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lundi 12 septembre 2022

ALFRED NAQUET : LE SIONISME (1911)

PORTAIL DU BLOG



 [Page 24]

Alfred Naquet, " Le Sionisme ", La Société nouvelle : Revue internationale, 16e année, 2e série, N° 7, janvier 1911 pages 24-34. Pagination mentionnée entre [ ].



« J'ai lu jadis l'admirable livre que Bernard Lazare publia, en 1894, sous le titre : L' Antisémitisme, son histoire et ses causes, et j'y ai fait de nombreux emprunts dans le discours que j'ai prononcé à la Chambre des Députés, le 27 mai 1895, sur la question juive. J'ai lu depuis les travaux de M. [Alfred] Valensi sur le Sionisme. Enfin, je viens de lire à l'instant même une confé­rence faite par Bernard Lazare, le 6 mars 1897, à l'Association des Études israélites, et publiée en brochure, en 1898, sous le titre : Le Nationalisme juif.

Ces diverses œuvres m'ont fortement remué par les senti­ments élevés qu'elles contiennent aussi bien que par l'élégance du style et par la puissance du raisonnement.

À de certains moments, il m'est même arrivé de me sentir perdre pied —  je veux dire : de ne pas trouver tout de suite la réponse à opposer à l'argumentation des Sionistes.
Et cependant, le sentiment en moi n'a jamais varié et un instinct qui ne me trompe pas m'a toujours fait voir dans le Sionisme un mouvement rétrograde.
Certes, la noblesse des intentions des promoteurs de cette cause ne saurait faire doute, et les tendances éminemment progressives des Bernard Lazare, des [Max ] Nordau, des Valensi sont indiscutables.

Ils voient des opprimés —  et des opprimés dont les origines sont les mêmes que les leurs —  auxquels on dénie le droit de vivre. Ils s'efforcent de les soustraire à l'oppression. Leur but est louable. Mais ils se trompent sur le moyen, et celui qu'ils proposent est un anachronisme. 

Que les Juifs aient jadis constitué un peuple, c'est incontes­table : ils ont eu une patrie dont ils ont été brutalement expulsés. Qu'une série de causes les ait ensuite empêchés, [p. 25] pendant des siècles, de se fusionner avec les populations au milieu desquelles ils ont vécu, ce n'est pas moins certain; et l'on ne saurait nier non plus que la haine de ces populations n'ait été l'une de ces causes. Mais certainement elle n'a pas été la seule ; elle n'a même pas été la principale, car elle était elle­-même secondaire. C'est la puissance de l'emprise religieuse qui a été pour Israël l'élément capital d'isolement. 

Les Gaulois, les Ibères ont été conquis par les Romains. Ils avaient une civilisation, une religion nationale, des mœurs particulières; mais leur culte n'était pas incompatible avec le paganisme gréco-romain, Hésus et Teutatès pouvaient voisiner au Capitole avec les autres dieux de l'Empire. La lutte finie, l'union s'opérait entre vainqueurs et vaincus et bien vite la civilisation romaine se trouvait substituée à la vieille civilisa­tion celtique, au grand avantage du progrès humain. 

Onze siècles plus tard, les Normands faisaient la conquête de l'Angleterre. Au début, l'animosité était terrible entre conquérants et conquis. Mais un siècle s'était à peine écoulé que la fusion était faite ; et le peuple anglais, celui peut-être qui possède au plus haut degré sa délimitation nette, ce qu'on pourrait presque appeler un caractère ethnique, était constitué. 

Pourquoi ? Parce que Saxons et Normands avaient la même religion, et que rien de fondamental ne s'opposait à leur mélange. 

Par contre, de nos jours, la différence des cultes, bien plus qu'un patriotisme étroit, s'oppose à la fusion des Polonais catholiques et des Russes schismatiques, ou des Irlandais également catholiques et des Anglais protestants. 

Les patries sont certainement des causes de division entre les diverses fractions du genre humain. Mais les religions et les mœurs qu'elles engendrent en sont d'autrement profondes, d'autrement durables. 

Placés au milieu des chrétiens dont ils étaient censés avoir tué le Dieu ; liés par leurs croyances à des usages stupides comme la circoncision et la prohibition de certaines viandes ; ne pouvant, ainsi que le constate Bernard Lazare, à cause de ces usages, se mêler à leurs contemporains, dont il leur était interdit de partager les repas et dont ils méprisaient les pra­tiques à leurs yeux idolâtriques, les Juifs vivaient repliés sur eux-mêmes, hostiles au milieu dans lequel le malheur des temps les avait jetés ; et tout ce qui est étranger devenant vite [p. 26] suspect, des légendes absurdes, telles que celles des crimes rituels, ne tardaient pas à se répandre et contribuaient à faire peser sur leurs têtes une malédiction universelle. 

Et comme en toute chose les effets deviennent causes à leur tour, la réprobation dont ils étaient l'objet les unissait plus fortement entre eux et les fortifiait en tant que peuple. 

Il est glorieux de résister à des attaques injustes, de demeurer le front haut devant l'oppression, et plier devant elle est lâcheté et ignominie. Je suis profondément opposé à toute idée religieuse. Je n'en ai pas moins toujours combattu l'anti­sémitisme, cette honte du XIXe et du XXe siècles, et j'aimerais mieux subir le martyre que d'incliner mon front sous les Saintes Huiles pour défendre ma vie ou mes intérêts. Je suis non moins ennemi de toute idée nationale, et cependant je me sentirais Français si des hordes étrangères envahissaient mon pays et lui déniaient le droit de vivre ou de penser librement. Rien n'est plus répugnant que la trahison ; et autant il est digne et salutaire au progrès que Juifs et chrétiens fusionnent dans le culte d'une humanité affranchie, autant il serait inadmissible que des Juifs abdiquassent leur dignité d'hommes en s'inclinant comme des esclaves devant leurs détracteurs. La fusion ? C'est-à-dire la disparition des religions, des patries, des races, des classes ? Oui !! La destruction d'un culte, d'une nation, d'une race ou d'une classe par une autre classe, une autre race, une autre nation, un autre culte ? Non !

