Affichage des articles dont le libellé est correction politique. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est correction politique. Afficher tous les articles

mardi 9 mai 2023

LA CONNAISSANCE OUVERTE ET SES ENNEMIS

PORTAIL DU BLOG

« Moi qui effectivement ne sais rien, je ne vais pas m'imaginer que je sais quelque chose.
En tout cas, j'ai l'impression d'être plus savant que lui [un de ceux qui passent pour être des savants, 21b] du moins en ceci, qui représente peu de chose : je ne m'imagine même pas savoir ce que je ne sait pas. » […] « J’avais conscience de ne savoir pratiquement rien.
» Socrate, in Platon, Apologie de Socrate (genre éthique), vi, 21d ; viii, 22c. Traduction Brisson/Flammarion/ 2017, pages 57, 59 en collection GF. 
« L’opinion est une croyance qui a conscience d’être insuffisante subjectivement aussi bien qu’objectivement. Quand la croyance n’est suffisante que subjectivement, et qu’en même temps elle est tenue pour objectivement insuffisante, elle s’appelle foi. Enfin, celle qui est suffisante subjectivement aussi bien qu’objectivement s’appelle savoir. La suffisance subjective s’appelle conviction (pour moi-même), la suffisance objective, certitude (pour chacun). » Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, " II Théorie transcendantale de la méthode ", chapitre II " Canon de la raison pure",, troisième section " De l'opinion, du savoir et de la foi "; traduction Alexandre Delamarre et François Marty, Paris : Gallimard, 1980, collection « Bibliothèque de la Pléiade », pages 1377-1378.

GF 1059, page 28. En complète opposition au Dei Verbum judéo-chrétien.
 

§ I /   Les obstacles à la probité ou à l'objectivité
§ II /  Dualisme épistémologique
§ III / Autres dualismes
§ IV -  Le mouvement PC (alias correction politique
§ V - Constructionnisme, biculturalisme interne
§ VI - Fin de l'école républicaine ?
§ VII Une nouvelle " loi des suspects "
§ VIII - Déclin du savoir
§ IX - Notes et références
§ X - Appendice : notice nécrologique de Desanti par Balibar


§ I /   Les obstacles à la probité ou à l'objectivité, c'est-à-dire notamment à la possibilité de prendre connaissance d'un texte sans y ajouter des interprétations ni y opposer des dénis, à la capacité de reconnaître des faits véritablement établis, demeurent (l'ignorance crasse et pure mise à part) l'esprit de parti et l'esprit de système, deux antagonistes de l'esprit d'examen ; les esprits totalitaires, les esprits asservis [cf Frédéric Nietzsche, die gebundenen Geister (1876), opposés aux esprits libres], cumulent ces handicaps et suggèrent leur appartenance au troisième et dernier type hésiodien, celui de l'esprit faux. Après le communisme, suivi du nazisme, voilà que nous devons faite face à la correction politique (ou politiquement correct), héritière du stalinisme, qui monte en puissance ; - et enfin à l'islam(isme) assorti de son terrorisme.


I - Les traits principaux du totalitarisme, repérés notamment par Hannah Arendt (1906/1975) et Raymond Claude Aron (né en 1905 à Paris VIe - décédé le 17 octobre 1983 à Paris IVe), et qui s'appliquent de plus en plus à la " correction politique " , m'apparaissent être les suivants :

A/ Idéologie officielle et parti ou religion unique dont les organisations (syndicats, mouvements de jeunesse, associations cultuelles et culturelles) sont à la fois concurrentes et libres dans l'État (1).

B/ Pénétration des activités sociales avec exigence de participation intense des adultes et jeunes aux diverses manifestations, fêtes et journées mondiales, rites ; suppression de la barrière entre vie publique et vie privée.

C/ Violence physique utilisée en politique comme moyen de lutte contre l'ennemi (classe, peuple, race, religion, opposants) ; victimes en grand nombre. Relisons Albert Camus :
« De quelque manière qu’on tourne la question, la nouvelle position de ces gens qui se disent, ou se croient, de gauche, consiste à dire: il y a des oppressions qui sont justifiables parce qu'elles vont dans le sens, qu'on ne peut justifier, de l'histoire. Il y aurait donc des bourreaux privilégiés, et privilégiés par rien. [...] C’est une thèse que, personnellement, je refuserai toujours. Permettez-moi de lui opposer le point de vue traditionnel de ce qu'on appelait jusqu'ici la gauche : tous les bourreaux sont de la même famille. » (" L'artiste et son temps " (1953), Actuelles II, in Essais, Paris : Gallimard, 1965, collection Bibliothèque de la Pléiade.).
Pour Albert Camus, l'emploi de la violence en politique (le fascisme) ne pouvait se justifier en aucun cas.

/ Abolition de la liberté d'expression et de la liberté d'opinion, criminalisation, diabolisation, voire  psychiatrisation, des pensées dissidentes.

/ Valeurs communes : le corps, la force physique, le sport. L'opposition de la force et du savoir, qui préfigure celle de l'idéologie totalitaire et de la connaissance ouverte, fut repérée par les philosophes présocratiques.
Xénophane de Colophon (vers -570/-460) : " Ma science prévaut sur la force des hommes [...] Ce n'est pas à bon droit qu'on préfère la force à la science, en laquelle est sise la valeur. " (Rapporté par Athénée de Naucratis [Égypte actuelle : Kom Gi’eif, el-Nibeira et el-Niqrash], Les Sages attablés, livre X, 414ab).


Selon le physicien Werner Heisenberg (1901-1976), la force supérieure de la culture occidentale réside dans la relation, établie depuis les Grecs, entre l'énoncé de la question de principe et l'action ; d'où l'intérêt de puiser aux sources antiques pour les travaux d'aujourd'hui. (" Les rapports entre la culture humaniste, les sciences de la nature et l'Occident ", dans La Nature dans la physique contemporaine, Gallimard, 1962, collection Idées.)



  Donnons ici quelques définitions anciennement acceptées de la culture classique ou académique :
Apprendre à calculer, à penser causalement, à prévenir, à croire à la nécessité (Frédéric Nietzsche) ;
le processus de symbolisation d’un groupe social (Pierre Kaufmann) ;
l’ensemble des œuvres de l’esprit humain (François Furet).
Mais on entend aujourd’hui plutôt par culture une appartenance héritée du simple fait de la naissance dans une civilisation donnée, une identité (Robert Legros).

  À l’opposé de la valorisation classique du savoir, les régimes totalitaires ont toujours privilégié les compétitions sportives et le militarisme. En ce qui concerne le savoir, c'est l'opposition entre les idéologies, de classe, de race, de religion ou de dominés, et le savoir objectif, si j'ose ce pléonasme, opposition qui réalise un dualisme épistémologique, que je repère comme un trait totalitaire essentiel.


F / Sentiment excessif de leur importance inculqué aux enfants, embrigadement de la jeunesse.


§ II / A  Dualisme épistémologique : théorie des deux sciences : aryenne/juive avec le nazisme, prolétarienne/bourgeoise avec le marxisme ; théorie des deux cultures (exposée dans les premiers numéros de La Nouvelle Critique), des deux logiques, voire des deux pensées, théorie elle aussi commune aux totalitarismes (2) majeurs du XXe siècle, et présente, on le verra, chez un de leurs successeurs, ce politiquement correct, ou mieux correction politique, dont la mécanique monte inexorablement en puissance ; l'autre successeur étant l'islamisme.

   La question a pu être posée : le christianisme de la période inquisitoriale (1233 - fin XIVe siècle, en France), l’islam actuel, sont-ils assimilables à un totalitarisme, comme semblait le penser Ernest Renan ?
« Le christianisme, avec sa tendresse infinie pour les âmes, a créé le type fatal d'une tyrannie spirituelle, et inauguré dans le monde cette idée redoutable, que l'homme a droit sur l'opinion de ses semblables. L’Église ne se fit pas l’État, mais elle força l’État à persécuter pour elle. Si le bras séculier exécutait la sentence, le prêtre la prononçait. » ; et sur l’islam : « le fanatisme […] le dédain de la science, la suppression de la société civile » (Ernest Renan, L'Avenir religieux des sociétés modernes, 1850, III ; De la part des peuples sémitiques …, 1862).
Jean-Jacques Rousseau décelait une affinité entre christianisme et tyrannie : « Le christianisme ne prêche que servitude et dépendance. Son esprit est trop favorable à la tyrannie pour qu’elle n’en profite pas toujours. Les vrais chrétiens sont faits pour être esclaves ; ils le savent et ne s’en émeuvent guère ; cette courte vie a trop peu de prix à leurs yeux. ». (Du Contrat social, 1762, IV, 8).

À part le E /, cela s'applique assez bien au christianisme pendant une assez longue période.

  Quid de la Révolution française après 1792, qui n'avait pas besoin de poètes ni de savants — croyait-elle  qui guillotina André de Chénier et Antoine de Lavoisier, qui emprisonna Condorcet (qui en mourut), Révolution qui, en somme, reprit avec brutalité les méthodes de l’Inquisition et des papes ?

« Nous appelons esprit révolutionnaire, le désir exalté de sacrifier violemment tous les droits à un but politique, et de ne plus admettre d’autre considération que celle d’un mystérieux et variable intérêt d’État. » (Jean Étienne Marie Portalis, Discours préliminaire sur le projet de Code civil). « À beaucoup d'égards, la Révolution française a correspondu à une sorte de purge à la russe », concluait l'ethnologue Robert Jaulin dans L'Univers des totalitarismes, Essai d'ethnologie du " non être ", Paris : Loris Talmart, 1995.

Quant à l'islamisme, ses mythes fondateurs sont celui de la terre d’islam, celui de l’unité de la nation islamique, celui de la guerre sainte et celui de la régénération religieuse :
ZARKA : « On se trompe en effet du tout au tout lorsqu’on imagine que le terrorisme islamiste qui s’attaque radicalement aux valeurs de l’Occident (la recherche du bien-être, la démocratie, l’émancipation des femmes, la liberté, les droits de l’homme, etc.) n’est que l’expression de la cassure entre le Nord et le Sud, entre les pays riches et les pays pauvres, entre les exploiteurs et les exploités, entre les dominateurs et les dominés. Bien entendu, cette cassure, cette exploitation et cette domination existent, mais elles ne sauraient en aucune manière suffire à expliquer la guerre sainte lancée par l’islamisme contre un Occident dit satanique, infidèle et corrompu. Le principe de l’affrontement est ailleurs. Il ne repose pas sur la revendication d’une amélioration économique d’une partie du monde, il ne repose pas non plus sur une revendication de liberté ou de souveraineté. Il s’appuie en revanche sur des mythes : celui de la terre d’islam de laquelle il faut chasser tous les infidèles (juifs et chrétiens, c’est évidemment à cette source que s’alimente le rejet de l’existence d’Israël [Cf. Quel avenir pour Israël ?, entretien de Shlomo Ben-Ami et Yves Charles Zarka, Jeffrey Barash et Elhanan Yakira, Paris, PUF, 2001], celui de l’unité de la nation islamique, celui de la guerre sainte comme instrument de victoire non seulement militaire mais aussi morale contre un Occident qu’il faut humilier, celui de la régénération religieuse de l’islam visant à lui rendre sa grandeur des origines. » 
Yves Charles Zarka, " Que s’est-il passé le 11 septembre 2001 ? ", Cités – Philosophie, Politique, Histoire, n° 8, novembre 2001.

Or une société ouverte se fonde non sur une Révélation, mais sur une culture qui, loin d’être réduite à des mythes, est largement ouverte aux sciences, aux lettres, au droit, à la philosophie et à l’art. Les religions abrahamiques, d'origine asiatique géographiquement parlant, opposent une méthode particulière de lecture, l'exégèse, notamment chrétienne, à la philologie classique. Mais avant de lire entre les lignes, il faudrait savoir lire les lignes. Avec le post-modernisme, apparaît enfin l'opposition de deux conceptions de l'école, l'apprentissage des pédagogues , qui place l'enfant au centre du système éducatif - opposé à l'enseignement des professeurs ; les partisans de l'apprentissage parlant à ce sujet d'un " changement de paradigme ".

Selon des propos rapportés d'Adolf Hitler,
   " La science est un phénomène social [...] Le slogan de l'objectivité scientifique n'est rien d'autre qu'un argument inventé par les chers professeurs qui désiraient se soustraire au contrôle de la puissance étatique, alors que ce contrôle est indispensable. [...] Il existe bel et bien une science nordique et une science national-socialiste et elles doivent s'opposer à la science judéo-libérale. " (Hermann Rauschning, Hitler m'a dit, Aimery Somogy, 1979, chapitre XV. [Gespräche mit Hitler, 1939]. Traduction revue par Cl. C.)

   Le philosophe Jacques Derrida (né en 1930 en Algérie - décédé le 9 octobre 2004 à Paris Ve) pensait que « les nazis voulaient aussi éradiquer, d’une certaine façon, la science elle-même [et pas seulement la psychanalyse], le principe "universaliste" et "abstrait" de la science » ; soit précisément que nous devons aux Grecs anciens ; cf Jacques Derrida/Élisabeth Roudinesco, De quoi demain …Dialogue, Paris : Fayard/Galilée, 2001, page 307 ; mais mis à part cet éclair de lucidité, cet ouvrage à quatre ... fesses ignore les problèmes de sécurité, de clash des cultures, d'immigration, d’éducation et d’écologie ; il ne cultive que l’obsession de l’antisémitisme, notamment « inconscient » : on croirait lire Augustin : « Comme nous savons quels sont sur cela vos véritables sentiments, nous ne pouvons ignorer en quel sens vous avez dit ces paroles » (Contre Julien, IV, iii, 29).


