Affichage des articles dont le libellé est Aristote. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Aristote. Afficher tous les articles

samedi 13 juillet 2024

L'ESPRIT FAUX, ET AUTRES TYPES HÉSIODIENS


I / Penser par soi-même
II / Le type I d'Hésiode
III / Définition du concept d'intelligence
IV / Analyse originale de Nicolò Franco

I / Penser par soi-même, ou penser sa pensée,

ce pourrait fort bien être une définition efficace et exacte de la philosophie (en revanche, on ne comprend pas bien ce que certains ont voulu dire en proposant des formules telles que « penser sa vie », ou « vivre sa pensée »). À l’aube de la philosophie occidentale, l'existence de différences intellectuelles entre les êtres humains (différences niées par la correction politique contemporaine), était clairement perçue. Ainsi le poète Homère (fin du -VIIIe siècle) faisait-il dire à son héros Ulysse que :
« en ce qui concerne l'esprit, les Dieux n'accordent pas les mêmes avantages à tous les hommes. » (Odyssée, VIII, 167).
" Celui-là est l'homme complet qui, toujours, de lui-même, après réflexion, voit ce qui, plus tard et jusqu'au bout, sera le mieux ", écrivait, peu après Homère, l’autre grand poète grec de l’époque, Hésiode (vers l'an -700) dans Les Travaux et les jours (lignes 293-294, traduction Paul Mazon).


« S’entretenir avec un homme que l'on tient pour un homme, c’est s’informer de ses opinions et lui découvrir en détail les siennes propres. » (Épictète, Entretiens, III, ix, 12). Car penser par soi-même, ce n'est certainement pas penser dans sa tour d'ivoire. Cette phrase d'Épictète pourrait être la devise de facebook, ça l'est pour un certain nombre de ses membres.

" Penser d'après soi " et " penser par soi-même ", formules de Voltaire (1736)



puis de D'Alembert (" apprendre à penser par soi-même ", Discours préliminaire, in Encyclopédie..., tome I, 1751), et " osez penser par vous-même ", injonction répétée de Voltaire (Dictionnaire philosophique, " Liberté de penser ", édition de 1765), voilà ce que l'on présente presque toujours comme constituant l'idéal neuf et original des Lumières ; ainsi faisait même Kant, peu après D'Alembert et Voltaire :
« Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ta propre intelligence ! est aussi la devise des Lumières. » (Kant, Qu'est-ce que les Lumières?, 1784. La source de l'expression latine est Horace, aux Épîtres, I, ii, 40 : " Ose être sage : commence. Qui retarde l'heure de vivre honnêtement attend comme le campagnard que le fleuve ait cessé de couler " ; c’était la devise de Pierre Gassendi.). [Sapere aude! Habe Mut, dich deines eigenen Verstandes zu bedienen! ist also der Wahlspruch der Aufklärung.] 

Was ist Aufklärung ?, 1784.
 

Selbst zu denken : « La maxime de penser par soi-même en tout temps, c'est les Lumières. » (Qu’appelle-t-on : s'orienter dans la pensée ?, 1786 : Die Maxime, jederzeit selbst zu denken, ist die Auflärung).

Nicolas de Condorcet, dans le Journal d'instruction sociale par les citoyens Condorcet, Sieyès et Duhamel, 1793, " Prospectus " :


   Il s'agissait là d'une exigence fondamentale de toute la science et du meilleur de la philosophie depuis les Grecs ; « Toute la probité de la connaissance  elle était déjà là ! depuis plus de deux mille ans ! [die ganze Rechtschaffenheit der Erkenntniss — sie war bereits da! vor mehr als zwei Jahrtausenden bereits !] » notait Nietzsche dans L’Antéchrist (§ 59) ; l’expression « raison des Lumières » est donc historiquement  inadéquate ; et contrairement à ce qu'avait déclaré Michel Onfray, la philosophie des Lumières n'était pas née avec Montaigne.

* * * * *
Ce type I d'Hésiode correspond à " celui qui est davantage pourvu de Logos que les autres " selon Héraclite d’Éphèse, au " naturel philosophe " selon Platon (République, VI), à ceux qui " savent chercher " selon Archytas de Tarente ; également à la " tête bien faite " que Michel de Montaigne souhaitait, non chez l'élève car on ne le choisissait déjà pas à l'époque, mais seulement chez un précepteur ou conducteur. Il correspond, enfin, à l'être intelligent selon notre façon de parler presque contemporaine (avant la correction politique issue notamment de mai 1968).

Le type II est " celui qui se rend aux bons avis "


(Travaux..., ligne 295), ce qui correspond à l'esclave par nature selon Aristote : il n'a la raison en partage que dans la mesure où il la perçoit chez les autres (Les Politiques, I, v, 1254b) ; c'est aussi bien l'état de tutelle selon Kant : " La minorité, c'est l'incapacité de se servir de son intelligence sans utiliser la direction d'un autre. Cette minorité est coupable quand ce n'est pas le manque d'intelligence qui en est la cause mais le manque de décision et de courage à s’en servir sans utiliser la direction d'un autre. " (Qu'est-ce que les Lumières ?, 1784) ; chez l'enfant à instruire, cette incapacité est, idéalement, provisoire.

De ces individus du deuxième type hésiodien, lorsqu'ils sont adultes, on dit généralement qu'ils ont du bon sens (" cette amorce de raison qu'est le simple bon sens ", écrit Adrien Barrot). Lors de l'éducation selon cet idéal humaniste, la méthode érotématique dialogique, c'est-à-dire par questions et réponses, vise à obtenir la transformation du type II en type I.

Le type III, le pénible (comme on dit dans le 1-3), le " bon à rien " [schlechter Mann selon la traduction de Nietzsche] " celui qui ne sait ni voir par lui-même ni accueillir en son âme les conseils d'autrui " (Travaux, lignes 296-297),


correspond précisément au sot avec lequel " il est impossible de traiter de bonne foi ", aux " esprits ineptes et mal nés ", à l' " esprit mal rangé " et à la bêtise selon Montaigne (Essais, III, viii, pages 925, 926, 927 et 929 de l'édition Villey/PUF/Quadrige, pages 970, 972 et 974 de l'édition Gallimard/Pléiade/2007) ; à l'esprit faux ou boiteux selon Blaise Pascal (Pensées, Br. 1, Br 80), ou selon François VI de La Rochefoucauld :
« On est faux en différentes manières. Il y a des hommes faux qui veulent toujours paraître ce qu’ils ne sont pas. Il y en a d’autres, de meilleure foi, qui sont nés faux, qui se trompent eux-mêmes, et qui ne voient jamais les choses comme elles sont. Il y en a dont l’esprit est droit, et le goût faux. D’autres ont l’esprit faux, et ont quelque droiture dans le goût. Et il y en a qui n’ont rien de faux dans le goût, ni dans l’esprit. Ceux-ci sont très rares, puisque, à parler généralement, il n’y a presque personne qui n’ait de la fausseté dans quelque endroit de l’esprit ou du goût. » (Réflexions Diverses, XIII. Du faux).
à l'esprit faux encore selon Voltaire (Dictionnaire philosophique, édition de 1765, " Esprit faux ") :
« Pourquoi rencontre-t-on souvent des esprits assez justes d’ailleurs, qui sont absolument faux sur des choses importantes ? Pourquoi ce même Siamois qui ne se laissera jamais tromper quand il sera question de lui compter trois roupies, croit-il fermement aux métamorphoses de Sammonocodom ? [...]
Les plus grands génies peuvent avoir l’esprit faux sur un principe qu’ils ont reçu sans examen. Newton avait l’esprit très faux quand il commentait l’Apocalypse.
Tout ce que certains tyrans des âmes désirent, c’est que les hommes qu’ils enseignent aient l’esprit faux. » (article développé dans les Questions sur l'Encyclopédie, 1770-1774, "Esprit", section VI,)

ou encore à la bêtise, " quelque chose d'inébranlable ; rien ne l’attaque sans se briser contre elle. Elle est de la nature du granit, dure et résistante. " selon Gustave Flaubert, lettre à l'oncle François Parain, 6 octobre 1850 (1), insensible à toute correction. Ce type d'esprit se rencontre assez souvent chez les autodidactes purs.

