« La grande action de [Ludwig] Feuerbach est : 1° d’avoir démontré que la philosophie n’est rien d’autre que la religion mise sous forme d’idées et développée par la pensée ; qu’elle n’est qu’une autre forme et un autre mode d’existence de l’aliénation de l’homme ; donc qu’elle est tout aussi condamnable ». Manuscrits de 1844, III, " Sur la dialectique de Hegel ".
« Les droits de l’homme, distincts des droits du citoyen, ne sont que les droits du membre de la société bourgeoise, c’est-à-dire de l’homme égoïste, de l’homme séparé de l’homme et de la communauté.[…] Ne cherchons pas le secret du juif dans sa religion, mais cherchons le secret de la religion dans le juif réel. Quel est le fond profane du judaïsme ? Le besoin pratique, l’utilité personnelle. Quel est le culte profane du juif ? Le trafic. Quel est son dieu profane ? L’argent. Eh bien, en s’émancipant du trafic et de l’argent, par conséquent du judaïsme réel et pratique, l’époque actuelle s’émanciperait elle-même. Une organisation sociale qui supprimerait les conditions nécessaires du trafic, par suite la possibilité du trafic, rendrait le juif impossible. La conscience religieuse du juif s’évanouirait, telle une vapeur insipide, dans l’atmosphère véritable de la société. […] La nationalité chimérique du juif est la nationalité du commerçant, de l’homme d’argent. »
« Le salaire est déterminé par la lutte ouverte entre capitaliste et ouvrier. Nécessité de la victoire pour le capitalisme. Le capitaliste peut vivre plus longtemps sans l’ouvrier que l’ouvrier sans le capitaliste.[…] L’ouvrier n’a le sentiment d’être lui-même qu’en dehors du travail. »
« Après que la famille terrestre a été découverte comme le mystère de la sainte famille, il faut que la première soit elle-même anéantie en théorie et en pratique. […] Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde. Ce qui importe, c’est de le transformer. »
, 1845, "Thèses sur Feuerbach", 4 et 11.
, 1848. [
1. Cf François Guizot, " Le troisième grand résultat de l’affranchissement des communes, c’est la lutte des classes, lutte qui constitue le fait même, et remplit l’histoire moderne. L’Europe moderne est née de la lutte des diverses classes de la société. " (Histoire générale de la civilisation en Europe, 1828, 7e leçon.).
, II, 1848. Repris en dernier lieu par Frédéric Lordon :
, 1859, Avant-propos.
« Toute action humaine peut être envisagée comme une abstention de son contraire. »
« Quand, avec le développement diversifié des individus, leurs forces productives auront augmenté elles aussi, et que toutes les sources de la richesse collective jailliront avec force – alors seulement l’horizon étroit du droit bourgeois pourra être totalement dépassé, et la société pourra écrire sur son drapeau: De chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins! »
« Zéro est plus riche de contenu que tout autre nombre. Placé à la droite de tout autre nombre dans notre système de numération, il décuple sa valeur. […] Il est donc dans la nature du zéro lui-même qu’il soit employé de cette façon, que seul il puisse être utilisé ainsi. »
KANAPA : « Léon Blum, qui construit le monde À l’échelle humaine affirme d’une plume amoureuse la communauté de vues et de buts du socialisme et du Vatican, comme si l’un des thèmes fondamentaux du marxisme n’était pas justement que la religion est l’étouffoir de l’homme ! […] Le marxisme fait de la philosophie tout autre chose qu’un "refus" : une arme d’émancipation humaine – de la connaissance tout autre chose qu’un "rêve du monde" et une effusion mystique : une conquête acharnée du réel. »
, 1947.
LUXEMBOURG : « Le remède trouvé par Lénine et Trotsky, la suppression de la démocratie en général, est encore pire que le mal qu’il doit maîtriser. »
, IV.
ROLLAND : « Croyez-vous que le devoir actuel de l’artiste, du savant, de l’homme de pensée, soit de s’engager, comme en 1914 dans l’armée du Droit, en 1922 dans celle de la Révolution ? – ou bien ne vous semble-t-il pas que la meilleure façon de servir la cause humaine et la Révolution même, c’est de garder l’intégrité de votre pensée libre, – fût-ce contre la Révolution, si elle ne comprenait pas ce besoin vital de liberté ! »
, février 1922.