II / B / La distinction nazie entre deux formes de connaissances, cette « sociologie de la science », se retrouve, peu après la chute du nazisme, chez les marxistes français, dont le très influent Jean Desanti (1914-2002, ancien élève de l'ENS, agrégé de philosophie) :

« Comment peut-on parler de science sans citer une seule fois le nom du plus grand savant de notre temps, du premier savant d’un type nouveau, le nom du grand Staline ? »
Victor Joannès, responsable communiste, en 1948. Cité après repentir par Jean-Toussaint Desanti dans Dominique Desanti, Les Staliniens, Paris : Fayard/Marabout, 1975, page 362.

Avant repentir : " La science est la connaissance objective des lois de la nature. Mais cette objectivité est le fruit de la lutte, de l'histoire, de la société. "
" L'opposition de la science bourgeoise et de la science prolétarienne [...] reflète simplement ce fait que la pratique bourgeoise et la pratique prolétarienne sont contradictoires. "
" Aujourd'hui les mêmes mots ont un sens contradictoire, selon que ce sens est celui auquel s'attache encore la classe qui meurt, ou au contraire celui que forge la classe qui va de l'avant, la classe ouvrière. Le mot "science" ne fait pas exception. "
" La science prolétarienne est aujourd'hui la véritable science [...] Les nouveaux et modernes Galilée s'appellent Marx, Engels, Lénine et Staline. " (Jean Desanti).
" La véritable science est dans le camp de la classe ouvrière, de la révolution, de l'Union soviétique, de Staline. " (a)

a.

M. Darciel [H. Provisor], Jean-T. Desanti, Gérard Vassails :

" Science bourgeoise et science prolétarienne ", La Nouvelle Critique, n° 8, juillet-août 1949, pages 32-51.





Laurent Casanova, Jean Desanti, Gérard Vassails, Francis Cohen, Raymond Guyot : Science bourgeoise et science prolétarienne, LNC, 1950.


Voir aussi Louis Aragon, " De la libre discussion des idées  ", Europe, octobre 1948 : " La victoire de Lyssenko est [...] une victoire de la science ".

Aragon, c’est « la force d’un Lénine et la logique d’une guillotine », disait déjà André Germain en 1924 (La Revue européenne, n° 22).

" L’affaire Lyssenko appelle sous la plume de ceux qui se penchent sur elle les superlatifs les plus réprobateurs : « l’épisode le plus étrange et le plus navrant de toute l’histoire de la Science », selon le prix Nobel de biologie Jacques Monod [Préface au livre de Jaurès Medvedev Grandeur et chute de Lyssenko, Paris :Gallimard, 1971, page 7.] ;
« une régression, unique dans les annales de la science contemporaine », pour les journalistes Joël et Dan Kotek [L’affaire Lyssenko, Bruxelles, Ed. Complexes, 1986, page 10.] ;
et rien moins que la « plus grande aberration rencontrée dans l’histoire des sciences de tous les temps » [Denis Buican, Lyssenko et le lyssenkisme, Paris : PUF, Que-sais-je ?, 1988.], si l’on veut bien suivre le généticien Denis Buican [Denis Buican, L’éternel retour de Lyssenko, Paris : Ed Copernic, 1978, page 7.] "
" L’affaire Lyssenko, ou la pseudo-science au pouvoir " par Yann Kindo, SPS n° 286, juillet-septembre 2009.
* * * * *

ALTHUSSER : « Je commençais à me douter de son suivisme [celui de Jean T. Desanti, Touki] quand je le vis emboîter le pas à Laurent Casanova, corse comme lui, dans toutes ses manipulations politiques de la science bourgeoise et de la science prolétarienne, en laquelle jamais je ne tombais. Chaque fois que je rencontre Victor Leduc, alors un cadre important aux "intellectuels" du Parti, il me rappelle ma position dans les discussions de ce temps :
" Tu étais contre l'opposition des deux sciences, et tu étais pratiquement le seul de ton avis chez les intellectuels du Parti. "
   Les ouvriers s'en foutaient tout naturellement. Ce que je sais, c'est que, pour sa honte, Touki [son prénom pour les intimes] écrivit " sur commande ", comme il le dit plus tard, un invraisemblable article théorique dans La Nouvelle Critique, pour " fonder " (toujours la même affaire) la théorie des deux sciences dans la lutte des classes. Personne ne lui demandait en conscience de désavouer publiquement sa conscience et sa culture philosophiques. Mais il le fit et n'avait pourtant pas l'excuse d'un procès au Conseil communal. » L’Avenir dure longtemps suivi de Les faits, XV, Paris : Stock, 1992. Réédité par Flammarion en collection Champs-essais en 2013.

* * * * *

Dualisme épistémologique aussi chez Jean-Paul Sartre, avec sa critique de l'objectivisme bourgeois :
« [André] Gide nous a libérés de ce chosisme naïf [de la deuxième génération symboliste] : il nous a appris ou réappris que tout pouvait être dit – c'est son audace – mais selon certaines règles du bien-dire – c'est sa prudence. De cette prudente audace procèdent ses perpétuels retournements, ses oscillations d'un extrême à l'autre, sa passion d'objectivité, il faudrait même dire son « objectivisme » – fort bourgeois, je l'avoue –, qui le fait chercher la Raison jusque chez l'adversaire et se fasciner sur l'opinion d'autrui. » (" Gide vivant ", Les Temps modernes, mars 1951).

§ III -  Parmi les conséquences dans les différents domaines de la philosophie de cette singulière sociologie de la connaissance, ou sociologie de la culture, qui considère donc l'objectivité scientifique et intellectuelle comme relevant bien plus du sociologique plus que du logique, et mettant ainsi en cause le statut classique de la connaissance établie dans les sociétés occidentales, on pense tout d'abord à l'opposition entre l'histoire dite bourgeoise et le matérialisme historique des marxistes.

Il existe un dualisme logique : la dialectique, qui admet et promeut le contradictoire, l’identité des contraires, le raisonnement circulaire, et que Lénine appelait, a-t-on dit, " l'algèbre de la révolution ", est opposée à la logique classique qui exigeait et exige toujours la non-contradiction. En 1947, l'ancien élève de Sartre Jean Kanapa opposait le « rationalisme des Facultés de philosophie, confit, desséché et momifié, simple précepte épistémologique » au « rationalisme total, vivant, dialectique ». Mais Staline finit par être obligé, vers 1950, de réintroduire l'enseignement universitaire de cette logique classique. Dualisme biologique aussi, au moins le temps que dura la renommée de Mitchourine et Lyssenko, négateurs de l'hérédité. Quant au dualisme linguistique (ébauché par le bien contradictoire Victor Hugo ...), un temps envisagé, il fut écarté, en 1950, par l'oukaze de Staline : la langue n'est pas une superstructure, elle n'émane pas de la bourgeoisie (Joseph Staline, Le Marxisme et les questions de linguistique, Paris : Éditions sociales, 1951) – mais une « guerre des mots » se trouve pratiquée par le mouvement PC (politically correct), alias (akacorrection politique ou woke, notamment par ses composantes féministe, homosexuelle et trans, ces dernières s’incarnant actuellement dans une « Interassociative lesbienne, gaie, bi et trans (LGBT) ».


   On avait discuté, vers la fin du XXe siècle, du bien-fondé d’un parallèle entre nazisme et stalinisme : « Si je crois qu’il ne faut pas céder à la symétrisation ce n’est donc pas pour signifier que le goulag serait moins "grave" que la Shoah », écrivait le philosophe Jacques Derrida.

La réflexion critique compare « ce qui est comparable, à savoir la destruction massive de dizaines de millions d’êtres humains » (Jacques Derrida/Élisabeth Roudinesco, De quoi demain …Dialogue, Paris : Fayard/Galilée, 2001, page 137) et reconnaît que les deux régimes totalitaires sont fondés sur « une fausse conception de l’homme, génératrice, dans leurs applications historiques, de crimes de masse qui n’ont pas été seulement de l’ordre de l’idée. »
Jean-François Mattéi (1941-2014), La Barbarie intérieure. Essai sur l'immonde moderne, Paris : PUF, 1999, page 247.

Voir aussi Stéphane Courtois, " Crimes communistes : le malaise français ", Politique Internationale, n° 80, été 1998, pages 365-376.). Jean-François Mattéi considérait que la dissimulation de la barbarie stalinienne (« Petit père des peuples », libération humaniste) était plus grave logiquement et intellectuellement (communication personnelle en 2000). L’examen des seuls aspects épistémologiques de ces deux idéologies renforce en tout cas la thèse de la légitimité du parallèle ; l’extension au christianisme d'Ancien Régime constate l’hostilité des trois totalitarismes occidentaux, qu’ils relèvent d’une foi religieuse ou d’une conviction idéologique, au pluralisme, à la liberté d'expression et à la connaissance ouverte. On peut désormais y ajouter l'islamisme.


§ IV -  Le mouvement PC (alias correction politique ou wokisme) prolonge en la renversant la sociologie de la science (on pourrait aussi bien parler de " sociologie de la littérature ") des totalitaristes ; les élites occidentales blanches, mâles, hétérosexuelles et leurs œuvres de culture, voilà l'ennemi désormais proposé aux masses et aux pseudo-élites qui s'en détachent péniblement, aux communautés et à leurs porte-parole. L'ethnicisation de la culture, de l'enseignement public, est envisagée par les tenants les moins extrémistes du culturalisme tiers-mondiste ; un exemple en est les tentatives appuyées pour revenir sur notre laïcité (pourtant bien incomplète), pour financer et organiser, malgré tous les risques que cela présente, la religion islamique au pays de Voltaire, pour créer un Institut français d'islamologie ; un autre, l'obligation d'apprendre le corse en Corse. Comme l'expliquait l'historienne Annie Kriegel dès 1985,

   " Tout se passe en vérité comme si le déclin et la défaite du marxisme qui avait eu, lui, la prétention d'imposer la classe, la lutte des classes, la mission émancipatrice de la classe ouvrière comme mode unique de la structuration et de la stratification sociale, comme "moteur de l'histoire", n'avait donné sa chance, à gauche, qu'à un autre manichéisme élisant l'ethnie — expression pudique, équivalent respectable du concept de race — comme principe organisateur de la société en général et de la société de l'avenir en particulier. Encore la classe jouit-elle d'attributs qui sont ceux d'une société relativement moderne. Tandis que la race, hors des sociétés les plus archaïques, n'est plus qu'un concept tout à la fois scientifiquement récusé et socialement redoutable. " ("Une vision panraciale", Le Figaro, 2 avril 1985.).


   Dans la revendication d'égalité juridique permanente entre homosexuels et hétérosexuels, l'encouragement au coming out, la chasse aux homophobes et les tentations ou actions d'outing, il y a une indistinction imposée entre vie publique et vie privée et une indifférence à la liberté ; cette confusion entre l’ordre public, au sens juridique de ce terme, et la sphère privée est caractéristique des totalitarismes ; elle est aussi une des causes des difficultés actuelles de l’institution scolaire. Enfin, la promotion démesurée du sport (traînant derrière lui la pub et la prospère médecine sportive …) et de la violence – au cinéma, à la télévision et sur Internet  — manifeste que nous régressons d'une civilisation du savoir croissant à une société dont la force physique est une des principales valeurs, avec le pouvoir financier ; d'où le rapprochement avec le totalitarisme. Mais si l’idéologie PC commence effectivement à exercer une influence négative sur le savoir, une étatisation de la pensée, il lui manque encore un peu l’organisation de l’enthousiasme... Voir le parallèle entre le soviétisme et le fascisme décrit par Élie Halévy, « L’Ère des tyrannies », Bulletin de la Société française de Philosophie, séance du 28 novembre 1936, pages 181-253. Article développé dans l’ouvrage L’Ère des tyrannies. Études sur le socialisme et la guerre, Paris : Gallimard, 1938 (ouvrage hélas non consulté).

* * * * *

   Dans l'ordre épistémologique, un nouveau dualisme historique apparaît donc ; à la fin du deuxième millénaire, le matérialisme historique de Marx et Engels échappait aux règles de la connaissance et de la logique ordinaires ; aujourd'hui, la mémoire collective à usage politique et communautaire récuse le savoir, et précisément l'histoire méthodique et objective, jusque dans l'enseignement, au nom du principe « tout est politique » ; il semble que l'on suive le slogan du Parti dans 1984 de George Orwell : " Who controls the past controls the future : who controls the present controls the past ". Dans ce qui est bien davantage une mutation qu'un déclin de l'idéologie marxiste, le sélectif "devoir de mémoire " de l'individu communautaire prend la place de la " prise de conscience " proposée au prolétaire ; il entraîne une surenchère permanente dans la culpabilisation collective des mononationaux de souche (par opposition aux bi-nationaux), une dérive intolérante dans l'opinion et les médias les plus engagés ; voir Paul Yonnet, " Sur la crise du lien national ", Le Débat, n° 75, mai-août 1993, pages 132-144. En revanche, comme le remarqua le philosophe Jacques Bouveresse, l'abandon du marxisme n'est l'objet d'aucun commencement de réflexion de la part de ses anciens fidèles ; mais l’ont-ils véritablement abandonné ? On peut en douter.


§ V -  Le dualisme logique prend en sociologie la forme du constructionnisme dont un des partisans, Philippe Corcuff, tenta désespérément d'élaborer une logique autre que celle du raisonnement classique en introduisant un " raisonnement circulaire " (Le Débat, n° 103, janvier-février 1999, page 117), qui rejoint la "logique" hégélienne de l'identité de l'identité et de la différence (et, avant Hegel, le second Pascal, celui du manuscrit inachevé des Pensées). On retrouve la circularité chrétienne chère aux papes Jean-Paul II et Benoît XVI : la foi en Dieu fondée sur le témoignage de Dieu, la vérité de la Révélation réservée à ceux qui croient en Dieu, la raison et la foi qui ne peuvent se contredire car [sic] elles viennent toutes deux de Dieu (Voir les §§ 9, 15 et 43 de la Lettre encyclique de Jean-Paul II, Fides et Ratio [La foi et la raison], 15 octobre 1998).

