, l'idée que le travail est un avilissement s'exprime avec une effrayante franchise, et une sagesse plus secrète qui parle plus rarement, mais qui est partout vivante, ajoute à cela que l'être humain est, lui aussi, un vil et pitoyable néant, le "rêve d'une ombre" [Pindare, Pythique, VIII, 99]. Le travail est un avilissement car l’existence n’a pas de valeur en soi ; mais même lorsque cette existence se pare du rayonnement trompeur des illusions de l'art et semble alors avoir réellement acquis une valeur en soi, l'affirmation que le travail est un avilissement n'en gardera pas moins sa validité. […] Nous possédons maintenant le concept général qui doit recouvrir les sentiments qu'éprouvent les Grecs à l'égard du travail et de l'esclavage ; ils considéraient l'un et l'autre comme un avilissement nécessaire — à la fois nécessité et avilissement — face auquel on éprouve de la honte. […] L’esclavage appartient à l’essence d’une civilisation […] S’il devait s’avérer que les Grecs ont péri à cause de l’esclavage, il est bien plus certain que c’est du manque d’esclavage que nous périrons. » Cf Oscar Wilde : “ The fact is, that civilisation requires slaves.  The Greeks were quite right there.  Unless there are slaves to do the ugly, horrible, uninteresting work, culture and contemplation become almost impossible.  Human slavery is wrong, insecure, and demoralising.  On mechanical slavery, on the slavery of the machine, the future of the world depends. ”
The Soul of Man under Socialism, 1891.

Fragment posthume, 1876,
U II 5c, octobre-décembre 1876 : [21] : « Dans les classes riches, l’excès de travail apparaît comme une impulsion intérieure à exagérer son activité, chez les ouvriers, c’est une contrainte extérieure. »

Humain, trop humain, 1878,
IX, § 611 : « La renaissance perpétuelle des besoins nous accoutume au travail […] Pour échapper à l’ennui, l’être humain, ou bien travaille au delà de ce qu’exigent ses besoins normaux, ou bien il invente un jeu. »

Opinions et sentences mêlées, 1879,
§ 260 " Ne Prendre pour amis que des travailleurs " : « L’oisif est dangereux à ses amis; comme il n’a pas assez à faire, il parle de ce que font et ne font pas ses amis, finit par s’en mêler et se rendre importun: ce pourquoi il faut sagement ne lier amitié qu’avec des travailleurs. »

Le Voyageur et son ombre, 1879,
§ 170 "L'art au siècle du travail" : « Nous avons la conscience morale d’un siècle au travail ; cela ne nous permet pas de donner à l’art nos meilleures heures, nos matinées, quand bien même cet art serai le plus grand et le plus digne. Il est pour nous affaire de loisir, de délassement : nous lui consacrons ce qui nous reste de temps, de force. »

§ 286. La valeur du travail. « Si l'on voulait déterminer la valeur du travail d'après la quantité de temps, de zèle, de bonne et de mauvaise volonté, de contrainte, d'inventivité ou de paresse, de probité ou d'hypocrisie que l'on y consacre, jamais cette évaluation ne pourrait être juste ; car c'est toute la personne qu'il faudrait mettre sur la balance, ce qui est impossible. [...] Il ne dépend pas de l’ouvrier de décider s’il travaillera, ni comment il travaillera. Les seuls points de vue, larges ou étroits, qui ont fondé l’estimation du travail sont ceux de l’utilité. [...] L'exploitation [Ausbeutung] du travailleur, on le comprend maintenant, fut une sottise, un gaspillage aux dépens de l'avenir, une menace pour la société. Voilà que déjà on a presque la guerre : et en tout cas, pour maintenir la paix, signer des contrats et obtenir la confiance, les frais seront désormais très grands, parce que la folie des exploitants aura été si grande et si durable. »

Fragment posthume, 1880,
N V 4, automne 1880 : [106] : « Le succès majeur du travail, c’est d’interdire l’oisiveté aux natures vulgaires, et même, par ex., aux fonctionnaires, aux marchands, aux soldats, etc. L’objection majeure contre le socialisme, c’est sa volonté de donner des loisirs aux natures vulgaires. Le vulgaire oisif est à charge à lui-même et au monde. »

Aurore, 1881,

III, § 173 : « Dans la glorification du "travail", dans les infatigables discours sur la "bénédiction du travail", je vois la même arrière pensée que dans les louanges adressées aux actes impersonnels et utiles à tous: à savoir la peur de tout ce qui est individuel. Au fond, on sent aujourd’hui, à la vue du travail […] qu’un tel travail constitue la meilleure des polices, qu’il tient chacun en bride et s’entend à entraver puissamment le développement de la raison, des désirs, du goût de l’indépendance. Car il consume une extraordinaire quantité de force nerveuse et la soustrait à la réflexion, à la méditation, à la rêverie, aux soucis, à l’amour et à la haine, il présente constamment à la vue un but mesquin et assure des satisfactions faciles et régulières. »

