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Alfred Naquet, " Le Sionisme ", La Société nouvelle : Revue internationale, 16e année, 2e série, N° 7, janvier 1911 pages 24-34. Pagination mentionnée entre [ ].
« J'ai lu jadis l'admirable livre que Bernard Lazare publia, en 1894, sous le titre : L' Antisémitisme, son histoire et ses causes, et j'y ai fait de nombreux emprunts dans le discours que j'ai prononcé à la Chambre des Députés, le 27 mai 1895, sur la question juive. J'ai lu depuis les travaux de M. [Alfred] Valensi sur le Sionisme. Enfin, je viens de lire à l'instant même une conférence faite par Bernard Lazare, le 6 mars 1897, à l'Association des Études israélites, et publiée en brochure, en 1898, sous le titre : Le Nationalisme juif.
Ces diverses œuvres m'ont fortement remué par les sentiments élevés qu'elles contiennent aussi bien que par l'élégance du style et par la puissance du raisonnement.
À de certains moments, il m'est même arrivé de me sentir perdre pied — je veux dire : de ne pas trouver tout de suite la réponse à opposer à l'argumentation des Sionistes.
Et cependant, le sentiment en moi n'a jamais varié et un instinct qui ne me trompe pas m'a toujours fait voir dans le Sionisme un mouvement rétrograde.
Certes, la noblesse des intentions des promoteurs de cette cause ne saurait faire doute, et les tendances éminemment progressives des Bernard Lazare, des [Max ] Nordau, des Valensi sont indiscutables.
Ils voient des opprimés — et des opprimés dont les origines sont les mêmes que les leurs — auxquels on dénie le droit de vivre. Ils s'efforcent de les soustraire à l'oppression. Leur but est louable. Mais ils se trompent sur le moyen, et celui qu'ils proposent est un anachronisme.
Que les Juifs aient jadis constitué un peuple, c'est incontestable : ils ont eu une patrie dont ils ont été brutalement expulsés. Qu'une série de causes les ait ensuite empêchés, [p. 25] pendant des siècles, de se fusionner avec les populations au milieu desquelles ils ont vécu, ce n'est pas moins certain; et l'on ne saurait nier non plus que la haine de ces populations n'ait été l'une de ces causes. Mais certainement elle n'a pas été la seule ; elle n'a même pas été la principale, car elle était elle-même secondaire. C'est la puissance de l'emprise religieuse qui a été pour Israël l'élément capital d'isolement.
Les Gaulois, les Ibères ont été conquis par les Romains. Ils avaient une civilisation, une religion nationale, des mœurs particulières; mais leur culte n'était pas incompatible avec le paganisme gréco-romain, Hésus et Teutatès pouvaient voisiner au Capitole avec les autres dieux de l'Empire. La lutte finie, l'union s'opérait entre vainqueurs et vaincus et bien vite la civilisation romaine se trouvait substituée à la vieille civilisation celtique, au grand avantage du progrès humain.
Onze siècles plus tard, les Normands faisaient la conquête de l'Angleterre. Au début, l'animosité était terrible entre conquérants et conquis. Mais un siècle s'était à peine écoulé que la fusion était faite ; et le peuple anglais, celui peut-être qui possède au plus haut degré sa délimitation nette, ce qu'on pourrait presque appeler un caractère ethnique, était constitué.
Pourquoi ? Parce que Saxons et Normands avaient la même religion, et que rien de fondamental ne s'opposait à leur mélange.
Par contre, de nos jours, la différence des cultes, bien plus qu'un patriotisme étroit, s'oppose à la fusion des Polonais catholiques et des Russes schismatiques, ou des Irlandais également catholiques et des Anglais protestants.
Les patries sont certainement des causes de division entre les diverses fractions du genre humain. Mais les religions et les mœurs qu'elles engendrent en sont d'autrement profondes, d'autrement durables.