Philippe de Lara, dans sa réponse à Corcuff, relevait que " si grandioses que soient ces tentatives, elles butent sur le mur du non-sens " (" Nouvelle sociologie ou vieille philosophie ", Le Débat, n° 103, janvier-février 1999, pages 121-129 ; la vieille philosophie en question est la dialectique hégéliano-marxiste.) Pour maintenir à tout prix l'erreur marxiste, on devrait changer le critère d'appréciation, ici, rien de moins que la logique ... L’idée que l’on a de ce qui doit être fausse alors la vision de ce qui est.  Dans ce déni de réalité, le réel passe en jugement devant l'irréel. Maurice Merleau-Ponty osa soutenir que le marxisme ne critique la pensée formelle « qu’au profit d’une pensée prolétarienne plus capable que la première de parvenir à l’"objectivité", à la "vérité", à l’"universalité", en un mot de réaliser les valeurs du libéralisme. » (Humanisme et terreur, Paris : Gallimard, 1947, deuxième partie, chapitre I).

   Un cas particulier du multiculturalisme, que je propose d'appeler " biculturalisme interne ", est la valorisation post-moderne de la "culture" et de la "créativité" des couches populaires, des jeunes, dans un État de tradition républicaine, valorisation évidemment associée à l'anti-intellectualisme ambiant. Ainsi les cafés-philo, créés par le trotskyste (lambertiste) Marc Sautet (1947/1998), développèrent-ils à leur tour une théorie des deux philosophies : d'un côté la philosophie universitaire, muséale, poussiéreuse, érudite ; de l'autre, la "philo" populaire, créative, originelle (c'était, quasiment, Socrate sur l'Agora, Socrate et l’Agora enfin harmonieusement réunis ...). En 1997, un des participants au café-philo L'Escholier, (place de la Sorbonne, Paris Ve) Jacques Diament, autodidacte, se flattait publiquement de ce qu'il n'avait pas eu l'esprit « déformé » par les études universitaires, soit à peu de choses près ce que confiait Adolf Hitler à Rauschning (chapitres XV et XVI) : " Je remercie mon destin de ce qu'il m'a épargné les œillères d'une formation [Bildung] scientifique " ; " Je ne veux aucune éducation intellectuelle [keine intellektuelle Erziehung] ". Voir aussi dans le même sens Mein Kampf [Mon combat], tome II, chapitre 2 :
" L'instruction scientifique viendra en dernier. ".

Cette émergence actuelle d’une haine anti-intellectuelle, que l’on croyait réservée aux régimes totalitaires, confirme que la correction politique et le wokisme sont révélateurs de l’essor d’un nouveau totalitarisme. Sous ce rapport, l'islam n'est pas mieux loti, lui qui, en dehors des grotesques élucubrations de ses prétendus " savants ", n'admet d'autres connaissances qu'utilitaires.


§ VI -  Dans cet affrontement entre deux conceptions de la culture, le savoir universitaire passe en jugement devant la "culture" populaire des jeunes (voir sur ce blog "Le déclin du savoir"), des ignorants relevant du type III hésiodien, les esprits faux ; devant les médias les plus généralistes aussi, ce qui est quasiment comme le réel passant en jugement devant l'irréel. Niant la diversité des aptitudes intellectuelles, le sociologue Pierre Bourdieu produisit la thèse proprement insensée du " racisme de l'intelligence ". L'autorité en matière de culture semble vient de plus en plus d'en bas (trait spécifique des totalitarismes) : spectacles, musiques et bruits divers, sport, look, tags, jeux télévisés, cultes religieux, tout peut désormais être dit " culturel " par n'importe quel homme politique, pédagogue, journaliste ou militant associatif, par le biais des modes, avec le relais de l'orchestration médiatique et mercantile, dans un " contentement de soi arrogant autant que stupide " (Cornélius Castoriadis). Le savoir, lui, est repoussé hors de l'espace public, au nom de la démocratie radicalisée (nouvelle " pensée unique ") et de la supposée légitimité intellectuelle de la parole spontanée de chacun ; voir Alain Renaut, Sartre, le dernier philosophe, Paris : Grasset, 1993, avant-propos ; Jean-François Mattéi, op. cit.La Barbarie intérieure, chapitre V.

   Hors de l'enseignement aussi, ce qui est plus inquiétant, puisque les cours donnés au lycée doivent désormais être brefs (surtout pas de "prise de tête"!), que l’explication, qui était le centre et la raison d’être du cours classique, est désormais bannie (" certains risqueraient de ne pas les comprendre "...), et que les élèves sont officiellement encouragés à s'exprimer plus qu'à étudier, à construire eux-mêmes leur savoir plutôt qu'à acquérir et assimiler les connaissances et méthodes établies de longue date ; c’est une dérive par rapport aux « méthodes actives » qui faisaient place aux questions et au désir de savoir des élèves. La devise de la pédagogie moderne semble bien être devenue : « Pourquoi enseigner quelque chose plutôt que rien ? » (Adrien Barrot, ancien élève de l'École Normale Supérieure [Ulm, 1988], agrégé de philosophie, L'Enseignement mis à mort, Paris : E. J. L., 2000, collection Librio, page 73).

   Certains ont appelé cela " la fin de l'école républicaine ". D'autres, comme François et Liliane Lurçat, y ont vu un pas " vers une école totalitaire ", école dont la finalité n'est plus d'enseigner des contenus, mais bien de réaliser de façon non républicaine un changement de société, une « transformation sociale » par le biais de la destruction de la culture classique (la table rase de l'Internationale) et l'imposition de cette " culture commune" qui « garantit la cohésion sociale et évite l'exclusion » (Philippe Meirieu, Rapport d'étape, principe 8).

  Exit le rapport au savoir, la rigueur intellectuelle, et notamment, en mathématiques, les démonstrations systématiques (les programmes oscillent entre « on justifiera » et « on admettra »). Les lycéens ont certes davantage d'informations sur le monde que jadis, mais ils le comprennent moins, ils en savent moins, car des informations juxtaposées ne font pas un savoir, ni même une documentation. L’intérêt de la compréhension du monde physique (pourquoi le ciel est-il bleu plutôt que rouge ou vert ? par exemple), en particulier, est trop souvent sous-estimé.


   Sans doute faut-il voir là, plus que les prémices d'une déviation totalitaire de notre République, une dérive effectivement en cours, qui tend à évacuer le travail intellectuel classique, ses instruments et les règles traditionnelles du débat intellectuel – non seulement on ne pourrait plus écrire de poésie après Auschwitz (injonction exorbitante de Theodor Adorno), mais il y aurait une logique d'avant Auschwitz et une logique depuis Auschwitz – . Noam Chomsky nota que : « Dans certains milieux intellectuels français, les principes fondamentaux de toute discussion – à savoir, un respect minimum des faits et de la logique – ont été pratiquement abandonnés » (Réponses inédites, Interview non publiée, § 8, Cahiers Spartacus, n° 128, 1984).
  Au lieu de discuter des opinions, des informations et des connaissances qui les fondent, on déconsidère ceux qui défendent ces opinions et on présente ces informations en remontant à l’extrême droite, voire au nazisme (Gabriel Cohn-Bendit osa faire du nazisme l'enfant naturel de la culture allemande - Ce soir ou jamais, France 3, 8 avril 2010) ; jamais bien sûr au stalinisme, cette mémoire étant, on le sait, hémiplégique. L'existence d'une connaissance désintéressée, de type aristotélicien, est niée, la dérive tend à nous couper des sources anciennes de notre civilisation et de notre langue en appliquant avec succès ce vieux slogan internationaliste : " Du passé faisons table rase [...] Nous ne sommes rien, soyons tout ! ". Le refus des critères d'admission et de la sélection, les slogans "  Une place en fac, c'est un droit ", la validation des acquis professionnels, visent tout simplement à imposer l'égalitarisme dans les faits par le moyen d'un maximalisme de l'égalité dans les revendications. Ce changement de tactique par rapport à la préparation du grand soir de la révolution s'accompagne d'un changement de vocabulaire : le but est désormais la transformation, comme on a pu l'entendre dire en 1998 aux cérémonies du 150e anniversaire du Manifeste du parti communiste.

  Olivier Mongin et Joël Roman avaient perçu ce phénomène qu’ils appelèrent " populisme théorique " dans leur article " Le populisme version [Pierre] Bourdieu ou la tentation du mépris ", Esprit, n° 244, juillet 1998. 

Un mauvais usage des nouveautés technologiques (Internet), où le meilleur côtoie le pire, ainsi que la pression des médias les plus médiocres, apportent leur concours à ce déplorable résultat. Est en bonne voie d'achèvement le programme de mai 1968, que formulait ainsi un gréviste parisien :
« Le savoir, c'est fini. La culture, aujourd'hui, ça consiste à parler. » (propos rapportés par Philippe Labro).


§ VII -  Une activité théorique n'est objective que dans la mesure où elle est ouverte à la discussion libre entre pairs (pairs d'intelligence et de travail) ; c'est cette discussion – et non le cours de l’histoire – qui produit l'objectivité. La disqualification des contradicteurs en tant qu'ennemis ou suspects par les " vigilants " (qui se croient infaillibles) évite d'avoir à leur répondre :

« Le populisme recycle quelquefois des thèmes suspects auxquels il donne une douteuse respectabilité » (Thomas Ferenczi, " Vieilles idées, visages neufs ", Le Monde, 28 février 2002)

échappatoire à cette intersubjectivité pourtant seule fondatrice de la raison : avoir raison, c'est savoir rendre raison de ce que l'on sait. La pensée grecque et son logos, la raison, sont désormais mis en accusation, disqualifiés, en tant que responsables des crimes attribués à l'esclavagisme, au colonialisme ou au nazisme, par les démocrates maximalistes, radicaux, et aussi par certains intégristes religieux. Voir l'émission " Source de vie ", sur France 2, le 6 août 2000, avec Edouard Valdman (auteur de Le Retour du saint) ; The Pink Swastika, tentative d'attribuer, à la suite de Maxime Gorki, l'origine du nazisme aux homosexuels ; voir aussi les propos de Philippe Meirieu dans L’École ou la guerre civile, Paris : Plon, 1997, et ceux cités par J.-F. Forges dans Éduquer contre Auschwitz, histoire et mémoire, E.S.F., 1997.

   Cette mise en cause, soit dit en passant, on est davantage surpris de la trouver, indirectement, chez Hannah Arendt qui, dans What is Freedom ?, attribua à tort la priorité de la découverte du conflit intérieur entre la raison et la volonté à Paul de Tarse (Romains, VII, 15) alors que la connaissance de ce conflit est attestée chez les Grecs anciens (Euripide, Médée, vers 1077-1080) et les Latins (Ovide, Métamorphoses, VII, 20).


  Une nouvelle " loi des suspects " permet donc aux militants et aux hommes de médias d'échapper complètement à l'exigence de compétence et les encourage à parler "librement", c'est-à-dire sans savoir : l’homme de médias PC ne rectifie pratiquement jamais ce qu'il a dit ou écrit sans savoir et avec bonne conscience (politique), fort de son idéologie citoyenne ; élèves et parents d'élèves prétendent désormais juger les professeurs et les contenus des programmes scolaires, voire en décider. Échappant à la fois à la procédure contradictoire et à la condition de qualification, ces vigilants médiatiques, amateurs ou professionnels, se veulent seuls juges de ce qui est exprimable et de ce qui ne l'est pas (élucubrations, propos nauséabonds, dérapages, etc.) selon la conformité ou non des propos tenus à la vulgate de la correction politique.


   Les atteintes systématiques aux libertés d'information, d'expression et de penser (dont je parle ailleurs) sont un trait commun des totalitarismes. On fut donc fort surpris de cette lecture imposée aux chercheurs du rez-de-jardin de la BnF, à chaque utilisation, d'une Charte du bon usage des postes informatiques à la BnF qui indiquait que

" L'utilisation des postes informatiques doit s'effectuer dans le respect des dispositions légales en vigueur réprimant notamment le racisme, le révisionnisme, la pédophilie et la diffamation. "

   Le trafic de drogue, l’espionnage, le proxénétisme ou le grand banditisme seraient-ils anodins ? Et pourquoi ne pas disposer ces avertissements devant les postes téléphoniques ? Si vous ne daigniez pas cliquer sur « J'ACCEPTE », tout s'éteignait ...

 * * * * *

   Les accusations d'élitisme, d'incorrection politique ou d'antisémitisme ne sont jamais discutées " en contradictoire ", l'accusé est d'avance coupable et condamné, par un discours de haine et d'ignorance crasse, et ce qu'il dit est décrété, tout à fait à la façon des théologiens chrétiens du Moyen-Âge parlant du péché de sodomie, " tellement horrible qu'on ne peut l'entendre ". La discussion est refusée, une " autorité morale " demande le silence sur l'œuvre coupable, le combat contre les " élucubrations " et autres " atteintes à la dignité humaine " est revendiqué, attitude qui se rencontre assez souvent sur Internet : certains sites ont  un bouton de dénonciation à côté de chaque commentaire ; plus besoin de lettre anonyme ...