Le Gai Savoir, 1882,
I, § 42 "Travail et ennui" : «Chercher du travail en vue du salaire — voilà en quoi presque tous les hommes sont égaux dans les pays civilisés: pour eux tous, le travail n’est qu’un moyen, non pas le but en soi; aussi bien sont-ils peu raffinés dans le choix du travail, qui ne compte plus à leurs yeux que par la promesse du gain, pourvu qu’il en assurent un appréciable. Or il se trouve quelques rares personnes qui préfèrent périr plutôt que de se livrer sans joie au travail; ce sont des natures portées à choisir et difficiles à satisfaire qui ne se contentent pas d’un gain considérable, dès lors que le travail ne constitue pas lui-même le gain de tous les gains. À cette catégorie d’hommes appartiennent les artistes et les contemplatifs de toutes sortes, mais aussi ces oisifs qui passent leur vie à la chasse, en voyages ou dans des intrigues et des aventures amoureuses. Tous ceux-là veulent le travail et la nécessité pour autant qu’y soit associé le plaisir, et le travail le plus pénible, le plus dur s’il le faut. Au demeurant, ils sont d’une paresse résolue, dût-elle entraîner l’appauvrissement, le déshonneur, et mettre en danger la santé et la vie. Ils ne craignent pas tant l’ennui que le travail sans plaisir: ils ont même besoin de s’ennuyer beaucoup s’ils veulent réussir dans leur propre travail.»
III, § 188: Travail. – Combien proches à présent, même au plus oisif d’entre nous, le travail et l’ouvrier! La politesse royale des paroles " nous sommes tous des ouvriers ! " n’eût encore été qu’indécence et cynisme sous Louis XIV.
IV, § 329 : « Le travail attire toujours plus toute la bonne conscience de son côté: la propension à la joie se nomme déjà "besoin de repos" et commence à se ressentir comme un motif d'avoir honte. […] Eh bien ! Autrefois cela était renversé : le travail portait le poids de la mauvaise conscience. Un homme de bonne origine cachait son travail, quand la nécessité le contraignait au travail. L’esclave travaillait sous la pression du sentiment de faire quelque chose de méprisable en soi: – le "faire" lui-même était quelque chose de méprisable. » [Die Arbeit bekommt immer mehr alles gute Gewissen auf ihre Seite: der Hang zur Freude nennt sich bereits „Bedürfniss der Erholung“ und fängt an, sich vor sich selber zu schämen. [...] Nun! Ehedem war es umgekehrt: die Arbeit hatte das schlechte Gewissen auf sich. Ein Mensch von guter Abkunft verbarg seine Arbeit, wenn die Noth ihn zum Arbeiten zwang. Der Sclave arbeitete unter dem Druck des Gefühls, dass er etwas Verächtliches thue: — das „Thun“ selber war etwas Verächtliches]

Par-delà bien et mal  (1886),

III, § 58 : le sentiment aristocratique selon lequel le travail dégrade en avilissant le corps et l’esprit. […] hommes chez qui l’habitude du travail a détruit, de génération en génération, les instincts religieux.
IX, § 259 : « De nos jours on s’exalte partout, fût-ce en invoquant la science [allusion à Marx], sur l’état futur de la société où " le caractère profiteur " n’existera plus : de tels mots sonnent à mes oreilles comme si on promettait d’inventer une forme de vie qui s’abstiendrait volontairement de toute fonction organique. L’ "exploitation" [Ausbeutung] n’est pas le propre d’une société vicieuse ou d’une société imparfaite et primitive: elle appartient à l’essence du vivant dont elle constitue une fonction organique primordiale, elle est très exactement une suite de la volonté de puissance, qui est la volonté de la vie. – À supposer que cette théorie soit nouvelle, en tant que réalité c’est le fait premier de toute l’histoire : ayons donc l’honnêteté de le reconnaître ! – »

L'Antéchrist (1889, 1895),
§ 57 : « Ceux que je hais le plus ? la canaille socialiste, les apôtres tchandala, qui minent l'instinct, le plaisir, la modération du travailleur satisfait de sa modeste existence, ceux qui rendent le travailleur envieux, qui lui enseignent la vengeance ... »


jeudi 14 juillet 2016

PROCÈS DE SODOMIE EN FRANCE suivi de LA MÉTHODE FLANDRIN


TABLE D'AUTEURS ANCIENS


A / Michel FOUCAULT
B / Canon 8 du Concile de Naplouse
C / XIVe SIÈCLE : huit procès
D / XVe : sept procès
E / XVIe : quinze procès
F / XVIIe : vingt-quatre procès
G / XVIIIe : dix-sept procès


A / Michel FOUCAULT :

  « La société dans laquelle nous vivons limite considérablement la liberté sexuelle. Bien sûr, en Europe, depuis 1726 [exécution de Deschauffours à Paris], on n’exécute plus d’homosexuels (1), mais le tabou sur l’homosexualité n’en reste pas moins tenace. Si j’ai pris l’exemple de l’homosexualité dans la société européenne, c’est parce que c’est le tabou le plus répandu et le plus ancré. Ce tabou de l’homosexualité influe, du moins indirectement, sur le caractère d’un individu ; par exemple il exclut chez lui la possibilité d’un certain type d’expression langagière, il lui refuse une reconnaissance sociale et il lui confère la conscience du péché, d’emblée, en ce qui concerne les pratiques homosexuelles. Le tabou de l’homosexualité, sans aller jusqu’à l’exécution d’homosexuels, pèse lourdement non seulement sur les pratiques des homosexuels, mais sur tous, si bien que même l’hétérosexualité n’échappe pas à l’influence de ce tabou, sous une certaine forme. »
« Folie, littérature, société », Bungei, n° 12, décembre 1970 [traduit du japonais par R. Nakamura].

1. En fait, il y eut encore deux exécutions à Paris en 1750, et une en 1783, comme on verra ci-dessous (ce que j'avais porté à la connaissance de Michel Foucault), et des exécutions en Grande-Bretagne pendant le premier tiers du XIXe siècle.


B / En l'an 1120, le canon 8 du Concile de Naplouse (Cisjordanie actuelle)

décide que l'adulte sodomite doit être brûlé, l'actif comme le passif (ce qui confirme la connotation homosexuelle du terme "sodomie", connotation qui a présidé à la sélection des procès évoqués ci-dessous). Selon le canon 9, l'enfant coupable doit faire pénitence. J.D. Mansi, Sacrorum conciliorum nova et amplissima collectio, Florence, XXI, colonne 264. 

Vers 1270, le chapitre 90 des Établissements de Saint Louis disposait : "Si quelqu'un est soupçonné de bougrerie, la justice doit le prendre et l'envoyer à l'évêque ; et s'il en était convaincu, on devrait le brûler ; et tous ses [biens] meubles sont au baron." Juste après, venait des dispositions contre les hérétiques.

Vers 1285, Philippe de Beaumanoir, jurisconsulte, associait aussi les crimes d'hérésie et de sodomie : "Qui erre contre la foi, comme en mécréance, de la quelle il ne veut venir à voie de vérité, ou qui fait sodomiterie, il doit être brûlé (Les Coutumes de Beauvaisis, édition par Thaumas de La Thaumassière, 1690, page 149).

