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jeudi 20 juillet 2023

LA PHILOSOPHIE NOYÉE EN CAFÉS ET EN FAUSSES CITATIONS

Première page de mon article dans la revue
Esprit, n° 239, janvier 1998pages 200-205.

A /  Ce happening parisien puis national des cafés-philo...
B /  « Mais qu’est-ce donc qu’un débat philosophique ? »...
C /  Les auteurs des siècles passés, au premier rang desquels Platon,...
D /  Encore des citations...
E / Le préjugé relevé et récusé par Hegel,
F / Tempérer la démocratie
G /  Marc Sautet, marxiste convaincu,...


A / Happening parisien puis national des cafés-philo...

... initié par le professeur de philosophie Marc Lucien Sautet, né en 1947 à Champigny sur Marne (Val-de-Marne) - décédé le 2 mars 1998à Paris (XVe) en été 1992 au café des Phares, place de la Bastille, Paris IVe ; chacun put s’y improviser animateur de débat en « ouvrant un café », venir dans ces cafés, s’y exprimer, sans aucun critère imposé de compétence ni effort requis de cohérence, selon la règle du débat-type de Sautet.

Sujet choisi par l’animateur dans les propositions des participants avant que le débat ne commence ; les participants demandent la parole, la prennent dans l’ordre des demandes ; parfois priorité donnée à ceux qui n'ont pas encore parlé. Ce fonctionnement m'évoque à la fois le formalisme démocratique et l’anarchie en acte. Si les êtres humains possédaient les mêmes capacités intellectuelles et les mêmes sentiments, la faculté de philosopher serait équitablement répandue. Or le principe républicain (droits égaux) et celui, nouveau, de l’égalité des chances, ainsi que l’article VI de la Déclaration... de 1789, sont détournés par cette "philosophie" bistrotière et médiatique, (paraphilosophie comme on dit :  parapharmacie). La Déclaration du 26 août 1789 acceptait la « distinction des vertus et des talents » : membre de phrase rajouté lors des débats du 21 août 1789, sur proposition de T. G. de Lally-Tollendal (1751-1830), et qui frôla l’unanimité. Selon le marquis de Condorcet : « Tous les individus ne naissent pas avec des facultés égales […] En cherchant à faire apprendre davantage à ceux qui ont moins de facilité et de talent, loin de diminuer les effets de cette inégalité, on ne ferait que les augmenter. » (Cinq mémoires sur l’instruction publique (1791), Premier mémoire Nature et objet de l’instruction publique)
  Les compétences scientifiques, médicales et techniques, ainsi que les performances sportives, sont encore reconnues.
Gilles Ménage, Dictionnaire étymologique, 1750 [1694].

Lorsqu’il s’agit de philosophie, le plus apédefte [ignorant, sans éducation ; cf Rabelais, Le Cinquième livre, chapitre XVI : " Menez-nous à ces Apedeftes, car nous venons du pays des savants, où je n'ai guère gagné. "] se trouvera promu par des bonnes âmes wokistes au niveau de génie philosophique potentiel à écouter révérencieusement, quitte à mourir d’ennui ... Chacun raconte ou bavarde, tous ont des croyances, des opinions, des certitudes ; hélas !, il ne suffit pas d’avoir une tête, ou de prendre la parole, pour penser. De même qu’il y a une coupure – bachelardienne – entre la connaissance générale et la connaissance scientifique, il y en a une – platonicienne – entre l’utilisation courante du langage et l'activité philosophique caractérisée, selon Monique Dixsaut, par un « usage différent du discours ». 
Cet autre usage du discours présuppose la maîtrise de la langue. Ce qui ne signifie pas qu’un individu puisse être le maître du langage ; il suffira qu’il n’en soit pas la ridicule victime ; le Hongrois libéral Kertbeny prétendait connaître 52 langues, et disait à Baudelaire : " Je ne parle pas, je balbute " ; Baudelaire : " Il n'en connaît évidemment que 51. ".

  En philosophie, la connaissance d'un minimum de  termes techniques permet une pensée exempte de confusions dramatiques. Il faut être un peu philosophe pour reconnaître la philosophie là où elle parle ; l’absolutisation de la règle démocratique est aussi nocive que celle du principe d’autorité car elle écarte le principe de compétence, alors que ni le principe constitutionnel d’égalité des droits, ni la culture véritable, ne supportent d’être subordonnés l’une à l’autre de façon générale et permanente. Faute de reconnaître ce dualisme, tout débat public tourne alors en l’interminable polémique de deux haines (principe de Nicolò Franco).

B /  « Mais qu’est-ce donc qu’un débat philosophique ? »...
... demanda-t-on un jour dans un café-philo parisien. À la différence de « conversation », « dialogue » ou « discussion », débat présente l’inconvénient de suggérer que, comme au Parlement, tous les problèmes puissent se résoudre par un vote majoritaire concluant un affrontement. Bernard Sichère évoqua un jour « une philosophie vivante qui décidait le moment venu de descendre dans la rue », mais l’engagement sartrien ainsi décrit, fondé sur une œuvre, ne saurait être confondu avec un militantisme confus prônant la « mise en commun d’expériences (dans tous les domaines) ». 

  Se plaçant sous le haut patronage de Socrate d’Athènes, les militants de « Philos » ignoraient beaucoup de choses :
a) Socrate pratiquait le dialogue suivi avec un interlocuteur grec librement accepté, non le débat de groupe (exception : Le Banquet) ;
b) Dialogue par ailleurs dissymétrique, fort loin donc d’un « échange avec un semblable ».
c) La philosophie évolua vers la maturité pendant vingt-sept siècles, traversa le totalitarisme chrétien, favorisa l’essor des sciences et des techniques, et se heurta au deux totalitarismes majeurs du siècle dernier (ainsi qu'à l'islamisme en ce présent XXIe siècle) ; les conditions culturelles et sociales qui présidèrent à sa naissance ne sont donc plus réunies.
d) La maïeutique socratique fut construite rigoureusement (cf Platon, Lachès, 184-190), alors que les débats proposés se veulent souvent libérés de toute cohérence pédagogique ou universitaire, de toute rigueur sémantique, de tout lien avec la « corporation » (entendez : les professeurs de philosophie des lycées et des Universités), bref, de tout respect pour le travail intellectuel.