Placés au milieu des chrétiens dont ils étaient censés avoir tué le Dieu ; liés par leurs croyances à des usages stupides comme la circoncision et la prohibition de certaines viandes ; ne pouvant, ainsi que le constate Bernard Lazare, à cause de ces usages, se mêler à leurs contemporains, dont il leur était interdit de partager les repas et dont ils méprisaient les pratiques à leurs yeux idolâtriques, les Juifs vivaient repliés sur eux-mêmes, hostiles au milieu dans lequel le malheur des temps les avait jetés ; et tout ce qui est étranger devenant vite [p. 26] suspect, des légendes absurdes, telles que celles des crimes rituels, ne tardaient pas à se répandre et contribuaient à faire peser sur leurs têtes une malédiction universelle.
Et comme en toute chose les effets deviennent causes à leur tour, la réprobation dont ils étaient l'objet les unissait plus fortement entre eux et les fortifiait en tant que peuple.
Il est glorieux de résister à des attaques injustes, de demeurer le front haut devant l'oppression, et plier devant elle est lâcheté et ignominie. Je suis profondément opposé à toute idée religieuse. Je n'en ai pas moins toujours combattu l'antisémitisme, cette honte du XIXe et du XXe siècles, et j'aimerais mieux subir le martyre que d'incliner mon front sous les Saintes Huiles pour défendre ma vie ou mes intérêts. Je suis non moins ennemi de toute idée nationale, et cependant je me sentirais Français si des hordes étrangères envahissaient mon pays et lui déniaient le droit de vivre ou de penser librement. Rien n'est plus répugnant que la trahison ; et autant il est digne et salutaire au progrès que Juifs et chrétiens fusionnent dans le culte d'une humanité affranchie, autant il serait inadmissible que des Juifs abdiquassent leur dignité d'hommes en s'inclinant comme des esclaves devant leurs détracteurs. La fusion ? C'est-à-dire la disparition des religions, des patries, des races, des classes ? Oui !! La destruction d'un culte, d'une nation, d'une race ou d'une classe par une autre classe, une autre race, une autre nation, un autre culte ? Non !
Mais au milieu des guerres et des massacres, il n'était pas facile de concevoir une humanité libre, fraternellement unie dans le travail sur les débris des entraves dogmatiques, patriotiques et sociales qui l'enserraient jusque-là. Pour en rendre la simple conception possible, il a fallu la philosophie du XVIIIe siècle et la révolution gigantesque qui en a été l'épanouissement. Encore, en ce qui concerne la question juive, la mentalité des masses n'est-elle pas entièrement affranchie des vieux préjugés médiévaux, et même en France ceux-ci ont-ils laissé des traces, des possibilités de reviviscences ataviques, auxquelles à de certaines heures les partis politiques du passé parviennent à donner un semblant de vie actuelle.
Bernard Lazare, qui est mort [le 1er septembre 1903] peu après la tourmente de 1897-1898, a été impressionné par le courant antisémite de cette époque, et il est vraisemblable que là a été l'origine de son nationalisme juif. Il n'a pas eu le temps de constater que [p. 27] l'antisémitisme, en France, n'était qu'éphémère et ne pouvait résister au développement du socialisme et de la libre-pensée.
Quoi qu'il en soit, d'ailleurs, un fait demeure établi. C'est que la religion est à la base de la nationalité juive, si nationalité il y a, et cela me suffirait à repousser le Sionisme comme entaché de religiosité.
Oh ! je le sais, les Sionistes protestent contre cette affirmation.
M. Valensi soutient que les promoteurs du mouvement en Palestine sont pour la plupart des antireligieux, des libres penseurs, et que le Sionisme sera un moyen d'affranchissement intellectuel autant que d'affranchissement
M. Bernard Lazare s'élève également contre la confusion de la nationalité juive et de la religion juive. Il écrit :
« Le Judaïsme comporte une religion — une religion nationale — mais il n'est pas seulement une religion, et que peut répondre un orthodoxe, un Hassid, un Talmudiste ou un de ceux qui répudient le nom de juif, pour ne retenir que celui d'israélite, à l'athée qui lui dira : Je me sens Juif . » [" Le Nationalisme Juif ", Publications du « KADIMAH » N° 1 — 1898, conférence faite à l'Association des Étudiants Israélites le 6 mars 1897.]
Il dira à l'athée qu'il est une exception et que si tous les Juifs lui ressemblaient, la nationalité juive aurait vécu. Pour nous, d'ailleurs, l'aveu que le Judaïsme comporte une religion nationale suffit à caractériser le mouvement. Je n'accepte rien, je ne veux rien de ce qui a la religion à sa base.