   Ce comportement militant, appelé radicalisme démocratique ou encore citoyennisme, selon Philippe Muray (1945-2006), qui bafoue à la fois l'exigence antique et humaniste de connaissance rationnelle, la liberté d'information (trop souvent confondue avec la seule liberté de la presse écrite) et les droits de la défense, au profit du combat, de la polémique intimidatrice et de la suprématie des positions dites clean, monte en puissance et promet de devenir un totalitarisme conséquent ; Luc Ferry et Alain Renaut eurent raison de voir dans le totalitarisme « le phénomène politique de ce siècle » et non du seul demi [XXe] siècle. Relèvent déjà de l'incorrection politique : l'élitisme républicain de Condorcet, l'anticléricalisme républicain du début du siècle, l'enseignement humaniste, la laïcité traditionnelle, la répulsion à l'égard de la délinquance et des " incivilités ", les réticences vis-à-vis de l’organisation par l’État français de la religion islamique ou l'organisation d'un débat sur l'identité française.

   Dans mon article " Que  dit le Coran de l’homosexualité ?  ", (Têtu, n° 62, décembre 2001, page 72), la simple évocation de l’existence ancienne en France d’un courant libertin, et donc de la possibilité effective, pour les « beurs gays », de ne pas croire, fut coupée ; la dernière phrase de l’article fut modifiée et la phrase suivante supprimée ; je les rétablis ici :
« Le rappel fondamentaliste des injonctions de Loth entraîne pour les gays musulmans en France un conflit d’identité que ne connaissent pas ceux qui se rattachent au courant moderne des Lumières et du libertinage philosophique, et beaucoup moins, voire plus du tout, les chrétiens homophiles et les homos communistes ; l’islam ne connaît pas encore la pastorale individualisée … S’il devait y avoir un clash des civilisations et des mentalités sur la question gay, ce ne serait cependant pas entre judéo-christianisme et islam, mais bien plutôt entre la civilisation scientifique et humaniste gréco-latine et les trois religions asiatiques du Livre qui ne sont pas encore en phase avec la modernité occidentale … »
   Dans le même sens, Jacques Derrida avait souligné « l’irréductibilité profonde du couple judéo-islamique, voire son privilège souvent dénié, au regard du couple confusément accrédité du judéo-christianisme. » (Cf. Foi et savoir et De quoi demain …)


§ VIII - Ce nouvel esprit de démocratie radicalisée mobilise en permanence l’esclavage, la colonisation et Auschwitz pour dénigrer la France, la langue française non " inclusive ", la culture, le droit, la philosophie, la science, ainsi que leur transmission, dénoncés comme inadmissibles et scandaleux dénis de l'égalité inter homines et irrespect violent de la diversité de l'autre, comme procédés excluant ; cet esprit de système est royalement servi par " l'incroyable muflerie des journalistes qui jugent de tout, sans rien lire, sans rien comprendre, avec une ignorance heureuse et en se disant que là ils sont dans le bien ; [mais] le bien n'est jamais donné. " (Alain Finkielkraut). Le terme "journalisme" désigne désormais « autant une idéologie qu’un métier », concluait, après une longue fréquentation de la presse française, Paul Thibaud (né en 1933 en Loire-Inférieure), ancien directeur de la revue Esprit. Il y a plus de trente ans, Guy Hocquenghem (1946-1988) déplorait que règnent, au sujet de la Nouvelle droite et d’Alain de Benoist, un maximum de confusion et un minimum d’enquête dans un dossier écrit par « des journalistes qui n’ont visiblement jamais lu une ligne des théoriciens de la "nouvelle droite" » (" Nouvelle droite : l’Impossible universel ", Libération, 5 juillet 1979).

   Ce qui se défait de plus grave dans notre société, avec cette plus ou moins discrète mutation du marxisme en correction politique, c'est une certaine forme (objective) de probité, de relation au savoir ; Philippe Nemo le déplorait, « le virus marxiste a contaminé tout l’héritage de la gauche des Lumières » ; d’où un mépris de la méthode scientifique et des lettres classiques qui ne peut, soit dit en passant, que conforter les islamistes et leurs amis gauchistes dans leur obscurantisme. Mépris de l’art aussi, qui se trouve instrumentalisé, par exemple dans cet étonnant article :
Alain Lompech ; « Ce n’est pas Berlioz, l’antirépublicain, qui devrait entrer au Panthéon [pour le deux-centième anniversaire de sa naissance] mais Ravel, accompagné par ses mélodies hébraïques et par ses chansons malgaches. En 1925, elles dénonçaient la colonisation et exaltaient le grand art noir. » (“Le beau martyre”, Le Monde, 16 mars 2002).
Cette phrase multiculturelle de l'ancien chroniqueur musical du Monde est un magnifique concentré de politiquement correct contemporain.

   Cependant, la vérité restera, selon la formule d'Edmond Goblot (1858-1935), ce qui :

a) a subi l'épreuve de la critique, et

b) en a triomphé. Autrement dit, le savoir véritable est ce qui, en position d'objet tiers, assigne la même discipline et la même exigence de probité au maître et à l'élève, au chercheur et à l’étudiant, au savant et à l'ignorant conscient de son ignorance, à celui qui énonce et à celui qui critique l'affirmation énoncée. Soit ce que Karl Popper (1902-1994) appela « l’intersubjectivité de la méthode scientifique » (The Open Society and its Ennemies (1945-1966), chapitre 23).


    Le déclin du savoir se caractérise par la passage d'une culture professorale, verticale et hiérarchique du savoir à une "culture" journalistique, faussement horizontale (essayez donc de critiquer un journaliste...) et pseudo-démocratique de l'information, sous-produit qui passe de plus en plus par des témoignages radiodiffusés ou télévisés d’individus λ, souvent même de témoins masqués ou floutés. Le pouvoir médiatique, « caste médiatico-politico-culturelle [qui] ne se reproduit que par cooptation » comme le décrivit si bien Yves-Charles Zarka dans " Démocratie et pouvoir médiatique ", (Cités, n° 10, avril 2002, page 123), déplorant « le règne de la médiocrité et la mise en place de formes rampantes de despotisme » (page 120).), entraîne notre République vers la tyrannie démocratique de l’opinion prétendue dominante, bien davantage que vers la liberté de conscience.


   Le maître – l'élève – le savoir : schéma ternaire dans lequel l'homme de média et le militant n'ont pas de place à occuper, tant les procès médiatiques et la vigilance fébrile, voire hargneuse, les « rappels à l’ordre » (Lindenberg), se confondent avec la désinformation et constituent un nouvel obscurantisme, qui, quand il entend les mots références, savoir, pense élitisme, érudition ou encyclopédisme (trois termes voulus péjoratifs) ; mais il n’a aucune idée de ce qu’est l’érudition véritable ; quand il entend les mots culture, humanisme, il exhibe, sinon son revolver, du moins ses droits de l'homme, mais pas du tout à la manière des aristocrates du XVIIIe siècle ; il vous opposera éternellement (au mieux) le régime de Vichy, ou (au pire) Adolf Hitler, quand vous lui parlerez de la France, de sa culture, de son patrimoine, de ses paysages, de ses autochtones ou de ses institutions.
Cet obscurantisme s’exprimera aussi dans cette élégante devise, proférée par un apédefte (comme écrivaient Rabelais, Tallemant des Réaux et Ménage), un militant de l’inculture dans les cafés-philo parisiens, et peut-être lointainement inspirée de ce mot de l'Ecclésiaste IX, 4, "  Un chien vivant vaut mieux qu'un lion mort. [melior est canis vivus leone mortuo" : « Un intellectuel assis va moins loin qu’un con qui marche.» (Michel Audiard). Ce à quoi on peut facilement répondre que le con, comme tel, a toutes les chances d'aller dans la mauvaise direction, donc de s'égarer. Bref, la suffisance de la bonne conscience du Moi, de la fierté, mise au service des insuffisances et de la faiblesse de la cervelle, de la bêtise ...


§ IX NOTES ET RÉFÉRENCES


1. Le christianisme assimilable à un totalitarisme ? L'historien Jules Isaac répondait oui quand il mettait la charge de la construction de l'antisémitisme (trait affirmé des deux totalitarismes du XXe siècle) sur la religion chrétienne. On peut envisager ces parallèles : idéologie - dogmes religieux ; parti - église, ordres religieux ; organisations - associations. Édouard Dolléans liait christianisme et socialisme : " Les socialistes sont des chrétiens sans le savoir, des chrétiens qui sans doute ont perdu la douceur évangélique, mais n'ont rien oublié de l'intolérance de l'Église. " (" Le caractère religieux du socialisme ", Revue d'économie politique, 1906) ; dès 1885, Frédéric Nietzsche notait le christianisme latent du socialisme.

2. Le journaliste Nicolas Weill déplora en juin 2000 l'emploi du terme totalitarisme, " qui sert souvent de caution à la mise en relation entre le communisme et le nazisme ". Cette remarque sur Ernst Nolte relève-t-elle de l'information, du commentaire, ou d'un militantisme caché ? Une mise en relation ne pourrait poser un problème qu’en tant qu’offense au stalinisme et aux staliniens ; ou bien offense à la doctrine religieuse du supposé peuple juif comme " peuple élu " ou " corps mystique de Dieu " ?


§ X APPENDICE

Étienne Balibar (né en 1942)
Notice nécrologique de Jean-Toussaint DESANTI, parue dans l’Annuaire de l’Association Amicale de Secours des Anciens Élèves de l’École Normale Supérieure (Recueil 2004)

« DESANTI (Jean-Toussaint), né à Ajaccio le 8 octobre 1914, décédé à Paris le 21 janvier 2002. - Promotion de 1935 (Lettres).

Je n’ai pas été l’élève de Jean-Toussaint Desanti, et si son épouse Dominique m’a demandé de rédiger la notice le concernant pour l’Annuaire des Anciens Élèves de l’École Normale Supérieure, c’est au titre d’une vieille amitié de famille doublée de l’admiration que, comme toute ma génération, j’éprouve pour l’enseignement et l’œuvre de son mari. Je la remercie de sa confiance et de son aide, et je voudrais commencer par évoquer, parmi d’autres qui me sont chers, deux souvenirs de celui que ses camarades et ses amis appelaient affectueusement Touky.

Le premier remonte à 1961, alors que je venais d’entrer à l’École et d’y choisir la section de philosophie. Le Quartier latin était en effervescence. Le sentiment de l’urgence politique s’y mêlait à celui d’assister à de grands changements intellectuels, dont le structuralisme naissant n’était que l’un des noms. La guerre d’Algérie, proche d’une fin que rien ne garantissait, vivait ses heures les plus tragiques. L’événement philosophique du moment était la publication par Sartre du premier volume de sa Critique de la raison dialectique dans laquelle, pour situer sa propre version d’une philosophie de la praxis, il déclarait solennellement le marxisme « horizon indépassable de notre temps ». Avec quelques condisciples, j’avais adhéré à l’Union des Etudiants Communistes. Desanti, lui, après beaucoup de ses contemporains et avant d’autres, allait quitter sans bruit le Parti. Mais il participait toujours aux Semaines de la pensée marxiste, dont les débats passionnés et les séminaires studieux rassemblaient par milliers étudiants, militants et intellectuels. C’est ainsi que je me retrouvai avec d’autres « ulmiens » dans une petite salle de la rue Gît-le-Cœur pour écouter ce personnage mythique (auteur d’une Introduction à l’histoire de la philosophie en forme de lecture « matérialiste » de Spinoza, dont Picasso avait dessiné la couverture, et que nous avions cherchée chez tous les bouquinistes), un peu redoutable aussi (n’avait-il pas fulminé les jugements d’orthodoxie marxiste dans les pages de La Nouvelle Critique, que dirigeait le célèbre Jean Kanapa ?), et dont - bien qu’ayant notre propre « maître » dont nous soupçonnions qu’il lui était à la fois proche et très opposé - nous jalousions un peu l’enseignement à nos éternels rivaux de Saint-Cloud, qui étaient aussi nos amis et nos frères de manifs… Ces jours-là, au long d’une série de leçons consacrées à mettre en évidence les apories de la phénoménologie en tant qu’élucidation par la conscience de ses propres structures constitutives (le temps, la relation à autrui, l’histoire), je découvris pour ne plus l’oublier une pratique de la philosophie à la fois scrupuleuse et risquée, reprenant de l’intérieur le mouvement de la conceptualisation (à même le texte des Méditations cartésiennes de Husserl) et le portant à ses limites, pour en dégager la multiplicité des conséquences possibles. Parole d’une simplicité absolue, dénuée de tout jargon dans le commentaire des œuvres les plus spéculatives. Parole dont l’économie recouvrait une étonnante maîtrise des difficultés d’interprétation sur lesquelles nous nous échinions jour après jour, et que beaucoup des commentaires existants ne faisaient à nos yeux qu’obscurcir. On retrouve tout cela, je crois, dans le petit livre qui sortit de ces leçons, d’abord publié aux Editions Sociales en 1963 sous le titre Phénoménologie et praxis, puis réédité en 1976 comme Introduction à la phénoménologie (Idées Gallimard). A la circularité des « opérations réflexives » de la conscience, qu’il décelait dans le mouvement indéfiniment réitéré de la constitution husserlienne de l’ego, Desanti désignait alors comme porte de sortie la praxis marxienne définie comme activité socialement organisée et transformation du monde. Mais il prenait soin d’indiquer qu’il n’y avait là qu’une possibilité parmi d’autres. Et nous comprendrions plus tard qu’il s’agissait pour lui, en contrepoint de son grand travail sur les mathématiques, d’aménager l’horizon de sa propre entreprise épistémologique, pour en rendre « dépassables » les limites initiales.