Mais au milieu des guerres et des massacres, il n'était pas facile de concevoir une humanité libre, fraternellement unie dans le travail sur les débris des entraves dogmatiques, patrio­tiques et sociales qui l'enserraient jusque-là. Pour en rendre la simple conception possible, il a fallu la philosophie du XVIIIe siècle et la révolution gigantesque qui en a été l'épa­nouissement. Encore, en ce qui concerne la question juive, la mentalité des masses n'est-elle pas entièrement affranchie des vieux préjugés médiévaux, et même en France ceux-ci ont-ils laissé des traces, des possibilités de reviviscences ataviques, auxquelles à de certaines heures les partis politiques du passé parviennent à donner un semblant de vie actuelle. 

Bernard Lazare, qui est mort [le 1er septembre 1903] peu après la tourmente de 1897-1898, a été impressionné par le courant antisémite de cette époque, et il est vraisemblable que là a été l'origine de son nationalisme juif. Il n'a pas eu le temps de constater que [p. 27] l'antisémitisme, en France, n'était qu'éphémère et ne pouvait résister au développement du socialisme et de la libre-pensée.

Quoi qu'il en soit, d'ailleurs, un fait demeure établi. C'est que la religion est à la base de la nationalité juive, si nationalité il y a, et cela me suffirait à repousser le Sionisme comme entaché de religiosité.
Oh ! je le sais, les Sionistes protestent contre cette affirmation.
M. Valensi soutient que les promoteurs du mouvement en Palestine sont pour la plupart des antireligieux, des libres penseurs, et que le Sionisme sera un moyen d'affranchissement intellectuel autant que d'affranchissement
M. Bernard Lazare s'élève également contre la confusion de la nationalité juive et de la religion juive. Il écrit :
«  Le Judaïsme comporte une religion —  une religion nationale —  mais il n'est pas seulement une religion, et que peut répondre un orthodoxe, un Hassid, un Talmudiste ou un de ceux qui répudient le nom de juif, pour ne retenir que celui d'israélite, à l'athée qui lui dira : Je me sens Juif . » [" Le Nationalisme Juif ", Publications du « KADIMAH » N° 1 — 1898, conférence faite à l'Association des Étudiants Israélites le 6 mars 1897.]
Il dira à l'athée qu'il est une exception et que si tous les Juifs lui ressemblaient, la nationalité juive aurait vécu. Pour nous, d'ailleurs, l'aveu que le Judaïsme comporte une religion nationale suffit à caractériser le mouvement. Je n'accepte rien, je ne veux rien de ce qui a la religion à sa base.
Je ne vois pas un royaume juif dans lequel l'Église serait séparée de l'État et qui comporterait, à côté de Juifs israélites, des Juifs catholiques, protestants ou antireligieux.
/Tel est mon premier grief contre le Sionisme. J'ajoute que le royaume de Jérusalem reconstitué ne m'offrirait pas, au point de vue de l'évolution de la pensée, de larges horizons.
Les Orientaux ont un vice rédhibitoire. Abandonnés à eux mêmes, ils se sont jusqu'à ce jour montrés incapables d'opérer la séparation du spirituel et du temporel, et cette séparation est la condition primordiale, essentielle de tous progrès.
L'intelligence de l'Arabe n'est pas inférieure à celle des Occidentaux. Transporté à Paris, à Londres ou à Berlin, l'Arabe, affranchi de l'infaillibilité du Coran, arrive à penser aussi fortement qu'un Français, un Anglais ou un Allemand. Mais chez lui, le Coran le domine. Il n'y a pas de loi civile à côté de la loi de Mahomet ; et il est par cela même enrayé dans son développement, par l'immobilisme de son milieu. C'est là ce qui [p. 28] a tué l'Islam. À une époque où le christianisme subissait à un degré presque égal —  car il ne l'a jamais subi à un degré tout à fait égal —  la suprématie du droit canonique sur la législation civile, l'Islam a pu être grand et glorieux. Mais dès le jour où les peuples chrétiens ont commencé à séparer le spirituel du temporel, ils sont entrés dans la voie d'un progrès rapide tandis que les peuples musulmans ont été voués à l'immobilité, c'est-à-dire à la décadence.
Le peuple juif est un peuple oriental et il participe du défaut que nous venons de signaler chez les Orientaux. Jérusalem ne reconnaissait qu'une législation, la morale interprétée par le Talmud, et en Algérie, au Maroc, partout où les juifs ont conservé leur statut personnel, ils sont demeurés à cet état de sujétion religieuse qui paralyse chez eux les plus brillantes intelligences.
Par contre, mêlés aux populations dites aryennes, qui subordonnent le spirituel au temporel, ayant reçu la fécondation aryenne qui les affranchit du joug d'une religion exclusive et farouche, ils développent dans tous les domaines de telles facultés que la jalousie engendrée par elles devient un ferment d'antisémitisme.
En Palestine, les juifs feraient d'autant plus vite retour à la législation religieuse exclusive qu'ils se trouveraient au milieu de peuplades encore arrêtées à ce stade de la civilisation.
Élément de progrès et de révolution en Europe et en Amérique, ils seraient en Palestine un élément de stagnation et de réaction.