Démocrite : « Vouloir raisonner quelqu'un qui se figure être intelligent, c'est perdre son temps. [Τὸν οἰόμενον νοῦν ἔχειν ὁ νουθετέων ματαιοπονεῖ.» Stobée, Florilège, III, x, 42, cité dans Les Présocratiques, fragment B LII (Édition Jean-Paul Dumont, Paris : Gallimard, 1988, collection " Bibliothèque de la Pléiade ").

Platon : « Je n'aime pas railler ; en effet, la race des sots est infinie ; de sorte que si on aime critiquer, on peut s'en donner à cœur joie avec eux.. » (Protagoras, XXXI, 346c : οὐ γάρ εἰμι φιλόμωμος
τῶν γὰρ ἠλιθίων ἀπείρων γενέθλα,
”“πάντα τοι καλά, τοῖσί τ᾽ αἰσχρὰ μὴ μέμεικται. ” ; traduction Frédérique Ildefonse/GF/1997).


Ces trois types hésiodiens, " hiérarchie des êtres " selon Christine Hunzinger (maître de conférences à Sorbonne-Université), furent repris par Aristote :
ᾧ δὲ μηδέτερον ὑπάρχει τούτων, ἀκουσάτω τῶν Ἡσιόδου : “οὗτος μὲν πανάριστος ὃς αὐτὸς πάντα νοήσῃ,ἐσθλὸς δ᾽ αὖ κἀκεῖνος ὃς εὖ εἰπόντι πίθηται.
ὃς δέ κε μήτ᾽ αὐτὸς νοέῃ μήτ᾽ ἄλλου ἀκούων
ἐν θυμῷ βάλληται, ὃ δ᾽ αὖτ᾽ ἀχρήιος ἀνήρ
.
Éthique à Nicomaque, I, iv, 1095b :
« Celui-là a une supériorité absolue, qui sait tout par lui-même
Sage aussi est celui qui écoute les bons conseils ;
Mais ne savoir rien par soi-même et ne pas graver dans son cœur
Les paroles d'autrui, c'est n'être absolument bon à rien. » (traduction Barthélémy-Saint Hilaire, 1856).

« Tout bon celui qui saisit tout par la pensée ; [...]
Et brave aussi qui cède aux propos bienveillants.
Mais celui qui ne voit par soi, ni nul autre n'entend,
En son cœur, celui-là est perdu tout entier. » (traduction Bodéüs, 2004).


Ensuite par le stoïcien Zénon (voir plus loin), par Cicéron, Pro Cluentio, XXXI, 84 :
Traduction Nisard, 1869.

Puis par Tite-Live (Histoire romaine, XXII, xxix, 8), Aristide, Clément d'Alexandrie, ainsi que par Diogène Laërce :
« Il [Zénon de Kitium] aurait aussi récrit de la sorte les vers d'Hésiode ;
Le meilleur, c'est celui qui obéit à l'homme qui parle bien,
mais il est bon aussi celui qui pense tout par lui-même,
car celui qui est capable de bien écouter ce qui est dit et de le mettre à profit est meilleur que celui qui a tout conçu par lui-même. À l'un n'appartient en effet que la conception, tandis qu'à celui qui sait obéir s'ajoute aussi la pratique. »
Vies et doctrines ..., VII " Zénon de Kitium ", §§ 25-26.
Machiavel distinguait des " cerveaux de trois sortes, les uns qui entendent les choses d'eux-mêmes, les autres quand elles leur sont enseignées, les troisièmes qui ni par soi-même ni par entendement d'autrui veulent rien comprendre " ; Le Prince, XXII " Des secrétaires des princes ", traduction d'Edmond Barinco (Gallimard, 1952), qui résume joliment en note : " Hésiode distingue l'homme supérieur du médiocre et du bon à rien. ".

Traduction de Jean Vincent Périès (1825) : « On peut distinguer trois ordres d’esprit, savoir : ceux qui comprennent par eux-mêmes, ceux qui comprennent lorsque d’autres leur démontrent, et ceux enfin qui ne comprennent ni par eux-mêmes, ni par le secours d’autrui. Les premiers sont les esprits supérieurs, les seconds les bons esprits, les troisièmes les esprits nuls. » [E perché sono di tre generazione cervelli, l'uno intende da sé, l'altro discerne quello che altri intende, el terzo non intende né sé né altri, quel primo è eccellentissimo, el secondo eccellente, el terzo inutile.]

On est bien surpris de ne pas en trouver mention chez Montaigne, qui avait raté Niccolò Franco :


Puis Frédéric Nietzsche mentionnant les trois possibilités hésiodiques :
Fragments posthumes Mp XII 2 hiver 1871-72 - printemps 1782, 18[3] et 18[4]).

La division de l'Humanité en trois types intellectuels se retrouve également dans cette pensée :  " ...[Henry Thomas Buckle's] thoughts and conversations were always on a high level, and I recollect a saying of his which not only greatly impressed me at the time, but which I have ever since cherished as a test of the mental calibre of friends and acquaintances. Henry Thomas Buckle  [1821-1862] said, in his dogmatic way :
Charles Stewart, Haud immemor [Je ne l'oublierai pas]. Reminescences of legal and social life in Edinburgh and London. 1850-1900, 1901, page 33 : 
«  Men and women range themselves into three classes or orders of intelligence ; you can tell the lowest class by their habit of always talking about persons, the next by the fact that their habit is always to converse about things ; the highest by their preference for the discussion of ideas. »

Le concept d'intelligence est défini depuis l'époque moderne comme " connaissance distincte de l'objet de la délibération " par Leibniz, comme " compréhension nette et facile " par Littré, comme " aptitude à comprendre, pénétration d'esprit ", par Pierre Larousse dans son Grand Dictionnaire Universel ; par Henri Bergson comme « faculté d'arranger "raisonnablement" les concepts et de manier convenablement les mots » (La Pensée et le mouvant, 1934), comme « faculté d'adaptation » par André Gide ; c'est, pour le neurologue et psychologue suisse Édouard Claparède, « la capacité de résoudre par la pensée des problèmes nouveaux. ». Selon Merleau-Ponty, il s'agirait d'une " réorganisation active du champ perceptif " (2).
« L’intelligence explique, l’esprit raconte seulement » nota encore André Gide dans son Journal.

Quelques psychologues et sociologues contestèrent la pertinence du concept : Howard Gardner, et en France Michel Deleau et Pierre Bourdieu, entre autres.
Le terme intelligence artificielle, en fait un abus de langage, a été promu par le mathématicien et informaticien américain John McCarthy en 1956 lors de la conférence de Dartmouth College (New Hampshire, USA).
L'Américain Robert Sternberg introduisit en 1988 les notions d'intelligence pratique et d'intelligence créative ou imaginative., réservant (en gros) la qualification d'intelligence analytique à l'intelligence classiquement définie.
Le terme d’intelligence émotionnelle fut proposé en 1989 par les psychologues américains Peter Salovey et John D. Mayer. Ils la définissent comme " the ability to monitor one's own and other people's emotions, to discriminate between different emotions and label them appropriately, and to use emotional information to guide thinking and behavior " (la capacité à contrôler ses émotions et celles des autres, à faire la distinction entre elles et à utiliser cette information pour guider la pensée et le comportement.)

Pour le sociologue Pierre Bourdieu (1930-2002) – l'intelligence n’était que "ce que mesure le système scolaire (3) " (cf Alfred Binet, « l’intelligence, c’est ce que mesure mon test »). 