  Idéalement, un programme d’introduction de la philosophie dans la Cité aurait dû opposer :
  1. au quotidien, les concepts (les notions les plus abstraites) ;
  2. à la Révélation (le Verbum judéo-chrétien), la rationalité du Logos grec, le ratio et oratio latin ;  Malebranche, Conversations chrétiennes, Entretien 1 : « Si donc vous n'êtes pas convaincu par la raison, qu'il y a un Dieu, comment serez-vous convaincu qu'il a parlé ? ». Et Jean-Jacques Rousseau, Émile ou de l'Éducation, IV " Profession de foi du vicaire savoyard " : « Ils ont beau me crier : Soumets ta raison ; autant m'en peut dire celui qui me trompe : il me faut des raisons pour soumettre ma raison. »
  3. à l’action/agitation collective, la réflexion (individuelle) ;
  4. au risque, le courage ;
  5. au règne de l’opinion et des médias, enfin, la documentation, le doute et le questionnement.
C /  Les auteurs des siècles passés, au premier rang desquels Platon,...

... mais aussi la plupart de ceux de l’Humanisme puis des Lumières, jugeaient évidemment à regret  que l’esprit philosophique, le « naturel philosophe » (cf Platon, République, V-VI), était l’apanage d’un petit nombre. L’auteur de Sein und Zeit réservait l’engagement dans la pensée « au petit nombre » (Martin Heidegger, Qu’appelle-t-on par penser ?, II, ii ). Formulation proche de celle des Pythagoriciens : « Seul un petit nombre est capable de penser et d’avoir des opinions fondées : seuls en effet, les gens instruits sont dans ce cas, et ils sont en petit nombre ! Si bien qu'évidemment cette faculté ne saurait être étendue au grand nombre. » (Jamblique, vers 242 / 325, Vie pythagorique, § 200, dans Les Présocratiques, Paris : Gallimard, 1988 ; édition Jean-Paul Dumont, collection Bibliothèque de la Pléiade, page 602).

La thèse post-moderne de l’universalité « démocratique » de la philosophie découle logiquement du postulat de l’universalité de la raison ; il s’agit d’une foi, reconnaissait Jean-François Robinet (né en 1947, agrégé de philosophie) : « cette foi fonde à la fois la démocratie et l’ouverture de la philosophie au plus grand nombre » (communication personnelle).
Mais c’est à tort que l’on attribua une telle foi à Diderot ; l’auteur de Jacques le fataliste pensait au  contraire que : « Celui qui osera prononcer dans une question qui excède la capacité de son talent naturel, aura l’esprit faux. Rien n’est si rare que la logique : une infinité d’hommes en manquent. » (Réfutation de l’ouvrage d’Helvétius intitulé L’Homme, IV).
« La véritable manière de philosopher, c’eût été et ce serait d’appliquer l’entendement à l’entendement ; l’entendement et l’expérience aux sens ; les sens à la nature ; la nature à l’investigation des instruments ; les instruments à la recherche et à la perfection des arts, qu’on jetterait au peuple pour lui apprendre à respecter la philosophie. » (Pensées sur l'interprétation de la nature, 1753-1754, XVIII)
Diderot semble avoir modifié son point de vue à la fin de ses Pensées « Hâtons-nous de rendre la philosophie populaire. Si nous voulons que les philosophes marchent en avant, approchons le peuple du point où en sont les philosophes. Diront-ils qu’il est des ouvrages qu’on ne mettra jamais à la portée du commun des esprits ? S’ils le disent, ils montreront seulement qu’ils ignorent ce que peuvent la bonne méthode et la longue habitude. » (Pensées sur l'interprétation de la nature, 1753-1754, XL) 
CONDORCET : « Généreux amis de l'égalité, de la liberté, réunissez-vous pour obtenir de la puissance publique une instruction qui rende la raison populaire, ou craignez de perdre bientôt tout le fruit de vos nobles efforts. N'imaginez pas que les lois les mieux combinées puissent faire un ignorant l'égal de l'homme habile, et rendre libre celui qui est esclave des préjugés. » (Cinq mémoires sur l’instruction publique, 1791, Premier mémoire " Nature et objet de l’instruction publique ", conclusion). Dans sa Vie de Voltaire, Condorcet notait que Voltaire avait rendu « la raison assez simple pour devenir populaire, assez aimable pour ne pas effrayer la frivolité, assez piquante pour être à la mode. »
Une instruction qui rende la raison populaire ; on retrouve ce souhait dans la Constitution de l'An I :
Article 22. - L'instruction est le besoin de tous. La société doit favoriser de tout son pouvoir les progrès de la raison publique, et mettre l'instruction à la portée de tous les citoyens. (Constitution du 24 juin 1793).
Voltaire était sur une autre ligne : « Le roi de Prusse mande que sur mille hommes on ne trouve qu'un philosophe ; mais il excepte l'Angleterre. À ce compte il n'y aurait guère que deux mille sages en France ; mais ces deux mille en dix ans en produisent quarante mille et c'est à peu près tout ce qu'il faut, car il est à propos que le peuple soit guidé, et non pas qu'il soit instruit. Il n'est pas digne de l'être. » (lettre à M. [Étienne Noël] Damilaville, 19 mars 1766). Jean-Jacques Rousseau se désolait de la montée en puissance de nombreux types III hésiodiens (les esprits faux) : « En ce siècle savant, on ne voit que boiteux vouloir apprendre à marcher aux autres. Le peuple reçoit les écrits des sages pour les juger, non pour s’instruire. » (Lettre à Voltaire du 10 septembre 1755).
Selon Kant, « Un public ne peut accéder que lentement aux Lumières. Une révolution n’entraînera jamais une vraie réforme de la manière de penser ; de nouveaux préjugés tiendront en lisière, aussi bien que les anciens, la grande masse irréfléchie. » (Qu’est-ce que les Lumières ?). Il souhaitait que les peuples-rois, qui se gouvernent démocratiquement, ne fassent pas disparaître la classe des philosophes, et ne la réduisent pas au silence (Projet de paix perpétuelle, second supplément). Hegel, enfin, déplora qu’en ce qui concerne la philosophie, « le préjugé semble régner que […] chacun sait tout de suite philosopher » (Phénoménologie de l’esprit, Préface, IV).
Victor HUGO : " Il est étrange qu'on oublie que la souveraineté véritable est celle de l'intelligence, qu'il faut avant tout éclairer les masses, et que quand le peuple sera intelligent, alors seulement le peuple sera souverain. 
" Littérature et philosophie mêlées, " Sur Mirabeau " (1834), VII.
Ces avertissements ne découragèrent pas Michel Onfray de créer son Université populaire ; le Sautet normand remplaça seulement le débat anarcho-démocratique par un cours magistral fort touffu et prenant de haut ses auditeurs supposés ignares...



D /   Encore des citations...
Début de l'article de Guy Coq.