On voit donc que c'est seulement à la fin du Moyen-Âge qu'intervient cette répression qui culmine au XVIIe siècle. Sur cette question comme sur d'autres, le Moyen-Âge dans son ensemble a souvent été accusé à tort.
Thierry Revol : « Il semble bien que l'imposant dispositif législatif mis en place et les discours violemment répressifs aient eu des effets assez limités dans la réalité. Maurice Lever rappelle que " sur les 73 procès en sodomie recensés par Claude Courouve en France, 38 seulement ont donné lieu à des exécutions effectives ", sans compter les tortures infligées, les peines de bannissement, de galère, de prison, etc. Ces 38 exécutions, entre 1317 et 1789, paraissent bien peu, d'autant que certains accusés étaient aussi condamnés pour des viols, des rapts ou des meurtres. » (article " Théologie ", in Louis-Georges Tin, dir. Dictionnaire de l'homophobie, Paris : PUF, 2003, page 399).

C / XIVe SIÈCLE : huit procès (sur 71) :

Les Templiers, 1307-08 : mais la sodomie n' est pas seule en cause.
Robert de Péronne, dit de Bray, 1317: brûlé.

Arnaud de Vernioles, Pamiers 1323-24 : réclusion à perpétuité dans un monastère. Mentionné par Emmanuel Le Roy Ladurie dans Montaillou, village occitan ..., chapitre " Le geste et le sexe ".

Me Raymond Durant, procureur, 1333 : détention, réussit à s' échapper; il y avait eu contrainte sur ses deux valets. M. Langlois et Y. Lanhers, Confessions et jugements de criminels au Parlement de Paris (1319-1350), Paris : Archives Nationales, 1971.

Pierre Porrier, 1334 : brûlé.
Guillaume Belleti, 135I : amende.
Remion, Reims 1372: brûlé. Bibliothèque de l’Arsenal, Archives de la Bastille, mss. 10254.
Pierre de Cierges, Reims 1372, acquitté. Bibliothèque de l’Arsenal, Archives de la Bastille, mss. 10254.


D / XVe SIÈCLE : sept procès (sur 71)

Jacques Purgatoire, Bourges 1435: brûlé. Jean Chartier, Chronique de Charles VII.
Gilles de Rais, 1440 brûlé, mais aussi très nombreux meurtres d'enfants,
Cunrat de Bruchsal, 1443: banni.
Gilles de Nevers et un autre, Lille 1457: brûlés. Jacques Duclerc (1420 - vers 1468), Mémoires de Montrelet, III, 31.
Deux hommes, Saint-Omer [Pas-de-Calais actuel], vers 1458: brûlés. Jacques Duclerc, III, 31.


E / XVI SIÈCLE : quinze procès (sur 71) :

Jean Moret, 1519 : brûlé.
Un juge, 1520-1523: mort.
Un Italien, 1533 : brûlé.
Antoine Mellin, 1534 : condamné à mort,
Benoit Gréalou, prêtre, Cahors 1536 : mort.
Nicolas Ferry, 1540 : brûlé ou banni,
Marc Antoine Muret, Toulouse 1554 : brûlé en effigie, en fuite.
Memmius Frémiot, étudiant, Toulouse 1554: brûlé en effigie, en fuite.
Un Italien, 1584: brûlé vif.
Nicolas Dadon, régent de collège, 1586 : pendu :
« Le premier de février, Jean Dadon, » 
Pierre de L'Estoile, Journal du règne de Henri III, 1586. Édition Pierre Gosse, La Haye, 1744.



Richard Renvoisy, prêtre et musicien, Dijon 1586 : brûlé
Antony Bacon, noble anglais, 1586-87: acquitté. Archives départementales du Tarn et Garonne, E. 1537, f° 177, novembre 1587 :
M. Bacon gentilhomme anglais caressait Isaac Burgades son page et demeurait enfermé souvent dans une salle de son logis [...] la sodomie n'était point trouvée mauvaise car M. de Bèze ministre de Genève et M. Constant ministre de Montauban en avaient usé et la trouvaient bonne [...] Bacon lui avait assuré que ce n'était point mal fait d'être bougre et sodomite. »
Deux hommes, 1596: brûlés.
Ruffin Fortias, 1598 : brûlé.


F / XVII SIÈCLE : vingt-quatre procès (sur 71) :

Jean-Imbert Brunet, prêtre, Ollioules (Var actuel), 1601 : brûlé. Sur cette affaire :
L'ouvrage " Histoire véritable... " n'est qu'un texte polémique (une « fable » disait le mémorialiste Pierre de L’Estoile) contre les Jésuites. S’il est exact qu’il ne s’était rien passé à Anvers, un prêtre d’Ollioules (Var actuel) fut exécuté pour sodomie à Aix-en-Provence le 9 avril 1601.Jean Imbert Brunet, prêtre du lieu d'Ollioules [Var actuel], prévenu de « sodomie abominable commise à la personne de Gabriel Maistral âgé de cinq ans », fut condamné en 1599 par la justice ecclésiastique à la réclusion dans un monastère ; puis, réclamé par la justice civile qui fait prévaloir sa compétence sur celle de l'Official [juge ecclésiastique], il fut condamné à mort, à être brûlé, en avril 1601 ; peine exécutée malgré les efforts de l'archevêque d'Aix-en-Provence pour le sauver, en ayant refusé de le dégrader (*) avant l'exécution. (mss 1787, fonds Peiresc, de la Bibliothèque Inguibertine de Carpentras ; consulté).
*. Il était alors interdit d'exécuter un prêtre non préalablement dégradé par son Église. Voir plus loin " La méthode Flandrin ".
François Beaupled, 1611: brûlé ; il y avait eu violences.
Gervais Liénard, 1612 : brûlé ; il y avait violence sur enfant.
Toussaint Bédier, 1623: pendu; violences.
Jean Perier, 1624: brûlé; aussi bestialité.
Léonard Le Riche, 1624: remis en liberté.
Léonard Moreuil 1633 : brûlé
Michel Morgaron 1633: deux ans de correction dans une maison de force.
Félix Simon, 1650 : accusé aussi d empoisonnement; brûlé.

