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dimanche 30 juillet 2023

RÈGLE DE TROIS OU RÈGLE DE SIX ? suivi de DIVISION PAR ZÉRO



Rudolf Bkouche, La règle de trois et les didacticiens.


« On me faisait de force ingurgiter l'algèbre :
On me liait au fond d'un Boisbertrand (1) funèbre;
On me tordait, depuis les ailes jusqu'au bec,
Sur l'affreux chevalet des X et des Y ;
Hélas! on me fourrait sous les os maxillaires
Le théorème orné de tous ses corollaires;
Et je me débattais, lugubre patient (2)
Du diviseur prêtant main-forte au quotient. »
Victor Hugo, Les Contemplations, 1856, livre I "Aurore", À propos d'Horace. 
1. E. D. Bois-Bertrand (ici orthographié Boisbertrand) : auteur d'un Cours d'algèbre à l'usage des aspirants à l'École Polytechnique. 
2. Au sens fort de : victime des bourreaux.
   En juin 2011, notre ministre de l'Éducation Luc Chatel (maîtrise de sciences de gestion) buta sur cet exercice de niveau CM2 au micro de Jean-Jacques Bourdin (bac + 0) sur la station de radio RMC :
Je m'intéresse ici aux difficultés liées aux défauts de l'enseignement de cette discipline. Les difficultés intrinsèques aux mathématiques sont dues aux niveaux d'abstraction : passage des valeurs numériques à l'écriture littérale, des ensembles simples aux diverses structures (groupes, anneaux, corps, etc) et aux espaces nombreux et variées, de l'ensemble des entiers dits naturels  au corps  des complexes, etc.
Les lacunes sont plus gênantes que dans d'autres disciplines car beaucoup de notions sont étroitement interdépendantes. 
A / " 10 objets identiques coûtent 22 € ; combien coûtent 15 de ces objets ? "

La plupart des commentateurs ont invoqué la trop célèbre " règle de trois " ; le quotidien parisien Le Monde , dit de référence, proposa cette solution :

" Reprenons, monsieur Chatel. Dix objets coûtent 22 euros. Combien coûtent quinze de ces objets ?

Soit x le prix de quinze objets, ce qui donne :
x = (15 × 22)/10 = 33 "

   Cette minable "solution" médiatique, et dogmatique, qui n'explique pas pourquoi ces opérations sont faites, met en évidence la raison de nombreux échecs en maths, dont ceux des journalistes ... : soit :
- une pauvreté de vocabulaire, l'absence de souci du mot juste.
- la perte ou la négligence du sens des opérations courantes
- la méconnaissance des propriétés des opérations.

Plus généralement, l'insuffisance des explications des concepts et des propriétés dans l'enseignement (trop d'exercices, pas assez de cours), adjointe à une insuffisance d'étude et de réflexion de la part des élèves ; la question " On fait toujours comme ça ? " révèle la paresse de l'intelligence. Les exercices mal faits ayant l'inconvénient de renforcer les erreurs dans l'esprit des élèves.

Quant aux opérations courantes, elles sont au nombre de trois, et non de quatre, comme on le croit trop souvent. Suivent ici mises au point et clarifications.


B / Les trois opérations basiques :
Addition ,+, somme de termes : effectif de la réunion de deux ensembles disjoints d'objets de même nature, ou augmentation (variation) d'une quantité ; propriétés : a + b = b + a ; a + (b + c) = (a + b) + c.
Multiplication, *, produit de facteurs : addition répétée : a + a + a + ... (n termes) = n*a ; Propriétés : a*b = b*a ; a*(b*c) = (a*b)*c
Par convention, lorsque l'un des facteurs est littéral, on omet le symbole * : 2*7 mais 2a (le nombre littéral est toujours second pour réduire les risques de confusion graphique avec a²) et cd. 
Propriété impliquant ces deux opérations :
Distributivité/factorisation : a(b + c) = ab + ac et xy + xz = x(y + z) 
L'égalité (relation d'équivalence) est symétrique, mais son écriture ne l'est pas ; d'où la nécessité de rappeler qu'on peut l'utiliser dans les deux sens (idem pour les identités dites remarquables).
Puissance, ^: multiplication répétée : a*a*a*a ... (n facteurs) = a^n, a puissance n, ou a exposant n. Noter que a^≠ b^a. 
Une équation est un problème posé à partir d'une égalité. Soustraction et division se ramènent facilement à l'addition et à la multiplication via les équations
Trouver x (différence) vérifiant l'égalité a + x = b et trouver y (quotient) vérifiant l'égalité  c*y = d, dont les solutions sont
x = b - a, et
y = d/c (pour c non nul).

La soustraction est toujours possible ; la division par zéro n'est pas possible (nombreux sont ceux qui ne savent pas pourquoi).

Méthode pour les soustractions simples :

Soit à calculer 62 - 28 :

On "monte" 28 jusqu'à 62 :
De 28 à 30 : 2
De 30 à 62 : 32
Donc de 28 à 62 : 34.
Par cette méthode plus naturelle on évite le recours à des retenues.

Les questions :

Trouver x tel que a^x = c

et x tel que x^b = c

sont moins simples ; il faut, sauf cas particulier simple, passer par les logarithmes et les puissances avec un exposant non entier (voire réel).