Le reproche que me fit Guy Coq (« La philosophie est à tout le monde », Esprit, n° 239, janvier 1998, pages 205-210), puis Jacques Diament (qui l’avait cité comme une autorité …, Les Cafés de philosophie. Une forme inédite de socialisation par la philosophie, Paris : L’Harmattan, 2001)

d’invoquer des auteurs et leur autorité, n’avait que le seul but obscurantiste d’empêcher qu’on les entende. Si les œuvres de Platon, Montaigne (qui cite constamment), David Hume, Frédéric Nietzsche, Sartre, etc. ne peuvent être invoquées quand on parle de philosophie, que reste-t-il à dire ? Et à lire ? Coq et Diament ?…

   Le registre philosophique et littéraire de la citation est, avec l'allusion, le renvoi, le plagiat, l'annotation, l'index, le lien hypertexte et la référence, une forme d’intertextualité, un moyen de croisement de l'expression et de la pensée avec celles des autres ; la citation et l'annotation furent des liens hypertexte avant le nombre du numérique. L'anti-citationnisme systématique est très mauvais signe, signe d'un refus de savoir, donc un des aspects de l'obscurantisme ou épistémophobie ; on le constate hélas assez souvent chez les autodidactes.

L'annotation des notes n'est guère plus pratiquée ; elle l'était encore au XVIIIe siècle :

Pierre Bayle, Dictionnaire historique et critique, édition de 1740.


Denis Bertrand distingue, sur le cas de Montaigne, trois usages de la citation : lien entre les époques, caution et écran (De l'expérience, Paris : Gallimard, 1965).

André Gide : « Il est aussi naturel à celui qui emprunte à autrui sa pensée d'en cacher la source, qu'à celui qui retrouve en autrui sa pensée, de proclamer cette rencontre.
Les artistes les plus originaux ne sont pas nécessairement les plus incultes.
Si rare et si hardie que soit une pensée, il ne se peut qu'elle ne s'apparente à quelque autre ; plus vive et plus féconde est sa joie à se retrouver dans le passé des parents. » (Journal, Cuverville, juin 1927).

   Cette rencontre des pensées est une condition nécessaire à la fois de consistance et d’objectivité, et, surtout, découle du caractère social, intersubjectif, du langage. Souvent dans un texte se détache une formule qui fait mouche, que l'on a envie de noter d'abord puis de citer avec son contexte. La rencontre primaire d'une citation peut être l'occasion d'une retrouvaille secondaire avec une œuvre, voire avec un auteur, pour ceux qui ne sont pas " trop fiers pour s'instruire ". L'anti-citationnisme primaire qualifia la citation de " talonnettes de l'esprit  " ou d' " esprit des autres " (comme Dumas fils  avait pu dire des affaires que c'était " l'argent des autres ") :
Édouard Fournier, L'Esprit des autres, I, Paris : E. Dentu, 1861.

Cet esprit critique du principe de la citation serait bien mieux employé à vérifier les citations qui circulent, notamment sur des pages consacrées à des citations sur Internet (abc-citations.com, citations.com, dicocitations.com, dicocitations.lemonde, evene.lefigaro, citation-celebre.leparisien, proverbes-citations.com, bellescitations.com, etc.), soit que leur texte est souvent corrompu (mal transcrit, mal traduit quand il s'agit d'une citation d'origine étrangère), les guillemets absents ou mal placés, la citation mal découpée (ce qui transforme trop souvent une belle argumentation en affirmation brutale), la référence à la source incomplète ou totalement absente, soit encore que l'on attribue à l'un ce que l'autre écrivit...
« He that has but ever so little examined the citations of writers, cannot doubt how little credit the quotations [citations] deserve [méritent] when the originals are wanting [manquent] ; and consequently how much less quotations of quotations can be relied on [sont fiables]. » John Locke, Essai sur l’entendement humain, IV, xvi, § 11.
" The subject of quotation being introduced, Mr. [John] Wilkes censured it as pedantry. Johnson. ‘No, Sir, it is a good thing; there is a community of mind in it. Classical quotation is the parole of literary men all over the world.’ ". James Boswell [1740-1795], The Life of Samuel Johnson [1709-1784], 1791. J'aime cette " communauté d'esprit ".

Quotations

List of misquotations

HALTE AUX CITATIONS MAL ATTRIBUÉES !


Le comble de la falsification est cette pseudo-citation (à gauche) de Kant pour laquelle on trouve sur Internet deux prétendus originaux :
Die Intelligenz eines Individuums wird an der Menge an Unsicherheiten gemessen, die es aushalten kann.
Die Klugheit eines Menschen wird daran gemessen, wie viel Unsicherheiten er zu ertragen vermag.
Il s'agit en fait d'une phrase d'Olivier Houdé dans son Introduction à L'Intelligence (Paris : PUF, 2021, collection Que sais-je ?).


Les citations les plus colportées, et donc déformées, mal attribuées, mal ciselées, falsifiées, voire inventées, ne sont généralement pas les plus intéressantes pour l'histoire des idées, ce qui relativise la nuisance de ces misquotations. L'exigence d'une transcription correcte est généralement négligée ; copier correctement n'est pourtant pas à la portée du premier venu. On peut vouloir rectifier lorsque ces citations sont utilisées pour une propagande politique ou religieuse, et les compléter lorsqu'une belle argumentation est réduite à une simple affirmation.

Julien Green : « Il y aurait un chapitre à écrire, et même un petit livre, sur les citations inexactes. L'une des phrases les plus malmenées de la littérature française est certainement le " [Console-toi.] Tu ne me chercherais pas si tu ne m'avais trouvé ", de Pascal [Br 553 L 939]. Elle n'est pourtant pas compliquée, en apparence tout au moins, mais recopier exactement un texte est chose difficile. L'attention requise n'est presque jamais donnée toute entière. Souvent aussi, il y a de la part du lecteur un désir inconscient de s'approprier le texte qu'il a sous les yeux et de l'accommoder à sa façon, de le faire sien. On n'oserait dire qu'il veut l'améliorer, et c'est pourtant de cela qu'il s'agit. Dans le cas de la phrase que je cite plus haut, correctement, je l'espère, il y a une obscurité que des générations de lecteurs s'évertuent à dissiper en reproduisant ce texte avec des modifications qui l'alourdissent, non sans l'éclaircir, du reste. " Tu ne me chercherais pas si tu ne m'avais déjà trouvé ", écrit M. Stephen Valot dans son excellent livre sur Pascal. De même André Gide (Journal [1889-1939], éd Pléiade, p. 980). Un religieux, dom Bélorgey, insiste encore plus fortement : " Tu ne me chercherais pas ainsi, si tu ne m'avais déjà trouvé " (Pratique de l'Oraison mentale, I, p.55). Plus étonnant sous la plume de l'abbé Brémond, dans Âme religieuses : " ... si tu ne m'avais pas trouvé ", qui me paraît faible. Paul Valéry, sans citer littéralement la phrase en question, ne laisse pas de la modifier dans le sens que j'ai indiqué " Tu ne me lirais pas si tu ne m'avais déjà compris ! " (Morceaux choisis, p. 264.) Ces quelques exemples que je me suis amusé à noter prouvent, en tout cas, que la phrase de Pascal, dans sa rapidité saisissante, n'est pas immédiatement intelligible. Je la préfère telle qu'il nous l'a laissée, mais pour être aussi régulièrement mal citée, il faut qu'elle nécessite une explication, et cette explication, ce sont les lecteurs en apparence inattentifs qui nous la donnent. " Quand tout le monde a tort, tout le monde a raison ", dit (je crois) Mirabeau. Ce que je reproche à la pseudo-citation que l'on fait de la phrase de Pascal, c'st qu'elle est plus lente et, il faut le dire, un peu plate. Mais il arrive aussi que le lecteur améliore un texte obscur à quoi résiste sa mémoire. Le seul exemple qui me vienne à l'esprit n'est pas des meilleurs, parce que si le lecteur semble avoir raison sur un point de détail, il n'en sollicite pas moins le texte, qui est de Montaigne, et il fait du Montaigne. Je pense, en effet, au " mol oreiller du doute ", oreiller qu'il est inutile de chercher dans le passage en question [III, xiii] pour la bonne raison qu'il ne s'y trouve pas (1). On trouve un " mol chevet "
Folio 482 verso, ajout sur l'exemplaire de Bordeaux (1588) : " O que c'est un doux et mol chevet,
et sain, que l'ignorance et l'incuriosité, à reposer une teste bien faicte. "