Jacques Chausson, Paris 1661: aussi violences sur enfants et rapt ; brûlé.
Fougeret de Montbron, parodiant la Henriade de Voltaire, composa ces
vers sur Henri III :
« Sauf son respect le Nicodème
Roupillait sous son diadème,
Tandis que régnaient en son nom
Quatre précurseurs de Chausson ;
Car il était, dit la Chronique,
Sujet au vice antiphysique. »
Henriade travestie, Berlin, 1745. Un nommé Chausson fut exécuté avec
son "complice" Fabry en 1661 ; ils étaient aussi accusés de proxénétisme de
jeunes garçons et de blasphème.

Un peu plus loin dans cette Henriade travestie, l'auteur disait de Joyeuse, mignon d'Henri III :

« fort joli garçon, quoiqu'un peu puant le Chausson. 

Voltaire fit ces vers contre l'abbé Desfontaines :
« La Nature fuit et s'offense
À l'aspect de ce vieux giton ;
Il a la rage de Zoïle,
De Gacon l'esprit et le style,
Et l'âme impure de Chausson. »
Ode VI, sur l'ingratitude, 1736.

« Chausson, fameux partisan d'Alcibiade, de Jules César, de Giton, de Desfontaines, de l'âne littéraire [Fréron], brûlé chez les Welches [Français] au XVIIe siècle. » Voltaire, note à La Guerre civile de Genève, 1768. 

Jacques Paulmier, Paris 1661 : aussi violences sur enfants et rapt ; brûlé.
Mauger, étudiant, 1661: six mois de détention.

Antoine Mazouer, 1666 : brûlé.
Emery Ange Dugaton, 1666 : brûlé,
Claude Fabre, 1667 : pendu.
Isaac Dutremble, 1667: deux mois de détention.
Antoine Bouquet, 1671: brûlé vif.
Salomon Peresson, 1677 : brûlé
Julien Pessinelle, 1677 : condamné au feu, en fuite,
Philippe Bouvet de la Contamine, 1677 : aussi accusé de violences; pendu.
Maurice Violain, 1678 : aussi violences; brûlé.
Lambert Trippodière, 1678 : aussi violences; en fuite, condamné au feu.
Honoré Pandelle, 1678 : en fuite, condamné au feu.
René du Tertre, 1680 : violences sur son fils ; brûlé.


G / XVIII SIÈCLE : dix-sept procès (sur 71) :

Antoine Chassang, prêtre, 1700: six mois de détention; il y avait eu violence.
Neel, 1701 : mis à la Bastille.
La Guillaumie, 1701 : mis à Charenton.
Toussaint Pellien, 1714 : pendu.
Nicolas Fougny, 1715 : galères à perpétuité.
Philippe Basse, 1720 : brûlé vif.
Bernard Mocmanesse, 1720 : brûlé vif. 
Benjamin Deschauffours, Paris 1725-26 aussi accusé de meurtre et violences ; brûlé. Cf BnF, mss fr 10 969 et 10 970, « Procès faits à divers sodomites jugés au Parlement de Paris ».


Nicolas Gaspard, 1726 : relégation.
Riotte de la Riotterie, 1726 : cinq ans de détention.
Frère Toussaint, 1731 : banni.
Jean-Pierre Lécrivain, 1741 : non-lieu.
Bruno Lenoir, Paris 1750 : brûlé vif.
Jean Diot, Paris 1750, brûlé vif
François Fyot, 1764-65 : acquitté.
Polycarpe, Gex (Ain actuel) 1771: exilé en Suisse.
Jacques François Paschal, 1783 : aussi coupable d'une agression à coups de couteau ; brûlé.


NOTE : Ces 71 affaires eurent lieu sur le territoire de la France actuelle. On les connait grâce à l'appel systématique au Parlement. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, dans environ la moitié des cas, les individus poursuivis étaient auteurs de violences, ce qui diminue d'autant la répression spécifique de l' homosexualité consentie. Par comparaison, la répression judiciaire en France de 1942 à 1982 (article 331 de l'ancien Code pénal) fut moins sévère, mais bien plus importante numériquement : des milliers d'emprisonnements pour des relations homosexuelles sans violence, pour des relations amoureuses ou érotiques.


Mont Sodome, Israël



Des versions antérieures de cette table furent publiés dans ma brochure auto-éditée Les Origines de la répression de l'homosexualité (Paris, 1978) et aussi dans Gay Books Bulletin (New York), édité par Wayne R. Dynes, n° 1, Spring 1979, pages 22-26.


LA MÉTHODE FLANDRIN EN HISTOIRE

" Jean-Louis Flandrin (4 juillet 1931 - 8 août 2001) est un historien français qui a profondément renouvelé l'histoire de la famille, de la sexualité et de l'alimentation. " (wikipédia)



« Si l’on excepte les mots du langage familier, voire grossier, comme "bougre" – qui n’apparaît pas au niveau des titres – l’homosexualité ne semble guère saisie, au XVIe siècle, qu’à travers la notion de sodomie. Celle-ci déborde le cadre des rapports homosexuels et n’en rend pas toute la complexité. […] Dans ce domaine, que trouvons-nous ? Un titre, de diffusion populaire, racontant "l’Histoire véritable du P. Henry Mangot, jésuite, bruslé à Anvers le 12 avril 1601 (a), estant convaincu d’estre sodomiste …" La notion n’apparaît que par l’adjectif   "sodomiste" emportant une violente condamnation et les titres lyonnais n’y font aucune autre allusion. En 1961, au contraire, la notion d’homosexualité apparaît dans deux titres médicaux (2), sans aucune trace de condamnation. Il ne s’agit pas de prétendre qu’elle est aujourd’hui acceptée par l’ensemble de la société, mais que, par le biais de la recherche médicale, elle apparaît dans un contexte d’objectivité, alors que l’on ne pouvait autrefois y faire allusion qu’en la réprouvant. »
Jean-Louis Flandrin, " Sentiments et civilisation ", Annales E.S.C., septembre-octobre 1965, n° 5, (repris tel quel dans Le Sexe et l'Occident, Paris : Le Seuil, 1981)

a. Cet ouvrage " Histoire véritable... " n'est qu'un texte polémique (une « fable » disait le mémorialiste Pierre de L’Estoile) contre les Jésuites. S’il est exact qu’il ne s’était rien passé à Anvers, un prêtre d’Ollioules (Var actuel) fut exécuté pour sodomie à Aix-en-Provence le 9 avril 1601.