Applications de l'addition et de la multiplication : les moyennes (ou médiétés).

m, moyenne additive (ou arithmétique) de a et b est telle que
m + m = a + b ; on obtient la même somme en remplaçant chaque nombre par la moyenne.
Exemple : 5 est moyenne a de 2 et 8 car 5 + 5 = 2 + 8
Sur une règle graduée, le point marqué 5 est le milieu du segment défini par les points marqués 2 et 8.

g, moyenne multiplicative (ou géométrique) de a et b est telle que
m*m = a*b; on obtient le même produit en remplaçant chaque nombre par la moyenne.
Exemple : 4 est moyenne g de 2 et 8 car 4*4 = 2*8

Il existe d'autres moyennes :
harmonique : même inverse
1/h + 1/h = 1/a + 1/b

quadratique : même carré
q² + q² = a² + b², etc.

Convention d'écriture : règle des priorités 
Afin d'éviter les parenthèses, on convient de prioriser division et multiplication sur addition/soustraction, et puissance sur division/multiplication.
Exemple trouvé sur facebook (SOS Éducation) :
Division d'abord, 3/(1/3) = 3*3 = 9
9 - 9 + 1 = 1.


C / Comment bien traiter l'exercice de Bourdin ?

Il faut d'abord comprendre la question :

Dix objets coûtent ensemble 22 euros, ou Dix objets coûtent chacun 22 euros ? C'est la première version qui est la bonne, ce que la question aurait dû préciser.

   La solution intelligente consiste ensuite à remarquer que l'on a 5 objets supplémentaires, et que 5 étant la moitié de 10, ces 5 objets identiques coûtent évidemment la moitié du prix de 10 objets. Savoir que 2 multiplié par 5, ça fait 10, et qu'inversement 10, c'est 2 fois 5 n'est pas encore, je l'espère, au delà des capacités du Français moyen (même si cela dépassait alors celles du ministre Chatel).
10   22
15     x
devient
5     11
15     x
10 objets, 22 € ;
5 objets, 11 €
Donc, par addition
15 objets, 33 €
   La réponse de l'ex-ministre Luc Chatel était non seulement fausse, mais pas vraisemblable puisque pour lui 15 objets valaient moins cher que 10 !! Le ministre avait certes entrevu que le nombre 11 intervenait dans l'exercice, mais il fit une opération qui n'avait aucun sens, aucune logique, (15/10)*11 (= 16,50 €), au lieu de celle qui en avait, 3*11. Il chercha à appliquer une formule apprise par cœur des années auparavant, sans en connaître  la logique sous-jacente.


Dans ce genre d'exercices, il conviendrait de parler d'une règle de six plutôt que d'une règle de trois, car six nombres sont bien impliqués dans cette histoire :

10 et 22
5 et 11
15 et x, le nombre cherché, soit 33.

Ces six nombres peuvent s'installer dans un tableau de proportionnalité :
Nombre                 Prix 
10                           22
 5                            11
10 + 5, 15               x, 11 + 22, 33
   Ce n’est bien sûr pas la seule méthode possible. On peut ne pas passer par le nombre 5, et appliquer la méthode générale, ici détestable méthode de bourrin ..., en passant par le prix d’un seul objet, toujours dans un tableau à six nombres :
10 objets coûtent 22 €
1 objet coûte donc 2,2 € (dix fois moins, par proportionnalité)
15 objets coûtent quinze fois plus, soit 15*2,2 = 33 €
Ce qui revient à faire intervenir le coefficient de proportionnalité, soit 2,2, des nombres d'objets vers les prix ; mais dans un exercice aussi simple, on peut et on devrait faire l’économie de cette notion dont la dénomination est, de plus, archaïque et lourde (je propose multiplicateur) .

Cette deuxième méthode, générale, nécessite de plus le recours à une calculette si l'on n'est pas très bon en calcul mental, pour obtenir le résultat 15*(2,2) = 33. Mais dans tous les cas, il y a bien six nombres impliqués, donc bien mieux vaudrait de parler de "règle de six" ; notion hélas pas encore acceptée par les pédagogistes rédacteurs des programmes, ou alors de "règle des trois lignes" (et deux colonnes).


D / Traduire pour comprendre

La mésaventure du député Luc Chatel, illustre l’intérêt énorme qu’il y aurait à comprendre ce que l’on fait en maths, bien que la doctrine officielle reste centrée, non sur l'explication et la compréhension, mais sur la pratique et les apprentissages, s'acharnant par ailleurs à maintenir une terminologie désuète ; un collègue PEGC du Val d'Oise, à l'Isle-Adam, m'avait dit un jour :
« Il ne faut pas expliquer, car certains risqueraient de ne pas comprendre ; et les autres, ils s’en sortiront toujours. »
Contre cet obscurantisme politico-social, je retiens la surprise et le plaisir d’un élève de 4e, en ce même collège de L'Isle-Adam me disant, ravi :
« Je ne savais pas qu’il y avait des choses à comprendre en maths. »
Des enseignants se sont préoccupés de la clarté des questions, proposant de séparer données et questions proprement dites, évitant donc des questions du genre " Déterminer x et y tels que, étant donnés... "

On aura intérêt aussi à pratiquer des exercices de traduction des énoncés en langage mathématique vers le langage courant et inversement ; on connaît
Le carré de l’hypoténuse (1),
Est égal, si je ne m’abuse,
A la somme des carrés,
Des deux autres côtés. 
1. Terme grec (Platon, Timée) signifiant " qui sous-tend". L'hypoténuse est le plus grand des trois côtés d'un triangle rectangle.

En passant, voici une preuve par réarrangement de ce théorème (direct) de Pythagore :

Que la figure de gauche soit bien un carré se justifie par des considérations sur les angles aigus d'un triangle rectangle (ils sont complémentaires).