L’autre souvenir auquel je veux m’attarder un instant me vient des années 80 et 90, à l’Université de Paris I (que nous continuions d’appeler « la Sorbonne », d’autant que nous y occupions toujours les locaux de l’Institut de philosophie où nous avions fait nos études, entre les salles aux noms de résistants héroïques et la bibliothèque poussiéreuse dont l’UFR avait gardé un volume sur deux après la « scission » de 1969). Avec Françoise Dastur, Élisabeth de Fontenay, Michel Fichant, Patrice Loraux, Pierre Macherey, Jean Maurel …, j’étais l’un de ces enseignants recrutés en nombre dans les années de l’explosion démographique et demeurés obstinément fidèles au « rang B », par un mélange de prudence (nous voyions trop bien à quelle restriction des possibilités de travail conduisait l’accumulation des thèses et la bureaucratie de la « recherche », qui n’en était pourtant qu’à ses débuts), d’idéologie démocratique (68 avait proclamé la fin du mandarinat, l’égalité de tous les enseignants devant le « cours-TD », et nous croyions cette révolution irréversible), et du désir que nous avions de maintenir avec les étudiants une relation d’ « aînesse » plutôt que d’autorité, qui nous plaçait à l’occasion dans une position d’intermédiaires inconfortable… Je voyais avec mélancolie notre groupe vieillissant, de moins en moins discernable des murs, même s’il m’arrivait aussi de sentir, au détour d’une conversation ou d’une querelle, que la passion vivait toujours au fond de chacun d’entre nous. Mais pourquoi parler de vieillesse ? Desanti était là, le plus jeune de tous. Sur le tard, il avait rejoint le corps des professeurs, prenant le relais de nos maîtres et de ses amis, [Yvon] Belaval, [Georges] Canguilhem, [Vladimir] Jankélévitch, perpétuant la même alliance souveraine de curiosité universelle et de confiance absolue envers l’interlocuteur, qui faisait notre admiration. Puis il avait atteint « l’âge de la retraite ». Et c’est alors que sa présence était devenue incontournable. Semaine après semaine, sans obligation ni sanction, marchant parfois difficilement (nous savions qu’une hernie discale le faisait cruellement souffrir) mais les yeux brillants (ces fameux yeux plissés…) du plaisir de la rencontre et de l’enseignement, il se dirigeait vers la Salle Cavaillès où l’attendait une armée d’étudiants. À l’occasion je me glissais parmi eux. Ouvrant le Livre IV de la Physique d’Aristote, ou les pages posthumes de Husserl sur Expérience et Jugement, il entreprenait d’en commenter la singularité d’écriture en même temps que la teneur théorique. La philosophie recommençait à exister comme expérience partagée, au point sans cesse déplacé qui fait se recouper l’objectivité des significations et la liberté des interprétations. Je me disais qu’une telle leçon s’entend pour elle-même, dans l’éternité de l’instant, mais qu’il faudrait aussi tenter d’en imiter quelque chose un jour, quand serait venu pour moi aussi le temps de « l’éméritat ».

Jean-Toussaint Desanti était né le 8 octobre 1914 à Ajaccio, dans une famille d’enseignants, d’artisans et d’officiers, marquée par l’expérience de la Grande Guerre. Après ses études secondaires au collège Fesch, il devient interne en khâgne sur le continent, au lycée Thiers de Marseille puis Lakanal à Sceaux (où il est l’élève de Jean Guéhenno). Il est reçu à l’E.N.S. en 1935 (promotion littéraire de Pierre Boutang, Marie-Claire Canque, Pierre-Georges Castex, Aimé Césaire, Renée Charleux, Henri Goube, Georges Pâques, Jacqueline Rochard, Jean Sauvagnargues …). Il suit les cours de Brunschvicg à la Sorbonne et de Kojève à l’École Pratique des Hautes Etudes, et il reçoit à l’École même l’enseignement de deux philosophes, alors en pleine invention de leur pensée, allés puiser aux sources de la nouvelle philosophie phénoménologique « allemande », mais pour en tirer des conclusions opposées : Jean Cavaillès et Maurice Merleau-Ponty, qui le marquent profondément. Il se lie d’une amitié étroite avec son aîné le mathématicien Laurent Schwartz et avec son cadet le philosophe Maurice Clavel. Au bal de l’Ecole de 1937, il rencontre Dominique Persky, née en 1919, fille d’un émigré russe, avocat libéral, écrivain et traducteur, dont il tombe amoureux. Ils se marient l’année suivante, officiellement pour émanciper la jeune étudiante encore mineure, et constituent pour toute la vie - sur la base d’un « contrat » de liberté et de fidélité périodiquement renouvelé - l’un des couples emblématiques, admiré et contesté, de la vie littéraire française. Chacun suivant sa voie (la journaliste et écrivaine, le philosophe et professeur), ils n’en partagent pas moins les engagements politiques, les amitiés et les rencontres, les après-coup de la réflexion. De tout cela ils ont témoigné ensemble dans leur livre (écrit avec Roger-Pol Droit) : La Liberté nous aime encore, Editions Odile Jacob, janvier 2001.

Dans les années de khâgne et d’École, Desanti, entré à l’Union fédérale des étudiants (communiste), non sans quelques sympathies pour le trotskisme, participe à la mobilisation antifasciste, faisant à l’occasion le coup de poing contre les Ligues, et défendant avec ses amis Pierre Hervé et Pierre Courtade la ligne « de gauche » au sein du Front populaire. Il ressent l’effet démoralisant de la non-intervention en Espagne, puis du Pacte germano-soviétique. Quand surviennent la guerre et la défaite, Desanti, mobilisé à Montpellier, n’est pas encore agrégé. Avec Dominique et quelques amis (dont le philosophe François Cuzin, connu en khâgne, qui sera fusillé en 1944), il crée un petit groupe de résistance (publiant le bulletin « Sous la botte »), qui se renforce avec l’arrivée de Sartre et de Simone de Beauvoir en 1941 et devient « Socialisme et liberté ». Nommé professeur à Vichy après sa réussite à l’agrégation en 1942, il réside à Clermont-Ferrand et devient membre du mouvement animé par les communistes, le Front National de lutte pour l’indépendance de la France. Il adhère au P.C.F. clandestin, participe à la libération de l’Auvergne et rédige (toujours avec Dominique) deux des journaux locaux issus de la Résistance (Le National et Le Patriote). Il enseigne ensuite la philosophie aux lycées de Saint-Quentin et de Chartres, Lakanal (Sceaux) et Saint-Louis (Paris), et fait un séjour de deux ans au CNRS, tout en poursuivant ses activités de militant et d’écrivain. Il est nommé en 1960 maître-assistant à l’É. N. S. de Saint-Cloud, dont il dirigera les études de philosophie jusqu’en 1971, date à laquelle il deviendra professeur à l’Université de Paris I (Panthéon-Sorbonne). En 1968, il soutient sa thèse intitulée « Recherches épistémologiques sur le développement de la théorie des fonctions de variables réelles ». De 1992 à 1994 il continue son séminaire comme « professeur émérite ». Il reçoit en 1989 le Grand Prix National des Lettres, est décoré de la Légion d’Honneur en 1993 et reçoit en 1999 le titre d’Officier du Mérite National.

La vie publique et l’itinéraire intellectuel de Desanti sont partagés en deux par l’histoire de son adhésion au Parti communiste et de la critique à laquelle il l’a rétrospectivement soumise, qui le conduisit en quelque sorte à « changer de peau ». Desanti avait participé en 1948 à la fondation de La Nouvelle Critique. Revue du Marxisme militant, dont il devint l’un des principaux rédacteurs, et qui se proposait de mener la lutte idéologique dans le contexte de la guerre froide. Il y publia de nombreux articles alliant la polémique parfois violente avec l’élaboration théorique « marxiste », dont certains eurent un grand retentissement et lui valurent autant d’admirateurs d’un côté que d’adversaires irréconciliables de l’autre : en particulier « Science bourgeoise et science prolétarienne » ([n° 8, juillet-août ] 1949 [, pages 32-51]), dans lequel il reprenait à sa façon la thèse des « deux sciences » énoncée par Andreï Jdanov en 1947 ; « Staline, savant d’un type nouveau » ([n° 11, décembre] 1949) ; « Merleau-Ponty ou la décomposition de l’idéalisme », article qui le brouilla avec son maître et ami, dont la critique du communisme n’était pas moins virulente à l’époque (voir Humanisme et Terreur, 1947, et Les aventures de la dialectique, 1955) ; « Kant est-il existentialiste ? », 1953 ; « Sur les intellectuels et le communisme », 1956. Desanti expliquera ensuite que, venu au communisme pour des raisons essentiellement politiques, et concevant le « matérialisme dialectique » comme l’arme du parti de la classe ouvrière dans le champ de la culture et des idées, il avait concilié subjectivement sa « langue philosophique natale » avec la « langue de combat » que représentait le marxisme stalinien, au moyen d’une variante de la théorie classique de la double vérité. Cette duplicité fondée sur l’adhésion à une contre-société qui se fixe pour mission de faire triompher la justice au détriment de l’ordre établi, devint moralement et intellectuellement intenable quand furent dénoncés les « crimes de Staline » et que se manifestèrent l’ampleur de la répression politique et sociale en URSS, la logique de monopolisation du pouvoir par les appareils communistes, et la nature impérialiste des liens associant les pays du camp socialiste. Dominique Desanti quitta le PCF en 1956, après les événements de Hongrie. Jean-Toussaint, quant à lui, restera membre du parti jusqu’au début des années 60, abandonnant peu à peu toute activité militante et résistant aux sollicitations de prolonger son activité d’ « intellectuel organique de la classe ouvrière », tout en sympathisant avec certaines tentatives de critique interne, vite réduites à l’impuissance, dans lesquelles étaient engagés son ami l’historien des mathématiques Maurice Caveing et d’autres intellectuels comme Jean-Pierre Vernant ou Madeleine Reberioux. Il se refusa longtemps à entrer dans le jeu de l’autocritique, et ce n’est qu’en 1975, dans sa contribution à l’ouvrage de Dominique Desanti, Les Staliniens, une expérience politique, 1944-1956 (Fayard), qu’il commença à proposer une analyse du phénomène de la « croyance communiste », dont il avait été lui-même le porteur et le propagateur, à laquelle il consacrera ensuite de longues analyses à la fois personnelles et théoriques dans Un destin philosophique (Grasset, 1982). Chez Desanti comme chez bien d’autres, la fin de l’engagement au parti communiste n’entraîna pas toutefois le désintérêt pour la politique ou le refus de se mobiliser pour des causes progressistes. C’est ainsi qu’il participa activement aux manifestations et aux pétitions contre la guerre d’Algérie, ainsi qu’à quelques actions d’aide au F.L.N. clandestin, puis aux manifestations et débats de mai 1968 dans la Sorbonne « occupée » par les étudiants. Il entretiendra des relations assez étroites avec certains des leaders du mouvement maoïste dans les années 70, mais sans adhérer au mouvement lui-même comme le feront Sartre ou Foucault selon des modalités diverses. La décoration reçue des mains du Président Mitterrand en 1993 fut bien entendu motivée et justifiée par la reconnaissance tardive des actes de résistance de Desanti, mais elle signale aussi le rôle de référence qui fut le sien au sein de l’intelligentsia de gauche au cours de ses dernières années.

L’activité philosophique de Desanti est à double face, « ésotérique » et « exotérique » selon la distinction appliquée initialement à l’œuvre d’Aristote. Son enseignement a laissé une trace intense chez de très nombreux élèves dont plusieurs ont rendu éloquemment témoignage. L’œuvre publiée qui en recueille une partie des matériaux et en prolonge souvent la forme dialoguée, leur ajoute une élaboration savante et dégage peu à peu une cohérence, tout en se refusant à adopter la forme du système. Pour la commodité on distinguera deux groupes d’ouvrages, bien que le partage des styles et des matières ne s’y opère pas de façon stricte.

Dans le livre sur Les Idéalités mathématiques tiré de sa thèse (Editions du Seuil, 1968) et dans le recueil ultérieur La philosophie silencieuse ou critique des philosophies de la science (Seuil, 1975), Desanti a fourni une contribution remarquée à l’épistémologie des mathématiques et il a proposé une réflexion philosophique plus générale sur le statut de la « mathèsis ». Après la disparition de Cavaillès et de Lautman, la philosophie française de la deuxième moitié du XXe siècle a repris le projet d’une philosophie des mathématiques puisant aux sources d’une connaissance interne de la discipline et de ses développements récents. Trois noms, peut-être quatre s’imposent ici, et Desanti est l’un d’eux. Son originalité tient dans le choix de laisser de côté les problèmes traditionnels du critère ou du statut de la vérité mathématique, aussi bien sous la forme platonicienne (démarcation entre la certitude propre aux objets idéaux et l’incertitude des objets sensibles) que sous la forme transcendantale (définition des a priori de la connaissance, en particulier ses « intuitions » propres) ou sous la forme positiviste (description des procédures de formalisation et de leur sémantique), pour s’intéresser à une autre question qui est celle des « médiations » par lesquelles une théorie mathématique « naïve » ou élémentaire s’ouvre à sa propre généralisation, et par conséquent à sa refondation en termes plus abstraits. L’exemple choisi n’est évidemment pas quelconque : c’est celui de la théorie des fonctions de variables réelles, qui constitue le site du passage de la conception traditionnelle des nombres et des fonctions sur lesquels sont définies à l’origine les opérations d’intégration et de différenciation à la conception post-cantorienne des ensembles de points munis des structures de la topologie générale. D’où l’intérêt particulier de Desanti pour le processus (non pas historique, mais conceptuel) de la définition des axiomes à partir de la « conscience d’horizon » propre à une totalité théorique donnée. Les « idéalités » dont parle le titre (et dont il dira dans une formule frappante qu’elles ne sont « ni du Ciel ni de la Terre ») ne sont pas tant les êtres mathématiques eux-mêmes que les moments génétiques successifs de la mathématisation : « objets-théories », « formes d’axiomes », régions « aveugles », « thématisées » ou « non thématiques », dont la tension ne cesse de réactiver les significations sédimentées et autorise la mobilité de la conscience théorique du mathématicien. Tout ceci bien entendu n’est pas exposé comme une combinatoire abstraite, mais dans le cours d’une relecture (ou comme dit Desanti, d’un apprentissage) des textes mathématiques, qui s’efforce de reproduire la façon même dont l’enchaînement des abstractions finit par imprimer à la pensée les caractères de la concrétude. Il s’en est expliqué notamment dans un grand entretien qu’il faut citer avec son élève Hourya Sinaceur (« Le langage des idéalités », in Hommage à Jean-Toussaint Desanti, TER, Mauvezin 1991).