Autre considération encore et plus décisive peut-être. La formation des nations a eu sa raison d'être à travers l'histoire. Elle a constitué l'une des étapes imposées par la nature à notre espèce pour passer de l'isolement primitif de l'individu à la collectivité universelle du genre humain.
Mais à l'heure actuelle, cette formation qui a été jadis progressive a pris un caractère régressif. Ce n'est pas à constituer des nations nouvelles que doit songer l'esprit révolutionnaire, c'est à briser celles qui existent pour les fondre dans des collectivités plus grandes, en attendant la fédération planétaire.
Certes des injustices historiques se sont produites. Les nations actuelles ne représentent pas toujours la volonté des [p. 29] peuples. La Finlande et la Pologne repoussent le joug mosco­vite. La Pologne, en plus du joug moscovite, lutte contre les jougs autrichien ou prussien. L'Irlande est hostile à son union avec la Grande-Bretagne. L'Alsace-Lorraine gémit sur son annexion à l'Allemagne, et la Corée maudit son asservissement par le Japon. 
Mais sans cesser pour cela d'être fondées et d'être justes, ces sortes de revendications n'en sont pas moins archaïques. 
Il en est de ce que j'ai appelé autrefois les stratifications sociales comme des stratifications géologiques. 
Ceux qui ont étudié la formation de notre globe distinguent les terrains primitifs des terrains secondaires ; les terrains secondaires des tertiaires ; les tertiaires des quaternaires ; les quaternaires de l'alluvion moderne. 
Si tout s'était passé avec une rigueur mathématique depuis le jour où la Terre, fragment d'un astre non encore solidifié, se détacha du Soleil, notre planète serait formée de couches imbriquées parfaitement régulières et ressemblerait à un oignon. 
Mais la rigueur mathématique —  telle au moins qu'elle se présente à nous avec les insuffisances de nos données et les défauts de nos méthodes de calcul —  est incompatible avec l'évolution et avec la vie. Sur tel point le terrain primitif émerge et les couches supérieures ne se sont pas formées. Sur tel autre point l'alluvion moderne voisine avec le granit et les couches intermédiaires font défaut. La généralisation souffre des excep­tions nombreuses. 
Un phénomène analogue s'observe dans l'ordre politique et social. Dans l'ordre politique, théocratie, monarchie absolue, monarchie constitutionnelle et république sont les strata qui  auraient dû se succéder. Mais à cette règle s'opposent des exceptions plus nombreuses encore que pour les stratifications terrestres. De même dans l'ordre social. La période de la constitution des nationalités aurait dû précéder partout celle socialisme et des luttes des classes, et être partout terminée avant que la période nouvelle s'ouvrît. 
Il n'en a point été ainsi. Certains groupes nationaux n'ont pas réussi à se constituer ; d'autres, par des mouvements régressifs —  pathologiques, dirions-nous en les assimilant aux: phénomènes de la biologie —  se sont détruits à la suite de démembrements. 
[p. 30]
Nous n'y pouvons rien. Il nous est toutefois donné de constater un fait. Partout où une nationalité n'a pas su se constituer, partout où un démembrement ou une annexion l'a détruite, le progrès normal a été entravé. Mises presqu'en­tièrement au service de revendications qui relèvent d'une époque déjà éloignée, les forces vives du pays sont inutilisables pour la lutte véritablement actuelle, la lutte pour le mouvement qui emporte le genre humain, en tous lieux, vers une nouvelle forme de société. 
Ainsi, en Russie, lors de la révolution de 1905, la Pologne, quoique plus civilisée que le reste de l'Empire, a été loin de donner aux revendications politiques et sociales la quote-part d'effort qui lui incombait. Pourquoi ? Parce que les activités étaient tournées du côté de l'autonomie et de l'indépendance, dont la conquête exige l'union des classes, au lieu d'être diri­gées vers la guerre des classes en vue de leur complet anéan­tissement, ce qui est aujourd'hui la seule forme de la guerre féconde. 
Voilà pourquoi, sans répudier —  quoique nous soyons loin de les désirer ! —  les violences entre les classes là où les résis­tances du passé les rendent inévitables, nous sommes passion­nément pacifistes entre nations. Les guerres internationales font naître le chauvinisme là où il n'existait pas, l'exaltent là où il existait déjà aussi bien chez le vainqueur halluciné par la vic­toire que chez le vaincu mû par une haine légitime et un esprit de revanche compréhensible. C'est un retour vers la phase historique antérieure à la nôtre, une rétrogradation. 
L'Alsace-Lorraine souffre de n'être plus française, et nous souffrons d'être séparés d'elle. Mais la guérison du mal ne se fera pas par une guerre qui rendrait Strasbourg et Metz à la France. Loin de le guérir, elle l'aggraverait. Les haines entre les deux rives du Rhin seraient accrues. La coopération des classes similaires des deux pays se trouverait diminuée au profit d'une coopération des classes hétérogènes dans chacun d'eux. Nous tournerions le dos à l'avenir pour regarder vers le passé.
Le remède est ailleurs : dans le dépècement .des nations actuelles, dans leur fusion dans les États-Unis d'Europe. Lorsque l'Europe formera une unité fédérative, dont les nations actuelles auront été brisées en cantons, comme nos anciennes provinces le furent en départements pour la constitution de l'unité française, alors l'Alsace, le duché de Varsovie, [p. 31] la province de Posen, la Galicie, l'Irlande, le Schleswig, etc., cantons de la République européenne, seront libres dans la libre et nouvelle unité, sans que Allemands et Français aient eu à s'entretuer. En attendant, l'Alsace et les autres pays opprimés auront pu aiguiller leur énergie vers la transformation sociale qui résoudra le problème, au lieu de l'aiguiller vers un nationa­lisme hors de saison qui en éloignerait la solution.
Mais, nous dit Bernard Lazare, puisque l'Europe de demain, la République mondiale de plus tard, doit être fédérative, c'est-à-dire constituée par des groupes autonomes et divers, pourquoi les Juifs ne constitueraient-ils pas un de ces groupes ?
L'argument a moins de valeur qu'il ne semble à première vue. 
D'abord les groupes de l'avenir m'apparaissent beaucoup moins sous la forme d'agglomérations territoriales que sous celle d'associations, de ligues où les hommes seront unis par des idées ou des occupations communes au lieu de l'être par les limites d'un territoire donné. 
Dans la République future, il y aura sans doute encore des groupes locaux, des communes, puisqu'il existe des intérêts communaux. Mais les groupes principaux, ceux qui formeront l'ossature véritable du monde, seront les ligues, les syndicats ; et ils se distingueront par deux points cardinaux. Chacun d'eux sera étendu sur la totalité du globe, et chaque individu pourra faire partie de plusieurs d'entre eux au lieu d'appartenir à un seul. 