En langage mathématique : A, B et C étant trois points d'un espace euclidien,

AB  AC   AB² + AC² = BC²

Les exercices appliquant le théorème de Pythagore utilisent souvent les racines carrées, notion souvent mal comprise encore en seconde.


Les trois significations du signe "-"

le - notation d'un nombre négatif ; par exemple " -17 "
le - notation de l'opposé : -a opposé de a
le - notation de l'opération de soustraction : x - y

Seule la première est systématiquement associée à un nombre négatif.


De la règle des signes aux racines carrées :

a) Par définition de la multiplication des réels, on a la règle :

Le produit de deux nombres de même signe est positif, celui de deux nombres de signes contraires est négatifs.

Il en résulte que le carré d'un nombre, produit d'un nombre par lui-même, est positif. L'opposé d'un nombre a, noté -a, est tel que a + (-a) = 0.

Si a est positif, alors -a est négatif ; si a est négatif, alors -a est positif. -a ne désigne donc pas toujours un nombre négatif.

Un nombre a et son opposé -a ont le même carré.
a² = (-a)²

Application à la résolution de l'équation x² = C
Si C est négatif, il ne peut y avoir égalité entre le nombre positif x² et C. On dit alors que l'équation est impossible, qu'elle n'a pas de solutions, ou encore que l'ensemble des solutions est vide.
Si C est nul (= 0), alors la solution est x = 0.
Si C est positif, il y aura deux solutions ; par exemple, si C = 36, 6² = (-6)² = 36. Les solutions sont 6 et -6 ; l'ensemble des solutions est S = {-6, 6}.

-6 et 6 ont pour carré 36 ; on appelle par définition 36 le nombre positif qui a pour carré 36, soit 6.

Quelques défauts de notre enseignement

Trop d'interrogations orales inutiles, qui n'enseignent rien.
Trop d'exercices qui, mal faits, renforcent les défauts de méthodes.
Pas assez d'appels à la réflexion, trop de recherche d'automatismes. " Il ne faut pas être automatique " me dit un jour un élève qui venait de comprendre.

Les contrôles continus ont les défauts suivants :
fragmentent le cours en tranches vite révisées, vite oubliées
amalgament les fonctions d'enseignement et de contrôle alors que l'idéal serait qu'elles soient dissociées
sont trop fréquents et parfois arbitraires (cf la série PBLV)

Le soutien scolaire est mal conçu car
effectué par des gens peu formés, notamment les assistants d'éducation et les jeunes du service public
vise l'aide aux devoirs alors que l'étude et la mémorisation des leçons devrait passer avant, de toute évidence.
Bref, la notion d'instruction publique se perd davantage de jour en jour.


E /  Sur un blog rédactionnel du quotidien parisien Le Monde, Big Browser, on lisait en été 2012 :

« Mais il n’y a aucune preuve qui montre que quelqu’un capable de résoudre (x2 + y2)2 = (x2 – y2)2 + (2xy)2 aura des opinions politiques ou des analyses sociales plus développées. »
L'original américain était :
« But there’s no evidence that being able to prove (x² + y²)² = (x² - y²)² + (2xy)² leads to more credible political opinions or social analysis. »
Le retour à cet original est très fructueux car :

1) le pléonasme " preuve qui montre " ne s'y trouve pas ;

2) une identité remarquable (ici vraie pour tout couple de nombres réels (x, y), n'est pas une équation, donc elle ne se résout pas, elle se démontre, comme l'écrit Andrew Hacker ;

3) enfin, le New York Times dispose d'une typographie lui permettant de faire la différence entre le 2 de x² et celui de 2x (x +x), ce qui n'était pas encore le cas en 2012 du quotidien français dit "de référence", Le Monde.

* * * * *





Je demande à un élève de TS s'il sait pourquoi on ne peut pas diviser par zéro ; sa réponse : " Ben si on a un gâteau, on ne peut pas le diviser en zéro parts ".

A / Pourquoi on ne peut pas diviser par zéro
B / Pourquoi l'exemple du gâteau n'est pas pertinent

A / Pourquoi on ne peut pas diviser par zéro :

La division est, comme l'addition, la multiplication et la soustraction, une opération (ou loi de composition interne,) dont on attend UN résultat ; pas plus, mais pas moins

La division est liée à la multiplication ; a et b étant des nombres réels ou complexes, rechercher a divisé par b, c'est rechercher un unique réel ou complexe q tel que qb [q multiplié par b, q x b] = a.

Cas de la division euclidienne ; a et b étant des nombres entiers naturels, rechercher a divisé par b (question : en a, combien de fois b), c'est rechercher un unique entier naturel q tel que
a = bq + r avec r < b.

On sait que quel que soit qq x 0 = 0 ; 0 est dit élément absorbant pour la multiplication.

Il faut alors distinguer deux cas, b nul et b non nul, dans la recherche de q tel que

qb = a

Si b = 0, il y a à nouveau deux cas à distinguer :

1) b = 0 avec a ≠ 0

On recherche donc alors q tel que q x 0 = a, soit tel que q x 0  0 ; c'est impossible puisque q x 0 = 0 pour tout nombre q. Aucun résultat.

2) b = 0 avec a = 0, soit

q x 0 = 0

N'importe quel nombre q fait alors l'affaire puisque cette égalité q x 0 = 0 est vraie pour tout q. C'est bien trop, puisque l'on cherche UN résultat.

Dans les deux cas, l'opération posée ne fournit donc rien de satisfaisant comme résultat.