Dommage que cette analyse originale sur la haine qui résulte de ces conflits n'ait pas été poursuivie plus longuement par Montaigne, à propos du concept d'ineptie, dans son fameux chapitre "L'art de conférer" (Essais, III, viii).
Nicolò Franco, Dix plaisants dialogues, III, 1579 (Dialoghi piacevolissimo, 1540) :
« Hésiode très ancien poète a écrit qu'il y a trois sortes d'hommes : aucuns sont sages, qui se savent se vertueusement conduire, sans le conseil d'autrui: les autres n'ont pas ce don de nature, et connaissant le peu de jugement qui est en eux, se gouvernent par le conseil d'autrui, desquels on doit certainement faire cas, combien qu'ils ne soient parfaits, pour ce qu'ils ont plus de sagesse que de folie : les autres, d'eux-mêmes ont bien peu de jugement, et néanmoins présument tant de leurs personnes, qu'ils ne font compte du sain et parfait jugement d'autrui : et ceux-là sont véritablement aveugles, pour ce qu'ils ne voient guères, ou du tout rien, et sont sourds, pour ce qu'ils ne veulent entendre ceux-là qui les conseillent sagement : au nombre desquels facilement vous pourrez mettre celui qui entendra ce que vous vous êtes induit en la fantaisie, que vous pensez bien devoir retourner à profit et avantage, tant vous êtes dépourvu de sens et de jugement. Il n’y a chose en l’homme plus vitupérable que la fausse persuasion imprimée en l’entendement pour la dernière [la plus sûre] : car de là procèdent deux très grandes haines. La première vient de celui qui écoute, pour ce que l’écoutant, il est contraint de haïr soudainement celui qui a une telle persuasion. L’autre vient de celui qui se persuade telle chose, et est plus grande que la première, en tant qu’il se fait accroire être louable ce qu’il imagine, de manière qu’à l’instant il porte une haine mortelle à celui qui se détracte de telle imagination. » (traduction Gabriel Chappuys).
   Blaise Pascal ne fit qu'effleurer la question. Arthur Schopenhauer fit bien état du phénomène, mais sans distinguer suffisamment l'un de l'autre les deuxième et troisième types hésiodiens. La Bruyère estimait que
« C'est abréger et s'épargner mille discussions, que de penser de certaines gens qu'ils sont incapables de parler juste, et de condamner ce qu'ils disent, ce qu'ils ont dit, et ce qu'ils diront. » (Les Caractères, "Jugements", § 70) ;
et plus loin :
« Tout l'esprit qui est au monde est inutile à celui qui n'en a point ; il n'a nulles vues, et il est incapable de profiter de celles d'autrui. » (Ibid., "De l'homme", § 87).
  " Parler juste " ... Pour l'esprit faux, les termes sont interchangeables, et pour échapper à la critique de ce qu'il a dit, il parle aussitôt avec d'autres mots ; c'est un des grands moyens de la mauvaise foi.

NOTES

1. « Avez-vous réfléchi quelquefois, cher vieux compagnon, à toute la sérénité des imbéciles ? La bêtise est quelque chose d’inébranlable ; rien ne l’attaque sans se briser contre elle. Elle est de la nature du granit, dure et résistante. À Alexandrie, un certain Thompson, de Sunderland, a sur la colonne de Pompée écrit son nom en lettres de six pieds de haut. Cela se lit à un quart de lieue de distance. Il n’y a pas moyen de voir la colonne sans voir le nom de Thompson, et par conséquent sans penser à Thompson. Ce crétin s’est incorporé au monument et se perpétue avec lui. Que dis-je ? Il l’écrase par la splendeur de ses lettres gigantesques. N’est-ce pas très fort de forcer les voyageurs futurs à penser à soi et à se souvenir de vous ? Tous les imbéciles sont plus ou moins des Thompson de Sunderland. Combien, dans la vie, n’en rencontre-t-on pas à ses plus belles places et sur ses angles les plus purs ? Et puis, c’est qu’ils nous enfoncent toujours ; ils sont si nombreux, ils reviennent si souvent, ils ont si bonne santé ! En voyage on en rencontre beaucoup, et déjà nous en avons dans notre souvenir une jolie collection ; mais, comme ils passent vite, ils amusent. Ce n’est pas comme dans la vie ordinaire où ils finissent par vous rendre féroce. »  Gustave Flaubert, lettre à François Parain, 6 octobre 1850).

2. On sait que l'intelligence fut l'objet de nombreuses tentatives de mesures par Francis Galton (1822/1911), James McKeen Cattell, Alfred Binet, Lewis M. Terman, David Wechsler, Raimond B. Cattell et René Zazzo (inter alii).