HALÉVY/SUARÈS : « En raison de l’effondrement anarchique, de la disparition totale de l’État, un groupe d’hommes armés, animés par une foi commune, a décrété qu’il était l’État : le soviétisme, sous cette forme, est, à la lettre, un "fascisme" […] L’idéologie révolutionnaire est tyrannique intellectuellement avant de l’être socialement. »
Élie Halévy, « L’Ère des tyrannies »,
Bulletin de la Société française de philosophie, octobre-décembre 1936 [Séance du 28 novembre 1936]. À rapprocher de Julien Green : « Vu
[André] Suarès. Il m'a beaucoup parlé de sa situation actuelle à l'égard du communisme. Il a changé. Il trouve que le communisme et le fascisme en sont venus à se ressembler trop pour qu'un esprit libre puisse se rallier à l'une ou l'autre de ces doctrines. » (
Journal intégral 1919-1940, 21 décembre 1936, Paris : Robert Laffont, 2019).
ARON/BAVEREZ : « Aron était adolescent durant la Grande Guerre. Acquis au socialisme et au pacifisme, il comprit la nature et le danger du nazisme durant son séjour en Allemagne, face à 1' agonie de la république de Weimar et fut l'un des premiers, aux côtés d'Élie Halévy, à effectuer dès la seconde moitié des années 1930 une comparaison entre le stalinisme et l'hitlérisme. » (Préface de Nicolas Baverez aux
Mémoires de Raymond Aron, Paris : Robert Laffont, 2010).
WAHL : « MATÉRIALISME DIALECTIQUE
Deux beaux mots. Le premier fait appel à une forme de l’entendement révolutionnaire, à l’instinct de "honte arborée", et le deuxième à l’orgueil. De sorte que le snobisme à rebours et le rebours tout court trouvent à la fois leur compte. Mon premier est ce qu’il y a de plus bas. Mon second est ce qu’il y a de plus haut. Reste à savoir si mon tout n’est pas un attrape-nigauds. »
Jean Wahl, "Satire", Nouvelle Revue Française, juin 1938.
RUSSELL : « Beaucoup de mes amis espérèrent en l’Union soviétique, mais quand je m’y rendis en 1920, je ne trouvai rien que je puisse aimer ou admirer. […] Les marxistes s’intéressent à la philosophie comme effet, mais ne la reconnaissent pas comme cause. Cependant il est évident que toute philosophie importante est les deux. »
Bertrand Russell, « My mental development [1943] », The Philosophy of Bertrand Russell, Evanston (Illinois) : The Library of Living philosophers, 1946.
CAMUS : « La volonté marxiste de supprimer la dégradante opposition du travail intellectuel au travail manuel a buté contre les nécessités de la production que [Karl] Marx exaltait ailleurs. […] Le marxisme n’est pas scientifique ; il est, au mieux, scientiste. […] La raison ne se prêche pas, ou si elle prêche, elle n’est plus la raison. C’est pourquoi la raison historique est une raison irrationnelle et romantique, qui rappelle parfois la systématisation de l’obsédé, l’affirmation mystique du verbe, d’autres fois. »
Albert Camus (1913-1960), L’Homme révolté, III, v, 3 (1951).
ARON : « Le prophétisme marxiste transfigure un schéma d’évolution en une histoire sacrée, dont la société sans classes marquera l’aboutissement. Il prête une importance démesurée à quelques institutions (régime de propriété, mode de fonctionnement), il fait de la planification par un État tout-puissant une étape décisive de l’histoire. L’intelligentsia tombe facilement dans ces erreurs auxquelles prédispose le conformisme de gauche. »
Raymond Aron (1905-1983), L’Opium des intellectuels, 1955, III, ix.
1970 MONOD : « Puisque, donc, la pensée est partie et reflet du mouvement universel, et puisque son mouvement est dialectique, il faut que la loi d’évolution de l’univers lui-même soit dialectique. Ce qui explique et justifie l’emploi de termes tels que contradiction, affirmation, négation, à propos de phénomènes naturels. […] Le prophétisme historiciste fondé sur le matérialisme dialectique était, dès sa naissance, lourd de toutes les menaces qui se sont, en effet, réalisées. Plus encore peut-être que les autres animismes, le matérialisme dialectique repose sur une confusion totale des catégories de valeur et de connaissance. C’est cette confusion même qui lui permet, dans un discours profondément inauthentique, de proclamer qu’il a établi " scientifiquement " les lois de l’histoire auxquelles l’homme n’aurait d’autre recours ni d’autre devoir que d’obéir, s’il ne veut entrer dans le néant. »
Jacques Monod, Le Hasard et la nécessité, 2, 9, Paris : Seuil, 1970..