Cette méthode est ensuite généralisée (dans les essais de La Philosophie silencieuse) sous la forme d’une critique des discours philosophiques qui tentent (de Platon à Hegel et Husserl…) de procéder à une « intériorisation » des énoncés scientifiques à leur propre discours, ce qu’il est allé jusqu’à désigner de façon provocatrice comme un « phagocytage », dans les modalités du fondement, de la réflexion, ou de la totalisation (on pourrait ajouter la « structure »). Mais à cette tâche négative (qui n’en projette pas moins une lumière très vive sur le mode de pensée des philosophes et la genèse des grands systèmes) s’en conjoint immédiatement une autre, à la fois plus positive et « modeste » dans son obstination. Elle consiste, après avoir reproduit l’enchaînement des concepts et dégagé les opérations de leur « production », à cerner les vides du savoir constitué, ou encore à formuler les « problèmes de troisième espèce » qui, portant sur la nature même des objets de ce savoir (légitimité des procédures de construction des formalismes, domaine de validité du concept classique de causalité, naissance et disparition des structures…), obligent à en repenser les limites de façon critique.

Le second groupe des ouvrages de Desanti consiste en dialogues réécrits avec des disciples et interlocuteurs amicaux, qui transforment le cours de philosophie en « inversant » la relation pédagogique, pour soumettre le maître lui-même à la maïeutique. C’est là que Desanti a élaboré et soumis à la discussion sa philosophie politique et finalement sa métaphysique (Le Philosophe et les pouvoirs, Entretiens avec Pascal Lainé et Blandine Barret-Kriegel, Calmann-Lévy 1976 ; Réflexions sur le temps. Variations philosophiques I, Conversations avec Dominique-Antoine Grisoni, Grasset 1992 ; Philosophie : un rêve de flambeur. Variations philosophiques 2, Conversations avec Dominique-Antoine Grisoni, Grasset 1999). [Balibar : " Auxquels on ajoutera désormais l’ensemble à plusieurs voix assemblé par Marie José Mondzain autour de textes de Desanti : Voir ensemble, Gallimard 2003. "] Il est impossible d’en résumer les thèmes en quelques mots, mais on peut dire que s’y recoupent de différentes façons trois interrogations. Avant tout, bien entendu, celle qui porte sur la nature du temps, dont Desanti s’attache à expliciter la « circularité » aporétique à partir de la constatation que le flux de l’expérience vécue et la discursivité du langage se présupposent toujours l’un l’autre, ce qui le conduit à renouveler la définition du concept husserlien d’intentionnalité, en le rattachant non pas au mouvement de la conscience, mais à la constitution paradoxale du présent par la « marque » même (ou la visée) de l’absence, qu’on peut considérer comme la racine de toute activité symbolique. Mais aussi celle qui porte sur la constitution (« cristallisation ») du rapport subjectif par lequel une activité individuelle ou collective de contestation et d’exercice du pouvoir se « solidifie » en appartenance et en institution. Et enfin celle qui porte sur le genre d’activité discursive (et dialogique) de la philosophie, que Desanti pense selon la métaphore du « jeu », avec sa triple signification de liberté, de risque et de réciprocité, qu’il ramène à une notion plus primordiale d’écart, dans laquelle il désigne à la fois la condition de possibilité et l’antithèse de toute signification réifiée (ce qu’il appelle le « semblant-solide », dont la tâche de l’exercice philosophique est de nous délivrer).

À côté de ces deux séries d’ouvrages, et comme au point d’origine idéale de leur corrélation, Desanti avait publié un ouvrage singulier, en forme de réaction à une interpellation personnelle : Un Destin philosophique, écrit pour répondre à une question de Maurice Clavel et paru après la mort brutale de ce dernier [en avril 1979]. Le cœur en est une phénoménologie de la croyance collective, dont Desanti fait un moment du problème anthropologique beaucoup plus fondamental de la « capture » du sujet dans le réseau « symbolico-charnel », c’est-à-dire dans l’espace historique des corps incomplets que nous sommes, et qui n’ont d’autre ressource que l’usage des signes pour pallier le manque et la dépendance qu’ils éprouvent du fait de leur irrémédiable séparation. Le corrélat de cette capture, c’est un mode vécu, ou plutôt vital, du rapport à la vérité, que Desanti appelle non pas « adhésion », mais « adhérence », toujours guetté par la possibilité de son effondrement. C’est pourquoi il mène aussi bien à la constitution des « arrière-mondes » dans lesquels le sujet entend et parle « sur la scène de l’Autre » (celui des vérités de parti, d’Église, plus généralement d’institution), qu’à la décision éthique exceptionnelle appelée par l’anéantissement soudain de la loi, ou à l’exercice patient de la lecture philosophique qui se nourrit de la découverte permanente de l’altérité au sein des écritures transmises par la tradition.

Cette insistance simultanée sur la corporéité, le côté « charnel » de la pensée, et sur la fonction déterminante du symbolique (écart, signes, flèches, nominations et dialectisations) est caractéristique de la philosophie de Desanti. Par sa double critique des tentatives de « méta-langage » logique ou spéculatif et du recours au critère de la « conscience originaire » en philosophie, elle relève de ce qu’on peut appeler une pensée de l’immanence - mais qui se distingue d’autres antérieures ou contemporaines par sa défense intransigeante de la rationalité. Il faut voir là, sans doute, un trait de « spinozisme », bien que Desanti n’ait finalement jamais livré (du moins par écrit) le commentaire de Spinoza dont il dit avoir été constamment préoccupé. Mais on peut aussi la rattacher à la double inspiration héritée de Cavaillès, chez qui la pensée se rationalise à l’infini par la « dialectique du concept », et de Merleau-Ponty, chez qui l’horizon d’historisation du monde et des choses s’enracine dans l’expérience du « corps propre ». Ainsi Desanti aura-t-il su construire en fin de compte, pour ses deux maîtres, un espace de rencontre à la fois inattendu et non-arbitraire, jetant un pont par dessus ce que certains de ses contemporains avaient perçu comme le grand clivage de la philosophie française d’après-guerre. » 





mardi 23 août 2022

L'ARTICLE "GAYSSOT" (Loi du 13/7/1990) ET LA DÉFUNTE LOI BOYER

Voir aussi 

POLICE DE LA PAROLE ET CORRECTION POLITIQUE
Denis Diderot : « Nous parlerons contre les lois insensées jusqu’à ce qu’on les réforme ; et, en attendant, nous nous y soumettrons. Celui qui, de son autorité privée, enfreint une mauvaise loi, autorise tout autre à enfreindre les bonnes. » (Supplément au Voyage de Bougainville, 1796, écrit en mai 1776). 

A /  Le politiquement correct, ou, mieux dit, la correction politique (correction au double sens de rectification et de punition), incarne aujourd'hui ce Big Brother d'Orwell à la fois guide, surveillant, censeur médiatique et pénal des paroles. La " Gayssot attitude ", initiée dès 1986 par des députés socialistes au nom de la " défense de la vérité ", en acte en 1990 et prolongée par les lois mémorielles de janvier et mai 2001, et février 2005, par la loi Perben/Halde du 30 décembre 2004, puis par le vote de l'Assemblée du 22 décembre 2011 et du Sénat le lendemain (loi "génocide arménien" retoquée par le Conseil constitutionnel, mais qui faillit nous être resservie en décembre 2015), bloquent la marche du savoir, selon l'expression de l’historien français François Furet [1], car par la censure qu'elle établit, elle empêche la double confrontation des arguments et des éléments de documentation.

Dans Le Monde du 28/29 janvier 1990, le journaliste militant Edwy Plenel dénonçait un maître de conférences de l'université Lyon III-Jean Moulin, Bernard Notin, auteur dans le n° 32 hors-série (août 1989) d'Économies et Sociétés (P.U. de Grenoble), d'un article contenant ces lignes :
   " Le réel passe alors en jugement devant l'irréel [Belle formule, que je reprends souvent]. Le thème, historique, des chambres à gaz homicides, est très révélateur de ce procès. Les preuves proposées pour en démontrer l'existence évoluent au gré des circonstances et des époques mais s'extraient d'une boite à malices comprenant trois tiroirs : Tout en bas : la visite des locaux (peu crédibles). Au milieu : l'affirmation des vainqueurs (elles ont existé). En haut : les on-dits (histoire de l'homme qui a vu l'homme qui...). Au total, on en postule l'existence, et qu'importe la réalité de cette réalité. On reconnaîtra là le fondement de toute tyrannie. "
Bizarrement, cet article n'est même plus mentionné dans l'index de la revue...

* * * * *
" Ils [les historiens] savent que la recherche, qui a beaucoup progressé, n’a pas hésité à transgresser des tabous déjà inscrits dans la mémoire : non, nous n’avons pas de preuves du fonctionnement d’une chambre à gaz à Dachau ; non, quatre millions d’êtres humains n’ont pas disparu à Auschwitz. [...] La loi impose des interdits, elle édite des prescriptions, elle peut définir des libertés. Elle est de l’ordre du normatif. Elle ne saurait dire le vrai. Non seulement rien n’est plus difficile à constituer en délit qu’un mensonge historique, mais le concept même de vérité historique récuse l’autorité étatique. L’expérience de l’Union soviétique devrait suffire en ce domaine. Ce n’est pas pour rien que l’école publique française a toujours garanti aux enseignants le libre choix des manuels d’histoire. "
Madeleine Rebérioux, « Le génocide, le juge et l’historien », L’Histoire, n°138, novembre 1990.

Ce que l’on appelle aujourd'hui « loi Gayssot » (loi 90-615 du 13 juillet 1990), instituait, en son article 9, le nouvel article 24 bis de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse. Article modifié par la loi n° 2017-86 du 27 janvier 2017 relative à l'égalité et à la citoyenneté et par l'article 38 de la loi n° 2021-1109 du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République.

  La Cour de cassation refusa quatre fois la possibilité d'un examen de cet article par le Conseil constitutionnel via une QPC :
Arrêts des :
7 mai 2010,
21 juin 2011 (Dieudonné),
5 décembre 2012,
6 mai 2014 (Vincent Reynouard).

Le 6 octobre 2015, cette même Cour accepta enfin la QPC posée par Vincent Reynouard, pour la raison suivante :
" La disposition critiquée, qui incrimine la seule contestation des crimes contre l’humanité définis par l’article 6 du statut du tribunal militaire international annexé à l’accord de Londres du 8 août 1945 et qui ont été commis, soit par des membres d’une organisation criminelle en application de l’article 9 dudit statut, soit par une personne reconnue coupable de tels crimes par une juridiction française ou internationale, est susceptible de créer une inégalité devant la loi et la justice. "
QPC 2015-512 : Le Conseil constitutionnel jugea ensuite que cette disposition n'était contraire ni à la liberté d'expression
" 7. les dispositions contestées ont pour objet de réprimer un abus [incitation au racisme et à l'antisémitisme] de l'exercice de la liberté d'expression et de communication qui porte atteinte à l'ordre public et aux droits des tiers [...] seule la négation, implicite ou explicite, ou la minoration outrancière de ces crimes est prohibée. "
ni au principe d'égalité
" 10. la négation de faits qualifiés de crime contre l'humanité par une décision d'une juridiction française ou internationale reconnue par la France se différencie de la négation de faits qualifiés de crime contre l'humanité par une juridiction autre ou par la loi "
Décision n° 2015-512 QPC du 8 janvier 2016. (séance du 7 janvier 2016, où siégeaient : M. Jean-Louis DEBRÉ, Président, Mmes Claire BAZY MALAURIE, Nicole BELLOUBET, MM. Guy CANIVET, Renaud DENOIX de SAINT MARC, Jean-Jacques HYEST, Lionel JOSPIN et Mme Nicole MAESTRACCI).


B / Alinéas de l'article 24 bis de cette loi sur la liberté de la presse :


[« 2° Ou la négation, la minoration ou la banalisation de ce crime constitue une incitation à la violence ou à la haine à l’égard d’un groupe de personnes ou d’un membre d’un tel groupe défini par référence à la prétendue race, la couleur, la religion, l’ascendance ou l’origine nationale. » : Dispositions déclarées non conformes à la Constitution par la décision du Conseil constitutionnel n° 2016-745 DC du 26 janvier 2017, considérant 197]


Références que cet article ne donne pas :

[I] Article 6 (c) du Statut :
" Les Crimes contre l’Humanité " : " C’est-à-dire l’assassinat, l’extermination, la réduction en esclavage, la déportation, et tout autre acte inhumain commis contre toutes populations civiles, avant ou pendant la guerre, ou bien les persécutions pour des motifs politiques, raciaux ou religieux, lorsque ces actes ou persécutions, qu’ils aient constitué ou non une violation du droit interne du pays où ils ont été perpétrés, ont été commis à la suite de tout crime rentrant dans la compétence du Tribunal, ou en liaison avec ce crime. "
[II] Article 9 du Statut :
" Lors d'un procès intenté contre tout membre d'un groupe ou d'une organisation quelconques, le Tribunal pourra déclarer (à l'occasion de tout acte dont cet individu pourrait être reconnu coupable) que le groupe, ou l'organisation à laquelle il appartenait était une organisation criminelle. Après avoir reçu l'acte d'accusation, le Tribunal devra faire connaître, de la manière qu'il jugera opportune, que le Ministère Public a l'intention de demander au Tribunal de faire une déclaration en ce sens et tout membre de l'organisation aura le droit de demander au Tribunal à être entendu par celui-ci sur la question du caractère criminel de l'organisation. Le Tribunal aura compétence pour accéder à cette demande ou la rejeter. En cas d'admission de la demande, le Tribunal pourra fixer le mode selon lequel les requérants seront représentés et entendus. "


L’expression « chambres à gaz » ne figure pas dans les textes cités aux §§ [I] et [II].