Je ne puis pas être à la fois Français et Allemand; mais je puis appartenir à la section des chimistes, à l'organisation socialiste, à la ligue contre l'alcoolisme, à la société protectrice des animaux, à l'association des aviateurs ... , etc., etc. 
Que les Israélites —  je veux dire les Juifs qui ont encore la faiblesse de croite à des dogmes —  se réunissent pour prier en commun, je le regrette parce que cela démontre la persistance d'idées absurdes ; mais je n'y vois aucun autre mal. 
Que les Juifs, religieux ou non —  dans les pays où ils ne sont pas émancipés —  poursuivent leur émancipation, c'est excel­lent. Cela devient meilleur encore s'ils ne la poursuivent pas d'une manière exclusive, mais en se mêlant comme ils le font en Russie, au mouvement révolutionnaire qui ne les émancipera pas seuls, qui émancipera en même temps qu'eux tous les esclaves du salariat ou des préjugés religieux. 
[p. 32] Mais dès que, tournant le dos à leurs frères de classe à quel­que race qu'ils appartiennent, les prolétaires juifs portent leur regard vers Jérusalem, vers la Terre promise, la part d'efforts et de puissance qu'ils pouvaient apporter à la démocratie mon­diale est perdue, au profit d'une revendication sans valeur pour l'avenir humain.
La terre promise n'est pas dans ce coin perdu qui s'appelle la Palestine. Elle est dans la Révolution universelle qui, nivelant les classes, et achevant de fusionner les races, fera de tous les hommes des frères et des égaux. 
« Je viens, fait dire Isaïe au Dieu d'Israël, pour rassembler toutes les nations et toutes les langues. Elles viendront et ver­ront ma gloire. » (Isaïe LXVI, 10-18 [18 : ut congregem omnes gentes et linguas]).
De ce chef donc encore, le sionisme doit être repoussé, puisqu'il relève du nationalisme, et qu'à notre époque, après le culte de la divinité, l'idée de patrie est le plus funeste et le plus rétrograde des dogmes. 
M. Valensi envisage encore la question à un autre point de vue. Cinq millions de Juifs souffrent en Russie et dans les Bal­kans. Arrachons-les à leurs souffrances. Transportons-les dans un milieu où, enfin libres, ils puissent développer intégralement leur personnalité. 
Le problème ainsi posé devient acceptable.
Evidemment s'il était possible de prendre en bloc les cinq ou six millions de Juifs qui vivent dans l'oppression et la servitude, de les transporter dans un pays neuf, de leur donner des terres en même temps que la liberté, l'œuvre serait admirable et il n'est aucun penseur qui n'y applaudît. Les antisémites
eux-mêmes, malgré leur haine irraisonnée et atavique du juif, y donneraient leur adhésion.
Mais où sont les capitaux qui permettraient cet exode général ? où est le pays assez neuf, assez dépourvu de population pour permettre la constitution de la néo-nationalité juive ?
Le Sionisme se résoudra en une Colonie où viendront les Juifs russes ou roumains les plus jeunes, les plus actifs, les plus entreprenants. Les autres —  la masse —  demeureront dans leurs ghettos, diminués des énergiques, des forts qui préparaient leur émancipation dans l'émancipation générale.
Quant à ceux qui auront émigré, une fois en Palestine, pris par leur conception et par leur organisation nouvelle, ils oublieront bien vite le prolétariat chrétien de l'Empire des [p. 33] Tsars. Ils seront perdus pour la Révolution; et ils ne donne­ront pas au monde, en échange de l'impulsion révolutionnaire, un effort équivalent. Leur valeur sociale sera profondément amoindrie.
Reste l'idée de constituer un État juif assez puissant pour imposer la tolérance aux États chrétiens ou musulmans qui comptent des Juifs parmi leurs sujets. C'est la plus décevante des chimères. 
La colonie juive ne serait pas une nation indépendante. Ce serait un simple canton. Le jour où la population y serait assez prolifique pour faire redouter la création d'un vrai peuple, l'Empire ottoman et les peuplades dont il se compose se senti­raient menacés. L'antisémitisme acquerrait alors une force qu'on ne lui aurait pas connue jusque-là. 
Si même, d'ailleurs, la race turque et les autres populations de l'Empire ottoman laissaient le Judaïsme s'accroître libre­ment et les supplanter, il faudrait des siècles pour en faire un peuple qui compte dans le milieu diplomatique et guerrier. Or, d'ici un siècle, au cours dont vont les choses, il n'y aura plus ni peuples insolidaires, ni diplomatie, ni armée, mais une République sociale européenne largement ouverte sur le futur.
D'ailleurs, quelle langue parlerait le nouveau peuple ? L'hébreu ? C'est une langue morte. Malgré les efforts que font quelques érudits pour la revivifier, ils n'en feront pas plus une langue moderne que les Athéniens ne réussiront à faire revivre la langue de Démosthène et de Platon.
Les idiomes du passé ne sauraient ressusciter. Créés pour exprimer des idées qui ne sont plus les nôtres, ils ne peuvent convenir aux besoins des temps actuels.
Ce qu'il faut aux. Juifs de nos jours —  nous le leur disons nettement, nous qui les défendrions au péril de notre vie contre les antisémites —  c'est disparaître, fondus dans l'ensemble de la population. La persécution a été le ciment d'Israël. C'est elle qui l'a maintenu vivant à travers les âges. C'est à la liberté qu'il appartient d'en opérer la dissolution.
Cette disparition dans une fusion générale présente cependant, il faut le reconnaître, certaines difficultés.
Je suis né juif. Ce n'est pas de ma faute. C'est un hasard. Mais si je me fais chrétien, ce n'est plus un hasard. C'est le [p. 34] résultat d'un libre choix, et si je ne crois plus à aucun dogme, pas plus juif que chrétien, ce choix est un mensonge honteux.
La fusion sera forcément, par suite, assez lente, .aussi long­temps que les mariages civils demeureront exceptionnels. Mais leur nombre s'accroît de jour en jour et rien n'empêche les juifs de communier avec les chrétiens dans le culte de la pensée libre. 
Déjà, dans le prolétariat, les unions libres ou légales entre juifs et non juifs sont fréquentes. 
Si elles le sont moins dans la bourgeoisie, c'est qu'ici les mariages ne sont plus que des affaires, des actes de prostitution légale, et qu'un juif riche trouve difficilement chez les non juifs la dot cherchée. Mais c'est encore là la lutte des classes ; ce n'est déjà plus la lutte des religions ou des nationalités. 
Ainsi le Sionisme est une entreprise rétrograde parce qu'il s'accompagne à la fois, malgré qu'en aient ses promoteurs, d'une pensée religieuse et d'un sentiment nationaliste, que ne justifie d'ailleurs ni la possession d'une langue commune ni celle d'un territoire. Tout socialiste doit le combattre. Il est en outre en fait inapplicable dans toute l'étendue qu'il devait avoir pour répondre à son but ; et, quelles que soient l'estime et la sympathie que méritent ses partisans, nous ne saurions nous associer à leurs efforts. Il nous apparaît comme une déviation au socialisme ; et à notre époque le socialisme étant la seule doctrine vivante, tout ce qui nous en dévie est une œuvre de réaction. »