3. 
LE RACISME DE L'INTELLIGENCE *
Pierre Bourdieu
Questions de sociologie
Editions de Minuit, 1980 (pages 264-268)

Je voudrais dire d'abord qu'il faut avoir à l'esprit qu'il n'y a pas un racisme, mais des racismes : il y a autant de racismes qu'il y a de groupes qui ont besoin de se justifier d'exister comme ils existent, ce qui constitue la fonction invariante des racismes.
Il me semble très important de porter l'analyse sur les formes du racisme qui sont sans doute les plus subtiles, les plus méconnaissables, donc les plus rarement dénoncées, peut-être parce que les dénonciateurs ordinaires du racisme possèdent certaines des propriétés qui inclinent à cette forme de racisme. Je pense au racisme de l'intelligence. Le racisme de l'intelligence est un racisme de classe dominante qui se distingue par une foule de propriétés de ce que l'on désigne habituellement comme racisme, c'est-à-dire le racisme petit-bourgeois qui est l'objectif central de la plupart des critiques classiques du racisme, à commencer par les plus vigoureuses, comme celle de Sartre.
Ce racisme est propre à une classe dominante dont la reproduction dépend, pour une part, de la transmission du capital culturel, capital hérité qui a pour propriété d'être un capital incorporé, donc apparemment naturel, inné. Le racisme de l'intelligence est ce par quoi les dominants visent à produire une « théodicée de leur propre privilège », comme dit Weber, c'est-à-dire une justification de l'ordre social qu'ils dominent. Il est ce qui fait que les dominants se sentent justifiés d'exister comme dominants; qu'ils se sentent d'une essence supérieure. Tout racisme est un essentialisme et le racisme de l'intelligence est la forme de sociodicée caractéristique d'une classe dominante dont le pouvoir repose en partie sur la possession de titres qui, comme les titres scolaires, sont censés être des garanties d'intelligence et qui ont pris la place, dans beaucoup de sociétés, et pour 1'accès même aux positions de pouvoir économique, des titres anciens comme les titres de propriété et les titres de noblesse.
Ce racisme doit aussi certaines de ses propriétés au fait que les censures à l'égard des formes d'expression grossières et brutales du racisme s'étant renforcées, la pulsion raciste ne peut plus s'exprimer que sous des formes hautement euphémisées et sous le masque de la dénégation (au sens de la psychanalyse) : le G.R.E.C.E. tient un discours dans lequel il dit le racisme mais sur un mode tel qu'il ne le dit pas. Ainsi porté à un très haut degré d'euphémisation, le racisme devient quasi méconnaissable. Les nouveaux racistes sont placés devant un problème d'optimalisation: ou bien augmenter la teneur du discours en racisme déclaré (en s'affirmant, par exemple, en faveur de l'eugénisme) mais au risque de choquer et de perdre en communicabilité, en transmissibilité, ou bien accepter de dire peu et sous une forme hautement euphémisée, conforme aux normes de censure en vigueur (en parlant par exemple génétique ou écologie), et augmenter ainsi les chances de « faire passer » le message en le faisant passer inaperçu.
Le mode d'euphémisation le plus répandu aujourd'hui est évidemment la scientifisation apparente du discours. Si le discours scientifique est invoqué pour justifier le racisme de l'intelligence, ce n'est pas seulement parce que la science représente la forme dominante du discours légitime; c'est aussi et surtout parce qu'un pouvoir qui se croit fondé sur la science, un pouvoir de type technocratique, demande naturellement à la science de fonder le pouvoir; c'est parce que l'intelligence est ce qui légitime à gouverner lorsque le gouvernement se prétend fondé sur la science et sur la compétence « scientifique » des gouvernants (on pense au rôle des sciences dans la sélection scolaire où la mathématique est devenue la mesure de toute intelligence). La science a partie liée avec ce qu'on lui demande de justifier.
Cela dit, je pense qu'il faut purement et simplement récuser le problème, dans lequel se sont laissés enfermer les psychologues, des fondements biologiques ou sociaux de l'« intelligence ». Et, plutôt que de tenter de trancher scientifiquement la question, essayer de faire la science de la question elle-même; tenter d'analyser les conditions sociales de l'apparition de cette sorte d'interrogation et du racisme de classe, qu'elle introduit. En fait, le discours du G.R.E.C.E n'est que la forme limite des discours que tiennent depuis des années certaines associations d'anciens élèves de grandes écoles, propos de chefs qui se sentent fondés en « intelligence » et qui dominent une société fondée sur une discrimination à base d'« intelligence », c'est-à-dire fondée sur ce que mesure le système scolaire sous le nom d'intelligence. L'intelligence, c'est ce que mesurent les tests d'intelligence, c'est-à-dire ce que mesure le système scolaire. Voilà le premier et le dernier mot du débat qui ne peut pas être tranché aussi longtemps que l'on reste sur le terrain de la psychologie; parce que la psychologie elle-même (ou, du moins, les tests d'intelligence) est le produit des déterminations sociales qui sont au principe du racisme de l'intelligence, racisme propre à des «élites» qui ont partie liée avec l'élection scolaire, à une classe dominante qui tire sa légitimité des classements scolaires.
Le classement scolaire est un classement social euphémisé, donc naturalisé, absolutisé, un classement social qui a déjà subi une censure, donc une alchimie, une transmutation tendant à transformer les différences de classe en différences d'«intelligence», de «don », c'est-à-dire en différences de nature. Jamais les religions n'avaient fait aussi bien. Le classement scolaire est une discrimination sociale légitimée et qui reçoit la sanction de la science. C'est là que l'on retrouve la psychologie et le renfort qu'elle a apporté depuis l'origine au fonctionnement du système scolaire. L'apparition de tests d'intelligence comme le test de Binet-Simon est liée à l'arrivée dans le système d'enseignement, avec la scolarisation obligatoire, d'élèves dont le système scolaire ne savait pas quoi faire, parce qu'ils n'étaient pas « prédisposés », « doués », c'est- à-dire dotés par leur milieu familial des prédispositions que présuppose le fonctionnement ordinaire du système scolaire : un capital culturel et une bonne volonté à l'égard des sanctions scolaires. Des tests qui mesurent la prédisposition sociale exigée par l'école - d'où leur valeur prédictive des succès scolaires - sont bien faits pour légitimer à l'avance les verdicts scolaires qui les légitiment.
Pourquoi aujourd'hui cette recrudescence du racisme de l'intelligence ? Peut-être parce que nombre d'enseignants, d'intellectuels - qui ont subi de plein fouet les contrecoups de la crise du système d'enseignement - sont plus enclins à exprimer ou à laisser s'exprimer sous les formes les plus brutales ce qui n'était jusque-là qu'un élitisme de bonne compagnie (je veux dire de bons élèves). Mais il faut aussi se demander pourquoi la pulsion qui porte au racisme de l'intelligence a aussi augmenté. Je pense que cela tient, pour une grande part, au fait que le système scolaire s'est trouvé à une date récente affronté à des problèmes relativement sans précédent avec l'irruption de gens dépourvus des prédispositions socialement constituées qu'il exige tacitement; des gens surtout qui, par leur nombre, dévaluent les titres scolaires et dévaluent même les postes qu'ils vont occuper grâce à ces titres. De là le rêve, déjà réalisé dans certains domaines, comme la médecine, du numerus clausus. Tous les racismes se ressemblent. Le numerus clausus, c'est une sorte de mesure protectionniste, analogue au contrôle de l'immigration, une riposte contre l'encombrement qui est suscitée par le phantasme du nombre, de l'envahissement par le nombre.
On est toujours prêt à stigmatiser le stigmatiseur, à dénoncer le racisme élémentaire, « vulgaire », du ressentiment petit-bourgeois. Mais c'est trop facile. Nous devons jouer les arroseurs arrosés et nous demander que1le est la contribution que les intellectuels apportent au racisme de l'intelligence. Il serait bon d'étudier .le rôle des médecins dans la médicalisation, c'est-à-dire la naturalisation, des différences sociales, des stigmates sociaux, et le rôle des psychologues, des psychiatres et des psychanalystes dans la production des euphémismes qui permettent de désigner les fils de sous-prolétaires ou d'émigrés de telle manière que les cas sociaux deviennent des cas psychologiques, les déficiences sociales, des déficiences mentales etc. Autrement dit, il faudrait analyser toutes les formes de légitimation du second ordre qui viennent redoubler la légitimation scolaire comme discrimination légitime, sans oublier les discours d'allure scientifique, le discours psychologique, et les propos mêmes que nous tenons.* *

* Intervention au Colloque du MRAP en mai 1978, parue dans Cahiers Droit et liberté (Races, sociétés et aptitudes: apports et limites de la science), 382, pages 67-71. 
** On trouvera des développements complémentaires dans : Pierre Bourdieu, " Classement, déclassement, reclassement ", Actes de la recherche en sciences sociales, 24, novembre 1978, pages 2-22.



L'intelligence, comme faculté susceptible de variations d'un individu à un autre, fut reconnue et analysée par des écrivains et des philosophes ; les expressions données en exemple par Pierre Larousse sont sans ambiguïté : avoir de l'intelligence, être dépourvu d'intelligence, faire preuve d'intelligence. Selon Edmond et Jules de Goncourt, « la mesure de l'intelligence chez les individus est le doute, l'esprit critique ; de l'inintelligence, la crédulité. » (Journal. Mémoires de la vie littéraire, 1er janvier 1862) ; critère à adjoindre à celui d’André Gide (« L’intelligence explique, l’esprit raconte seulement »).

Renan : « Tout en disant avec M. Michelet : « [Tu as chaud, les autres ont froid... ce n'est pas juste...] Oh ! qui me soulagera de la dure inégalité ! » [Le Peuple, 1846, À M. Edgar Quinet, " Exemple tiré de ma famille "], tout en reconnaissant qu'en fait d'intelligence l'inégalité est plus pénible au privilégié qu'à l'inférieur, il faut avouer que cette inégalité est dans la nature et que la formule théologique conserve ici sa parfaite vérité : tous ont la grâce suffisante pour faire leur salut, mais tous ne sont pas appelés à la même perfection. » Ernest Renan (L'Avenir de la science, 1848, § XVII).

Selon un de nos mathématiciens, Laurent Schwartz (médaille Fields 1950), « Proclamer que tous les hommes sont égaux à tout point de vue et à tout instant, y compris dans leurs capacités soit en force musculaire, soit en don musical, soit en intelligence, c'est tout simplement faux. » (« L'enseignement malade de l'égalitarisme », Esprit, n° 171, mai 1991). Pour de nombreux marxistes au contraire, ceux qui refusent éternellement tout enseignement différencié dans l’enseignement primaire et en collège, l'inégalité des capacités intellectuelles ne ferait que refléter l'inégalité des conditions sociales ; il ne s'agit alors plus, selon Lucien Sève par exemple, que de réfuter « l'idéologie bourgeoise des "dons" intellectuels » (Marxisme et théorie de la personnalité, Paris: Éditions Sociales, 1974, pages 21-22) ; cette tentative de réfutation est aujourd'hui devenue un des thèmes favoris de l'idéologie égalitariste de la correction politique, idéologie portée par les pédagogistes.

" Penser par soi-même " ne signifie pas pour autant penser en se dispensant de connaître les œuvres majeures de la philosophie occidentale, celles que Louis Althusser (1918-1990) appelait, un peu péjorativement, les " textes sacrés " (expression reprise par le bistrosophe Marc Sautet), mais penser par et au delà d'elles. Cela n'exclut pas, ce serait même plutôt le contraire, la libre confrontation dialogique avec les autres : « frotter et limer notre cervelle contre celle d'autrui », prônait Montaigne (Essais, I, xxvi, page 153), après Socrate qui ne faisait que cela du matin au soir, et aussi du soir au matin...