Je ne vois pas un royaume juif dans lequel l'Église serait séparée de l'État et qui comporterait, à côté de Juifs israélites, des Juifs catholiques, protestants ou antireligieux.
/Tel est mon premier grief contre le Sionisme. J'ajoute que le royaume de Jérusalem reconstitué ne m'offrirait pas, au point de vue de l'évolution de la pensée, de larges horizons.
Les Orientaux ont un vice rédhibitoire. Abandonnés à eux mêmes, ils se sont jusqu'à ce jour montrés incapables d'opérer la séparation du spirituel et du temporel, et cette séparation est la condition primordiale, essentielle de tous progrès.
L'intelligence de l'Arabe n'est pas inférieure à celle des Occidentaux. Transporté à Paris, à Londres ou à Berlin, l'Arabe, affranchi de l'infaillibilité du Coran, arrive à penser aussi fortement qu'un Français, un Anglais ou un Allemand. Mais chez lui, le Coran le domine. Il n'y a pas de loi civile à côté de la loi de Mahomet ; et il est par cela même enrayé dans son développement, par l'immobilisme de son milieu. C'est là ce qui [p. 28] a tué l'Islam. À une époque où le christianisme subissait à un degré presque égal — car il ne l'a jamais subi à un degré tout à fait égal — la suprématie du droit canonique sur la législation civile, l'Islam a pu être grand et glorieux. Mais dès le jour où les peuples chrétiens ont commencé à séparer le spirituel du temporel, ils sont entrés dans la voie d'un progrès rapide tandis que les peuples musulmans ont été voués à l'immobilité, c'est-à-dire à la décadence.
Le peuple juif est un peuple oriental et il participe du défaut que nous venons de signaler chez les Orientaux. Jérusalem ne reconnaissait qu'une législation, la morale interprétée par le Talmud, et en Algérie, au Maroc, partout où les juifs ont conservé leur statut personnel, ils sont demeurés à cet état de sujétion religieuse qui paralyse chez eux les plus brillantes intelligences.
Par contre, mêlés aux populations dites aryennes, qui subordonnent le spirituel au temporel, ayant reçu la fécondation aryenne qui les affranchit du joug d'une religion exclusive et farouche, ils développent dans tous les domaines de telles facultés que la jalousie engendrée par elles devient un ferment d'antisémitisme.
En Palestine, les juifs feraient d'autant plus vite retour à la législation religieuse exclusive qu'ils se trouveraient au milieu de peuplades encore arrêtées à ce stade de la civilisation.
Élément de progrès et de révolution en Europe et en Amérique, ils seraient en Palestine un élément de stagnation et de réaction.
Autre considération encore et plus décisive peut-être. La formation des nations a eu sa raison d'être à travers l'histoire. Elle a constitué l'une des étapes imposées par la nature à notre espèce pour passer de l'isolement primitif de l'individu à la collectivité universelle du genre humain.
Mais à l'heure actuelle, cette formation qui a été jadis progressive a pris un caractère régressif. Ce n'est pas à constituer des nations nouvelles que doit songer l'esprit révolutionnaire, c'est à briser celles qui existent pour les fondre dans des collectivités plus grandes, en attendant la fédération planétaire.
Certes des injustices historiques se sont produites. Les nations actuelles ne représentent pas toujours la volonté des [p. 29] peuples. La Finlande et la Pologne repoussent le joug moscovite. La Pologne, en plus du joug moscovite, lutte contre les jougs autrichien ou prussien. L'Irlande est hostile à son union avec la Grande-Bretagne. L'Alsace-Lorraine gémit sur son annexion à l'Allemagne, et la Corée maudit son asservissement par le Japon.
Mais sans cesser pour cela d'être fondées et d'être justes, ces sortes de revendications n'en sont pas moins archaïques.
Il en est de ce que j'ai appelé autrefois les stratifications sociales comme des stratifications géologiques.
Ceux qui ont étudié la formation de notre globe distinguent les terrains primitifs des terrains secondaires ; les terrains secondaires des tertiaires ; les tertiaires des quaternaires ; les quaternaires de l'alluvion moderne.