3) Le vocabulaire pédagogique utilise parfois l'expression "valeur interdite" ; je trouve cette irruption de l'interdit déplorable car elle n'encourage pas l'intelligence de la situation mathématique. Ceci indépendamment de la charge affective négative accordée à la note "0".


B / Pourquoi l'exemple du gâteau n'est pas pertinent :

Mathématiquement, on peut diviser par n'importe quel nombre réel ou complexe autre que zéro. Le gâteau, lui, ne peut pas se diviser non plus en 1, ni en aucun nombre non entier (1/2, 1/3, 3,14, etc.) ou négatif, mais seulement en un nombre de parts, nombre entier et égal ou supérieur à 2. On a là un exemple des impasses auxquelles conduit le recours au concret. (La division par 1/n, ou multiplication des gâteaux, ne fut possible qu'une fois, dans les Évangiles...)












samedi 5 novembre 2022

À VRAI LIRE - RENDRE JUSTICE À ANDRÉ GIDE



La rumeur selon laquelle André Gide aurait truqué une part de son Journal , lancée par Henri Guillemin en 1954, fut ranimée en 1985 par ces lignes fielleuses d'Éric Marty, depuis docteur es lettres et co-éditeur de la nouvelle édition du Journal en collection " Bibliothèque de la Pléiade " :

« Il est aujourd'hui patent que Gide, dans une certaine mesure, a truqué la part de son Journal touchant la période 1939-1942, et qu'il a gommé certaines phrases que les libérateurs et les résistants auraient sans doute peu appréciées.  » Ceci dans L'Écriture du jour. Le "Journal" d'André Gide, Paris: Le Seuil, 1985, page 55. Cet ouvrage avait néanmoins reçu le Grand prix de la critique ...

Cet article de blog est donc issu de ma stupéfaction de lire ces lignes sur un auteur que j'avais fréquenté avec bonheur pendant plusieurs décennies.

A / " Patent " ? Pas si sûr. Il s'agit ici d'une fusée à trois étages. Dès la Libération, André Gide fut accusé de sympathie pour la Collaboration. Comme ce n'est pas le détail de l'histoire qui m'importe le plus, mais la méthodologie des uns et des autres, voyons-la d'abord à travers les réactions de la journaliste correspondante de guerre Claudine Chonez que j'avais eu le plaisir de rencontrer chez elle, à Paris, peu avant sa mort ; elle écrivait en juillet 1944 :
« André Gide vient d'être l'objet, à l'Assemblée consultative [provisoire d'Alger], d'une furieuse attaque de M. Giovoni [...] Par malheur, M. [Arthur] Giovoni (1) ajoute tranquillement : "Je n'ai pas lu son manuscrit". Mon Dieu, quand on ne parle de rien moins que de couper la tête aux gens, on pourrait peut-être se donner la peine de "lire le manuscrit". M. Giovoni ignorait-il, avant que M. [Henri] Bonnet (2) ne le lui ait fort justement indiqué, l'existence du "contexte", susceptible de modifier, voire de retourner complètement le sens d'une citation   (3 — le contexte toujours négligé par la mauvaise foi, toujours cher à ceux qui font effort vers la très difficile probité intellectuelle ? » (4)
Pierre Assouline commenta ainsi les accusations portées contre André Gide lors de la Libération :

« Bientôt la rumeur se dissipe. Gide n'est pas inquiété outre mesure quand on comprend qu'il s'agit avant tout d'une ancienne vindicte communiste ; c'est particulièrement clair à la lecture de quelques lignes fielleuses d'Aragon à son endroit dans Les Lettres françaises : il ne lui a décidément pas pardonné son Retour de l' URSS ... L'épuration n'est qu'un prétexte. » (L'Épuration des intellectuels, Paris : éditions Complexe, 1985, page 38 ; Pierre Assouline est par ailleurs l'auteur de Musique de Gide et de Où sont les héritiers de Gide ?). L'article de Louis Aragon, « Retour d'André Gide » dans Les Lettres françaises du 25 novembre 1944 protestait contre la publication du texte de Gide « Tunis » dans ces mêmes Lettres françaises six mois plus tôt.

   Assez tardivement, une deuxième et violente charge fut menée par un article du normalien (Ulm 1924, agrégé de lettres, et non d'histoire, en 1927) Henri Guillemin (né en 1903 à Macon, Saône-et-Loire -décédé le 4 mai 1992 à Neufchâtel, Suisse) : « À propos du Journal de Gide », paru en janvier 1954 dans le Journal de Genève (« A propos du Journal de Gide », 9 janvier 1954, page 3). Cet article ayant été repris sans changement notable dans le pamphlet de Guillemin bien témérairement intitulé À vrai dire (Paris : Gallimard, 1956), c'est à ce dernier texte que je réponds ici.