mercredi 7 septembre 2016

INDEX NIETZSCHE (9/16) : LA JUSTICE (die Gerechtigkeit) suivi de LE TRAVAIL


Voir dans le Dictionnaire Nietzsche l'excellente entrée " Justice ", cc. 516a-520b par Blaise Benoit.


Fragments posthumes, 1871-1872,

P I 16b, printemps 1871 - début 1872 : 14[11] : " Le principe pédagogique correct ne peut être que celui de mettre la plus grande masse dans un rapport juste avec l’aristocratie spirituelle ; c’est là proprement la tâche de la culture (selon les trois possibilités hésiodiques). " [Denn auch die Geburtsaristokratie des Geistes muß eine ihr gemäße Erziehung und Geltung haben. Das richtige Erziehungsprincip kann nur sein, die größere Masse in das rechte Verhältniß zu der geistigen Aristokratie zu bringen: das ist die eigentliche Bildungsaufgabe (nach den drei Hesiodischen Möglichkeiten); die Organisation des Geniestaates — das ist die wahre platonische Republik.]

U I 4a, 1871 : 9[70] : Égalité de l’enseignement pour tous jusqu’à 15 ans. Car la prédestination au lycée par les parents, etc. est une injustice.


Naissance de la tragédie, (1872, 1874) :
§ 18 : « Rien n'est plus à craindre qu’une classe d'esclaves barbares qui ont appris à considérer leur existence comme une injustice et qui s'apprêtent non seulement à se venger, mais à venger l'ensemble des générations. »


De l'utilité et des inconvénients de l'histoire pour la vie, 1874,
§ 6 :
‎" Peu d'esprits servent en vérité la vérité, car il en est peu qui aient la pure volonté d'être justes, et parmi ceux-là, moins nombreux encore ceux qui ont la force de l'être. Il ne suffit nullement, en effet, de le vouloir, et l'humanité n'a jamais souffert de maux plus terribles que lorsque l'instinct [Trieb] était servi par un jugement erroné ; aussi le bien public exigeraient-il plus que tout autre chose la propagation aussi large que possible de la bonne graine du jugement, afin qu'on sache toujours distinguer le fanatique du juge, le désir aveugle de juger de la force consciente d'être en droit de le faire. "


Fragment posthume, 1876-1877,
N II 3, fin 1876 – été 1877 : [43] : Le socialisme se fonde sur la résolution de poser les hommes égaux et d’être juste envers chacun : c’est la suprême moralité.


Humain, trop humain, 1878,

II, § 92 : Origine de la justice.
La justice [Gerechtigkeit] (l’équité [Billigkeit]) prend naissance entre hommes jouissant d’une puissance à peu près égale, comme l’a bien vu Thucydide [V, 87-11].

VIII, § 473 : Le socialisme au point de vue de ses moyens d'action.
Aussi [le socialisme] se prépare-t-il en secret à l’exercice souverain de la terreur, aussi enfonce-t-il le mot de « justice » comme un clou dans la tête des masses semi-cultivées, pour les priver complètement de leur bon sens (ce bon sens ayant déjà beaucoup souffert de leur demi-culture) et leur donner bonne conscience en vue de la méchante partie qu'elles auront à jouer.

IX, § 636 : « Une espèce toute différente de génie, celui de la justice [Gerechtigkeit] ; et je ne peux du tout me résoudre à l’estimer inférieur à quelque autre forme de génie que ce soit, philosophique, politique ou artistique. Il est de sa nature de se détourner avec une franche répugnance de tout ce qui trouble et aveugle notre jugement sur les choses ; il est par suite ennemi des convictions, car il entend faire leur juste part à tous les êtres, vivants ou inanimés, réels ou imaginaires – et  pour cela, il lui faut en acquérir une connaissance pure ; aussi met-il tout objet le mieux possible en lumière, et il en fait le tour avec des yeux attentifs. Pour finir, il rendra même à son ennemie, l’aveugle ou myope "conviction" (comme l’appellent les hommes : pour les femmes, son nom est "la foi"), ce qui revient à la conviction – pour l’amour de la vérité. »


Le Voyageur et son ombre, 1879,

§ 22 : L’équilibre est une notion importante dans la théorie ancienne du droit et de la morale ; l’équilibre est la base de la justice.