« Confronter notre entendement à celui des autres, au lieu de nous isoler avec le nôtre », (Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique, § 53). Encore moins est-ce un encouragement en direction du profane, surtout si par son esprit faux il relève du type hésiodien III ..., à donner libre cours à son imagination et à parler avec la plus grande assurance de ce dont il ignore tout.

« Surprendre un esprit borné en train de philosopher, la chose est insupportable » déplorait Arthur Schopenhauer (Sur la philosophie universitaire), souscrivant ainsi aux remarques de Socrate adressées à Adimante, le frère de Platon d'Athènes, sur les finasseries produites par des gens inaptes à la philosophie ; remarques retenues par Montaigne : « Les faibles, dit Socrate, corrompent la dignité de la philosophie en la maniant. » (Essais, III, viii, page 932 ; Platon, République, livre VI, 494-496).

Cette interprétation marxiste (égalitariste et obscurantiste) des Lumières, soit l'encouragement fait au profane afin qu'il s'exprime de façon déplacée, qu'il prenne la parole pour ne rien dire ou pour qu'il se raconte interminablement, se répand à grande vitesse de nos jours dans les médias (on l'observa lors des nombreuses émissions sur les cafés-philo parisiens à la fin des années 1990), à cause du dévoiement massif des concepts de démocratisation et de culture. On est bien loin des définitions admises de la culture classique ou académique :
- apprendre à calculer, à penser causalement, à prévenir, à croire à la nécessité (Nietzsche) ;
- le processus de symbolisation d’un groupe social (Pierre Kaufmann) ;
- l’ensemble des œuvres de l’esprit humain (François Furet).On n’entend plus aujourd’hui par culture qu’une appartenance héritée du simple fait de la naissance dans une civilisation donnée, une identité (Robert Legros).

Comme le montrèrent Jacques Bouveresse et Jean-François Mattéi, inter alii, il se trouve que, pour tout un tas de raisons, le vague, le faux, le confus, le superficiel, l’invérifié, l'immédiat et le médiatique, l’immédiatique, dominent aujourd'hui l'espace public alors que non pas toute relation au savoir, mais toute relation au savoir non-technique en est chassée (Cf Alain Renaut, Sartre, le dernier philosophe, Paris : Grasset, 1993 ; Jacques Bouveresse, Prodiges et vertiges de l'analogie, Raisons d'agir, 1999 ; Jean-François Mattéi, La Barbarie intérieure. Essai sur l'immonde moderne, Paris : PUF, 1999).

Louis Althusser souhaitait que l'on procède « avec patience et rigueur et sans jamais se payer de mots, en exigeant toujours (Kant, Marx), de " penser par soi-même " » (" Situation politique, analyse concrète ", L'Avenir dure longtemps, Paris: Stock/IMEC, 1994, page 526) ; il situait ainsi bien tardivement les vœux hésiodien, socratique, et dalembertien, et ne craignait vraiment pas le ridicule de l'évocation du nom de ... Karl Marx dans ce contexte, ses disciples ayant bien trop souvent donné le fort mauvais exemple du sectarisme et du dogmatisme ... Althusser lui-même reconnut avoir été " converti au communisme " par Pierre Courrèges (L'Avenir dure longtemps, page 129) ; dès 1937, André Gide se désolait : « Combien de jeunes marxistes d'aujourd'hui, empêtrés dans la " dialectique ", jurent par [Karl] Marx comme on jurait autrefois par Aristote. Leur " culture " commence et finit au marxisme. » (Journal, "Feuillets", été 1937).

Au contraire, Kant, lorsqu'il écrivait : « Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ta propre intelligence ! » (Qu'est-ce que les Lumières ?, 1784) entendait-il bien, loin de toute tabula rasa faite du passé culturel du monde occidental, souligner le lien essentiel existant entre le rationalisme grec (voir l’ouvrage collectif La Naissance de la raison en Grèce - Actes du congrès de Nice mai 1987, Paris : PUF, 1990 ; ouvrage dirigé par Jean-François Mattéi) – celui-là même dont les principes ont suscité le développement des mathématiques et des sciences exactes – et celui de l'Humanisme, des Latins aux Lumières. Les principes rationnels d'homogénéité et de spécification que le philosophe de Königsberg exposait dans la Critique de la raison pure (Appendice de la Dialectique transcendantale), trouvent leur origine dans la philosophie platonicienne.

Le propre de l'Humanisme et des Lumières, c'est plutôt la reconquête, contre les croyances et la morale religieuse alors établies, contre des siècles de domination intellectuelle chrétienne, de l’aristocratique (et non pas démocratique) liberté de conscience, de recherche scientifique et d'opinion ; « Dans un État libre il est loisible à chacun de penser ce qu'il veut et de dire ce qu'il pense. » (Spinoza, Traité théologico-politique, XX : " In libera Republica unicuique et sentire, qua velit, et qua sentiat discere licere. ") ; « l'esprit qui est naturellement indépendant se révolte contre l'autorité. » (Fontenelle, Rêveries diverses). C’est la conscience de l’attrait du faux, et de sa déplorable facilité à circuler, pour la plus grande partie du peuple ; « L’homme est de glace aux vérités, il est de feu pour les mensonges », notait La Fontaine (Fables, IX, 6). C'est la conquête de la laïcité et la promotion de la tolérance (quelles que soient les ambigüités de cette notion), c'est donc la reprise de l'expansion d'un rationalisme qui venait, lui, de bien plus loin, mais qui se libérait peu à peu de la longue domination des censeurs chrétiens et de leurs dogmes. Les Lumières, c’est la diffusion de l’athéisme et la possibilité nouvelle de la critique de la foi. Celui qui pense par lui-même récusera autant qu'il est possible (et pratiquement cela ne l'est pas toujours), tout argument d'autorité, toute " Révélation ".

« Qu'il lui fasse tout passer par l'étamine et ne loge rien en sa tête par simple autorité », voilà les conditions de l'instruction véritable que l'auteur des Essais attendait d'un précepteur ; la conscience et la vertu du jeune homme n'auront "que la raison pour guide" (I, xxvi, pages 151 et 155 de l'édition Villey/PUF). L'étamine, c'est ici, non la foi religieuse (que Montaigne ne partageait pas), mais le filtre, l'esprit critique; Condorcet exigeait que les droits de l'homme eux-mêmes n'y échappent pas ; il refusait par avance l'institution d'un oxymoral " Culte de la Raison ", d'une religion civile : « Ni la constitution française, ni même la déclaration des droits, ne seront présentés à aucune classe des citoyens, comme des tables descendues du ciel, qu'il faut adorer et croire. » (Condorcet, Rapport et projet de décret sur l'organisation générale de l'instruction publique, 20-21 avril 1792).

Mais avant de s'enhardir à penser par soi-même, il faudrait, selon le conseil du latin Térence dans le prologue de L'Andrienne, prendre connaissance, sans précipitation (le mal du siècle), des éléments du débat ; plus généralement, il conviendrait de suspendre le jugement pendant le temps pris pour s'informer et se documenter, largement et précisément, pour assimiler cette documentation et l’intégrer dans des connaissances. Le principe du libre examen implique donc la capacité de douter et l'absence de précipitation ; ce doute n'est ni une fin en soi, ni un négativisme, seulement une ouverture de l'esprit à la connaissance de plus de réel, à l'objectivité, à la pensée d'autrui, aux faits et aux textes qu'il invoque. Lire d'abord sans y glisser d'interprétation, lentement, à la manière d'un philologue. Un professeur de littérature suggéra qu'avant de lire entre les lignes, il convenait de lire [correctement] les lignes ... Dans cette perspective de travail, plus que la somme des connaissances acquises, c'est la probité et la qualité de la relation positive au savoir, la présence de ce que Blaise Pascal appelait libido sciendi (désir de connaître), qui constitue le "naturel philosophe", concept platonicien longuement analysé par Monique Dixsaut dans sa thèse d'État (Le Naturel philosophe. Essai sur les dialogues de Platon, Paris : Belles Lettres/Vrin, 1985, 2e édition 1994). Si la philosophie, et la psychanalyse, peuvent beaucoup contre l’ignorance ouverte, le désir de savoir non satisfait, elles ne peuvent rien contre les esprits faux ; Monique Dixsaut dit volontiers qu’elle n’est pas le « médecin des incurables ».