   Guillemin se disait profondément choqué par sa découverte : « Quelle déconvenue, et quelle tristesse ! Quelle gêne, aussi, dorénavant, pour l'historien crédule qui s'imaginait jusqu'alors, lisant les pages intimes de Gide, pouvoir suivre, sans erreur, pas à pas, le déroulement de sa pensée ! Tout se trouve remis en question. » (À vrai dire, page 212.) " Découverte " qui se révélera être la pure fabrication mentale d'un esprit malade, d'un écrivain français donneur de leçons de Résistance, mais ... résidant en Suisse pendant l'Occupation …


Henri Guillemin ©TSR

B / 1° Page 211 de cet À vrai dire, Henri Guillemin accuse André Gide d'omission volontaire pour n'avoir pas signalé en préambule de l'édition du Journal 1939-1942 (Paris : Gallimard, 1946) la publication antérieure dans la N.R.F. Or, il se trouve qu'à la date du 25 novembre 1940 Gide écrivait : « J'aurais dû pour le moins dater ces Feuillets, extraits de mon Journal » ; voir page 99 de l'édition de 1946 du Journal (soit tome II, page 63 de l'ancienne édition dans la collection " Bibliothèque de La Pléiade " ; c'est cette édition que je cite). De plus, à la date du 8 janvier 1941, page 103 de cette édition de 1946 (tome II, page 64 de La Pléiade), Gide mentionnait encore : « Ma collaboration à la revue, les Feuillets que j'y donnai, le projet même de sa reprise, tout cela remonte à ce temps d'accablement qui suivit d'abord la défaite. »

Ce reproche infondé de Guillemin est relayé par cette pauvre fille de Jocelyn van Tuyl (André Gide and the Second World War, Albany: State University of New York Press, 2006) ; en note 43 (à " to take the full measure of Gide’s self-censorship ", page 116) du chapitre V " Repositionings Pages de Journal and Thésée ", elle écrit, page 214 : " The first extensive [sic] comparison of alterations to Gide’s wartime Journal can be found in a 1956 essay by Henri Guillemin. Guillemin calls attention to the Journal 1939–1942’s preamble, which lists previous publications of material from the wartime diary. Although Gide mentions the New York and Algiers editions of Pages de Journal and the serialization in L’Arche, Guillemin points out, he fails to mention the publication of early diary excerpts in Drieu La Rochelle’s collaborationist N.R.F. (J 39–42 :7 ; Guillemin 211) ". Cinquante ans plus tard, il y a donc encore, outre-Atlantique, une "chercheuse" qui fait confiance à Guillemin ...

Guillemin déclare, ibid., page 211, que les cent premières pages du volume Journal 1939-1942 avaient paru dans la N.R.F. de Drieu La Rochelle ; pour en juger, il faut faire l'effort de se reporter au numéro 322 de la N.R.F., daté du 1er décembre 1940, et au numéro 324 du 1er février 1941. Or, il n'y a dans ces deux numéros que 20 (vingt) pages et demie de Gide : pages 76 à 86 dans le numéro 322, pages 342 à 351 dans le numéro 324. Je savais que les littéraires étaient généralement nuls en maths, mais une telle incompétence arithmétique, cela laisse sans voix.

Guillemin écrit, page 212 : « le texte du Journal, tel que Gide l'avait publié dans cette N.R.F. soumise » ; or, ces vingt pages et demie sont intitulées « Feuillets », puis « Feuillets II », et absolument pas « Journal ».

Guillemin reproche encore, page 212 de cet impudent À vrai dire : « modifier les dates est déjà plus coupable [que les arrangements de style] » ; au moins cette modification avait-elle été indiquée immédiatement par Gide : « J'aurais dû pour le moins dater et laisser dans leur ordre chronologique ces Feuillets, extraits de mon Journal », écrivait-il à la fin du deuxième article dans la N.R.F., page 350.

   Tout s'explique : d'une part ces Feuillets n'étaient que des extraits, donc fragmentés, du Journal. D'autre part, et c'est le plus important, les modifications que Guillemin (dont le "travail" s'apparente à celui d'un faussaire) situait peu avant 1946, soit après la défaite nazie, dataient en fait de 1940 et étaient consubstantielles  à la publication d'extraits du Journal sous forme de Feuillets. Le texte de 1946 est bien, lui, conforme au texte original, et on comprend maintenant pourquoi André Gide n'avait pas cru nécessaire de signaler dans le préambule de 1946 (l'autre préambule ...) une publication antérieure aussi fragmentaire.

   Je dois dire que le lecteur assidu de Gide que j'étais eut un choc lorsqu' Emmanuel Le Roy Ladurie, dans une communication personnelle, traita cet écrivain de "vieux faussaire" ; Le Roy Ladurie parlait encore sur la foi des travaux de Guillemin et de leurs échos. Mais s'il y a quelqu'un dont le "travail" s'apparente de près à celui d'un faussaire, c'est bien Guillemin, et pas André Gide !


Pages 212-213, Guillemin continue de commenter ce qu'il déclare relever dans la N.R.F. : « Il écrivait avec dégoût [30 octobre 1939] : "Les journaux déjà contiennent assez d'aboiements patriotiques. Déjà trop nombreux sont ceux qui soufflent dans le sens du vent." Cette dernière phrase, en 1946, il préfère décidément nous la dérober. » Or, on peut lire, page 15 de l'édition 1946 (soit tome II, page 12 dans La Pléiade) :
« La lecture des journaux me consterne. La guerre incline tous les esprits. Chacun souffle dans le sens du vent. »
Quant à la première phrase, elle est introuvable dans les articles N.R.F. où Guillemin prétend la relever, mais elle figure dans l'édition de 1946, page 13 (soit tome II, page 11 dans La Pléiade) ; elle n'a donc pas été davantage « dérobée ». Il paraît raisonnable de penser que Guillemin, bricolant à partir de ses mauvaises notes de lecture, a inversé les datations, ou,"si Marty veut", les citations, ce qui revient au même.

Guillemin écrit, page 213 : « Nous lisons [page 13 de l'édition 1946, soit tome II, page 11 en ancienne Pléiade] « ce qu'il feint d'avoir écrit en 1939 : "Plus je me sens Français, plus je répugne à laisser s'incliner ma pensée..." » Or cette phrase figure bel et bien dans le premier article de la N.R.F. de 1940, page 76.