§ 81 : « Il est possible de saper la justice séculière, par la doctrine de la totale irresponsabilité et innocence de tout homme ; et on a déjà fait une tentative dans ce sens, en se fondant justement sur la doctrine contraire de la totale responsabilité et culpabilité de chaque homme. »


Fragment posthume, 1880,
N V 4, automne 1880 : [162] : « Reconnaître l’identité d’un homme et d’un autre –, cela devrait être le fondement de la justice ? Voilà une identité très superficielle. Pour ceux qui reconnaissent l’existence d’individus, la justice est impossible – ego. »


Aurore, 1881,

I, § 26. Les animaux et la morale. : L’origine de la justice, comme celles de l’intelligence, de la mesure, de la vaillance, – bref de tout ce que nous désignons du nom de vertus socratiques, est animale : conséquence de ces pulsions qui apprennent à chercher sa nourriture et à échapper à ses ennemis.
§ 78. La justice punitive.
§ 84. La philologie du christianisme. : " À quel point le christianisme éduque mal le sens de l’honnêteté et de la justice  on peut assez bien en juger à la lumière des écrits de ses savants : ils avancent leurs suppositions avec autant d'assurance que des dogmes, et l'interprétation d'un passage de la Bible les plongent rarement dans une perplexité honnête. "

V, § 432. Chercheurs et expérimentateurs.  : " Nous devons procéder par tâtonnement avec les choses, nous montrer tantôt bons, tantôt mauvais à leur égard et les traiter successivement avec justice, passion et froideur. "


Gai Savoir, 1882,

IV, § 289 : Aux navires ! — [...] [Ce qui fait défaut, c’est] Une nouvelle justice. Et un nouveau mot d’ordre ! Et de nouveaux philosophes ! La Terre morale aussi est ronde ! La Terre morale aussi a ses antipodes ! (traduction GF/Wotling/2007).

§ 329 : Loisir et oisiveté. — Il y a une sauvagerie tout indienne, particulière au sang des Peaux-Rouges, dans la façon dont les Américains aspirent à l’or ; et leur hâte au travail qui va jusqu’à l’essoufflement — le véritable vice du nouveau monde — commence déjà, par contagion, à barbariser la vieille Europe et à propager chez elle un manque d’esprit tout à fait singulier. On a maintenant honte du repos : la longue méditation occasionne déjà presque des remords. On réfléchit montre en main, comme on dîne, les yeux fixés sur le courrier de la Bourse, — on vit comme quelqu’un qui craindrait sans cesse de « laisser échapper » quelque chose. « Plutôt faire n’importe quoi que de ne rien faire » — ce principe aussi est une corde propre à étrangler tout goût supérieur. Et de même que toutes les formes disparaissent à vue d’œil dans cette hâte du travail, de même périssent aussi le sentiment de la forme, l’oreille et l’œil pour la mélodie du mouvement. La preuve en est dans la lourde précision exigée maintenant partout, chaque fois que l’homme veut être loyal vis-à-vis de l’homme, dans ses rapports avec les amis, les femmes, les parents, les enfants, les maîtres, les élève, les guides et les princes, — on n’a plus ni le temps, ni la force pour les cérémonies, pour la courtoisie avec des détours, pour tout esprit de conversation, et, en général, pour tout otium. Car la vie à la chasse du gain force sans cesse l’esprit à se tendre jusqu’à l’épuisement, dans une constante dissimulation, avec le souci de duper ou de prévenir : la véritable vertu consiste maintenant à faire quelque chose en moins de temps qu’un autre. Il n’y a, par conséquent, que de rares heures de loyauté permise : mais pendant ces heures on est fatigué et l’on aspire non seulement à « se laisser aller », mais encore à s’étendre lourdement de long en large. C’est conformément à ce penchant que l’on fait maintenant sa correspondance ; le style et l’esprit des lettres seront toujours le véritable « signe du temps ». Si la société et les arts procurent encore un plaisir, c’est un plaisir tel que se le préparent des esclaves fatigués par le travail. Honte à ce contentement dans la « joie » chez les gens cultivés et incultes ! Honte à cette suspicion grandissante de toute joie ! Le travail a de plus en plus la bonne conscience de son côté : le penchant à la joie s’appelle déjà « besoin de se rétablir », et commence à avoir honte de soi-même. « On doit cela à sa santé » — c’est ainsi que l’on parle lorsque l’on est surpris pendant une partie de campagne. Oui, on en viendra bientôt à ne plus céder à un penchant vers la vie contemplative (c’est-à-dire à se promener, accompagné de pensées et d’amis) sans mépris de soi et mauvaise conscience. — Eh bien ! autrefois, c’était le contraire : le travail portait avec lui la mauvaise conscience. Un homme de bonne origine cachait son travail quand la misère le forçait à travailler. L’esclave travaillait accablé sous le poids du sentiment de faire quelque chose de méprisable : — le « faire » lui-même était quelque chose de méprisable. « Seul au loisir et à la guerre il y a noblesse et honneur » : c’est ainsi que parlait la voix du préjugé antique ! » (Merci à Jean-Baptiste Morizur).

V, § 377 : Nous, sans patrie" Nous ne considérons tout simplement pas comme souhaitable que le royaume de la justice et de l'harmonie soit fondé sur Terre (parce que ce serait dans tous les cas le royaume de la médiocratisation). " (traduction GF/Wotling 2007).


Par-delà Bien et Mal, 1886,

I, § 9 : Vous voulez vivre « en accord avec la nature » ? Ô nobles Stoïciens, comme vous vous payez de mots ! Imaginez un être pareil à la nature, prodigue sans mesure, indifférent sans mesure, sans desseins ni égard, sans pitié ni justice, fécond, stérile et incertain tout à la fois, concevez l’indifférence elle-même en tant qu’elle est une puissance, comment pourriez-vous vivre en accord avec cette indifférence ? Vivre n’est-ce pas justement vouloir être autre chose que cette nature ?

VII, § 219 : l’intellectualité supérieure est la quintessence de la justice et de cette bienveillante sévérité qui se sait chargée de maintenir l’ordre des rangs dans le monde, parmi les choses mêmes – et pas seulement parmi les hommes.


La Généalogie de la morale, 1887,

Avant-propos, § 4 : voyez encore ce que j’ai écrit dans Le Voyageur et dans Aurore sur l’origine de la justice comme compromis entre puissances à peu près égales (l’équilibre étant la condition de tout contrat, donc de tout droit).

II, § 8 : la justice [Gerechtigkeit] au premier stade : bonne volonté des hommes à puissance à peu près égale de s’accommoder les uns des autres, de retrouver l’ "entente" par un compromis.
§ 11 : le sentiment réactif est la toute dernière conquête de l’esprit de justice

III, § 14 : Représenter tout au moins la justice, l’amour, la sagesse, la supériorité – voilà l’ambition de ces "inférieurs", de ces malades.