« Vive la physique ! Et davantage encore ce qui nous y contraint – notre probité ! », clame Frédéric Nietzsche (Le Gai savoir, IV Sanctus Januarius, § 335). Ce naturel philosophe, cette disposition de probité, restera longtemps l'apanage du petit nombre méritant (Selon Platon, Jamblique, le post-Anciens Montaigne, Voltaire, Nietzsche, Heidegger, et alii) hors de l'universalité donc, mais, le plus souvent, dans l'intérêt général. Pour Thomas Carlyle, « C'est le privilège permanent de l'imbécile que d'être gouverné par le sage ; être guidé suivant le bon chemin par ceux qui en savent plus. C'est le premier droit de l'homme » (Latter-day Pamphlets, 1850, 1).
Le devoir de l'État républicain serait de reconnaître, contre le courant égalitariste d'aujourd’hui, que les êtres humains n'ont ni l'envie ni la possibilité d'être identiques. La puissance publique devrait en particulier maintenir l'autonomie de la sphère intellectuelle (en renforçant l’autonomie des Universités) aussi bien contre les offensives obscurantistes de la démocratie radicalisée, oublieuse de l’autre pied d’une société évoluée – la culture – que contre certaines dérives de la "loi" du marché. Or les droits nouveaux des groupes et communautés dans la société de médiatisation, la pédagogie centrée sur les élèves « tels qu'ils sont » (en réalité nivelée basse), et le politiquement correct – défenseur des "cultures" communautaires et de leurs indigentes langues régionales – se rejoignent pour exiger la fin de la "dictature" de la culture classique dite élitiste et la disparition de cette culture occidentale qu'admirait Jean Jaurès ; notre origine gréco-latine ne serait plus aujourd'hui que l'œuvre coupable de mâles blancs chrétiens, hétérosexuels et antisémites, bref, à tous points de vue infréquentables ; voir la réaction de Bernard Lewis, " La culture occidentale doit disparaître ", Commentaire, n° 43, automne 1988, pages 819-820 (Traduction de "Western Culture must go", The Wall Street Journal (Europe), 2 mai 1988). Ces prétentions et ces exigences se rencontrent aujourd'hui pour promouvoir le Diktat de l'utilité et pour renforcer un " déclin régulier de l'intelligence critique ", une " solide indifférence à la lecture des textes critiques de la tradition " (Jean-Claude Michéa, L'Enseignement de l'ignorance et ses conditions modernes, Montpellier : Climats, 1999). Dès 1979, Christopher Lasch (1932/1994) parlait de " decline of critical thought ", " erosion of intellectual standards " (The Culture of Narcissism, 1979, VI, " Schooling and the New Illiteracy ", page 125), et de " steady decline of basic intellectual skills " (Ibid., page 128).

Frédéric Nietzsche, passant ce message : « Un haut niveau d'humanité sera possible quand l'Europe des nations sera un sombre passé oublié, mais vivra encore dans trente livres très anciens et jamais oubliés, ses classiques » (Humain, trop humain, II, " Le Voyageur et son ombre ", § 125), rejoignait Dante Alighieri, selon qui « Le terme extrême proposé à la puissance de l'humanité [était] l'intelligence » (Monarchie, I, iii-iv).









samedi 4 juin 2022

DIX PRINCIPES DE LOGIQUE CLASSIQUE (et deux APPENDICES)



Montaigne, Essais, II, 1, exemplaire de Bordeaux, 1588.
" Distingo, est le plus universel membre de ma logique. "


Arthur Schopenhauer, portrait en 1815 par Ludwig Sigismund Ruhl

   Note que l'on pourra à juste titre qualifier de " très sommaire ", mais je n'ai encore rencontré aucune tentative de faire un point à la fois synthétique et vulgarisateur sur les principes à retenir et l'ordre dans lequel les prendre. Toute suggestion ou documentation sera donc la bienvenue.
Pascal : «  Toute notre dignité consiste dans la pensée. C’est de là qu’il faut nous relever, non de l’espace et de la durée. Travaillons donc à bien penser. Voilà le principe de la morale. » (Pensées, 347, L 200)
« Afin d'éviter toutes les erreurs, on n'a besoin que d'appliquer les règles les plus vulgaires des logiciens avec beaucoup de constance et de rigueur. »
 (Leibniz, Remarques sur la partie générale des principes de Descartes, 1ère partie)
Méthode et règles cartésiennes ; art de penser ; lois de la pensée.
Résultat de recherche d'images pour "discours de la méthode"

Résultat de recherche d'images pour "Règles pour la direction de l'esprit"



Résultat de recherche d'images pour "laws of thought boole"


Descartes phénoménologue : « 9. Ce que c’est que penser
Par le mot de penser, j’entends tout ce qui se fait en nous de telle sorte que nous l’apercevons immédiatement par nous-mêmes; c’est pourquoi non seulement entendre, vouloir, imaginer, mais aussi sentir, est la même chose ici que penser. »
Principes de la philosophie (1644), partie I, § 9.
Au sens strict, penser (avec plus ou moins de logique ) s'oppose à sentir ainsi qu'à croire.

KANT : « Que la logique ait suivi depuis les temps les plus anciens ce chemin sûr [celui de la science], le fait qui le montre est que, depuis Aristote, elle n'a pas eu besoin de faire un pas en arrière, si l'on veut bien ne pas compter pour améliorations l'élimination de quelques subtilités superflues, une détermination plus claire de l'exposé, toutes choses qui touchent plus à l'élégance qu'à la sûreté de la science. Il est encore remarquable à son propos que, jusqu'ici, elle n'a pu faire un seul pas en avant, et qu'ainsi, selon toute apparence, elle semble close et achevée. » Critique de la raison pure, Préface de la seconde édition, 1787, traduction Delamarre/Marty, Gallimard, collection Bibliothèque de la Pléiade. [Daß die Logik diesen sicheren Gang schon von den ältesten Zeiten her gegangen sei, läßt sich daraus ersehen, daß sie seit dem Aristoteles keinen Schritt rückwärts hat tun dürfen, wenn man ihr nicht etwa die Wegschaffung einiger entbehrlicher Subtilitäten, oder deutlichere Bestimmung des Vorgetragenen als Verbesserungen anrechnen will, welches aber mehr zur Eleganz, als zur Sicherheit der Wissenschaft gehört. Merkwürdig ist noch an ihr, daß sie auch bis jetzt keinen Schritt vorwärts hat tun können, und also allem Ansehen nach geschlossen und vollendet zu sein scheint.]


I / Principe de non-contradiction et d'identité ou, plus simplement, d’incompatibilité : La proposition : « A et non A » est fausse pour toute proposition A. Énoncé par Aristote, Métaphysique, IV, page 1005b, lignes 19-20. Non A désigne la négation de A ; la logique classique employait le terme contradictoire ; non A, négation de A, est fausse quand A est vrai, et inversement.
En termes plus simples, ce principe affirme qu'une proposition soumise à la logique ne peut être à la fois vraie et fausse.
Leibniz : " La première des vérités de raison est le principe de contradiction ou, ce qui revient au même, le principe d'identité, ainsi qu'Aristote l'a remarqué justement. " (Remarques sur la partie générale des principes de Descartes, traduit du latin par Paul Schrecker).
En logique algébrisée (invention de George Boole), si a est la fonction de vérité de la proposition A (a = 1 pour A vrai, et 0 pour A faux ; avec a² = a), alors la fonction de vérité de non-A est 1 - a, et celle de A et non-A est a(1 - a) = a - a² = 0.