Jean Imbert Brunet, prêtre du lieu d'Ollioules [Var actuel], prévenu de « sodomie abominable commise à la personne de Gabriel Maistral âgé de cinq ans », fut condamné en 1599 par la justice ecclésiastique à la réclusion dans un monastère ; puis, réclamé par la justice civile qui fait prévaloir sa compétence sur celle de l'Official [juge ecclésiastique], il fut condamné à mort, à être brûlé, en avril 1601 ; peine exécutée malgré les efforts de l'archevêque d'Aix-en-Provence pour le sauver, en ayant refusé de le dégrader (*) avant l'exécution. (mss 1787, fonds Peiresc, de la Bibliothèque Inguibertine de Carpentras ; consulté). "
*. Il était alors interdit d'exécuter un prêtre non préalablement dégradé par son Église.

« Ce qui m’étonne, rétrospectivement, c’est d’avoir utilisé dans mon article une édition grenobloise [par Antoine Blanc], et qui plus est de 1601, alors que je croyais [sic...] n’avoir tenu compte que des éditions lyonnaises datant de 1500 à 1599. » (Jean-Louis Flandrin, communication personnelle, 24 septembre 1984).

2. Deux thèses de médecine, dont une est restée dactylographiée...

* * * * *

Extrait de la chronolexicographie de mon Dictionnaire français de l'homosexualité masculine : 

1532 : bougrisque (Rabelais, Pantagruel, III)
1534 : bougrin (Rabelais, Gargantua, II)
1548 : bredache [bardache], (Rabelais, Quart livre, 1ère édition, XX)
1548 : incube (Rabelais, Quart livre, 1ère édition, XX)
1548 : succube (Rabelais, Quart livre, 1ère édition, XX)
1552 : berger passionné (Rabelais, Quart livre, XXVIII)

1558 : un ganymède
1558 : un Jupiter
1559 : aimer les garçons
1560 : simple paillardise (hétéro)
1560 : sodoméen (Mémoires de Condé)

1566 : bardache
1566 : délices
1566 : paillardises contre nature
1567 : paillard (hétéro)

1572 : amour des mâles
1573 : amour d’homme à homme (Pontus de Tyard)

1576 : ganymédien
1576 : impudique [adj.]
1576 : mignon
1578 : aimer les mâles
1578 : bougeronnerie
1578 : fouille-merde
1578 : amour socratique (traduction Ficin)
1578 : sodomiste
1579 : amour platonique et socratique (traduction Franco)
1580 : bougeron (de La Porte)
1580 : cynède (Bodin)
1580 : pédérastie (Bodin)
1580 : pédicon (Bodin)
1581 : autre conjonction [hétéro] (Montaigne)
1581 : confrérie (Montaigne)
1581 : paillarder (hétéro)
1581 : bardacher (Cabinet du Roi de France)
1581 : bardachiser (Cabinet du Roi de France)
1582 : affection masculine (Lucien)
1582 : amour des femmes [hétéro] (Lucien)
1582 : amour des garçons

1585 : agir
1585 : pâtir

1588 : beau (substantif, Montaigne)
1589 : à la turquesque

1594 : pédicateur
1597 : mignard (Laphrise)

* * * * *

La conclusion de Flandrin, obtenue par le seul examen des titres d'ouvrages : "par le biais de la recherche médicale, elle [l'homosexualité] apparaît dans un contexte d’objectivité, alors que l’on ne pouvait autrefois y faire allusion qu’en la réprouvant" est donc manifestement fausse, aussi bien pour le XVIe siècle que pour les années 1960.

Le 18 juillet 1960, à l'article 38 d'une loi habilitant le Gouvernement à prendre des ordonnances, l'Assemblée nationale adopta un sous-amendement du député UNR de Metz Paul Mirguet rangeant l'homosexualité parmi les " fléaux sociaux ", avec l’alcoolisme, la tuberculose, la toxicomanie, le proxénétisme et la prostitution.

* * * * *

Ce n'est pas parce qu'une étude statistique n'a pas repéré un phénomène que celui-ci n'existe pas...







samedi 21 mai 2016

QUERELLE DE L'ART ET DE LA MORALE suivi de FRANÇOIS MAURIAC ET L'HOMOSEXUALITÉ


ROGER PEYREFITTE vs FRANÇOIS MAURIAC

AVRIL 1964


   Au printemps 1964, une violente polémique éclata entre les écrivains Roger Peyrefitte et François Mauriac, puis s'étendit à leurs admirateurs respectifs. Une des causes, relativement lointaine, en était un article de Mauriac paru en octobre 1963, lors de la mort de Jean Cocteau. Après un sursaut prémonitoire, " Ah ! l'envie me prend tout à coup d'être sec, net, de ne rien écrire qui ne soit vrai dussé-je choquer. ", Mauriac y avoua que Cocteau l'avait agacé, et s’étonna " qu’il ait pu faire quelque chose d'aussi naturel, d’aussi simple que de mourir, d'aussi peu concerté " ; il ajoutait : " le personnage tragique, certes il le fut : condamné à l'adolescence éternelle, sans échappatoire comme tant d'autres, sans aucune espérance de sursis, interdit de séjour malgré les honneurs et les académies, chassé de cet univers rassurant où une femme nous met la main sur le front du même geste qu'avait notre mère, où les enfants jusqu'à la fin se presseront autour de nous, couvée que la vie ne disperse pas." (Figaro Littéraire, 26 octobre 1963).

La dispute démarra avec le tournage du film Les Amitiés particulières d'après le roman homonyme publié en 1944. Sur l'expression " amitiés particulières ", on peut se reporter à cette page de mon Dictionnaire.