Parmi les auteurs signataires de cet Accord concernant la poursuite et le châtiment des grands criminels de guerre des Puissances européennes de l'Axe et statut du tribunal international militaire. Londres, 8 août 1945, figuraient les Français Henri Donnedieu de Vabres (1880-1952) et Robert Falco (1882-1960). 


Dispositions annexes :

Article 48-2
Toute association régulièrement déclarée depuis au moins cinq ans à la date des faits, qui se propose, par ses statuts, de défendre les intérêts moraux et l'honneur de la Résistance ou des déportés peut exercer les droits reconnus à la partie civile en ce qui concerne l'apologie des crimes ou délits de collaboration avec l'ennemi et en ce qui concerne l'infraction prévue par l'article 24 bis.

Article 50-1 (créé par l'article 39 de la Loi Sarkozy n°2007-297 du 5 mars 2007 relative à la prévention de la délinquance)

Lorsque les faits visés par les articles 24 et 24 bis résultent de messages ou informations mis à disposition du public par un service de communication au public en ligne et qu'ils constituent un trouble manifestement illicite, l'arrêt de ce service peut être prononcé par le juge des référés, à la demande du ministère public et de toute personne physique ou morale ayant intérêt à agir.

Article 65-3
Pour les délits prévus par les septième et huitième alinéas de l'article 24, l'article 24 bis, les deuxième et troisième alinéas de l'article 32 et les troisième et quatrième alinéas de l'article 33, le délai de prescription prévu par l'article 65 [al. 1 : trois mois] est porté à un an.
« Pour ces délits, le deuxième alinéa de l'article 65 n'est pas applicable. » »

* * * * *

   Une société de connaissance ouverte, héritière des cultures grecque et romaine, ne peut plus accepter une disposition telle que l'article 24bis de la loi Gayssot soumettant le débat, public ou spécialisé, présent et futur aux décisions d’un tribunal militaire selon les Accords de Londres (et l'annexe dite Statut de Nuremberg) du 8 août 1945 ;  cela il y a plus de 78 ans, alors même que l'histoire de la Seconde guerre mondiale en était au point zéro, que l'État totalitaire de Staline était partie prenante de ce tribunal militaire. Comme l'écrivait l'historien François Furet six ans après l'adoption de cette loi, « L’Holocauste [...] doit d’autant moins faire l’objet d’un interdit préalable que bien des éléments en restent mystérieux et que l’historiographie sur le sujet n’en est qu’à son commencement. »

De plus, le Gouvernement provisoire de la République française (juin 1944 / octobre 1946) signataire de ces accords n'émanait pas du suffrage universel (les premiers scrutins n'ayant eu lieu que le 21 octobre 1945), ce qui n'assure pas à ces Accords de Londres la condition constitutionnelle de l'article 55 C., soit des " traités ou accords régulièrement ratifiés ou approuvés ".

  Georges Clémenceau aurait déclaré : " La justice militaire est à la justice ce que la musique militaire est à la musique. " La France supprima la justice militaire de la Cour de sûreté de l'État (loi 81-737 du 4 août 1981) ; et voilà qu'elle institue durablement l'histoire militaire ...

  Enfin, le caractère rétroactif et ad hoc de la définition du crime contre l'humanité heurte les fondements du droit, dont le principe général du droit (PGD) de non-rétroactivité de la loi pénale.

  L'application  concrète de cette disposition Gayssot oscille entre une injonction de proclamer une croyance aux gazages ou au chiffre mythique de six millions, et l'interdiction d'émettre une incroyance ou un doute quelconque. C'est ici un obscurantisme, un refus de savoir, qui est à l'œuvre, comme d'ailleurs dans la loi Halde (loi Perben) du 30 décembre 2004 sur la question de l'homophobie
" TITRE III : RENFORCEMENT DE LA LUTTE CONTRE LES PROPOS DISCRIMINATOIRES À CARACTÈRE SEXISTE OU HOMOPHOBE "
avec cette ahurissante et liberticide notion de " propos discriminatoires ".


C /  La loi du 26 janvier 1984, article 3, alinéa 1 (devenu l'article L. 141-6 du Code de l'Éducation), énonce un principe fondamental reconnu par les lois de la République (PFRLR) :
  " Le service public de l’enseignement supérieur est laïc et indépendant de toute emprise politique, économique, religieuse ou idéologique ; il tend à l’objectivité du savoir ; il respecte la diversité des opinions. Il doit garantir à l’enseignement et à la recherche leurs possibilités de libre développement scientifique, créateur et critique. "
  La mécanique de la  correction politique va-t-elle si vite que ces mots ne veuillent plus rien dire aujourd’hui ? Dans la culture occidentale, on se devrait, pour la qualité de l’Instruction publique, de fournir en permanence les éléments objectifs établissant les faits scientifiques ou historiques, justifiant les diverses théories ou politiques élaborées à partir de ces faits. On ne peut s’en tenir à la position irréfléchie et improvisée de 34 historiens français qui eurent ce que le philosophe Paul Thibaud, alors directeur de la revue Esprit, appela "un réflexe de cordon sanitaire" ; ils proclamèrent leur refus de débattre :
 "Il ne faut pas se demander comment, techniquement, un tel meurtre de masse a été possible. Il a été techniquement possible puisqu’il a eu lieu. [...] Il n’y a pas, il ne peut pas y avoir de débat sur l’existence des chambres à gaz." (Le Monde, 21 février 1979).
  Plusieurs d’entre eux s'opposèrent par la suite à cet "article Gayssot", et aucun des historiens français alors spécialistes de la Seconde guerre mondiale : Henri Amouroux, Henri Michel, René Rémond, n'avait signé cette proclamation. Le linguiste Noam Chomsky rappela, à Ce soir ou jamais (31 mai 2010), les raisons pour lesquelles il défendait en 1980, par une préface remarquée au Mémoire en défense de Robert Faurisson, sa conception radicale de la liberté d'expression.

   Le philosophe Jean-François Lyotard (1924-1998) posait cette " question de méthode " :
" Comment savoir que l’adversaire est de mauvaise foi, tant qu’on n’a pas cherché à le convaincre et qu’il n’a pas manifesté par sa conduite son mépris des règles scientifiques ? " (Le Différend, Paris : Minuit, 1983, paragraphe 34).
La « Gayssot attitude » rencontra l’opposition, répétée deux fois, du Sénat ; cette loi du 13 juillet 1990, longtemps non contrôlée à par le Conseil constitutionnel [2], fut déplorée par la majorité des historiens et des juristes, de même que l’ensemble des lois ou résolutions mémorielles : reconnaissance du génocide arménien par la loi du  29 janvier 2001loi Taubira sur l'esclavage du 21 mai 2001 et  loi du 23 février 2005 sur la colonisation.


Appel du 12 décembre 2005 de "Liberté pour l’histoire" :
  " Émus par les interventions politiques de plus en plus fréquentes dans l’appréciation des événements du passé et par les procédures judiciaires touchant des historiens et des penseurs, nous tenons à rappeler les principes suivants : L’histoire n’est pas une religion. L’historien n’accepte aucun dogme, ne respecte aucun interdit, ne connaît pas de tabous. Il peut être dérangeant. L’histoire n’est pas la morale. L’historien n’a pas pour rôle d’exalter ou de condamner, il explique. L’histoire n’est pas l’esclave de l’actualité. L’historien ne plaque pas sur le passé des schémas idéologiques contemporains et n’introduit pas dans les événements d’autrefois la sensibilité d’aujourd’hui. L’histoire n’est pas la mémoire. L’historien, dans une démarche scientifique, recueille les souvenirs des hommes, les compare entre eux, les confronte aux documents, aux objets, aux traces, et établit les faits. L’histoire tient compte de la mémoire, elle ne s’y réduit pas. L’histoire n’est pas un objet juridique. Dans un État libre, il n’appartient ni au Parlement ni à l’autorité judiciaire de définir la vérité historique. La politique de l’État, même animée des meilleures intentions, n’est pas la politique de l’histoire. C’est en violation de ces principes que des articles de lois successives - notamment lois du 13 juillet 1990, du 29 janvier 2001, du 21 mai 2001, du 23 février 2005 - ont restreint la liberté de l’historien, lui ont dit, sous peine de sanctions, ce qu’il doit chercher et ce qu’il doit trouver, lui ont prescrit des méthodes et posé des limites. Nous demandons l’abrogation de ces dispositions législatives indignes d’un régime démocratique. "

   Les signataires de cet appel : " Jean-Pierre Azéma, Elisabeth Badinter, Jean-Jacques Becker, Françoise Chandernagor, Alain Decaux, Marc Ferro, Jacques Julliard, Jean Leclant, Pierre Milza, Pierre Nora, Mona Ozouf, Jean-Claude Perrot, Antoine Prost, René Rémond, Maurice Vaïsse, Jean-Pierre Vernant, Paul Veyne, Pierre Vidal-Naquet et Michel Winock. " http://www.lph-asso.fr/

   Parce que pris sous le coup de l’émotion exploitée politiquement de la profanation du cimetière juif de Carpentras (nuit du 8 au 9 mai 1990), Jacques Toubon, ancien Défenseur des droits, déplora cet article Gayssot :
« Certains objectent que si c'est bien l'histoire qui fait la vérité et si ce n'est pas à la loi de l'imposer, certains propos vont trop loin et il ne faut pas permettre de les exprimer. Mais c'est glisser insensiblement vers le délit politique et vers le délit d'opinion. [... ] Sur le principe, l'article 24 bis représente, à mon avis, une très grave erreur politique et juridique. Il constitue en réalité une loi de circonstance, et je le regrette beaucoup. Une année s'est écoulée. Nous ne sommes pas à un mois des événements de Carpentras. [... ] Il est parfaitement clair que l'institution d'un délit de révisionnisme a fait régresser notre législation, car c'est un pas vers le délit d'opinion. Cela a fait régresser l'histoire parce que cela revient à poser que celle-ci peut-être contestée. Je suis contre le délit de révisionnisme, parce que je suis pour le droit et pour l’histoire, et que le délit de révisionnisme fait reculer le droit et affaiblit l’histoire ». [Assemblée Nationale, IXe législature, troisième séance du 21 juin 1991].
  Le 7 octobre 1996, l’Académie des Sciences Morales et Politiques, à l’unanimité, souhaita que l’on revienne sur cette disposition (Le Figaro, 18 octobre 1996). Plusieurs juristes français exprimèrent rapidement réticences et inquiétudes face à une disposition d’inspiration totalitaire, comme le souligna Noam Chomsky sur France 3. Selon François Terré, professeur agrégé de philosophie du droit à Paris-II,
« En érigeant le révisionnisme - lequel est aberrant - en infraction pénale, on porte atteinte : a) à la Déclaration de 1789 : " Nul ne doit être inquiété pour ses opinions [...] " b) à la libre recherche scientifique, consacrée par les lois de la République, et dont la liberté d’expression est une illustration [en fait : la source]. » (Le Figaro, 29 juin 1990, page 2)
L’historien de la littérature russe Georges Nivat (ENS-Ulm), contacté au sujet de " La littérature témoin de l'inhumain ", son article dans l'Encyclopaedia Universalis, écrivit : « Je n’approuve pas la loi qui institue un délit de contre-vérité historique » (communication personnelle).

   Les procès contre Robert Faurisson, puis des affaires récentes ont montré que cette disposition est devenue, sous couvert de lutte contre l’antisémitisme, la clef de voûte de la police de la parole. Mais en assimilant le révisionnisme historique à une intifada, puis en cherchant des soutiens du côté des islamistes, Faurisson s'était, il me semble, complètement déconsidéré ; cependant le problème de la liberté de la recherche historique demeure entier.

  Dans une décision Garaudy du 24 juin 2003, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) considéra que " la contestation des crimes contre l'humanité [commis pendant la seconde Guerre mondiale] apparaît comme l'une des formes les plus aiguës de diffamation raciale envers les Juifs et d'incitation à la haine à leur égard. La négation ou la révision de faits historiques de ce type remettent en cause les valeurs qui fondent la lutte contre le racisme et l'antisémitisme et sont de nature à troubler gravement l'ordre public. " Mais il est bien loin d'être certain que ce privilège d'incontestabilité accordé à ce point de l'histoire soit de nature à contrer efficacement l'antisémitisme.

   Les condamnations (T.G.I., puis appel) du député européen Bruno Gollnisch ont été cassées sans renvoi par arrêt de la chambre criminelle de la Cour de cassation le 23 juin 2009 ; les propos imputés par la citation du procureur Richaud à Bruno Gollnisch :
« l’existence des chambres à gaz, c’est aux historiens d’en discuter…moi je ne nie pas les chambres à gaz homicides mais la discussion doit rester libre….je pense que sur le drame concentrationnaire, la discussion doit rester libre. »
 - ne constituent donc pas, pour cette Cour, le délit de contestation d’un ou plusieurs crimes contre l’humanité.