1983 FOUCAULT : « Pendant longtemps, la philosophie, la réflexion théorique ou la "spéculation" ont eu à l’histoire un rapport distant et peut-être un peu hautain. On allait demander à la lecture d’ouvrages historiques, souvent de très bonne qualité, un matériau considéré comme "brut" et donc comme "exact" ; et il suffisait alors de le réfléchir, ou d’y réfléchir, pour lui donner un sens et une vérité qu’il ne possédait pas par lui-même. Le libre usage du travail des autres était un genre admis. Et si bien admis que nul ne songeait à cacher qu’il élaborait du travail déjà fait ; il le citait sans honte. Les choses ont changé, me semble-t-il. Peut-être à cause de ce qui s’est passé du côté du marxisme, du communisme, de l’Union soviétique. Il ne paraissait plus suffisant de faire confiance à ceux qui savaient et de penser de haut ce que d’autres avaient été voir là-bas. […] Il fallait aller chercher soi-même, pour le définir et l’élaborer, un objet historique nouveau. […] C’est un travail qu’il faut faire soi-même. Il faut aller au fond de la mine ; ça demande du temps ; ça coûte de la peine. Et quelquefois on échoue. Il y a en tout cas une chose certaine : c’est qu’on ne peut pas dans ce genre d’entreprise réfléchir sur le travail des autres et faire croire qu’on l’a effectué de ses propres mains. […] Pas de recette, guère de méthode générale. Mais des règles techniques : de documentation, de recherche, de vérification. Une éthique aussi […] respecter ces règles techniques. »
Michel Foucault, « À propos des faiseurs », Libération, 21 janvier 1983. Rapprochez Friedrich Nietzsche : « Il faut tout faire soi-même pour savoir soi-même quelque chose ; c’est dire que l’on a beaucoup à faire. » (Par-delà bien et mal, III, § 45)
MATTÉI (1941-2014) : « Dans le communisme, l’entendement guide les pulsions de l’instinct en légitimant la terreur de masse par un discours rationnel tenu au nom de l’humanité [cf aussi Robespierre]. Au lieu d’asservir, de déporter et d’exécuter au nom de la force et de la race, le parti asservit, déporte et exécute au nom du concept et de la classe, en d’autres termes, puisque le sujet communiste s’est investi de son humanité, au nom du genre humain tout entier. Cette barbarie active du communisme […] substitue à l’instinct du plus fort, dont la raison s’est retirée, la raison du plus fort, dont l’instinct s’est emparé. […] Au lieu d’interpréter le monde, pour en éprouver l’intelligibilité à partir de ses principes, la philosophie doit le transformer, c’est-à-dire faire de la philosophie elle-même un instrument de production d’un monde qui naîtra sur la destruction du monde existant. […] Ce n’est pas le Goulag, mais la mort qui rôde dans la révolution marxiste dès lors que sa philosophie de la vie transfère toute l’énergie et toute la ruse de la raison du côté de la destruction pour parvenir à son but : une humanité réconciliée abstraitement avec elle-même sur les cadavres des hommes réels que charrie avec indifférence le cours de l’Histoire. »
Jean-François Mattéi, La Barbarie intérieure, VI, 2, Paris : PUF, 1999.
2002 NICOLAS BAVEREZ : « L'acceptation du marxisme comme vérité scientifique et le soutien inconditionnel apporté à l'URSS sont une inconséquence politique mais plus encore une erreur scientifique et une faute morale, qui mettent au service de la terreur l'autorité symbolique de la connaissance. » (Introduction à Raymond Aron, L'Opium des intellectuels, Paris : Hachette Littératures 2002).
MALIA : « Par " Mensonge " [terme utilisé par Soljénitsyne], il faut entendre la contradiction fatale d’un universalisme que ne dictent ni la charité, ni la bienfaisance humanitaire, ni la raison naturelle, mais le principe idéologique de la "guerre des classes", ou plus exactement, d’une pseudo-guerre des classes : de fait, la "construction du socialisme " n’a pas été une authentique lutte sociale mais un combat politique où la classe rédemptrice (ou plutôt son substitut idéologique, le Parti) prétendait éliminer toutes les classes exploiteuses (en fait, toute opposition politique). »
Martin Malia, « Nazisme et communisme : réflexions sur une comparaison », Commentaire, N° 99, automne 2002.