qui, à mon sens, ne vaut pas le mol oreiller. Ici, le lecteur a fini par imposer sa version d'une phrase si célèbre qu'on ne se dérange plus guère pour la vérifier et dont l'ironie n'est plus sensible. Quant au doute, je gagerais qu'un autre mot qui lui ressemble l'a soufflé à l'oreille de l'inconscient faussaire ; " Que c'est un doux et mol chevet... " Voilà, me semble-t-il, la plume dont est fait ce mol oreiller que des générations de paresseux se passent les uns aux autres comme un objet vénérable qui dispense de réfléchir. »
Toute ma vie Journal intégral *** 1946-1950, 5 avril 1950, Paris : Bouquins éditions, 2021.
1. Oreiller est un hapax des Essais (III, iii, " un meschant oreiller de plume ").

Quelques exemples de citations mal ficelées :

Saint Paul : « Je ne fais pas le bien que je veux, et je fais le mal que je ne veux pas. »
Hannah Arendt, dans What is Freedom ?, attribua à tort la priorité de la découverte de ce conflit intérieur entre la raison et la volonté à Paul de Tarse, Romains, VII, 15-16,
15 Quod enim operor, non intellego; non enim, quod volo, hoc ago, sed quod odi, illud facio.
16 Si autem, quod nolo, illud facio, consentio legi quoniam bona.
Alors que la connaissance de ce conflit est attestée chez les Grecs anciens (Euripide, Médée, vers 1077-1080) et les Latins, dont le pré-chrétien Ovide (-43 / 17 ou 18), Métamorphoses, VII, 20 :
" Une force inconnue m’entraîne malgré moi ; l’amour me conseille ce que la raison me défend. La vertu se montre à mes yeux, je veux la suivre, et c’est au mal que je m’abandonne. " Sed trahit invitam nova vis, aliudque cupido, mens aliud suadet. Video meliora proboque, deteriora sequor. On est donc en présence d'un arc citationnel.

Homo homini lupus, l'homme est un loup pour l'homme : arc citationnel encore : l'originalité de cette formule de l'écrivain latin Plaute (Asinaria, 495 : Lupus est homo homini, non homo, quom, qualis sit, non gnovit), augmentée par Érasme, citée par Montaigne (Essais, III, 5 : homo homini ou Deus ou lupus), est attribuée à Thomas Hobbes qui la cite effectivement dans l'Epître dédicatoire du De Cive (Sur le citoyen) ;


Tabula rasa, expression latine désignant une tablette d'écriture vierge, est attribuée au philosophe grec Aristote sans donner les termes précis d'Aristote dans son De l'Âme (livre III, chapitre 4, 430a1 : γραμματείῳ ᾧ μηθὲν ἐνυπάρχει ἐντελεχείᾳ, écritoire (tablette) sur lequel rien n'est écrit). On a prétendu que Locke l'avait employée, alors que l'original anglais porte simplement : a white paper, une feuille blanche. Des phrases des Évangiles ou d'Augustin sont attribuées à Pascal ; il est en revanche plus difficile de savoir que " Le silence éternel de ces espaces infinis m'effraie " est la transposition d'un passage des Lettres de saint Jérôme : Infinita eremi vastitas te terret ?, La vaste étendue du désert t'épouvante-t-elle ?, Lettre XIV, 10, à Héliodore. Des phrases de Cicéron ou de Sénèque sont attribuées à Montaigne, des formules de Montaigne l'étant à Pascal ou à Descartes ;

Internet (twitter) ne retient que des affirmations là où il y avait argumentation, voire raisonnement. Exemple :

" André Lucas cite Montesquieu : "Ne touchez aux lois que d'une main tremblante !" et appelle le législateur à ne rien changer. "
Helvétius (1715-1771), : " L’absence totale de passions, s’il pouvait en exister, produirait en nous le parfait abrutissement, et qu’on approche d’autant plus de ce terme qu’on est moins passionné. Les passions sont en effet le feu céleste qui vivifie le monde moral : c’est aux passions que les sciences et les arts doivent leurs découvertes et l’âme son élévation. " De l'esprit, III, chapitre 8, souvent résumé en « Rien de grand ne se fait sans passion » ; pensée également présente chez Diderot, et anticipée chez Montaigne : " La plupart des belles actions de l'âme procèdent et ont besoin de cette impulsion des passions ", Essais, II, xii, page 567 de l'édition Villey, page 601 de l'édition Balsamo/Magnien en Pléiade).
Dans Anthropologie du point de vue pragmatique (§ 81), Kant résume la thèse d’Helvétius : « Rien de grand n’a jamais été accompli dans la monde sans violentes passions, et la Providence elle-même les a sagement implantées dans la nature humaine comme autant de ressorts ».
Cette pensée est souvent attribuée à tort à Hegel : " Rien de grand en ce monde ne s'est fait sans passion, aurait pu dire Nietzsche à la suite de Hegel. " (Dorian Astor, Pourquoi nous sommes nietzschéens, page 279).

La remarque du caractère arbitraire du signe linguistique est assignée à Ferdinand de Saussure, alors qu'on la trouve déjà chez Antiphon, Platon (Cratyle), Montaigne, Locke et Malebranche.