§ D / 1  Rares, hélas, sont ceux qui comprennent que la liberté d’expression est constitutionnellement la première des libertés, la liberté étant le premier des quatre droits fondamentaux de 1789, et que le principe d’attribution de ces droits est l’égalité.


La liberté d’expression doit donc valoir pour tous et pour tous les sujets, sinon elle se réduit à un simple privilège de classe ou de caste. La démocratie n’est ni « Ferme ta gueule », ni « Cause toujours », mais cet esprit d'abord socratique puis voltairien qui fait suivre le désaccord d’une argumentation, d’une réfutation si nécessaire :
  « En général, il est de droit naturel de se servir de sa plume comme de sa langue, à ses périls, risques et fortune. Je connais beaucoup de livres qui ont ennuyé, je n’en connais point qui aient fait de mal réel. [...] Mais, paraît-il parmi vous quelque livre nouveau dont les idées choquent un peu les vôtres (supposé que vous ayez des idées), ou dont l’auteur soit d’un parti contraire à votre faction, ou, qui pis est, dont l’auteur ne soit d’aucun parti : alors vous criez au feu ; c’est un bruit, un scandale, un vacarme universel dans votre petit coin de terre. Voilà un homme abominable, qui a imprimé que si nous n’avions point de mains, nous ne pourrions faire des bas ni des souliers [Helvétius, De l’Esprit, I, 1] : quel blasphème ! Les dévotes crient, les docteurs fourrés s’assemblent, les alarmes se multiplient de collège en collège, de maison en maison ; des corps entiers sont en mouvement et pourquoi ? Pour cinq ou six pages dont il n’est plus question au bout de trois mois. Un livre vous déplaît-il, réfutez-le ; vous ennuie-t-il, ne le lisez pas. » Voltaire, Questions sur l’Encyclopédie, article « Liberté d’imprimer ».
   Il faudrait rétablir une " liberté d’expression globale ", comme le souhaita le fondateur d’Agora Vox au forum  Liberté de la presse et concentration dans les médias, site du Nouvel Obs, 21 février 2007 : Question [la mienne en fait] : « " L’omerta autour du 11 septembre 2001 est un autre cas intéressant à étudier " [réponse de Revelli à une question précédente] Parleriez-vous aussi d’omerta autour de l’Holocauste ? » 
Réponse de Carlo Revelli : « Je ne pense pas que j’associerais ces deux termes entre eux... En revanche, je pense que le fait qu’on puisse mal discuter de l’Holocauste tend à favoriser l’essor "underground" des thèses négationnistes. Je suis pour une liberté d’expression globale. »

§ D / 2 Petit dialogue dans Répliques (émission produite par Alain Finkielkraut) du 6 juillet 2002, sur France Culture :
Élisabeth Lévy à BHL : Je sais que vous connaissez Alain Finkielkraut, vous ne pouvez pas le soupçonner je crois de complaisance à l'antisémitisme [...] vous répétez "Renaud Camus est un fieffé antisémite", pourquoi, BHL, ne vous êtes-vous pas demandé, à aucun moment : mais si AF le soutient, peut-être que je peux me tromper ?
BHL : A ce compte là, il y a dix ans, j'aurais dû me dire : attention, si Noam Chomsky préface Faurisson,
BHL : alors je devrais ... Noam Chomsky est un grand intellectuel [...] j'aurais dû me demander, me poser la question : tiens ! tiens ! tiens ! si Chomsky préface Faurisson, c'est peut-être qu'il y a un noyau ...
ÉL : excusez-moi, c'est pas exactement la même chose, mais non ...
ÉL : Vous n'avez pas le moindre doute, c'est ça que je veux dire.
BHL : Comment voulez-vous que j'ai des doutes ? On est dans un univers bizarre, voilà un type, RC, qui arrive et qui dans un Journal d'abord, compte les juifs de France Culture.
Ce jour-là, à Répliques, il y en avait trois sur trois ... L'interdit sur le révisionnisme verrouille les débats, cloue le bec à Élisabeth Lévy elle-même ; c'est l'argument ad Faurissonem ; si on a le droit de juger sans examiner dans l'affaire Faurisson, droit accordé par la correction politique, on l'a donc aussi chaque fois que l'on est moralement indigné... 

   À la question de Montaigne : « Est-il chose qu’on vous propose pour l’avouer ou refuser, laquelle il ne soit pas loisible de considérer comme ambiguë ? » (Essais, II, xii, page 503 de l’édition PUF/Villey),
Kant répondait : « Chacun est, qu’il le veuille ou non, forcé de croire à un fait tout autant qu’à une démonstration mathématique, pourvu que ce fait soit suffisamment avéré. » Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ? (1786) ; traduction Pierre Jalabert, in Œuvres philosophiques, tome 2, Paris : Gallimard, 1985, collection "Bibliothèque de la Pléiade".
D’où l'exigence de pouvoir examiner librement si le fait est, ou non, avéré. " Ma créance [croyance] ne se manie pas à coups de poing ", osa Montaigne (Essais, III, xi). À défaut de ce libre examen, on porte tort, comme le nota, avant Sigmund Freud, John Stuart Mill, au développement mental de ceux que l’on intimide par la crainte de l’hérésie (On Liberty, chapitre II, « Of the Liberty of Thought and Discussion », 1859). Il y a là un interdit public, de type religieux, archaïque, défavorable à la fonction intellectuelle, et contraire, par son aspect religieux, à la laïcité, prise sous son angle essentiel de la liberté de conscience.


§ D / 3 L'hebdomadaire Rivarol fut condamné en Cour d'appel de Paris le 21 janvier 2009 pour "contestations de crimes contre l'humanité", pour un entretien avec Jean-Marie Le Pen qui estimait que l'occupation allemande n'avait pas "été particulièrement inhumaine" (a). Rivarol souleva alors une question prioritaire de constitutionnalité (QPC). "Tout a été dit sur le caractère liberticide de cette loi, selon le conseil de M. Le Pen, Bruno Le Griel, rappelant que la Cour de cassation avait invalidé, en juin 2009, la condamnation de Bruno Gollnisch. Intervenant pour la Fédération nationale des déportés, Arnaud Lyon-Caen jugea que la question n'était pas sérieuse car il était " inconcevable que le Conseil constitutionnel abroge la loi Gayssot ", rappelant que la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) avait décidé qu'elle ne portait pas atteinte à la liberté d'expression. Pour lever "les divisions et les doutes", l'avocate générale Anne-Marie Batut demanda, sans succès, que cette question soit transmise au Conseil constitutionnel. La condamnation de Rivarol devint définitive après le rejet, en juin 2013, de son pourvoi en cassation.

a.
« En France, du moins, l’occupation allemande n’a pas été particulièrement inhumaine, même s’il y eut des bavures, inévitables dans un pays de 550 000 kilomètres carrés […]. Il y a donc une insupportable chape de plomb qui pèse depuis des décennies sur tous ces sujets et qui, comme vous le dites, va en effet être réactivée cette année […]. Mais le plus insupportable à mes yeux, c’est l’injustice de la justice […]. Ce n’est pas seulement de l’Union européenne et du mondialisme que nous devons délivrer notre pays, c’est aussi des mensonges sur son histoire, mensonges protégés par des mesures d’exception. D’où notre volonté constante d’abroger toutes les lois liberticides, Pleven, Gayssot, Lellouche, Perben II. Car un pays et un peuple ne peuvent rester ou devenir libres s’ils n’ont pas le droit à la vérité dans tous les domaines. Et cela quoi qu’il en coûte ».
Je peux donner un témoignage personnel : mes parents, instituteurs dans une école occupée de l'Eure, m'ont toujours dit qu'ils avaient pu compléter leur maigre ordinaire grâce à un cuisinier fridolin anti-Hitler, les paysans du coin étant surtout préoccupés des activités et gros revenus du "marché noir", et leur proposant seulement ce dont " les cochons ne voulaient plus ".

E /  Par la loi mémorielle du 29 janvier 2001, la France reconnut le "génocide arménien", et une proposition de loi de Valérie Boyer (réélue députée UMP de Marseille) demanda d'instaurer la répression pénale de sa contestation ; proposition, adoptée par l'Assemblée nationale le 22 décembre 2011 et par le Sénat ; mais le Conseil constitutionnel déclara cette loi Boyer contraire à la Constitution (2012-647 DC) :

6. Considérant qu'une disposition législative ayant pour objet de « reconnaître » un crime de génocide ne saurait, en elle-même, être revêtue de la portée normative qui s'attache à la loi ; que, toutefois, l'article 1er de la loi déférée réprime la contestation ou la minimisation de l'existence d'un ou plusieurs crimes de génocide « reconnus comme tels par la loi française » ; qu'en réprimant ainsi la contestation de l'existence et de la qualification juridique de crimes qu'il aurait lui-même reconnus et qualifiés comme tels, le législateur a porté une atteinte inconstitutionnelle à l'exercice de la liberté d'expression et de communication ; que, dès lors, et sans qu'il soit besoin d'examiner les autres griefs, l'article 1er de la loi déférée doit être déclaré contraire à la Constitution ; que son article 2, qui n'en est pas séparable, doit être également déclaré contraire à la Constitution, 
D É C I D E :

Article 1er.- La loi visant à réprimer la contestation de l'existence des génocides reconnus par la loi est contraire à la Constitution. 
Article 2.-La présente décision sera publiée au Journal officiel de la République française.

Délibéré par le Conseil constitutionnel dans sa séance du 28 février 2012, où siégeaient : M. Jean-Louis DEBRÉ, Président, M. Jacques BARROT, Mme Claire BAZY MALAURIE, MM. Guy CANIVET, Michel CHARASSE, Renaud DENOIX de SAINT MARC, Valéry GISCARD d'ESTAING et Pierre STEINMETZ.

En juillet 2012, François Hollande annonce sa recherche d'une telle loi, contre l'avis de son ministre des Affaires étrangères Laurent Fabius. Le 14 octobre 2014, l'infatigable Valérie Boyer déposa une nouvelle proposition de loi N° 2276 visant à " réprimer la négation des génocides et des crimes contre l’humanité du XXème siècle" ; ce texte est venu en discussion en séance publique les 1ère, 2e et 3e séances du jeudi 3 décembre 2015. Mais rejet de cette ppl par la Commission des lois le 25 novembre 2015. Voir le rapport de Valérie Boyer. et, plus haut, les développements avec le PjL Égalité et citoyenneté.

NOTES

[1] Dans la revue Commentaire, n° 80, hiver l997-98, les historiens Ernst Nolte et François Furet s’accordaient sur la légitimité de ce débat. Leur correspondance fut publiée sous le titre Fascisme et communisme (Paris : Plon, 1998 ; Hachette Littératures, collection Pluriel, n° 971, 2000).

Le 5 septembre 1996, Nolte écrivit à Furet :

Ernst Nolte, 1923-2016

« Il faut répondre aux arguments révisionnistes par des arguments et non en engageant des procès. [...] Je me sens provoqué par [le révisionnisme], et je ne me vois pourtant pas m’associer à ceux qui veulent mobiliser les procureurs et la police contre lui. [...] Je considère comme fondamentalement fausse l’affirmation selon laquelle, si l’essentiel est incontestable, aucune affirmation particulière n’aurait plus besoin d’examen, et tous les doutes ne pourraient provenir que d’intentions mauvaises. Je crois qu’on menace, au contraire, le noyau de la chose, lorsque on veut soustraire l’écorce à la discussion. Non pas certes le caractère factuel de ce noyau, mais le rang et l’importance qu’on lui accorde. »

Ce à quoi François Furet répondit, le 30 septembre 1996 :

François Furet, 1926-1997

« Rien n’est pire que de vouloir bloquer la marche du savoir, sous quelque prétexte que ce soit, même avec les meilleures intentions du monde. C’est d’ailleurs une attitude qui n’est pas tenable à la longue, et qui risquerait d’aboutir à des résultats inverses de ceux qu’elle prétend rechercher. C’est pourquoi je partage votre hostilité au traitement législatif ou autoritaire des questions historiques. L’Holocauste fait hélas partie de l’histoire du XXe siècle européen. Il doit d’autant moins faire l’objet d’un interdit préalable que bien des éléments en restent mystérieux et que l’historiographie sur le sujet n’en est qu’à son commencement. »

* * * * *

   Dans leurs Mémoires, ni Winston Churchill, ni Charles de Gaulle, ni Dwight D. Eisenhower, ni le maréchal Guéorgui K. Joukov, ne mentionnèrent ces chambres à gaz nazies. Par ailleurs, les tenants de cet " article Gayssot " restent partagés entre ceux qui disent qu’il y a abondance de preuves et ceux qui prétendent que toutes les preuves ont été effacées ; il faudrait choisir ...

[2] Les professeurs de droit public Pierre Avril, Olivier Duhamel et Jean Gicquel s'étonnaient que cette "loi Gayssot" n’ait pas subi de contrôle de constitutionnalité. (Le Monde, 15-16 juillet 1990 ; Pouvoirs, n° 56, 1991.) Certains parlementaires firent alors état d’une intimidation qui les en aurait dissuadé.

Le 27 juillet 1990, Alain ROLLAT écrivit dans Le Monde : « Voilà un texte, qui, d’un point de vue strictement juridique, soulève une question fondamentale, au regard de la liberté d’opinion et d’expression, puisqu’il voue aux Tribunaux, en visant les prétendus historiens “révisionnistes”, les citoyens “qui auront contesté l’existence d’un ou plusieurs crimes contre l’humanité. Or, faute de saisine du Conseil Constitutionnel, cette question ne sera pas tranchée. Sauf peut-être si, un jour, quelque avocat avisé se tourne vers les institutions européennes pour pallier cette anomalie. »
On a vu plus haut que le Conseil constitutionnel présidé par Jean-Louis Debré trancha, le 8 janvier 2016, dans le sens de la conformité.