Si tout s'était passé avec une rigueur mathématique depuis le jour où la Terre, fragment d'un astre non encore solidifié, se détacha du Soleil, notre planète serait formée de couches imbriquées parfaitement régulières et ressemblerait à un oignon.
Mais la rigueur mathématique — telle au moins qu'elle se présente à nous avec les insuffisances de nos données et les défauts de nos méthodes de calcul — est incompatible avec l'évolution et avec la vie. Sur tel point le terrain primitif émerge et les couches supérieures ne se sont pas formées. Sur tel autre point l'alluvion moderne voisine avec le granit et les couches intermédiaires font défaut. La généralisation souffre des exceptions nombreuses.
Un phénomène analogue s'observe dans l'ordre politique et social. Dans l'ordre politique, théocratie, monarchie absolue, monarchie constitutionnelle et république sont les strata qui auraient dû se succéder. Mais à cette règle s'opposent des exceptions plus nombreuses encore que pour les stratifications terrestres. De même dans l'ordre social. La période de la constitution des nationalités aurait dû précéder partout celle socialisme et des luttes des classes, et être partout terminée avant que la période nouvelle s'ouvrît.
Il n'en a point été ainsi. Certains groupes nationaux n'ont pas réussi à se constituer ; d'autres, par des mouvements régressifs — pathologiques, dirions-nous en les assimilant aux: phénomènes de la biologie — se sont détruits à la suite de démembrements.
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Nous n'y pouvons rien. Il nous est toutefois donné de constater un fait. Partout où une nationalité n'a pas su se constituer, partout où un démembrement ou une annexion l'a détruite, le progrès normal a été entravé. Mises presqu'entièrement au service de revendications qui relèvent d'une époque déjà éloignée, les forces vives du pays sont inutilisables pour la lutte véritablement actuelle, la lutte pour le mouvement qui emporte le genre humain, en tous lieux, vers une nouvelle forme de société.
Ainsi, en Russie, lors de la révolution de 1905, la Pologne, quoique plus civilisée que le reste de l'Empire, a été loin de donner aux revendications politiques et sociales la quote-part d'effort qui lui incombait. Pourquoi ? Parce que les activités étaient tournées du côté de l'autonomie et de l'indépendance, dont la conquête exige l'union des classes, au lieu d'être dirigées vers la guerre des classes en vue de leur complet anéantissement, ce qui est aujourd'hui la seule forme de la guerre féconde.
Voilà pourquoi, sans répudier — quoique nous soyons loin de les désirer ! — les violences entre les classes là où les résistances du passé les rendent inévitables, nous sommes passionnément pacifistes entre nations. Les guerres internationales font naître le chauvinisme là où il n'existait pas, l'exaltent là où il existait déjà aussi bien chez le vainqueur halluciné par la victoire que chez le vaincu mû par une haine légitime et un esprit de revanche compréhensible. C'est un retour vers la phase historique antérieure à la nôtre, une rétrogradation.
L'Alsace-Lorraine souffre de n'être plus française, et nous souffrons d'être séparés d'elle. Mais la guérison du mal ne se fera pas par une guerre qui rendrait Strasbourg et Metz à la France. Loin de le guérir, elle l'aggraverait. Les haines entre les deux rives du Rhin seraient accrues. La coopération des classes similaires des deux pays se trouverait diminuée au profit d'une coopération des classes hétérogènes dans chacun d'eux. Nous tournerions le dos à l'avenir pour regarder vers le passé.
Le remède est ailleurs : dans le dépècement .des nations actuelles, dans leur fusion dans les États-Unis d'Europe. Lorsque l'Europe formera une unité fédérative, dont les nations actuelles auront été brisées en cantons, comme nos anciennes provinces le furent en départements pour la constitution de l'unité française, alors l'Alsace, le duché de Varsovie, [p. 31] la province de Posen, la Galicie, l'Irlande, le Schleswig, etc., cantons de la République européenne, seront libres dans la libre et nouvelle unité, sans que Allemands et Français aient eu à s'entretuer. En attendant, l'Alsace et les autres pays opprimés auront pu aiguiller leur énergie vers la transformation sociale qui résoudra le problème, au lieu de l'aiguiller vers un nationalisme hors de saison qui en éloignerait la solution.