Une idée ancienne, explicitée par Gassendi, Leibniz (" il n'est pas plus vrai ni plus certain que je pense, qu'il n'est vrai et certain que je pense telle ou telle chose ", Remarques sur la partie générale des principes de Descartes), Schopenhauer (Le Monde..., Supplément au livre I, chapitre xix : " De même qu'il n'y a pas d'objet sans sujet, de même il n'y a pas de sujet sans objet, c'est-à-dire qu'il n'y a pas de connaissance sans quelque chose qui diffère du sujet qui le connaît "), et notée comme triviale par Nietzsche, « Toute conscience est conscience d'un objet » (fragment posthume, début 1873, 19[156]), est considérée par certains comme originale chez Franz Brentano, voire saluée comme une découverte de Husserl, ce que fit Jean-Paul Sartre.

« J'appelle intolérant par principe tout homme qui s'imagine qu'on ne peut être homme de bien sans croire tout ce qu'il croit et qui damne impitoyablement ceux qui ne pensent pas comme lui. »
Jean-Jacques Rousseau ». La suite, qui articule un raisonnement, est intéressante :
Jean-Jacques Rousseau, lettre à Voltaire, 18 août 1756.


Cela méritait bien une prolongation...


Sur la laïcité : J'ajoute contexte et référence de cette bien trop brève citation :
Victor Hugo : « Je veux l'enseignement religieux de l'Église, et non l'enseignement religieux d'un parti. Je le veux sincère et non hypocrite. (Bravo ! bravo !) Je le veux ayant pour but le Ciel et non la Terre. (Mouvement.) Je ne veux pas qu'une chaire envahisse l'autre ; je ne veux pas mêler le prêtre au professeur. Ou si je consens à ce mélange, moi législateur, je le surveille, j'ouvre sur les séminaires et sur les congrégations enseignantes l'œil de l'État, et, j'insiste, de l'État laïque, jaloux uniquement de sa grandeur et de son unité.
Jusqu'au jour, que j'appelle de tous mes vœux, où la liberté complète d'enseignement pourra être proclamée, et en commençant je vous ai dit à quelles conditions, jusqu'à ce jour-là, je veux l'enseignement de l'Église en dedans de l'Église et non dehors. Surtout je considère comme une dérision de faire surveiller, au nom de l'État, par le clergé l'enseignement du clergé. En un mot, je veux, je le répète, ce que voulaient nos pères, l'Église chez elle et l'État chez lui.  » (Assemblée nationale législative, 14 janvier 1850).

Journal de Gide :
« Pourquoi j'acquiesce à la Mythologie païenne, tandis que j'ai la mythologie chrétienne en horreur ? -- Parce que la mythologie païenne éclaire la pensée païenne, tandis que la mythologie chrétienne offusque la droite pensée du Christ. » (Éric Marty, « Considérations sur la mythologie. Croyance et assentiment », BAAG, n° 78-79, avril-juillet 1988).
Quand je fit remarquer à Éric Marty, qui avait alors "lu" le manuscrit, que celui-ci portait " divine pensée " et non "droite", sa réaction fut : " droite faisait protestant "...

« M. André Gide parle de son œuvre propre et de la condition de l'écrivain en plusieurs endroits de ses Nouvelles  pages de journal. Certains de ses propos rappellent diverses remarques déjà formulées par M. Georges Duhamel. D'autres sont plus spécialement gidiens. Celui-ci, par exemple :
" Je lis dans un article de [François] Mauriac, d'ailleurs fort bon et bien intentionné : « Gide a écrit, je crois, que si on l'avait empêché de faire des livres, il se serait tué. » Je n'ai jamais dit cela, et encore moins écrit. Mauriac l'a lu dans un journal, le répète dans un journal, et cette phrase prétentieusement absurde va, grâce aux journaux, être plus lue et commentée qu'aucun de mes livres, ainsi qu'il advient presque toujours des fausses citations qui, comme les monnaies, « chassent les bonnes ». "
  Ce scrupuleux souci du respect de la vérité, du respect de « sa » vérité pourrait-on dire, est une des caractéristiques de M. André Gide. C'est aussi, il faut bien le dire, un de ses plus grands charmes. »
Louis Le Sidaner (né en 1898 à Étaples - décédé en 1985), " Nouvelles Pages d'André Gide ", La Nouvelle Revue Critique, avril 1937, pages 153-154.


Sartre cite « Si Dieu n'existait pas, tout serait permis » comme étant de Dostoïevski ; la phrase de Dostoïevski, dans la troisième partie des Possédés, est bien différente, et se résumerait plutôt en « Si Dieu n'existe pas, je suis entièrement libre ». En 1899, Gide avait su citer correctement :
" Lettre à Angèle (VI), " Friedrich Nietzsche " ", 
in L'Ermitage, volume I, n˚1, janvier 1899.

De Descartes : " Ma troisième maxime était de tâcher toujours plutôt à me vaincre que la fortune, et à changer mes désirs que l’ordre du monde… " (Discours de la méthode, III),
Jean-Paul Sartre fit " À partir du moment où les possibilités que je considère ne sont pas rigoureusement engagées par mon action, je dois m'en désintéresser, parce qu'aucun Dieu, aucun dessein ne peut adapter le monde et ses possibles à ma volonté. Au fond, quand Descartes disait : " Se vaincre plutôt soi-même que le monde " il voulait dire la même chose : agir sans espoir. " (L'Existentialisme est un humanisme).

" La qualification morale ou juridique d'un acte n'est pas modifiée par le cours des événements ultérieurs. " (R. Aron : L'opium des intellectuels p 142).
D. L. sur facebook : " Car lorsque les bornes sont dépassées, il n'y a plus de limites ! (Pierre Dac) "
Épictète : " Une fois qu'on a dépassé la mesure, il n'y a plus de limite ". Manuel, XXXIX.
Montaigne : " Puis qu’on a franchi les barrières de l’impudence, il n’y a plus de bride " Essais, II, x.
François Ponsard (1814-1867) : " Quand la règle est franchie, il n'est plus de limite. ". L'Honneur et l'argent, III, 5.
Dac avait plagié.


