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mercredi 2 juin 2021

L’HOMOPHOBIE, par Daniel Borrillo (2000-2001)


Critique du "Que sais-je ?" consacré à l’homophobie par les Presses Universitaires de France : Daniel BORRILLO, L’Homophobie, Paris : PUF, 2000 (2e édition mise à jour novembre 2001), collection Que sais-je ?, n° 3563.


Le terme homophobie, je l’ai introduit dans la langue française de France en avril 1977, à partir de l’américain homophobia, terme encore absent de l’édition 1989 de l’Oxford English Dictionary. Voir Claude Courouve, Les Homosexuels et les autres, Paris : Athanor, 1977, page 40 : " Le lien entre homophobie et misogynie apparaît clairement dans certaines bandes de jeunes où le terme "pédé" ne désigne pas seulement l’homosexuel, mais aussi celui qui aime une femme et s’attache à elle. L’amour est alors perçu comme dévirilisant. " J’ai appris depuis que homophobia avait été transposé en français canadien en 1975.

   Ce mot a atteint en 2014 la sur-notoriété et a envahi le vocabulaire politique. L’homophobologue Daniel Ángel Borrillo, (né en 1961 à Buenos Aires) le définit ainsi
 « hostilité (psychologique ou sociale) à l’égard des personnes désirant leur propre sexe » (page 26, 2e édition).
Le point fort de cet opuscule est le survol, assez précis cependant, de textes réprimant ou stigmatisant ce comportement minoritaire, depuis les textes « sacrés » des Hébreux jusqu’aux lois pénales en vigueur dans d'assez nombreux pays du Tiers-Monde. La répression des comportements des hommes homosexuels par les nazis (dite fort abusivement " holocauste gay ") et par l’Église catholique sont assez bien documentées. Pour une vue plus complète relativement à l’Europe, on pourra consulter, de Flora Leroy-Forgeot, Histoire juridique de l’homosexualité en Europe, Paris : PUF, 1997, collection " Médecine et sociétés " (sic). Pour la France, mon Vocabulaire de l’homosexualité masculine, Paris : Payot, 1985, collection Langages et sociétés ; la notion (faible) d’homophobie y était évoquée à l’article "Préjugé". Nouvelle édition électronique sous le titre Dictionnaire français de l'homosexualité masculine.


A /  Quelques oublis importants sont cependant à déplorer, dont les injonctions d’hétérosexualité conjugale dans les Évangiles : Évangile selon Matthieu, XIX, 4-6 : « mâle et femelle faits par Dieu ; l'homme s'attachera à sa femme ; ce que Dieu a uni, que l'homme ne le sépare pas. » C'est repris dans l'Évangile selon Marc, X, 7-9 ; la remarque de l’existence de ces injonctions, faite à feu Mgr Jacques Gaillot lors d’une conférence-débat à l’ENS-Ulm, l’avait laissé sans voix. Oublié aussi le déplorable mais très influent article " Sodomie " dans l’Encyclopédie (1765 ; reproduit avec annotations dans mon Dictionnaire), et la longue période "homophobe" des mouvements socialiste et communiste (de Paul Fafargue et Henri Barbusse à Pierre Juquin).


B /   L’auteur s’enlise dans la distinction des homophobies clinique, anthropologique, libérale, bureaucratique-stalinienne, irrationnelle, cognitive, etc., donnant par cette accumulation l’impression (évidemment fausse) que pas une voix ne se serait élevée, dans la philosophie, l’histoire ou la littérature occidentale, pour approcher objectivement la question. La répression en Russie avant 1917 n’était pas aussi forte que la note 1 de la page 73 le laisse supposer ; l’article 516 du Code pénal de 1903 ne prévoyait qu’une peine d’emprisonnement de trois mois au moins pour "pédérastie" avec un partenaire de plus de 16 ans. Donc une répression bien moindre qu’après 1934. On trouvera dans ce Que sais-je ?, pages 75-76, un extrait de ma traduction, à partir de l’original russe, de l’entrée " Homosexualisme " de la Grande Encyclopédie Soviétique, 2e édition, 1952.