Mais, nous dit Bernard Lazare, puisque l'Europe de demain, la République mondiale de plus tard, doit être fédérative, c'est-à-dire constituée par des groupes autonomes et divers, pourquoi les Juifs ne constitueraient-ils pas un de ces groupes ?
L'argument a moins de valeur qu'il ne semble à première vue.
D'abord les groupes de l'avenir m'apparaissent beaucoup moins sous la forme d'agglomérations territoriales que sous celle d'associations, de ligues où les hommes seront unis par des idées ou des occupations communes au lieu de l'être par les limites d'un territoire donné.
Dans la République future, il y aura sans doute encore des groupes locaux, des communes, puisqu'il existe des intérêts communaux. Mais les groupes principaux, ceux qui formeront l'ossature véritable du monde, seront les ligues, les syndicats ; et ils se distingueront par deux points cardinaux. Chacun d'eux sera étendu sur la totalité du globe, et chaque individu pourra faire partie de plusieurs d'entre eux au lieu d'appartenir à un seul.
Je ne puis pas être à la fois Français et Allemand; mais je puis appartenir à la section des chimistes, à l'organisation socialiste, à la ligue contre l'alcoolisme, à la société protectrice des animaux, à l'association des aviateurs ... , etc., etc.
Que les Israélites — je veux dire les Juifs qui ont encore la faiblesse de croite à des dogmes — se réunissent pour prier en commun, je le regrette parce que cela démontre la persistance d'idées absurdes ; mais je n'y vois aucun autre mal.
Que les Juifs, religieux ou non — dans les pays où ils ne sont pas émancipés — poursuivent leur émancipation, c'est excellent. Cela devient meilleur encore s'ils ne la poursuivent pas d'une manière exclusive, mais en se mêlant comme ils le font en Russie, au mouvement révolutionnaire qui ne les émancipera pas seuls, qui émancipera en même temps qu'eux tous les esclaves du salariat ou des préjugés religieux.
[p. 32] Mais dès que, tournant le dos à leurs frères de classe à quelque race qu'ils appartiennent, les prolétaires juifs portent leur regard vers Jérusalem, vers la Terre promise, la part d'efforts et de puissance qu'ils pouvaient apporter à la démocratie mondiale est perdue, au profit d'une revendication sans valeur pour l'avenir humain.
La terre promise n'est pas dans ce coin perdu qui s'appelle la Palestine. Elle est dans la Révolution universelle qui, nivelant les classes, et achevant de fusionner les races, fera de tous les hommes des frères et des égaux.
« Je viens, fait dire Isaïe au Dieu d'Israël, pour rassembler toutes les nations et toutes les langues. Elles viendront et verront ma gloire. » (
Isaïe LXVI, 10-18 [18 :
ut congregem omnes gentes et linguas]).
De ce chef donc encore, le sionisme doit être repoussé, puisqu'il relève du nationalisme, et qu'à notre époque, après le culte de la divinité, l'idée de patrie est le plus funeste et le plus rétrograde des dogmes.
M. Valensi envisage encore la question à un autre point de vue. Cinq millions de Juifs souffrent en Russie et dans les Balkans. Arrachons-les à leurs souffrances. Transportons-les dans un milieu où, enfin libres, ils puissent développer intégralement leur personnalité.
Le problème ainsi posé devient acceptable.
Evidemment s'il était possible de prendre en bloc les cinq ou six millions de Juifs qui vivent dans l'oppression et la servitude, de les transporter dans un pays neuf, de leur donner des terres en même temps que la liberté, l'œuvre serait admirable et il n'est aucun penseur qui n'y applaudît. Les antisémites
eux-mêmes, malgré leur haine irraisonnée et atavique du juif, y donneraient leur adhésion.
Mais où sont les capitaux qui permettraient cet exode général ? où est le pays assez neuf, assez dépourvu de population pour permettre la constitution de la néo-nationalité juive ?
Le Sionisme se résoudra en une Colonie où viendront les Juifs russes ou roumains les plus jeunes, les plus actifs, les plus entreprenants. Les autres — la masse — demeureront dans leurs ghettos, diminués des énergiques, des forts qui préparaient leur émancipation dans l'émancipation générale.