Il y a eu effectivement, mais ceci est vrai tout au long du Journal, de 1889 à 1949, et donc pas seulement lors de la période de l'Occupation, des passages réécrits ou retranchés pour des raisons diverses : souci de discrétion vis-à-vis de tiers, arrangements de style, évitement de redites, considérations de pertinence, etc. ; André Gide ne s'en était jamais caché ; Guillemin nota la modification suivante :
- Gallimard, 1946, pages 99-100 et La Pléiade, tome II, page 63 : « le sentiment patriotique [...] s'assure et s'affermit dans la résistance [souligné par Guillemin] comme tout amour combattu. Et cette lutte de l'esprit contre la force, de l'esprit que la force ne peut soumettre, est en passe de devenir admirable. »
- N.R.F., 1er février 1941, page 351 : « Comme tous les amours combattus, celui de la patrie se fortifie dans la gêne et le martèlement le durcit. Il n'est pas jusqu'à cette solidarité dont le sens et la conscience allaient s'évanouissant dans un éparpillement égoïste, qui ne se reforme et ne s'informe presque soudainement en présence de l'épreuve commune. »
Et Guillemin d'exulter, page 213 de son À vrai dire : « Habilement, tout est changé, et le mot qui compte, glissé là avec un soin furtif, vous donne tout à coup un air "résistant" à ce qui n'avait, dans la N.R.F. "allemande" de 1941 à laquelle collaborait André Gide, ni cette allure, certes, ni cette intention. »

Guillemin, fielleux,  n'oublie pas de glisser le mot qui tue, "collaborait" ; surtout, il confond résistance et Résistance ; pourtant, lorsque André Gide pensait, en automne 1940, à « la lutte de l'esprit contre la force », il est difficile d'imaginer qu'il évoquait la Résistance, plutôt qu'une résistance toute spirituelle. Le 19 septembre 1938, repensant à la guerre de 1914-1918, il imaginait : « si la France, au lieu d'opposer la force à la force, n'avait opposé à l'Allemagne qu'une résistance spirituelle où elle se fût montrée invincible ? ». Pour comprendre Gide, il faut l'avoir relu, peine que Guillemin s'était visiblement épargnée.

Plus loin, à la date du 6 juillet 1942, c'est la Foi qui est décrite comme une « façon de résistance », une façon que Gide n'approuvait pas.


C / Depuis, troisième étage de cette fusée, Bertrand Poirot-Delpech (1929-2006), journaliste au quotidien Le Monde et académicien (élu en 1985 au Fauteuil 39), mit en cause ce passage du Journal :
« Si demain, comme il est à craindre, la liberté de penser, ou du moins d'expression de cette pensée, nous est refusée, je tâcherai de me persuader que l'art, que la pensée même, y perdront moins que dans une liberté excessive. » (25 ou 26 juillet 1940, page 46 du tome II (ancienne édition) en collection "Bibliothèque de la Pléiade", soit page 348 du n° 324 de la N.R.F. du 1er février 1941).
Ce qui devint, dans le consternant article " La lecture : c'est Juin 40 " (1996) de Bertrand Poirot-Delpech :
« Question aveuglement des clercs, les années 40 se sont surpassées. Les premiers numéros de la NRF occupée voient Drieu disserter sur les coteaux modérés de la campagne française, Chardonne offrir son meilleur cognac aux envahisseurs, et Gide escompter que les esprits gagneront à perdre de leur excessive liberté ...» (Le Monde, 2 octobre 1996).
L'aveuglement, c'est celui du seul journaliste, autre faussaire, intentionnel ou inconscient. Une fois de plus, la déformation précède et alimente l'indignation. Car dans le texte d'André Gide, il s’agissait, non d’escompter un gain, au contraire de déplorer ce que la pensée perd dans une excessive liberté ; pas davantage d’approuver une perte de liberté. Mais ça, c'est la lecture " méthode Guillemin ", ce Guillemin dont Bertand Poirot-Delpech, son compère en fieffées falsifications, alla jusqu’à dire, dans la nécrologie qu’il lui consacra, que "à ce point d'érudition et de réflexion personnelle, l'histoire et la biographie deviennent des arts à part entière" …

   Le fond de cette affaire, c'est que Henri Guillemin voulut croire et faire croire que les vingt pages et demie de "Feuillets" de la N.R.F., maigre contribution d'André Gide à la « N.R.F. allemande » constituaient le texte authentique et complet du Journal pour cette période, et que les versions publiées postérieurement étaient retouchées. En réalité, à quelques variantes près, sans grande importance ici, ce sont les éditions de 1946 puis dans la collection Bibliothèque de La Pléiade qui reproduisent les cahiers manuscrits conservés à la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet ; et, au contraire, ce sont les "Feuillets" en N.R.F. qui furent réarrangés, précisément pour leur publication sous la dénomination de "Feuillets", à partir de fragments extraits du Journal. Dès lors, il devient évidemment impossible, et absurde, de considérer les différences entre les arrangements de 1940 et le texte complet publié en 1946 comme un maquillage après-coup d'attitudes pétainistes.


D /   Plusieurs auteurs relayèrent pourtant Guillemin avec un bel enthousiasme, selon la règle désormais classique de la correction politique : " la déformation sert l'indignation "). S'applique parfaitement à Guillemin et à ses complices cette formule du dialogue des « représentants de commerce du Peuple » de Jacques Prévert : « – Qu’est-ce que cela peut faire que je lutte pour la mauvaise cause puisque je suis de bonne foi ? – Et qu’est-ce que cela peut faire que je sois de mauvaise foi puisque c’est pour la bonne cause ? » (Spectacle (1949), "Représentation").