Paradoxes associés  : « Je mens ».
Bertrand Russell : L'ensemble des ensembles n'appartenant pas à eux-mêmes appartient-il à lui-même ? Si on répond oui, alors, comme par définition les membres de cet ensemble n'appartiennent pas à eux-mêmes, il n'appartient pas à lui-même : contradiction. Mais si on répond non, alors il a la propriété requise pour appartenir à lui-même. Formellement, si l'on pose :

y ∈ y ⇔ y ∉ y, donc chacune des possibilités, y ∈ y et y ∉ y, mène à une contradiction.

Forme imagée, paradoxe du barbier. Un barbier se propose de raser tous les hommes qui ne se rasent pas eux-mêmes, et seulement ceux-là. Le barbier doit-il se raser lui-même ?


II / Principe d’apodicité ou d’incomplétude : Le point de départ d’une démonstration n’est pas démontrable. Énoncé par Aristote, Métaphysique, IV, vi, page 1011a, ligne 13.
Une démonstration est donc une relation de vérité entre deux propositions ; si... alors...


Les deux principes suivants concernent les relations entre le genre et l'espèce (les deux premiers des cinq universaux selon Porphyre de Tyr (3e siècle) : le genre, l’espèce, la différence spécifique, le propre, l’accident).




III / Principe de spécification ou de division : Variété de l’homogène sous des espèces inférieures. " Distingo [sic] est le plus universel membre de ma Logique. " (Montaigne, Essais, II, i, page 335 de l'édition Villey/PUF). Kant, Critique de la raison pure, Appendice à la Dialectique transcendantale, De l'usage régulateur des idées de la raison pure.


Voir aussi Platon, Philèbe, 13-16 et Politique, 262ab.

Ce principe, encore appelé distinguo interne (ou analyse), et celui qui le suit (distinguo externe ou synthèse), sont attachés à la distinction et aux liens de l’unité et de la multiplicité. Selon Kant, qui leur adjoint le principe de la continuité des formes, ce sont des principes transcendantaux de la raison, car portant sur la façon de connaître en général, et non sur une connaissance particulière. On accuse légitimement de "confusion" ceux qui ignorent ce principe de spécification.
Ce principe s'apparente au second précepte de Descartes.
Discours de la méthode, deuxième partie.


IV / Principe d’homogénéité, de rassemblement ou de généralisation : Homogénéité du divers sous des genres plus élevés. Énoncé par Platon, Lois, XII, page 965cd. Repris par Kant, Critique de la raison pure, Appendice à la " Dialectique transcendantale ", De l'usage régulateur des idées de la raison pure.
Schopenhauer :
...
« Le divin Platon et l'étonnant Kant unissent leurs voix impressionnantes pour recommander une règle, comme méthode de toute philosophie, et même de tout savoir en général. On doit, disent-ils, satisfaire à deux lois, celle de l'homogénéité [généralisation] et celle de la spécification, dans la même mesure et non à l'une au détriment de l'autre. » (Arthur Schopenhauer, De la Quadruple racine du principe de raison suffisante, chapitre premier,  Introduction, § 1 " La méthode ", 1813-1847).
Illustration du principe de généralisation par Montaigne : " Quelque diversité d’herbes qu’il y ait, tout s’enveloppe sous le nom de salade. " Essais, I, 46.
Ximénès Doudan : " J'àjoute à l'honneur des détails que, comme nous concevons les idées générales à leur occasion, il serait juste de descendre quelquefois des idées générales aux détails, quand ce ne serait que pour rendre visite à ces pauvres détails. " Lettre à Paul de Broglie, 16 novembre 1861.
Le sociologue Edgar Morin, qui donc n'inventait rien, dans " Réforme de la pensée " : « Le principe de simplicité impose de disjoindre et de réduire. Le principe de complexité enjoint de relier, tout en distinguant.  »
Ce slogan de la correction politique, " pas d'amalgame ", refuse les connexions légitimes, mais qui dérangent un confort pseudo-intellectuel.


V / Principe du tiers exclu : De deux propositions contradictoires, l’une doit être vraie, l’autre fausse. Aristote, De l’interprétation, VII. La proposition « A ou non A » est vraie pour toutes les interprétations de A. Ce principe, encore appelé ‘loi de bivalence’, est en même temps l’axiome d’existence d'une proposition contradictoire pour toute proposition.

Selon une des lois d'Augustus De Morgan, non(A ou non A) = non A et A, ce qui est faux d'après le premier principe ;
donc A ou non A est vraie.

En logique algébrisée, A ou B a pour fonction de vérité a + b - ab.
Pour A ou non A : a + 1 - a - a(1 - a) = 1 - a + a² = 1, donc vrai.


VI / Principe de raison suffisante (PRS) ou de causalité :

« Rien ne peut se produire sans cause ; il n’arrive rien qui n’ait pu arriver. » Cicéron, La Divination, II, xxviii, 61 : "Nihil enim fieri sine causa potest; nec quicquam fit, quod fieri non potest." Reformulé par plusieurs auteurs :

Francis Bacon (1561-1626) : « Il n’y a rien de si petit qui dans l’ordre de la nature se fasse sans cause » (De l’Accroissement des sciences, II, xiii, Premier exemple).

Baruch Spinoza (1632-1677) : « À toute chose on doit assigner une cause ou raison, tant du fait qu’elle existe que du fait qu’elle n’existe pas » (Éthique, I, proposition. XI).

Leibniz (1646-1716) : « Aucun fait ne saurait se trouver vrai, ou existant, aucune énonciation véritable, sans qu’il y ait une raison suffisante pour qu’il en soit ainsi et pas autrement » (Monadologie, § 32).

Christian von Wolff ou Wolf (1679-1754) : « Il n’est rien sans sa raison d’être » (Ontologie, § 70).

Selon Arthur Schopenhauer (De la Quadruple racine du principe de raison suffisante, chapitre VIII, § 52, 2e édition, 1847), la signification générale de ce principe de raison suffisante est que
" toujours et partout aucune chose n’existe que par l'intermédiaire d'une autre [immer und überall Jegliches nur vermöge eines Andern ist] " ;
il juge indispensable de le diviser en quatre branches :
le rapport de succession temporelle,
le rapport de contiguïté spatiale,
l’inférence logique,
la causalité des phénomènes physiques et biochimiques.


VII / Principe d’analogie : « Il faut assigner les mêmes causes aux effets naturels de même genre, autant que faire se peut. » Isaac Newton, Principes mathématiques de la philosophie naturelle, III, " Règles qu’il faut suivre ", 2.

En droit, cela donne le principe de parallélisme des formes : un acte issu d'une procédure ne peut être modifié ou abrogé qu'en suivant cette procédure.


VIII / Principe (ou règle) d’élimination (modus ponens) : Si A implique B (équivalent à " B ou non-A ") et si A, alors B.
Diogène Laërce, Vie, doctrine et sentences des philosophes illustres, VII [Stoïciens], § 80 : « Si le premier, le second ; or le premier ; donc le second ». On peut y associer la règle pascalienne enjoignant de substituer mentalement la définition à la place des définis (De l'Art de persuader).

" Ne perdons jamais de vue la grande règle de définir les termes. " Voltaire, Questions sur l’Encyclopédie, article " Alexandre ".

" Si seulement, au lieu de s'indigner, on cherchait à savoir de quoi l'on parle. Avant de discuter, l'on devrait toujours définir. " André Gide, Journal, " Feuillets 1918 ".


IX / Principe (ou règle) du syllogisme :

Si A implique B (B ou non-A) et si B implique C (C ou non-B), alors A implique C (C ou non-A). Aristote, Topique, I, i, 100a25.

Rabelais en donne un exemple plaisant :

" Il n'est (dit Gargantua) point besoin torcher cul, sinon qu'il y ait ordure ; ordure n'y peut être si on n'a chié ; chier donc nous faut devant que le cul torcher. " (Gargantua, XIII).

Louis Couturat, 1868-1914, distinguait, après Aristote, le syllogisme catégorique (tout a est b, et tout b est c, donc tout a est c) et le syllogisme hypothétique (si tout a est b, et si tout b est c, alors tout a sera c).