Dans le Figaro Littéraire du 23 avril 1964, F. M. se plaignit d'avoir vu à la télévision " quelque chose d'horrible " : un reportage sur le tournage de ce film dans l'abbaye de Royaumont (Val d'Oise) :


" Le journal de la télévision nous a montré quelque chose d'horrible. Dans la chapelle de l'abbaye de Royaumont, des enfants de douze ans faisaient le geste de la communion, revenaient de la Sainte Table, feignaient de se recueillir.
C'était l'intrigue des Amitiés particulières que ces petits garçons incarnaient. Je ne croyais pas qu'un spectacle pût me donner cette tristesse, ce dégoût, presque ce désespoir.  Comment, me demandais-je, des parents consentent-ils, comment un metteur en scène s'abaisse-t-il? ... Mais je n'aurais jamais cru possible ce qui a suivi: l'auteur lui-même a paru sur le petit écran, non pour plaider coupable, mais au contraire pour nous avertir de ses intentions édifiantes.  Il ne songe, ce bon apôtre, qu'à venir en aide aux éducateurs, aux Jésuites d'abord j'imagine, si le même personnage immonde est passé du livre dans le film.  L'auteur des Amitiés particulières nous a même confié qu'il espérait que ce film aiderait les écoliers à mieux régler leurs sentiments.  Honnête Tartuffe de Molière, inoffensif  Tartuffe dont l'imposture énorme ne pouvait tromper que .l'imbécile Orgon et que l'idiote Pernelle, et qui ne touchait pas à ces petits, comme vous me paraissez innocent... "
Mauriac ajoutait : " L'interprétation exige que des garçons de douze ans soient délibérément plongés, pour votre profit, dans ce bouillon de culture d'où leur âme ne sortira pas vivante. (..) J'accorde que les rapports de l'art et de la morale ne sont pas faciles à régler dans une entreprise qui s'adresse à des millions de spectateurs de toute condition, de toute religion et de tout Age.  Mais l'enfance devrait nous réconcilier.  Il n'y a même pas à ouvrir le débat.  Je ne me serais certes pas indigné si l'auteur était venu nous dire : « Les amitiés particulières existent, elles sont un élément de l'histoire humaine, la plus quotidienne, elles relèvent donc du domaine de l'historien des mœurs. Elles doivent être décrites comme le reste... » Décrites, peut-être... Ce serait à discuter, mais accordons-le. Décrites, mais non représentées, non dans ce bouillon de culture d'où leur âme ne sortira pas vivante. Ces petits garçons que vous nous montrez sur l'écran et qui servent la messe, et qui communient, à quelle histoire osez-vous les mêler?  Et pourquoi la faites-vous bénéficier de cette publicité immense?  Car ce sont des intérêts que vous servez : ces enfants rapportent. "

Didier Haudepin, l'Alexandre des Amitiés particulières.

Le metteur en scène Jean Delannoy (1908/2008) fit publier dans le Figaro Littéraire du 7 mai cette réponse à Mauriac. On y lisait notamment :
   " Je m'étonne qu'un homme de votre qualité puisse juger d'un film sur un reportage de télévision (..) Je puis vous assurer que Les Amitiés particulières ne sera ni un film scandaleux ni un film irréligieux (..) Je me permets de vous citer les conclusions de la commission de censure, après lecture du découpages. La commission de contrôle des films cinématographiques rend hommage aux auteurs qui ont su traiter, avec autant de délicatesse que de tact, un sujet qui paraissait hérissé d’embûches.  Elle ne saurait, en conséquence, retenir l'éventualité d'interdiction aux mineurs, si celui-ci, une fois réalisé, exprimait exactement l'esprit du découpage du film. "
La réaction de Roger Peyrefitte fut infiniment plus cinglante.

   L'hebdomadaire Arts fut ranimé en 1959 par André Parinaud (auteur d'une étude sur Colette).  C'est dans le numéro 961 du 6 mai que R. P. publia sa célèbre « Lettre ouverte à M. François Mauriac, prix Nobel, membre de l'Académie Française ». Après une brève entrée en matière, Roger Peyrefitte interrogea l’illustre écrivain :
« Qui êtes-vous, mon cher maître ?  Un écrivain que nous admirons, mais un homme que nous ne pouvons plus supporter (..) moralisateur, beaucoup moins pour défendre la morale que pour vous punir, aux dépens d'autrui, de votre penchant irrésistible à l'immoralité. »
Après le reproche relatif à l'attitude vis à vis de Cocteau, le fond du débat :

   " Ce poète, ce prince fut le contraire d'un hypocrite, et c'est pour cela que vous le haïssiez même si vous ne l'avez point haï dans votre jeunesse.  Où sont-elles, ces lettres d'amour que vous lui aviez écrites et que vendit Maurice Sachs après les lui avoir volées [..] L'homme à qui vous aviez écrit ces lettres, vous avez eu l’ignominie de le renier, de le vilipender à toute occasion, comme pour abolir et absoudre votre passé - et si ce n'était que le passé! ... Vous avez piétiné son cadavre, chaud encore, dans ce journal où vous vous insultez. [..] Jamais empoisonneur public ne sut mieux son métier.  Non content d'interdire aux autres de toucher à ces sujets vous leur interdisez encore de prononcer les mots de religion et de morale. [..] J'ai parlé de ces lettres adressées à Cocteau et conservées dans des mains jalouses.  Mais on pourrait publier en fac simile celle assez récente, que vous écriviez à l'un de vos plus compromettants collaborateurs, après l'une de vos maladies : " Les battements de votre jeune cœur  m'aident à retrouver le goût de cette vie que j'avais cru perdue.  Un jour vous comprendrez que je ne suis qu'un très pauvre homme. " Nous ne vous le faisons pas dire, mon cher maître.  C'est le pauvre homme de Tartuffe au superlatif. [..] Vous ameutez contre nous l'escadron des bien-pensants et vous nous menacez de l'Enfer ! Y croyez-vous, à l'Enfer, mon cher maître, après ce télégramme facétieux (1) qu'André Gide vous expédia de l'au-delà : " L'Enfer n'existe pas, tu peux te dissiper " ? "