Albert Einstein : « Le plus beau sentiment du monde, c'est le sens du mystère. Celui qui n'a jamais connu cette émotion, ses yeux sont fermés. » Piquée charcutée sur Internet, sans référence... En cherchant un peu, on trouve une version anglaise bien différente, et enfin l'original allemand :
“ The most beautiful thing we can experience is the mysterious. It is the source of all true art and science. He to whom the emotion is a stranger, who can no longer pause to wonder and stand wrapped in awe, is as good as dead — his eyes are closed. The insight into the mystery of life, coupled though it be with fear, has also given rise to religion. To know what is impenetrable to us really exists, manifesting itself as the highest wisdom and the most radiant beauty, which our dull faculties can comprehend only in their most primitive forms — this knowledge, this feeling is at the center of true religiousness. ”
Albert Einstein, in Mein Weltbild (1931), cité dans Introduction to Philosophy (1935) by George Thomas White Patrick and Frank Miller Chapman. 
" It is enough for me to contemplate the mystery of conscious life perpetuating itself through all eternity, to reflect upon the marvellous structure of the universe which we can dimly perceive, and to try humbly to comprehend even an infinitesimal part of the intelligence manifested in Nature. " As quoted in the Chicago Daily News by Charles H. Dennis. "
Original : " Das Schönste, was wir erleben können, ist das Geheimnisvolle. Es ist das Grundgefühl, das an der Wiege [berceau] von wahrer Kunst und Wissenschaft steht. Wer es nicht kennt und sich nicht mehr wundern, nicht mehr staunen kann, der ist sozusagen tot und sein Auge erloschen. Das Erlebnis des Geheimnisvollen – wenn auch mit Furcht gemischt – hat auch die Religion gezeugt. Das Wissen um die Existenz des für uns Undurchdringlichen, der Manifestationen tiefster Vernunft und leuchtendster Schönheit, die unserer Vernunft nur in ihren primitivsten Formen zugänglich sind, dies Wissen und Fühlen macht wahre Religiosität aus; in diesem Sinn und nur in diesem gehöre ich zu den tief religiösen Menschen. Einen Gott, der die Objekte seines Schaffens belohnt und bestraft, der überhaupt einen Willen hat nach Art desjenigen, den wir an uns selbst erleben, kann ich mir nicht einbilden. Auch ein Individuum, das seinen körperlichen Tod überdauert, mag und kann ich mir nicht denken; mögen schwache Seelen aus Angst oder lächerlichem Egoismus solche Gedanken nähren. Mir genügt das Mysterium der Ewigkeit des Lebens und das Bewußtsein und die Ahnung von dem wunderbaren Bau des Seienden sowie das ergebene Streben nach dem Begreifen eines noch so winzigen Teiles der in der Natur sich manifestierenden Vernunft. " Mein Weltbild, 1934, I, Wie ich die Welt sehe.]
" The source of all true art and science ". Plutôt : " C'est le sentiment fondamental sur lequel se tient le berceau de l'art et de la science véritables. " . Pour Aristote, la philosophie commençait avec l'étonnement. Une citation française d'Albert Einstein donnée entre guillemets qui y supprime le mot de science, il fallait le faire...

Il existe certes un mauvais usage de la citation, noté par La Bruyère et Chamfort : « Il y a des esprits, si je l'ose dire, inférieurs et subalternes, qui ne semblent faits que pour être le recueil, le registre, ou le magasin de toutes les productions des autres génies : ils sont plagiaires, traducteurs, compilateurs ; ils ne pensent point, ils disent ce que les auteurs ont pensé ; et comme le choix des pensées est invention, ils l'ont mauvais, peu juste, et qui les détermine plutôt à rapporter beaucoup de choses, que d'excellentes choses ; ils n'ont rien d'original et qui soit à eux ; ils ne savent que ce qu'ils ont appris, et ils n'apprennent que ce que tout le monde veut bien ignorer, une science aride, dénuée d'agrément et d'utilité, qui ne tombe point dans la conversation, qui est hors de commerce, semblable à une monnaie qui n'a point de cours : on est tout à la fois étonné de leur lecture et ennuyé de leur entretien ou de leurs ouvrages. Ce sont ceux que les grands et le vulgaire confondent avec les savants, et que les sages renvoient au pédantisme. » (Caractères, I, § 62).
« La plupart des faiseurs de recueils de vers ou de bons mots ressemblent à ceux qui mangent des cerises ou des huîtres, choisissant d'abord les meilleures et finissant par tout manger. »
Maximes et Pensées, " Caractères et Anecdotes " (1795).  Mais ce mauvaise usage ne saurait, comme en bien d'autres cas, discréditer le bon.
Voltaire : « Je n'aime point à citer ; c'est d'ordinaire une besogne épineuse ; on néglige ce qui précède et ce qui suit l'endroit qu'on cite, et on s'expose à mille querelles. Il faut pourtant que je cite Lactance, Père de l'Église, qui dans son chapitre XIII, De la colère de Dieu, fait parler ainsi Épicure : " Ou Dieu veut ôter le mal de ce monde, et ne le peut ou il le peut, et ne le veut pas ; ou il ne le peut, ni le veut ; ou enfin il le veut et le peut. S'il le veut, et ne le peut pas, c'est impuissance, ce qui est contraire à la nature de Dieu ; s'il le peut, et ne le veut pas, c'est méchanceté, et cela est non moins contraire à sa nature ; s'il ne le veut ni ne le peut, c'est à la fois méchanceté et impuissance ; s'il le veut et le peut (ce qui seul de ces partis convient à Dieu), d'où vient donc le mal sur la Terre ? ".
L'argument est pressant. »
Questions sur l'Encyclopédie, article " Bien, tout est bien ".

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E / Le préjugé relevé et récusé par Hegel, « tout le monde est philosophe », fut colporté par ce phénomène sociologique et médiatique des cafés-philo parisiens, sorte de « mai 68 philosophique » (sans l’humour ni l’imagination, hélas !), qui vit quelques centaines de nouveaux Monsieur Jourdain (parfois aussi, de nouveaux Dupont-Lajoie), mâles et femelles, s’enticher de philosophie sans la connaître, et trop souvent, non toujours cependant, sans être disposés à faire l’effort de la travailler.

Repérer les frontières de l’ordre du sens après celles de la juridiction de la raison pure, c’est l’une des tâches critiques spécifiques de la philosophie ; or l’exigence de « donner du sens », hors de toute interrogation sur la pertinence de cette notion de sens lorsque l’on en détourne la signification ordinaire (interne à l’ensemble des significations des actes de l’existence humaine) en l’appliquant, de façon élargie, à la globalité de l’aventure humaine, au monde vivant terrestre, ou à l’Univers, écarte les parleurs des cafés, les bistrosophes, de la perspective philosophique qui commence notamment avec le refus nietzschéen du sens à tout prix ; faute de cette interrogation, ils restent contemplateurs des ombres dans la caverne platonicienne. Que la taverne philosophique ait matérialisé cette caverne n’est pas le moindre des paradoxes de l'expérience.

Ces lieux communs : « tout le monde fait de la philosophie », « la philosophie est à tout le monde », témoignent du refus d’aborder l’état de la discipline philosophique, dispositif complexe comportant de nombreux domaines, différentes écoles ou courants, évidemment autres que ceux de la Grèce antique. Le pape Jean-Paul II, dans l’encyclique Fides et ratio, affirmait que « tout homme est, d’une certaine manière, un philosophe » (III, § 40), que « l’homme est naturellement philosophe » (VI, § 64) ; l’ignorance pontificale de la philosophie se révéla lorsqu’il attribua à Platon la paternité, non de dialogues, mais de traités (Introduction, § 1).