   Dès 1955, l'inspecteur d'académie Max Marchand (1911-1962) :
« Guillemin compare les cent premières pages du Journal 1939-1942 publiées sous l'Occupation, à Paris, dans la N.R.F. de Drieu La Rochelle et les mêmes pages publiées chez Gallimard en 1946. Le texte est devenu moins "pétainiste", comment dirais-je, plus "résistant". Ainsi, il avait la coquetterie de se présenter sous le meilleur jour. » (L'Irremplaçable mari, Oran (Algérie): Laurent Fouque, 1955, page 195)
   Puis l'écrivain Jean Follain (1903-1971) :
« mensonges patents du Journal ? [...] Dans la dernière partie du Journal notamment, comme l'a montré Guillemin [sic ...] , il y a eu des reprises de Gide sur son texte dans lesquelles les faits eux-mêmes ont été dénaturés. » (Entretiens sur André Gide, Mouton, 1967, page 198).
   On notera l'adjectif "patent", repris par Éric Marty. Cela donne raison à Sainte-Beuve pour sa remarque : « Les hommes, en général, n'aiment pas la vérité, et les littérateurs moins que les autres » (Notes et pensées, cciv, 1868), et à Frédéric Nietzsche qui fit une du même genre :
« Il [Schopenhauer] est honnête, même comme écrivain. Et si peu d'écrivains le sont qu'à vrai dire on devrait se méfier de tous les hommes qui écrivent. Je ne connais qu'un seul écrivain que, sous le rapport de l'honnêteté [Ehrlichkeit], je place aussi haut, sinon plus, que Schopenhauer : c'est Montaigne. » (Considérations inactuelles III, "Schopenhauer éducateur", § 2).

E /   Cette affinité guillemine pour le faux, entre indignation et déformations, on la retrouve à l'œuvre, bien plus tard, dans la correction politique. Trois exemples parmi beaucoup d'autres : Bernard-Henri Lévy, Lionel Paoli et Jérôme Hourdeaux donnant entre guillemets des expressions attribuées à Renaud Camus, Pascal Sevran et Christian Vanneste, mais qui ne se trouvent pas dans leurs écrits, pour mieux en appeler à l'indignation. Quand ils croient défendre la bonne cause, certains se soucient peu d'être de bonne foi, Prévert l'avait noté dans son dialogue des « représentants de commerce du Peuple » : « – Qu’est-ce que cela peut faire que je lutte pour la mauvaise cause puisque je suis de bonne foi ? – Et qu’est-ce que cela peut faire que je sois de mauvaise foi puisque c’est pour la bonne cause ? » (Spectacle (1949), Représentation).
Ainsi peut-on considérer Henri Guillemin comme un des pères du politiquement correct.


   S'il y avait eu plus à reprocher à Gide en 1940 qu'un délit d'opinion, peut-on imaginer que Gide et le gérant de L'Arche n'aient pas été poursuivis à la Libération, que Jean-Paul Sartre ait écrit en 1951 l'éloge qu'il en fit ? que Bernard Frank (1929-2006) ait, dans La Panoplie littéraire (Paris : Julliard, 1958), conclu à la « bonne foi » et à la « grandeur » de Gide ?

André Gide, photo Gisèle Freund, 1939

   Seul à défendre directement André Gide, dès l'hiver 1954, à la parution de l'article du Journal de Genève, son ancien adversaire dans de nombreuses polémiques, l'écrivain d'Action française Henri Massis, à qui apparut rapidement une grande partie des fautes de Guillemin signalées plus haut. Laissons-lui cette forte conclusion méthodologique :

Henri Massis

« Comparer des textes ne suffit pas ; encore faut-il savoir les lire, et quant aux faits, ils sont beaucoup plus complexes que M. Guillemin l'imagine. » (« Coups de bec et bruits de plumes. André Gide et Henri Guillemin », Bulletin des lettres, n° 155, 15 février 1954) .

Cette critique de Guillemin par François Mauriac était sans doute une indirecte défense de Gide, toute à l'honneur de Mauriac :
« En 1956, une violente polémique oppose Guillemin, qui vient de publier Monsieur de Vigny homme d’ordre et poète, et son aîné et grand ami Mauriac, outré par le mal qu’il ose dire de l’auteur de « La maison du berger ». Mauriac publie dans Le Figaro littéraire du 24 mars 1956 un article contre Guillemin intitulé « Le bonheur d’être oublié ». [Bonheur d’être oublié, parce qu’au moins aucun Guillemin ne vient dire du mal de vous sur votre tombe : on devine Mauriac terrifié de ce qu’on pourra dire de lui quand il sera mort.] L’attaque contre H. G. est violente : chez lui « l’antipathie préexiste […] et guide le chasseur vers le document dont sa haine a besoin. Il est moins soucieux de nous faire connaître l’œuvre dont il s’occupe que de nous donner les raisons de l’amour ou de la haine qu’un auteur lui inspire ». (Patrick Berthier : Guillemin/Hugo, 2007 , Pour conclure, 2.).
   Ce triste Guillemin prolongea son délire d'interprétation par quelques dernières piques, d'abord dans sa défense de Rousseau contre Voltaire, en préface à l'édition des Rêveries du promeneur solitaire des éditions Rencontre (Lausanne, mars 1963) :
« Quant à Gide, son célèbre Journal était si bien à notre intention que ce champion de la sincérité falsifiait à plaisir et son texte et ses dates pour embellir le mémorial qu'il nous vendait de son vivant. » (page 25).
  Puis dans son article " Benjamin l'imposteur ", Le Nouvel Observateur, 18 octobre 1967 :
« La personne de [Benjamin] Constant ? Ne pas se fier, pour l'entrevoir, à ses fameux " Journaux intimes ", encore qu'ils disent, et malgré lui, assez long sur l'individu. La "sincérité" de Constant, qui jetait dans des transports d'admiration le bon [Charles] Du Bos, la sincérité de Constant est du même type que celle de Gide. » (page 42 ; merci à Thomas Rabin pour cette référence ; Guillemin était l'auteur de Benjamin Constant, muscadin, Paris : Gallimard, 1958).
Enfin dans la Tribune de Genève, nous apprend Paul Morand dans son Journal inutile, en 1969 :