Fragment posthume, 1888,
W II 5, printemps 1888 : [30] : quand le socialiste, avec une belle indignation, réclame "justice", "droit", "droits égaux", il est seulement sous l'effet de sa culture insuffisante, qui ne sait comprendre pourquoi il souffre.


Le Crépuscule des Idoles (1889),
Divagations d’un "inactuel", § 48 : « La doctrine de l’égalité ! Mais c’est qu’il n’y a pas de poison plus toxique : c’est qu’elle semble prêchée par la justice même, alors qu’elle est la fin de toute justice … " Aux égaux, traitement égal, aux inégaux, traitement inégal ", telle serait la vraie devise de la Justice. Et ce qui en découle : " Ne jamais égaliser ce qui est inégal ". » [Cf Aristote, Les Politiques, livre III, chapitre 9, 1280a]


L’Antéchrist, 1894,
§ 57 : « L’injuste [Unrecht] n’est jamais dans des droits inégaux, il est dans la prétention à des droits "égaux". »


LE TRAVAIL


Fragments posthumes, 1870-1871,

U I 2b, fin 1870 – avril 1871: [16] : Les Hellènes pensent au sujet du travail comme nous au sujet de la procréation. Les deux passent pour honteux, mais ce n’est pas pour cela qu’on en déclarerait les produits honteux.
La "dignité du travail" est un fantasme moderne de la plus sotte espèce. C’est un rêve d’esclaves. […]
Seul le travail accompli par un sujet à la volonté libre a de la dignité. Aussi un véritable travail de civilisation demande-t-il une existence fondée et libre de soucis. À l’inverse : l’esclavage appartient à l’essence d’une civilisation.

Mp XII 1c, début 1871: [1] : Que trouver d’autre dans la détresse travailleuse de ces millions d’hommes que la pulsion de continuer à végéter à n’importe quel prix


Cinq préfaces … 3. L’État chez les Grecs (1872) :
« Nous autres modernes [Neueren] avons sur les Grecs l'avantage de posséder deux concepts qui nous servent en quelque sorte de consolation face à un monde où tous se conduisent en esclaves et où pourtant le mot " esclave " fait reculer d'effroi : nous parlons de la " dignité de l'homme " et de la " dignité du travail ". »
« Tous s'échinent à perpétuer misérablement une vie de misère, et sont contraints par cette effroyable nécessité à un travail exténuant, qu'ensuite l'homme, ou plus exactement l'intellect humain, abusé par la "volonté", regarde, ébahi, par moments, comme un objet digne de respect. Or, pour que le travail puisse revendiquer le droit d'être honoré, encore serait-il nécessaire qu'avant tout l'existence [Dasein] elle-même, dont il n'est pourtant qu'un instrument douloureux, ait un peu plus de dignité et de valeur que ne lui en ont accordées jusqu'ici les philosophies et les religions qui ont pris ce problème au sérieux. Que pouvons-vous trouver d’autre dans la nécessité du travail de ces millions d’hommes, que l’instinct [Trieb] d’exister à tout prix, ce même instinct tout-puissant qui pousse des plantes rabougries à étirer leurs racines sur la roche nue ! […] »

« Les Grecs n'ont pas besoin de pareilles hallucinations conceptuelles : chez eux, l'idée que le travail est un avilissement s'exprime avec une effrayante franchise, et une sagesse plus secrète qui parle plus rarement, mais qui est partout vivante, ajoute à cela que l'être humain est, lui aussi, un vil et pitoyable néant, le "rêve d'une ombre" [Pindare, Pythique, VIII, 99]. Le travail est un avilissement car l’existence n’a pas de valeur en soi ; mais même lorsque cette existence se pare du rayonnement trompeur des illusions de l'art et semble alors avoir réellement acquis une valeur en soi, l'affirmation que le travail est un avilissement n'en gardera pas moins sa validité. […] Nous possédons maintenant le concept général qui doit recouvrir les sentiments qu'éprouvent les Grecs à l'égard du travail et de l'esclavage ; ils considéraient l'un et l'autre comme un avilissement nécessaire — à la fois nécessité et avilissement — face auquel on éprouve de la honte. […] L’esclavage appartient à l’essence d’une civilisation […] S’il devait s’avérer que les Grecs ont péri à cause de l’esclavage, il est bien plus certain que c’est du manque d’esclavage que nous périrons. » Cf Oscar Wilde : “ The fact is, that civilisation requires slaves.  The Greeks were quite right there.  Unless there are slaves to do the ugly, horrible, uninteresting work, culture and contemplation become almost impossible.  Human slavery is wrong, insecure, and demoralising.  On mechanical slavery, on the slavery of the machine, the future of the world depends. ”
The Soul of Man under Socialism, 1891.

Fragment posthume, 1876,
U II 5c, octobre-décembre 1876 : [21] : « Dans les classes riches, l’excès de travail apparaît comme une impulsion intérieure à exagérer son activité, chez les ouvriers, c’est une contrainte extérieure. »

Humain, trop humain, 1878,
IX, § 611 : « La renaissance perpétuelle des besoins nous accoutume au travail […] Pour échapper à l’ennui, l’être humain, ou bien travaille au delà de ce qu’exigent ses besoins normaux, ou bien il invente un jeu. »

Opinions et sentences mêlées, 1879,
§ 260 " Ne Prendre pour amis que des travailleurs " : « L’oisif est dangereux à ses amis; comme il n’a pas assez à faire, il parle de ce que font et ne font pas ses amis, finit par s’en mêler et se rendre importun: ce pourquoi il faut sagement ne lier amitié qu’avec des travailleurs. »

Le Voyageur et son ombre, 1879,
§ 170 "L'art au siècle du travail" : « Nous avons la conscience morale d’un siècle au travail ; cela ne nous permet pas de donner à l’art nos meilleures heures, nos matinées, quand bien même cet art serai le plus grand et le plus digne. Il est pour nous affaire de loisir, de délassement : nous lui consacrons ce qui nous reste de temps, de force. »