   Sigmund Freud et Jacques Lacan sont bien trop rapidement disqualifiés ; pour Freud, la catégorie des homos était distincte de celle des pervers ; il considérait l’homosexualité et l’hétérosexualité comme étant chacune une limitation de la bisexualité ; il employa le terme non péjoratif de "variante" pour caractériser l’homosexualité. Les références aux œuvres de Freud, note 2 de la page 62 de la 1ère édition, sont donc très incomplètes. Borrillo aurait pu citer au moins ces lignes :
« Il faut suspecter que l'élément essentiellement refoulé est toujours ce qui est féminin. Ceci est confirmé par le fait que les femmes aussi bien que les hommes admettent plus facilement des expériences avec des femmes qu'avec des hommes. Ce que les hommes refoulent essentiellement est l'élément pédérastique. »
Manuscrit M, 25 mai 1897. 
« La constitution des gens frappés d'inversion – les homosexuels – est, en vérité, souvent caractérisée par le fait que leur pulsion sexuelle possède une grande aptitude à la sublimation culturelle. »
La Morale sexuelle civilisée et la nervosité moderne, 1908. 
« La psychanalyse considère qu'un choix d'objet indépendamment de son sexe, également libre d'aller sur des objets mâles et femelles, comme on le trouve dans l'enfance, dans les états primitifs de la société, et dans les premières périodes de l'histoire, est la base originelle à partir de laquelle le type normal comme le type inverti se développent par une restriction de l'un ou de l'autre côté. » 
Trois Essais sur la théorie de la sexualité, note ajoutée en 1915 au premier essai.
« Il paraît certain que l'amour homosexuel s'accommode plus facilement de liens collectifs, même là où il apparaît comme une tendance sexuelle non inhibée : fait remarquable, dont l'éclaircissement nous entraînerait loin. »
Psychologie des foules et analyse du moi, XII, 1921.
   Bref, Borrillo ne nous présente qu'une indigente rhétorique de victime ... Il aurait été plus intéressant de distinguer l’homophobie positive, qui s’exprime, et le préjugé négatif, qui passe sous silence, par indifférence ou volonté de censure, l’existence de l’homosexualité (" homophobie " par omission) ; préjugé négatif fort apparent, par exemple, dans le Magazine de la santé de France 5, et précisément dans ses rubriques sexo.


C /   L’autonomie de l’hétérosexualité vis-à-vis de la procréation, déjà affirmée par les humanistes, les libertins, les philosophes (notamment le marquis de Sade et Frédéric Nietzsche, après les Grecs), puis par la psychanalyse, n’est presque pas évoquée ; c’est pourtant un argument plus qu’intéressant : l’avortement et la contraception s’écartent bien davantage de la nature que la masturbation ou l’homosexualité. Le concept de liberté est écarté d’un revers de plume sous prétexte qu’au contraire des droits .., il n’aurait pas de contrepartie (page 72 de la 2e édition, à laquelle se réfèrent les indications ultérieures) ; il est inattendu qu’un enseignant en droit exhibe ainsi son oubli de la notion de responsabilité, et de l’article 1382 du Code civil ! Mais on a vu depuis que Daniel Borrillo méconnaissait aussi l’article 75 du même Code, puisqu’il prétendit que ce Code civil était muet sur l’aspect hétérosexuel du mariage ...


D /   Les causes de l’homophobie sont décelées, chez les individus, dans une peur de leur propre homosexualité ("explication" tautologique, qui n’explique donc rien), et pour notre malheureuse société dite " homophobe ", dans son organisation selon deux sexes qui n’auraient que peu de choses à voir avec la nature ; Daniel Borrillo voit dans cette organisation, prétendant suivre les traces du philosophe Michel Foucault, " une entreprise politique d’assujétissement des individus " ... (page 90). Ce "différentialisme sexuel" priverait les homos du " droit au mariage " ; Borrillo critique ce sous-mariage que serait le PACS au nom du principe constitutionnel d’égalité des sexes imposé comme absolu et radical. Le " droit au mariage " n’existe, selon l’article 12 de la Convention Européenne de Sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (Conseil de l’Europe, 1950), que pour " l’homme et la femme ". En revanche, la Charte des Droits fondamentaux de l’Union Européenne (2000) laissait entrebâillée la porte du mariage homosexuel : « Le droit de se marier et le droit de fonder une famille sont garantis selon les lois nationales qui en régissent l’exercice » (article 9).


E / On objectera facilement que la distinction des deux sexes étant constitutive tout autant de l’hétérosexualité que de l’homosexualité, distinction qui, dans le Code pénal (article 225-1), devient bien rapidement une discrimination et un délit (articles 225-1-1 et suivants), cette dernière n’annule donc pas cette différence. Jean-Louis Bory disait rechercher le " corps frère ", et Michel Foucault savait protester « une femme, en plus ! » quand le sexe dit faible l’importunait. On apprend encore, page 106, que " l’homosexualité n’existe pas ". Si l’on supprimait la mention du sexe sur les cartes d’identité et autres papiers officiels, comme l’avait imaginé humoristiquement le regretté Philippe Muray dans ses  Exorcismes spirituels III (Paris : Les Belles Lettres, 2002), et comme Daniel Borrillo en a renouvelé, après la plateforme de 2004, la revendication (en mars puis le novembre 2012 devant la commission des Lois de l'Assemblée), ainsi donc que les appellations Monsieur, Madame, maman, papa (dira-t-on alors camarade ?) cela suffirait-il pour faire admettre à tous ... ce qui n’existe pas ? L’obsession de l’égalité selon le juriste Borrillo conduit à de bien curieuses impasses.