F / Tempérer la démocratie

   L’approche confuse et globale négligeant écoles et domaines se conforte de son ignorance, selon le principe de Goya : « Le sommeil de la raison produit des monstres » (Caprices) ; il n’y a rien à apprendre, à étudier, puisque la philosophie « morte » ou « livresque » des auteurs et des professeurs ne recèle aucune valeur actuelle. Cf Éric Auzanneau et Claude Courouve, La Crise des cafés-philo, ou Le Danger de l’obscurantisme, Paris : 1997 (auto-édition) ; et la lecture critique qu'en fit David Sawadogo dans L’Incendiaire, n° 6, juin 1997).

   Il n’y aurait qu’à prendre la parole pour produire, bien au large des « références », de la philosophie enfin « vivante ». Les œuvres des bons auteurs sont ravalées, au nom de je ne sais quoi, au statut minable de « milliards de phrases » écrites par des « êtres morts depuis longtemps » et qui ne mériteraient, tout au plus, qu’un « détour » (Guy Coq, « La philosophie est à tout le monde », Esprit, n° 239, janvier 1998, pages 205-210). L’obscurantisme ou « ignorantisme militant » est décrit par Jean-Claude Milner comme « mépris des savoirs que l’on ne maîtrise pas au nom de sa propre absence de savoir » (De l’École, Paris : Seuil, 1984) ; il voudrait imposer la prévalence de l’utilité immédiate et de l’action/agitation sur la pensée ; la sinistre maxime, d’abord jésuite, puis totalitaire, « la fin justifiera les moyens » s’oppose alors au principe de Luther King, seul principe moral qui pourrait valoir en politique, « les moyens justifient la fin » et cautionne un débat informe par l’argument anti-intellectualiste d’une urgence de l’action politique contre « l’injustice sociale ». Principe moral formulé en 1963 par Martin Luther King (1929-1968) : « Les moyens que nous utilisons doivent être aussi purs que les buts que nous voulons atteindre. » (Révolution non-violente/Why we can’t wait, 1963, chapitre V).
   La confrontation de l’ordre culturel des œuvres avec celui juridique de l’égalité des droits, de la liberté d’opinion et de la justice sociale, fort dommageable sur le plan intellectuel, résulte d’une liberté exercée dans la Cité, aux risques des participants ; on se doit de répondre de manière informée et rationnelle à ceux qui contestent la nécessité d’un tel rappel à l’ordre. Le phénomène des cafés-philo pose la question de la rareté des lieux de discussion, de confrontation, ou de simple convivialité ; mais toute confrontation demande, pour un minimum de chances de succès, un cadre préalablement défini et structuré (tel le choix des amis (amiage) sur facebook). Le café-philo permit en tout cas, comme le remarqua Éric Auzanneau, d’appréhender l’obscurantisme – qui n’est pas la simple ignorance, mais bien plutôt une relation négative au savoir, une véritable épistémophobie – et de tester arguments et techniques propres à le réduire et éventuellement réutilisables dans le champ pédagogique, la question paresseuse « à quoi ça sert ? » étant une des plus fréquentes chez les lycéens et étudiants d'aujourd'hui.

  Selon Jean-François Robinet, une discussion peut être de caractère philosophique si elle est conduite par un philosophe cultivé et ouvert (L’Enseignement philosophique, mars-avril 1997) ; quelques conditions supplémentaires me semblent requises, qui introduisent des « variantes » par rapport au « débat-type » établi par Marc Sautet en 1992 :
- Que la discussion reste centrée sur les commencements de la philosophie : la critique de l’usage courant du langage, l’étonnement, le doute méthodique et la vérification, l’incrédulité, la relation au savoir ; ainsi l’approfondissement des uns pourra avoir une chance de cohabiter heureusement avec l’initiation des autres à la coupure platonicienne.- Que les participants disposent d’instruments parascolaires (dictionnaires, anthologies) leur offrant un tableau général de la discipline philosophique.- Certaines variantes ont été pratiquées : travail sur un texte choisi à l’avance, ou sur un thème annuel ; débats non publics où les participants sont cooptés, etc. Lorsque l’animateur est seul à connaître les complexités de l’univers philosophique, il focalise les préjugés sur les intellectuels, passe pour être « hors de la vie réelle », « perdu dans ses idées », « coupé de la société », et bien entendu « élitiste » ; cela va parfois jusqu’à la haine intellectuelle, qui n’a rien à envier à ses cousines, les haines religieuse, raciale, homophobique ou sociale.
   Lorsque les exigences philosophiques sont ignorées de tous, l’affaire tourne à la satisfaction quasi-générale, selon le principe de Sénèque le Jeune : « Examinez à loisir ce qu’ils font et ce qu’ils souffrent, vous verrez des actes si indignes de personnes d’honneur, d’hommes libres, d’esprits sains, que vous croiriez avoir affaire à une folie furieuse, si les fous n’étaient pas en si grand nombre. Leur multitude est la seule caution de leur bon sens » (Si cui intueri uacet, quae faciunt quaeque patiuntur, inueniet tam indecora honestis, tam indigna liberis, tam dissimilia sanis, ut nemo fuerit dubitaturus furere eos, si cum paucioribus furerent; nunc sanitatis patrocinium est insanientium turba ; cité par Augustin, La Cité de Dieu, VI, x, 1).
Dans Le Figaro du 9 septembre 1996, l’ancien ministre de la culture Philippe Douste-Blazy parla d’une « très forte demande de culture et de philosophie » mais peu avant, l’ancien Premier ministre Édouard Balladur se demanda publiquement à quoi servait la philosophie. L’ancien ministre de l’Éducation nationale, de la Recherche et de la Technologie Claude Allègre (né en 1937, ministre de juin 1997 à mars 2000) s’était dit incertain de l’utilité de cours de philosophie pédagogique : «  Les IUFM doivent être rénovés pour prendre un caractère beaucoup plus professionnel. Je ne pense pas que les cours de philosophie pédagogique soient la première des priorités. En revanche, dispenser des cours sur les solutions à apporter aux problèmes de la drogue et de la violence, sur la façon de se comporter dans un certain nombre de quartiers difficiles, sur les progrès de la cognition et les usages des nouvelles technologies, sur la manière d'enseigner la morale civique, tout cela me paraît beaucoup plus important que des élucubrations abstraites sur la pédagogie abstraite. » (Compte-rendu intégral du Sénat, séance du 30 novembre 1998).
Ce désir de philosophie en tant que « pratique intellectuelle exigeante et radicale » (Dalibor Frioux,  « Psychopathologie de la philosophie », L’Aventure humaine, n° 7, juin 1997), on peut en revanche l’espérer chez les 3 000 professeurs et 4 000 étudiants de cette discipline, car ils devraient savoir que « philosophie immédiate » est contradictio in adjecto, une contradiction entre les termes, que la médiation par les savoirs historique et scientifique, ainsi que la connaissance des grands textes, sont indispensables à l’étude de la philosophie, voire à l’éclosion du philosophe. Le grand public manifeste tout au plus la curiosité inspirée par un objet méconnu ; le café-philo est alors un divertissement,  une occasion de rencontres, parfois agréables, non un lieu de dialogue et de réflexion qui respecterait les exigences de la discipline – ou au moins amorcerait un tel respect (Jacques Bouveresse, La Demande philosophique. Que veut la philosophie et que peut-on vouloir d’elle ?, L’Éclat, 1996).