« Ni Marx ni Jésus : De la seconde révolution américaine à la seconde révolution mondiale. »
Jean-François Revel [né Ricard à Marseille en 1924 - décédé le 30 avril 2006 au Kremlin-Bicêtre (Val-de-Marne)], Paris : R. Laffont, 1970.
La formule évoque « Ni Dieu, ni maître », titre du journal créé par le marxiste Louis Auguste Blanqui (1805-1881) en novembre 1880. La faiblesse de ces formules est de ne proposer aucun « mais … » ; je dirais donc plutôt :
«
Ni Marx (l’idéologie), ni Moïse, Jésus ou Mahomet (les religions), mais Socrate (la philosophie), Archimède (la science) et Mozart (la musique). »
* * * * *
Cette formule de Jean-François Revel, négation logique de « Marx ou Jésus », fut traitée par un des café-philos de Montpellier le 21 janvier 2004. Je développe ici les interventions que j’y avais faites afin d’examiner si cette formule a quelque pertinence. Proposer, envisager ou refuser un choix entre Jésus et Marx implique à la fois une certaine interchangeabilité de ces deux personnages et des différences significatives. Jésus de Nazareth et Karl Marx de Trier ont en commun un certain nombre d’aspects, relevés par divers auteurs (Frédéric Nietzsche, Dolléans, Sigmund Freud, André Gide, etc.).
« Le socialisme est la forme qu’a prise au XIXe siècle la religiosité latente en la nature humaine […] On peut dire de cette doctrine qu’elle est la religion de l’humanité [Pierre Le Roux] ou encore la religion du prolétariat déifié [Georges Clémenceau] […] Les socialistes sont des chrétiens sans le savoir, des chrétiens qui sans doute ont perdu la douceur évangélique, mais n’ont rien oublié de l’intolérance de l’Église. […] Le vice fondamental des doctrines socialistes est de reposer sur une psychologie erronée de la nature humaine. »
Édouard Dolléans (1877-1954),
« Le caractère religieux du socialisme », Revue d’économie politique, 1906. Rapprocher Leszek Kołakowski : « L’absence du corps et de la mort, l’absence de sexualité et d’agressivité, l’absence de conditions géographiques ou démographiques, bref, une interprétation qui ne voit en tous ces éléments que des facteurs purement sociaux, constitue l’une des dimensions les plus caractéristiques de l’utopie marxiste. [
Marx’s ignoring of the body and physical death, sex and aggression, geography and human fertility—all of which he turns into purely social realities—is one of the most characteristic yet most neglected features of his Utopia.] » (
Main Currents of Marxism (New York: Oxford University Press, XVI, 1978
: Histoire du marxisme, XVI, Paris : Fayard, 1987).
La formule « À chacun selon ses besoins » se trouve, comme on sait, chez Karl Marx : « De chacun selon ses moyens [ou capacités], à chacun selon ses besoins ! » (
Critique du programme de Gotha, I, 3), mais aussi dans le
Nouveau Testament : « La multitude de ceux qui avaient foi n’était qu’un cœur et qu’une âme, et personne ne disait qu’aucun de ses biens fût à lui, au contraire ils mettaient tout en commun. […] Il n’y avait aucun indigent parmi eux. Tous ceux, en effet, qui étaient propriétaires de domaines ou de maisons les vendaient ; ils apportaient le prix de la vente et le déposaient aux pieds des apôtres ; c’était distribué
selon les besoins de chacun. » (
Actes des apôtres, IV, 32, 34-35 :
Un antécédent aristotélicien :
" ou, au contraire, la terre est commune et on la travaille en commun, mais les produits en seront partagés selon les besoins de chacun (on dit que des Barbares pratiquent cette sorte de communisme). " (Les Politiques, II, v, 1263a)
La Règle de saint Benoît dénonce le " vice de propriété " (chapitre LV) en se référant à ces Actes. Dans le Manifeste, Marx et Engels précisaient : « Les communistes peuvent résumer leur théorie en cette seule expression : abolition [Aufhebung] de la propriété privée. ». Et un résumé n'est jamais si bon que lorsqu'il est le fait des auteurs du texte...
Les deux doctrines sont profondément insatisfaites du monde tel qu’il existe, et proposent, pour l’une un autre monde, pour l’autre un changement de société (et non un changement de la société) ; dans les deux cas, ce qui est ultimement visé, c’est la suppression des conflits, la suppression du mal et de la culpabilité associée. Mais il est plus facile de constater l’échec du marxisme en terre communiste que de démontrer en terre chrétienne l’inexistence de l’autre monde de Jésus. Toutefois, la contribution de Jésus concernait une société primitive, sans culture, dépourvue de sciences et de techniques, très éloignée de la nôtre en ce début de XXIe siècle. Le berceau des trois religions monothéistes est concentré sur l'axe asiatique Nazareth-Jérusalem-Bethléem-Hébron-Médine-La Mecque.