Roger Peyrefitte évoquait fort à propos le chevalier de Florian (1755/1794) :

" La pire espèce des méchants
Est celle des vieux hypocrites. "

avant de conclure : " Je vous citerai le mot d'un fils, un mot que me répéta ce même Cocteau dont vous avez outragé la mémoires 'Je sens que mon père m'a fait sans plaisir.' C'est probablement le mot le plus affreux qu'un fils ait jamais dit sur son père. "

   Les réactions des gens de lettres furent nombreuses, vives et contradictoires. Michel Droit, rédacteur en chef du Figaro Littéraire, à Roger Peyrefitte: " Vous êtes méprisable au delà de toute expression. " Jacques Chabannes, président de la Société des Sens de Lettres (SGL), à Roger Peyrefitte. - " Vous avez eu le courage de mettre fin à la plus monumentale escroquerie intellectuelle et morale du siècle. " À la suite de la déclaration de Jacques Chabannes, 14 membres (sur 24) du comité de la S. G. L. démissionnèrent par désaccord avec leur président, provoquant ainsi la convocation d'une assemblée générale ; parmi les démissionnaires, on releva les noms de Robert Sabatier, du duc de Lévis Mirepoix et du duc de Castries.

Yvon Le Vaillant, dans Témoignage Chrétien du 14 mai :
" D'un côté les mains jointes (2), de l'autre les mains baladeuses.  D'un côté le bréviaire, de l'autre la braguette.
Bref : d’un côté François Mauriac et de l'autre Roger Peyrefitte.  Et dès lors que ce vertueux est agressé par ce vicelard, on doit voler d'instinct aux côtés du vertueux, a fortiori, puisque l'on est chrétien.  Ah c'est trop facile!
Quitte à passer pour traître à la charité chrétienne (..) je me refuse vraiment à verser dans cette simplification confortable et rassurante qui (..) donne à l'un le privilège exclusif de la vertu, à l'autre celui du vice.  Peut-être n'ai-je pas l’âge encore de m’accommoder de ce confort intellectuel. "
À la suite de cet article, Jean-Marie Domenach, directeur de la revue Esprit, et plusieurs personnalités, dont le futur cardinal Daniélou (décédé en 1974 au domicile d'une prostituée ... ), le futur évêque auxiliaire de Paris Daniel Pézeril et l'écrivain Pierre Emmanuel, adressèrent à Témoignage Chrétien une pétition déplorant que Yvon Le Vaillant " renvoie dos à dos Mauriac et son insulteur ". Pierre-Henri Simon, critique littéraire du quotidien Le Monde, se joignit à la cacophonie des cris indignés ; " poubelle d'injures ", " un procédé qui n'est pas à la hauteur de nos lettres. " (Le Monde, 12 mai) ; Simon, élu en novembre 1966 retrouva François Mauriac à l'Académie française lors de sa réception le 9 novembre 1967...

Le journaliste Jean Coquelle, dans Arts, n° 964, 25 mai :
" Je ne sais plus très bien qui avait qualifié M. Mauriac de 'vieille corneille élégiaque', formule nouvelle et plus élégante que 'vieille punaise de sacristie'.  Ce que M. Peyrefitte met au grand jour courait de bouche à oreille depuis très longtemps.  Et voilà le moralisateur étriqué, le fourbisseur de glaives vengeurs qui reçoit largement la monnaie de sa pièce. (..) Que votre journal soit remercié d’avoir ouvert ses colonnes à cet assainissement nécessaire de la pensée. "
   Roger Peyrefitte expliqua, dans ce même numéro d'Arts, pourquoi il avait réagi si violemment:
" Il y a une accusation que je ne pouvais admettre de personne, et encore moins de lui, c'est l'accusation de 'tartuferie'. "
"Il n'y a même pas à ouvrir le débat", affirmait François Mauriac en conclusion de sa fort malheureuse critique de télévision.  Attitude à la fois totalitaire et obscurantiste de quelqu'un qui avait le culot de se vouloir à la fois juge et procureur pour un procès à huis-clos !!


Quelques bons auteurs se sont souvenus de cet épisode :

Bertrand Poirot-Delpech (depuis Académicien), dans Le Monde, 8 juillet 1977 : " Dénoncer les hypocrisies relève, pour les minorités sexuelles, de la légitime défense.  Du moins est-ce de bonne guerre, après ce qu'elles ont subi et qu'elles subissent encore. "


Daniel Guérin, dans Masques, n° 24, hiver 1985 :

   "En avril 1964, dans sa chronique de télévision du Figaro Littéraire, [François] Mauriac commet le faux pas de s'offusquer du passage sur le petit écran de l’ extrait d'un film de Jean Delannoy adaptant Les Amitiés particulières de Roger Peyrefitte.  L'académicien interpelle l'auteur de l'audacieux roman, apparu en personne sur le petit écran, pour avoir "délibérément plongé des garçons de 12 ans dans ce bouillon de culture d'où leur âme ne sortira pas vivante ... Les petits garçons que vous montrez sur l'écran, à quelle histoire osez-vous les mêler? Il plaint 'ces petits poucets livrés à I’ ogre".  Il exhale "cette tristesse, ce dégoût, presque ce désespoir que lui a procuré un tel spectacle. "

   Mal lui en a pris car l'impitoyable Peyrefitte (..) administre au moralisateur une volée de bois vert.  Il fait allusion, entre autres, à tel épisode de sa jeunesse où l’ogre avait nom François Le Brix (3).  Trois jours après ce mauvais coup, la victime pantelante, saignante, s'affligeait d'avoir reçu le coup de couteau d'un "assassin des lettres".  Certes, son "bourreau" y avait été fort.  Mais l'écrivain s'y était imprudemment exposé".


   Françoise Verny éditeur, dans Le plus beau métier du monde, 1990 : " article ignominieux sur l'homosexualité supposée de François Mauriac", "dénonciateur de la pire espèce". (Dans le même livre, "la Verny" nous apprenait  que Marc Soriano, Francis Mayor et Charles Orengo ont pratiqué l'homosexualité, que Jean Daniel, Claude Estier et Léo Hamon s'appellent en réalité Jean Bensaid, Claude Ezrati et Léo Goldenberg.  Souvent donc femme varie sur le sujet de la discrétion, comme récemment Françoise Giroud à propos de la photo de la jeune Mazarine Pingeot, fille d'une très haute - sinon grande - personnalité ...