   Jacques Bouveresse, après Jacques Lacan, fit l’objet d’une exigence de compréhensibilité facile par tous, à la suite de sa leçon inaugurale au Collège de France.
La Recherche, n° 281, novembre 1995, page 5, éditorial non signé intitulé « Vulgariser la philosophie » :
   « La France est un des rares pays qui accorde un certain crédit à la philosophie. La présence de cette discipline au baccalauréat en témoigne, même si les sujets de réflexion proposés aux élèves et le type de réponse qu’on attend d’eux évoquent plutôt les exercices de rhétorique de la IIIe République.  L’intronisation de Jacques Bouveresse au Collège de France relève d’un autre rituel : répondant au vœu de Socrate, notre pays tient à entretenir un philosophe au Prytanée. C’est excellent. Mais on peut se demander si l’idée est vraiment aboutie. Car le philosophe grec ne concevait pas son art autrement qu’enraciné dans la Cité. Il parlait avec les gens. Or il faut bien l’admettre : le texte de la leçon inaugurale de Jacques Bouveresse, pourtant rédigé dans un style pur, dénué du jargon auquel nous ont habitués les Deleuze et Derrida, n’annonce pas une rencontre prochaine entre la philosophie et le peuple. Il est aussi opaque pour un scientifique même cultivé qu’un livre de mécanique quantique pour un paysan du bocage. Mais ne perdons pas espoir ! Il y a peut-être quelque chose à faire pour promouvoir l’esprit philosophique – qui vaut bien l’esprit scientifique. À La Recherche, nous ne désespérons pas de parvenir un jour à vulgariser la philosophie. ».
   Voir la réponse de Jacques Bouveresse dans La Demande philosophique, chapitre I, page 24. Je pense avoir répondu à l’argument qui identifiait l’exercice contemporain de la philosophie à l’activité de Socrate. Il n’y aurait qu’à prendre la parole pour produire, loin des « références », de la philosophie enfin « vivante ». Une philosophie (ou aussi bien une mathématique) compréhensible immédiatement par chacun serait sans consistance et d’apport intellectuel nul. Marc Sautet proclamait qu’il avait montré, contre la « corporation », que la philosophie est accessible à tous ; il commettait la faute logique de considérer comme démontré ce qui reste en question, à savoir : est-ce vraiment de la philosophie qu’élaboraient les parleurs des tavernes ? Avec cette entreprise dite de « démocratisation », le produit fini a-t-il conservé ses qualités essentielles ? Vient immanquablement à l’esprit la constatation d’André Gide : « La valeur spécifique et individuelle cède à je ne sais quelle valeur collective, qui n’a plus de valeur intellectuelle du tout. » (Journal, 13 août 1933 – Paris : Gallimard, collection " Bibliothèque de la Pléiade ").

G /  Marc Sautet, marxiste convaincu,...

... voulait faire jouer à la philosophie, dans les cafés et surtout dans son Cabinet de philosophie, le rôle historique de moyen de transformation du monde ; « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de diverses manières ; ce qui importe, c’est de le transformer » (Karl Marx, Thèses sur Feuerbach, 1845).

Luc Ferry (pas encore ministre) à « Bouillon de culture », France 2, 20 décembre 1996 : « J’ai mis cinq ans de ma vie à lire La Critique de la raison pure […] J’aurais envie que les gens comprennent bien que penser par soi-même c’est l’idéal, mais qu’il faut d’abord commencer par penser par autrui ».
Michel Onfray, initiateur en 2002 de l'Université populaire de Caen, commenta ainsi l'expérience des cafés philo : " Faire descendre la philosophie dans la rue (une entreprise qui me passionne, ne suppose pas de devoir la mettre sur le trottoir (un tropisme aussi détestable que de l'enfermer dans un tabernacle ou un reliquaire). La nécessaire Nuit du 4 août en philosophie ne doit pas passer par la surenchère de démagogie, car les têtes philosophiques au bout d'une pique ne suffisent pas à faire une révolution... Je ne veux choisir ni l'Université de Victor Cousin, ni le café philo de Marc Sautet qui constituent, à mon avis, deux impasses pour la discipline. Ni élitisme ; ni démagogie. [...] Laisser croire à un individu que, parce qu'il aura écouté, entendu, participé ou monopolisé le débat, il aura philosophé, voilà qui relève de la forfaiture ! La pratique de la philosophie suppose un apprentissage de la philosophie — exactement comme la pratique d'un instrument de musique ou d'une langue. " (Rendre la raison populaire, Paris : Editions Autrement, 2012 ; Flammarion, collection Librio, 2013)
Les parleurs des tavernes suggèrent une lecture ironique de L’Internationale d’Eugène Pottier (« Nous ne sommes rien, soyons tout ») ; ils  renvoyèrent à Marc Sautet, sous une forme caricaturale, le message pragmatique de John Rawls et de Richard Rorty : « la démocratie a priorité sur la philosophie » et celui, volontariste, de J.-M. Lévy-Leblond : « c’est la primauté accordée à la conscience qui développera la compétence ». Comment pourrait-on en ces lieux répandre l’instruction et favoriser « les progrès de la raison publique », selon le vœu de la Constitution de l’an I, article 22 ?
Marc Sautet au café des Phares, place de la Bastille, Paris
   
   Le civilisé ne se réduit pas au citoyen docile à la correction politique. Il est l’individu entretenant, à la différence du barbare qui vit sous le régime de la horde, de sa bande, de sa tribu ou de sa communauté, un rapport spécifique avec le passé et les œuvres de culture, comme le suggéra Pierre Kaufmann (1916-1995) dans Qu’est-ce qu’un civilisé ? (Paris : Atelier Alpha bleue, 1995 ; opuscule en quatre parties : culture et civilisation, normativité et barbarie, modèles architecturaux, l’éthique civilisatrice).

Jean-Philippe Catonné, " L'actualité de la philosophie morale ", Raison présente, n°127, 3e trimestre 1998.