Leur rapport à la connaissance n’est pas celui de la philosophie grecque ; dans le cas chrétien, le désir de connaissance est dévalorisé. « La science ? elle sera abolie » trouve-t-on dans la première
Épître aux Corinthiens (XIII, 8) :
Sive scientia, destruetur. La philosophie est mise au service (
ancilla) de la théologie. Dans le cas marxiste, la philosophie est remplaçée par « l’étude du monde réel », monde réel auquel on imposera la conformité au dogme (affaire Lyssenko) ; le marxisme semble favorable à la science, mais sa scientificité n’est qu’un
scientisme. Opposition générale des disciples de Marx et de Jésus à la culture classique étendue et diversifiée qui fait l’honnête homme.
« L’Église primitive, c’est bien connu, luttait contre les "intelligents", en faveur des " pauvres en esprit " » (Frédéric Nietzsche, Crépuscule des Idoles, [5] " La morale, une anti-nature ", § 1) ; le parti communiste faisait de même).
De Jésus rien n’est rapporté concernant la philosophie, mais pour Paul de Tarse (accablé par Nietzsche), c’est « ce vain leurre [
inanem fallaciam] qui s’inspire de la tradition humaine et des éléments du monde, mais non du Christ » (
Épître aux Colossiens, II, 8). Cependant, dans
Opinions et sentences mêlées, Nietzsche proclame cette rencontre inattendue :
" Le philosophe a à dire comme le Christ, " Ne jugez point ! " [Nolite judicare : Matthieu, VII, 1 ; Luc, VI, 37] et la dernière différence entre les têtes philosophiques et les autres serait que les premiers veulent être justes, les derniers voulant être juges. " (§ 33).
Jésus rejette la culture mondaine comme Marx la culture bourgeoise. De l’un à l’autre, la ligne de dichotomie s’est déplacée, mais la dichotomie subsiste.
Antiphilosophie chez Karl Marx : « La grande action de Feuerbach est : 1° d’avoir démontré que la philosophie n’est rien d’autre que la religion mise sous forme d’idées et développée par la pensée ; qu’elle n’est qu’une autre forme et un autre mode d’existence de l’aliénation de l’homme ; donc qu’elle est tout aussi condamnable » (Sur la dialectique de Hegel, 1844).
« Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde. Ce qui importe, c’est de le transformer. » L’Idéologie allemande, "Thèses sur Feuerbach", 11. Opposer Louis Althusser : « J'ai critiqué le fameux mot des "Thèses sur Feuebach" de Marx [...] montrant contre cette formule que tous les grands philosophes ont voulu intervenir sur le cours de l’histoire du monde, soit pour le transformer, soit pour le faire régresser, soit pour le conserver et le renforcer en sa forme existante contre les menaces d’un changement jugé dangereux. Et sur ce point, en dépit de la célèbre formule aventureuse de Marx, je pense avoir eu raison et le pense toujours. » (L’Avenir dure longtemps ..., XIV, 1992).
« La philosophie et l’étude du monde réel sont dans le même rapport que l’onanisme et l’amour sexuel. » (L’Idéologie allemande, Le concile de Leipzig – III Saint Max).
Les libertés de connaissance et d’expression sont brimées, puisqu’il s’agit d’interdire la connaissance ouverte et en progrès, hors dogmes. Intolérance et fanatisme sont des caractéristiques communes. (Gustave Le Bon, Psychologie des foules ; Sigmund Freud, Nouvelles conférences, 1932). La liberté de penser autre chose, d’acquérir ce savoir indépendant et objectif cher aux Grecs, est absente aussi bien chez Jésus que chez Marx.
L’
égalité est fortement privilégiée, à la fois par rapport à la liberté et par rapport à la compétition ou concurrence. Voltaire, qui n’était heureusement ni Marx ni Jésus, pouvait seul reconnaître cette vérité : « Le commerce, qui a enrichi les citoyens en Angleterre, a contribué à les rendre libres, et cette liberté a étendu le commerce à son tour. » (
Lettres philosophiques, X). La famille, attache mondaine dans un cas, bourgeoise dans l’autre, est rejetée énergiquement, ce qui devient cocasse par ces temps d'opposition entre le " faire famille " socialiste et le traditionalisme catholique.