   Dr Louis Bertagna, psychiatre, dans Lire, mars 1991 : " François Mauriac, qui fut lui-même un critique très sévère, a été terriblement blessé par certaines critiques et notamment par celles, particulièrement assassines, de Roger Peyrefitte dans Arts. "

   Daniel Garcia, dans Jean-Louis BORY, chapitre XI, Flammarion 1991 : " Roger Peyrefitte publia en 1964 un pamphlet contesté mais retentissant contre Mauriac où il disait, en substance, que ce vieil homosexuel n'avait de leçon de morale à donner à personne. " (Daniel Garcia a reconstitué l'histoire de l'hebdomadaire Arts)

" Plusieurs années plus tard, l'un des fils de François Mauriac, Jean écrivit qu'il ne croyait pas que son père ait eu des expériences homosexuelles, mais qu'il était sûrement « homosensible ». « Mon père, en vérité, détestait le contact physique. C'est pour cela, d'ailleurs, que je suis très étonné quand j'entends dire qu'il aurait eu des relations amoureuses avec des hommes », a-t-il précisé dans un livre, Le Général et le journaliste. La récente biographie de Jean-Luc Barré, François Mauriac, biographie intime, 1885-1940, publiée chez Fayard en mars 2009, 650 pages, fait une large place à l'homosexualité de « l'illustre écrivain catholique » ; il révèle même le nom d'un jeune homme qui aurait été « l'amant » de Mauriac ; Mauriac aurait en effet été amoureux fou de Bernard Barbey, chef de l'état-major particulier du général Guisan pendant la guerre de 1939 à 1945, qui était aussi romancier, lauréat du Grand Prix de l'Académie française et diplomate. " (" L'illustre écrivain catholique ")

NOTES

1. Le romancier Roger Nimier (1925/1962) était l'auteur de ce télégramme, expédié en février 1951.
2. François Mauriac publia en 1909 un recueil de poèmes précisément intitulé Les Mains jointes.
3. En 1923 François Le Grix s'associa à l'intervention de Jacques Maritain auprès d'André Gide, en vue de le faire renoncer à la publication de Corydon



FRANÇOIS MAURIAC ET L'HOMOSEXUALITÉ



« S'il n'existait que des homosexuels désespérés et voués au suicide, je vois bien la nécessité de leur montrer qu'il n'y a rien dans la nature qui ne soit naturel et qu'il peut être bon de les accoutumer à contempler leur corps et leur cœur sans dégoût ... Mais il existe tous les autres, chaque jour plus nombreux et qui ne s'embarrassent pas d'être ce qu'ils sont. Et puis, j'entends mal votre distinction entre homosexuels et invertis ... Quand je songe à tous ceux que je connais, je ne vois que des malheureux, des diminués, des êtres déchus, dans la mesure où ils ne luttent pas. Mais c'est vrai qu'il y a là un trop grand mystère et que l'hypocrisie du monde a trop vite fait de ne pas méditer ... Ce qui importe n'est pas ce que nous désirons – mais le renoncement à ce que nous désirons. »
Lettre à André Gide, 28 juin 1924.

« Qui me rendra ma vertu ? Il m'est arrivé, cette semaine, une histoire étrange et belle : un garçon de 19 ans a débarqué à Paris avec mes bouquins ; une figure d'ange rimbaldien ... »
Lettre à Daniel Guérin, fin 1924. [Communication personnelle de Daniel Guérin].

« L'influence de ces sortes d'ouvrages sur les mœurs est certaine ; non qu'ils puissent incliner à l'inversion ceux qui n'en ont pas le goût : car ce vice inspire trop d'horreur aux hommes normaux, et l'usage en demeure trop périlleux ; ceux que de telles peintures troublent, c'est qu'ils étaient, à leur insu, atteint du même mal.
Beaucoup de ces malades qui ne se connaissaient pas, se connaissent aujourd'hui, grâce à Gide et à Proust. Beaucoup qui se cachaient ne se cacheront pas.
Est-ce nuisible à l'art ? Non et oui. Cette préoccupation homosexuelle est d’abord une préoccupation sexuelle. »
Réponse au questionnaire sur la préoccupation homosexuelle en littérature, Les Marges, n° 141, 15 mars 1926.

« Ce n'est pas toujours le même corps, c'est toujours la même folie, – toujours le même corps aussi ; toujours la même adolescence ; la même dure poitrine, le même fruit pesant dans les mains. »
Lettre à Daniel Guérin, 26 septembre 1928. [Communication personnelle de Daniel Guérin].

« Le désir que l'homme ressent de posséder ce qu'il admire aboutit à ce comble d'horreur et de misère, crée toute une race traquée dont la tare éclate aux regards comme une plaie. C'est donc que la loi de la nature est une loi de Dieu. La nature toute seule n'a pas de loi, puisqu'elle n'a pas de volonté. Le vice grec se heurte à un interdit, et plus qu'à un interdit, à une exécration. »
Voyage en Grèce, Journal, 1937.

« Très simplement et au nom de notre vieille amitié, je vous demande de me restituer ce qui, dans cette correspondance, est trop personnel pour que je puisse exposer les miens au risque d'une publication posthume. Non qu'il y ait rien là dont j'aie à rougir. Mais enfin cette crise d'il y a trente quatre ans dont vous avez été le témoin, vous comprenez que je ne souhaite pas de la savoir exposée à la curiosité (à supposer que l'on s'intéresse assez à moi, après moi, pour se poser des questions sur ce pauvre être que je fus entre 1924 et 1928).
Cher Daniel, Celui qui m'a sauvé à ce moment-là, je ne l'ai plus reperdu. Et me voici au seuil de la mort avec Lui dans le cœur. Si vous saviez ... »
Lettre à Daniel Guérin, 4 juillet 1961.  [Communication personnelle de Daniel Guérin].