§ 286. La valeur du travail. « Si l'on voulait déterminer la valeur du travail d'après la quantité de temps, de zèle, de bonne et de mauvaise volonté, de contrainte, d'inventivité ou de paresse, de probité ou d'hypocrisie que l'on y consacre, jamais cette évaluation ne pourrait être juste ; car c'est toute la personne qu'il faudrait mettre sur la balance, ce qui est impossible. [...] Il ne dépend pas de l’ouvrier de décider s’il travaillera, ni comment il travaillera. Les seuls points de vue, larges ou étroits, qui ont fondé l’estimation du travail sont ceux de l’utilité. [...] L'exploitation [Ausbeutung] du travailleur, on le comprend maintenant, fut une sottise, un gaspillage aux dépens de l'avenir, une menace pour la société. Voilà que déjà on a presque la guerre : et en tout cas, pour maintenir la paix, signer des contrats et obtenir la confiance, les frais seront désormais très grands, parce que la folie des exploitants aura été si grande et si durable. »

Fragment posthume, 1880,
N V 4, automne 1880 : [106] : « Le succès majeur du travail, c’est d’interdire l’oisiveté aux natures vulgaires, et même, par ex., aux fonctionnaires, aux marchands, aux soldats, etc. L’objection majeure contre le socialisme, c’est sa volonté de donner des loisirs aux natures vulgaires. Le vulgaire oisif est à charge à lui-même et au monde. »

Aurore, 1881,

III, § 173 : « Dans la glorification du "travail", dans les infatigables discours sur la "bénédiction du travail", je vois la même arrière pensée que dans les louanges adressées aux actes impersonnels et utiles à tous: à savoir la peur de tout ce qui est individuel. Au fond, on sent aujourd’hui, à la vue du travail […] qu’un tel travail constitue la meilleure des polices, qu’il tient chacun en bride et s’entend à entraver puissamment le développement de la raison, des désirs, du goût de l’indépendance. Car il consume une extraordinaire quantité de force nerveuse et la soustrait à la réflexion, à la méditation, à la rêverie, aux soucis, à l’amour et à la haine, il présente constamment à la vue un but mesquin et assure des satisfactions faciles et régulières. »

Le Gai Savoir, 1882,
I, § 42 "Travail et ennui" : «Chercher du travail en vue du salaire — voilà en quoi presque tous les hommes sont égaux dans les pays civilisés: pour eux tous, le travail n’est qu’un moyen, non pas le but en soi; aussi bien sont-ils peu raffinés dans le choix du travail, qui ne compte plus à leurs yeux que par la promesse du gain, pourvu qu’il en assurent un appréciable. Or il se trouve quelques rares personnes qui préfèrent périr plutôt que de se livrer sans joie au travail; ce sont des natures portées à choisir et difficiles à satisfaire qui ne se contentent pas d’un gain considérable, dès lors que le travail ne constitue pas lui-même le gain de tous les gains. À cette catégorie d’hommes appartiennent les artistes et les contemplatifs de toutes sortes, mais aussi ces oisifs qui passent leur vie à la chasse, en voyages ou dans des intrigues et des aventures amoureuses. Tous ceux-là veulent le travail et la nécessité pour autant qu’y soit associé le plaisir, et le travail le plus pénible, le plus dur s’il le faut. Au demeurant, ils sont d’une paresse résolue, dût-elle entraîner l’appauvrissement, le déshonneur, et mettre en danger la santé et la vie. Ils ne craignent pas tant l’ennui que le travail sans plaisir: ils ont même besoin de s’ennuyer beaucoup s’ils veulent réussir dans leur propre travail.»
III, § 188: Travail. – Combien proches à présent, même au plus oisif d’entre nous, le travail et l’ouvrier! La politesse royale des paroles " nous sommes tous des ouvriers ! " n’eût encore été qu’indécence et cynisme sous Louis XIV.
IV, § 329 : « Le travail attire toujours plus toute la bonne conscience de son côté: la propension à la joie se nomme déjà "besoin de repos" et commence à se ressentir comme un motif d'avoir honte. […] Eh bien ! Autrefois cela était renversé : le travail portait le poids de la mauvaise conscience. Un homme de bonne origine cachait son travail, quand la nécessité le contraignait au travail. L’esclave travaillait sous la pression du sentiment de faire quelque chose de méprisable en soi: – le "faire" lui-même était quelque chose de méprisable. » [Die Arbeit bekommt immer mehr alles gute Gewissen auf ihre Seite: der Hang zur Freude nennt sich bereits „Bedürfniss der Erholung“ und fängt an, sich vor sich selber zu schämen. [...] Nun! Ehedem war es umgekehrt: die Arbeit hatte das schlechte Gewissen auf sich. Ein Mensch von guter Abkunft verbarg seine Arbeit, wenn die Noth ihn zum Arbeiten zwang. Der Sclave arbeitete unter dem Druck des Gefühls, dass er etwas Verächtliches thue: — das „Thun“ selber war etwas Verächtliches]

Par-delà bien et mal  (1886),

III, § 58 : le sentiment aristocratique selon lequel le travail dégrade en avilissant le corps et l’esprit. […] hommes chez qui l’habitude du travail a détruit, de génération en génération, les instincts religieux.
IX, § 259 : « De nos jours on s’exalte partout, fût-ce en invoquant la science [allusion à Marx], sur l’état futur de la société où " le caractère profiteur " n’existera plus : de tels mots sonnent à mes oreilles comme si on promettait d’inventer une forme de vie qui s’abstiendrait volontairement de toute fonction organique. L’ "exploitation" [Ausbeutung] n’est pas le propre d’une société vicieuse ou d’une société imparfaite et primitive: elle appartient à l’essence du vivant dont elle constitue une fonction organique primordiale, elle est très exactement une suite de la volonté de puissance, qui est la volonté de la vie. – À supposer que cette théorie soit nouvelle, en tant que réalité c’est le fait premier de toute l’histoire : ayons donc l’honnêteté de le reconnaître ! – »

L'Antéchrist (1889, 1895),
§ 57 : « Ceux que je hais le plus ? la canaille socialiste, les apôtres tchandala, qui minent l'instinct, le plaisir, la modération du travailleur satisfait de sa modeste existence, ceux qui rendent le travailleur envieux, qui lui enseignent la vengeance ... »