Abêtissement, perte de l’esprit critique, par soumission à l’orthodoxie ; il y a là une sorte de servitude volontaire intellectuelle des adeptes qui amène des esprits parfois très brillants dans d’autres domaines à accepter sans discussion des réponses très simplistes ; ainsi le croyant dévalorisera toute la cosmologie qu’il ignore au nom de sa foi. Le marxiste, comme le gauchiste, récuse a priori toute explication qui ne soit pas fondée sur l’économie, les " injustices sociales " ou la pseudo-logique dominés/dominants. Divergence : alors que Jésus pense que le mal vient de chaque homme, tout en valorisant la faiblesse et la débilité, et en appelant à la conversion intérieure, Karl Marx, après Jean-Jacques Rousseau, rejette presque toute la faute sur l’organisation sociale, qui serait source d’aliénation ; il appelle le prolétaire à la « prise de conscience » (équivalent marxiste de la conversion religieuse intérieure), unique référence à la notion de responsabilité individuelle.
Jésus propose un anti-matérialisme, Karl Marx est matérialiste.
« Camarade, ne crois à rien ; n’accepte rien sans preuve. […] L’appétit de savoir naît du doute. Cesse de croire et instruis-toi. » (André Gide, Les Nouvelles nourritures, IV). Gide nous ramène à la connaissance (objective par définition), bien malmenée à la fois par les religions et les idéologies totalitaires, mais valorisée par la philosophie ; c'est même cette valorisation de la connaissance qui caractérise le mieux la philosophie, et sa rupture fondatrice avec les mythologies de toutes sortes.
XII - LA RUSSIE ET SES SAVANTS :
On a trop souvent dit ou écrit que les difficultés durables du régime communiste de l'ex-U.R.S.S. s'expliquaient par le niveau extrêmement bas de la Russie tsariste en 1917 : " tragiquement sous-développé " selon le sous-informé Pierre Mendès-France ; " ce pays qui était, il y moins d'un demi-siècle, le plus arriéré d'Europe " lisait-on en avril 1962 dans
Les Échos (article cité par le communiste Waldeck Rochet) ; " pays sous-développé, arriéré " écrivait encore le bistrosophe Marc Sautet dans
Un Café pour Socrate en 1995. Mais la Russie anté-bolchévique " n'était pas du tout la nation de sauvages dépeinte ensuite par la propagande communiste " écrivait Jean-François Revel, né en 1924 à Marseille - décédé le 30 avril 2006 au Kremlin-Bicêtre (Val-de-Marne), dans " L'essentielle identité du fascisme rouge et du fascisme noir ",
Commentaire, n° 81, printemps 1998, page 232. Plus récemment,
Yvon Quiniou : " Si, à la fin de sa vie, il [Karl Marx] a envisagé avec Engels qu'une révolution pourrait se déclencher dans un pays arriéré comme la Russie [...] Récuser Marx au nom des régimes communistes relève de l'amalgame ou de l'incompréhension. ",
Le Monde, 15 août 2010.
Sur les plans scientifique et technique, la Russie de 1917 était un peu moins avancée que les meilleurs d'Europe de l'Ouest (Angleterre, France, Allemagne, Italie), mais sans être arriérée pour autant. Sur le plan culturel, si elle n'avait pas de très grands philosophes ni de grands logiciens, les Lumières sont entrées en Russie grâce à Catherine II, et parmi ses philosophes on relève les noms de Piotr Tchaadaiev, Nicolas Tchernichevski et Nicolas Berdaiev. Sa littérature est universellement reconnue et admirée (Lermontov, Gogol, Dostoïevski, Tchékov, Tolstoï, Pouchkine, Tourguéniev, Nekrassov, Gorki, et alii), de même que sa musique (Borodine, Moussorgski, Rimski-Korsakov, Prokofiev, Tchaïkovski, et alii) et sa peinture (Roublev, Ivanov, Savrassov, Pérov, Kramskoï, Vroubel, Kandinski, Chagall, et alii).
Arriérés, nombre de pays colonisés l'étaient réellement, notamment les pays d'Afrique qui ne disposaient pas d'une langue écrite. Mais il n'est pas politiquement correct de le dire...
Voici, rapidement, les noms de 61 savants russes des XVIIIe, XIXe et début XXe siècles. Plusieurs d'entre eux, signalés par un *, appartenaient à l'Académie Impériale des Sciences de Saint-Pétersbourg, fondée en 1724, ou à l'Académie des Sciences de Russie.
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