F / Mais quid de l'attitude d'Henri Guillemin lui-même pendant l'Occupation ? Elle réserve une belle surprise. Dans l'éloge funèbre de Guillemin, le journaliste Bertrand Poirot-Delpech, écrivait :
" Henri Guillemin avait enseigné au Caire et à Bordeaux avant d'être obligé de quitter la France pour la Suisse sous l'Occupation. Il avait été conseiller culturel à l'ambassade de France à Berne de 1945 à 1962 avant de poursuivre sa carrière universitaire à Genève. " (Le Monde, 5 mai 1992).
   Obligé !? On lit dans le Journal inutile de Paul Morand, tome 1, pages 747-48, à la date du 19 juillet 1972 : " Guillemin [..] payé comme attaché culturel de l'ambassade de France à Berne (et pour cela venant jusqu'à la Libération, chaque 31 du mois, toucher l'argent de Vichy ". Il me semble y avoir là au moins matière à investigation ...

   Dans la lettre qu'il m'adressa et data du 24 VII 1987, Henri Guillemin considérait l'ébauche du présent article comme une " mise au point utile " et ajoutait : " je suis sans doute allé un peu vite [...] il reste que Gide a écrit des lignes impardonnables dans la NRF pro-allemande ".

   L'animosité de Guillemin s'expliquerait-elle par le fait qu'il n'est désigné que par les initiales H.G. dans le tome 1, page 1181 de l'ancienne édition en collection " Bibliothèque de la Pléiade " du Journal, où André Gide commentait le " Témoignage d'un mort " publié par Guillemin dans la revue Esprit, n° 12, décembre 1932 ?

1939-1941, Alger, 1944

G / Une polémique du même type, mettant une nouvelle fois en cause la bonne foi d'André Gide, qui aurait procédé à des omissions et arrangements contestables, a été ouverte sur le groupe facebook du site e-gide.blogspot.fr par Vincent Jaffeux (qui par ailleurs défend partiellement Guillemin), autour de l'ouvrage Pages de Journal - 1939-1941 publié en 1944 à Alger par Edmond Charlot (achevé d'imprimé le 30 septembre 1944).



    André Gide indique, dans un texte liminaire daté Rabat 3 septembre 1943 (donc bien avant les attaques communistes),
« Ces pages du Journal que je tenais, fort irrégulièrement du reste, au cours des sombres mois qui suivirent notre défaite, je ne me reconnais le droit d'y rien changer. », mais Gide écrivit, le 17 octobre 1944 à Roger Martin du Gard : « Mes Pages de Journal ont paru hier à Alger, petit volume tout mince et réduit car de violentes attaques communistes m'ont incité à en faire tomber toutes les pages qui pouvaient alimenter leurs accusations. » 
On peut parfaitement comprendre que un an et des attaques communistes plus tard — attaques communistes qui dans le Gard ont failli coûter la vie à mon grand-oncle Paganelli, préfet nommé par de Gaulle —, Gide ait, alors que la guerre n'était pas terminée, opté pour la prudence.

NOTES

1. Dès novembre 1943, Arthur Giovoni (1909-1996) devint membre de l'Assemblée consultative provisoire (Alger, 3 novembre 1943 / 25 juillet 1944) ; par la suite il fut député communiste de Corse de 1945 à 1955. 

2. Henri Bonnet, commissaire à l'Information du 7 juin 1943 au 10 septembre 1944 à l'Assemblée consultative provisoire. Selon L'Empire colonial sous Vichy, page 210 (Paris : Odile Jacob, 2004, sous la direction de Jacques Cantier et Eric Jennings), Henri Bonnet était franc-maçon.

3. Combien approuvèrent la suspension pour un an de l'enseignant lyonnais Bernard Notin sans avoir jamais jeté un œil sur son texte ? s'indignèrent contre Robert Faurisson, « qui nie l'existence des camps de concentration » ? ; alors que l'argumentation de Faurisson, quelle que soit sa valeur historique par ailleurs, s'appuyait sur des éléments topographiques et chimiques relatifs à ces camps. Ou, plus récemment, s'insurgaient contre Renaud Camus, qui aurait écrit « trop de Juifs à la radio », ce qui ne se trouve pas sous sa plume, ou contre Pascal Sevran (c'est le journaliste Lionel Paoli qui imagina puis lui attribua l'expression " la bite des Noirs "). 

4. Claudine Jaque [pseudonyme de Claudine Chonez, 1912-1995], « Faut-il fusiller GIDE ? », La Quatrième République, 22 juillet 1944 ; coupure de presse endommagée aimablement communiquée par Claudine Chonez ; article reproduit, je le découvris en été 2012, par le site Gidiana.