Quant à ceux qui auront émigré, une fois en Palestine, pris par leur conception et par leur organisation nouvelle, ils oublieront bien vite le prolétariat chrétien de l'Empire des [p. 33] Tsars. Ils seront perdus pour la Révolution; et ils ne donneront pas au monde, en échange de l'impulsion révolutionnaire, un effort équivalent. Leur valeur sociale sera profondément amoindrie.
Reste l'idée de constituer un État juif assez puissant pour imposer la tolérance aux États chrétiens ou musulmans qui comptent des Juifs parmi leurs sujets. C'est la plus décevante des chimères.
La colonie juive ne serait pas une nation indépendante. Ce serait un simple canton. Le jour où la population y serait assez prolifique pour faire redouter la création d'un vrai peuple, l'Empire ottoman et les peuplades dont il se compose se sentiraient menacés. L'antisémitisme acquerrait alors une force qu'on ne lui aurait pas connue jusque-là.
Si même, d'ailleurs, la race turque et les autres populations de l'Empire ottoman laissaient le Judaïsme s'accroître librement et les supplanter, il faudrait des siècles pour en faire un peuple qui compte dans le milieu diplomatique et guerrier. Or, d'ici un siècle, au cours dont vont les choses, il n'y aura plus ni peuples insolidaires, ni diplomatie, ni armée, mais une République sociale européenne largement ouverte sur le futur.
D'ailleurs, quelle langue parlerait le nouveau peuple ? L'hébreu ? C'est une langue morte. Malgré les efforts que font quelques érudits pour la revivifier, ils n'en feront pas plus une langue moderne que les Athéniens ne réussiront à faire revivre la langue de Démosthène et de Platon.
Les idiomes du passé ne sauraient ressusciter. Créés pour exprimer des idées qui ne sont plus les nôtres, ils ne peuvent convenir aux besoins des temps actuels.
Ce qu'il faut aux. Juifs de nos jours — nous le leur disons nettement, nous qui les défendrions au péril de notre vie contre les antisémites — c'est disparaître, fondus dans l'ensemble de la population. La persécution a été le ciment d'Israël. C'est elle qui l'a maintenu vivant à travers les âges. C'est à la liberté qu'il appartient d'en opérer la dissolution.
Cette disparition dans une fusion générale présente cependant, il faut le reconnaître, certaines difficultés.
Je suis né juif. Ce n'est pas de ma faute. C'est un hasard. Mais si je me fais chrétien, ce n'est plus un hasard. C'est le [p. 34] résultat d'un libre choix, et si je ne crois plus à aucun dogme, pas plus juif que chrétien, ce choix est un mensonge honteux.
La fusion sera forcément, par suite, assez lente, .aussi longtemps que les mariages civils demeureront exceptionnels. Mais leur nombre s'accroît de jour en jour et rien n'empêche les juifs de communier avec les chrétiens dans le culte de la pensée libre.
Déjà, dans le prolétariat, les unions libres ou légales entre juifs et non juifs sont fréquentes.
Si elles le sont moins dans la bourgeoisie, c'est qu'ici les mariages ne sont plus que des affaires, des actes de prostitution légale, et qu'un juif riche trouve difficilement chez les non juifs la dot cherchée. Mais c'est encore là la lutte des classes ; ce n'est déjà plus la lutte des religions ou des nationalités.
Ainsi le Sionisme est une entreprise rétrograde parce qu'il s'accompagne à la fois, malgré qu'en aient ses promoteurs, d'une pensée religieuse et d'un sentiment nationaliste, que ne justifie d'ailleurs ni la possession d'une langue commune ni celle d'un territoire. Tout socialiste doit le combattre. Il est en outre en fait inapplicable dans toute l'étendue qu'il devait avoir pour répondre à son but ; et, quelles que soient l'estime et la sympathie que méritent ses partisans, nous ne saurions nous associer à leurs efforts. Il nous apparaît comme une déviation au socialisme ; et à notre époque le socialisme étant la seule doctrine vivante, tout ce qui nous en dévie est une œuvre de réaction. »