  La suppression de toute mention relative au sexe sur les papiers d’identité et documents administratifs se trouve en effet être la neuvième et dernière revendication de la Plateforme pour l’égalité des droits (§ XI / C de ma page Légitimations... ) avancée par Act-Up et quelques autres associations en mars 2004.


Daniel Borrillo retrancha de sa 1ère édition (2000) les notes suivantes :

" Bien que plus difficile à concevoir dans l’état actuel des choses, l’inverse est aussi vrai : l’adhésion à une identité homosexuelle peut devenir aussi limitative et aliénante que l’identité hétérosexuelle. La revendication d’une identité homosexuelle me semble accepter la logique du stéréotype des dominants tel que nous l’avons décrit dans le texte. La critique du mouvement Queer semble en ce sens très intéressante, car elle nous met en garde contre l’enfermement et la logique d’exclusion des politiques identitaires. " (page 99 de la 1ère édition).


" À la différence du mariage, le PACS n’accorde pas de droits tels que l’adoption plénière, l’accès aux techniques de procréation médicalement assistée, la pension veuvage, la pension de réversion, le droit à la nationalité française pour le partenaire étranger ainsi que l’obtention immédiate d’une carte de résident. Le droit au nom et à la représentation judiciaire ou extrajudiciaire entre partenaires, la reconnaissance internationale de la qualité de conjoints, le regroupement familial et la libre circulation des couples sont des facultés absentes dans le PACS. Les droits de succession ab intestat en cas de décès, l’autorité parentale partagée, la protection contre l’éloignement du territoire pour le partenaire étranger, la possibilité de donations entre partenaires sans délai de carence, la possibilité de bénéficier de dons d’organes sur une personne vivante ou encore l’allocation prêt logement, pour n’en citer que quelques exemples, demeurent des prérogatives exclusivement réservées aux couples mariés. " (page 117 de la 1ère édition).

* * * * *

  Cet opuscule est révélateur des progrès du courant dit " radicalisme démocratique ", alias " correction politique " ; page 32, la différence classique, bien connue en droit international, entre nationaux et étrangers est dite " sorte d’euphémisme du racisme ". La période des argumenteurs cultivés, Paul Verlaine, Georges Hérelle, André Gide, Marcel Jouhandeau, Roger Peyrefitte, Daniel Guérin, Jean-Louis Bory, Dominique Fernandez, et alii, semble terminée, ils doivent laisser la place aux vigilants , qui sauront, eux, mettre au pas les mal-pensants, non par le débat rationnel, mais par la " pédagogie " et l’invocation d’une " lepénisation " des esprits (Robert Badinter, Sénat, séance du 4 février 1997).

  Jadis, on avertissait : « la gauche s’arrête où l’anti-communisme commence ». Aujourd’hui, cette même famille d’esprit tente d'intimider plus brutalement : « l’extrême droite commence là où la pensée unique s’arrête ».


   Voilà un Que sais-je ? qui fait date, et certes un virage à 180 degrés par rapport à la désolante approche psychopathologique  appuyée sur des références anglo-saxonnes  du numéro 1976 de la collection (Dr Jacques Corraze, L’Homosexualité, 1982, édition mise à jour en 2000). La pathologisation est en effet complètement retournée ; ce ne sont plus les homos qui sont malades, ce sont les autres, quand ils sont intolérants, sarcastiques, voire simplement caustiques ou railleurs. Ce qu'Éric Fassin appellera en 2003 L'inversion de la question homosexuelle. Daniel Borrillo disait souhaiter " une loi protégeant les homosexuels " (page 119), c’est-à-dire réprimant non seulement les agressions et discriminations, mais aussi les propos homophobes ou qualifiés tels ; cette loi fut obtenue en décembre 2004, c'est la loi Halde. Les problématiques de la liberté d’expression et de la liberté de la recherche scientifique ne sont évidemment pas abordées, alors qu'en 1982, Robert Badinter pouvait encore affirmer : « Chacun de nous est libre de critiquer ou d'approuver l'homosexualité, chacun est libre de choisir ou de ne pas choisir tel ou tel comportement sexuel. » (Sénat, séance du 5 mai 1982, Journal Officiel [Débats Sénat], page 1634).


* La bibliographie (pages 123-126) est, comme celle de Jacques Corraze, en grande partie constituée de références anglo-saxonnes.

Voir aussi ma page Légitimations et dépénalisations