Paradoxe associé : « Le jambon fait boire, le boire désaltère, par quoi le jambon désaltère. » (Montaigne, Essais, I, 26)


X / Principe de cohérence transitive des choix :

Si A est préféré à B, et B à C, alors A sera préféré à C. Valable uniquement pour un individu ou un groupe de deux. Lors de choix effectués par un groupe de trois personnes ou plus, ce principe de cohérence peut se trouver violé par le choix résultant des préférences des  membres du groupe : c’est le paradoxe de Condorcet, un des aspects de l’irrationalité des foules, approfondi par Kenneth J. Arrow.


Appendices :

I / Christianisme et marxisme :

  Le marxisme introduisit un dualisme logique : la dialectique, qui admet et promeut le contradictoire, l’identité des contraires, le raisonnement circulaire, et que Lénine appelait, a-t-on dit, " l'algèbre de la révolution ", est opposée à la logique classique qui exigeait et exige toujours la non-contradiction.

  En 1947, le stalinien Jean Kanapa opposa le « rationalisme des Facultés de philosophie, confit, desséché et momifié, simple précepte épistémologique » au « rationalisme total, vivant, dialectique ». Mais Staline finit par être obligé, vers 1950, de réintroduire l'enseignement universitaire de cette logique classique. En France, Jean Toussaint Desanti tenta de promouvoir la "science prolétarienne" contre la "science bourgeoise".

  Le dualisme logique prend en sociologie la forme du constructionnisme (construction sociale de la réalité) dont un des partisans, Philippe Corcuff, essaye désespérément d'élaborer une logique autre que celle du raisonnement classique en introduisant un " raisonnement circulaire " (" Entre malentendus sociologiques et impensé politique ", Le Débat, n° 103, janvier-février 1999, page 117), qui rejoint la " logique " hégélienne de l'identité de l'identité et de la différence, et, avant Hegel, le second Pascal, celui du manuscrit inachevé publié sous le titre Pensées.

  On rejoint la circularité chrétienne chère notamment aux papes Jean-Paul II et Benoît XVI : la foi en Dieu fondée sur le témoignage de Dieu, la vérité de la Révélation réservée à ceux qui croient en Dieu, la raison et la foi qui ne peuvent se contredire car [sic] elles viennent toutes deux de Dieu (Voir les §§ 9, 15 et 43 de la Lettre encyclique de Jean-Paul II, Fides et Ratio [La foi et la raison], 15 octobre 1998).

  Philippe de Lara relevait que
" Si grandioses que soient ces tentatives, elles butent sur le mur du non-sens. " (" Nouvelle sociologie ou vieille philosophie ", Le Débat, n° 103, janvier-février 1999, pages 121-129 ; la vieille philosophie en question étant la dialectique hégéliano-marxiste.)

   Pour maintenir à tout prix l'erreur marxiste ou néo-marxiste, il faudrait changer le critère d'appréciation, ici, rien de moins que la logique ... L’idée que l’on a de ce qui doit être fausse alors la vision que l’on a de ce qui estLe réel passe en jugement devant l'irréel.

Maurice Merleau-Ponty soutenait pourtant que le marxisme ne critique la pensée formelle
« qu’au profit d’une pensée prolétarienne [souligné par Cl. C.] plus capable que la première de parvenir à l’"objectivité", à la "vérité", à l’"universalité", en un mot de réaliser les valeurs du libéralisme. » (Humanisme et terreur, Paris : Gallimard, 1947, deuxième partie, chapitre I).

II / Des associations ont considéré comme raciste cette réplique d'Éric Zemmour : 

« Pourquoi [quand on est noir ou arabe] on est contrôlé 17 fois ? Pourquoi ? Parce que la plupart des trafiquants sont noirs et arabes. C'est comme ça. C'est un fait. » ; phrase rapportée par la presse sous la forme : « Les Français issus de l'immigration sont plus contrôlés que les autres parce que la plupart des trafiquants sont noirs et arabes… C'est un fait » (6/3/2010, dans l'émission de Thierry Ardisson).

La formule des probabilités conditionnelles qui relaxe immédiatement Zemmour de l'accusation de racisme, la voici (d'après un article de Jean-Michel Claverie) :

U : univers des possibles
p : probabilité d'un événement E (sous hypothèse d'équiprobabilité) ; p(E) = card(E)/card(U)
I : un individu est immigré (E = I)
T : un individu est trafiquant (E = T)

p(T/I) est la probabilité de l'événement T sachant que l'événement I est réalisé.

p(T/I) = [p(I/T)x p(T)]/p(I)

Ceci d'après les deux manières de calculer p(I∩T), probabilité de "I et T", qui est aussi p(T∩I)

Application numérique :

Si l'on prend :

p(I/T) = 0,5
p(T) = 1/10 000
p(I) = 0,1

alors p(T/I), la probabilité qu'un immigré soit trafiquant, n'est égale qu'à 1/2 000.


Le même traitement mathématique est applicable à la phrase de Dieudonné qui dit que les plus grands escrocs sont pratiquement tous juifs, ce qui ne veut pas dire que les juifs sont pratiquement tous de grands escrocs.

" La plupart des trafiquants sont noirs et arabes " a été lu à l'envers comme signifiant " la plupart des noirs et arabes sont trafiquants ". On comprendra peut-être mieux sur cet exemple :

" la plupart des prisonniers sont des hommes " [exact, 96 %] ne signifie pas " la plupart des hommes sont en prison ".

Mais la correction politique ignore la théorie élémentaire des ensembles, qui apparemment n'est pas enseignée dans les écoles de journalerie (pas plus que la logique).


samedi 22 janvier 2022

DOXOGRAPHIE DE LA DIALECTIQUE



« Il est possible que je me sois mis dans l'embarras. Mais avec un peu de dialectique, on s’en tirera toujours. J’ai naturellement donné à mes considérations une forme telle qu’en cas d'erreur, j’aurais encore raison. [Es ist möglich, daß ich mich blamiere. Indes ist dann immer mit einiger Dialektik zu helfen. Ich habe natürlich meine Aufstellungen so gehalten, daß ich im umgekehrten Fall auch Recht habe]. » Karl Marx, lettre à Friedrich Engels, 15 août 1857.
Jean Wahl : « MATÉRIALISME DIALECTIQUE

  Deux beaux mots. Le premier fait appel à une forme de l’entendement révolutionnaire, à l’instinct de "honte arborée", et le deuxième à l’orgueil. De sorte que le snobisme à rebours et le rebours tout court trouvent à la fois leur compte. Mon premier est ce qu’il y a de plus bas. Mon second est ce qu’il y a de plus haut. Reste à savoir si mon tout n’est pas un attrape-nigauds. » (" Satire ", Nouvelle Revue Française, juin 1938). 

* * * * *

   Parmi les conséquences dans les différents domaines de la philosophie de la sociologie de la connaissance, ou sociologie de la culture, qui considère l'objectivité scientifique comme relevant du sociologique ou de l’historique plus que du logique, on pense à l'opposition entre l'histoire dite bourgeoise et le matérialisme historique, à la science prolétarienne opposée à la science bourgeoise, puis à un dualisme logique. La dialectique marxiste, qui admet et promeut le contradictoire, l’identité des contraires (renouvelant la coïncidence des opposés du théologien allemand du XVe siècle Nicolas de Cues), le raisonnement circulaire, et que Lénine appelait, a-t-on dit,  " l'algèbre de la révolution ", est opposée à la logique classique qui exigeait et exige toujours la non-contradiction.

   En 1947, Jean Kanapa opposait le « rationalisme des Facultés de philosophie, confit, desséché et momifié, simple précepte épistémologique » à pas moins que le « rationalisme total, vivant, dialectique ». Mais Staline finit par être obligé, vers 1950, de réintroduire l'enseignement universitaire de cette logique classique. Dualisme biologique aussi, au moins le temps que dura la renommée de Mitchourine et Lyssenko, négateurs de l'hérédité. Quant au dualisme linguistique, un temps envisagé, il fut écarté, en 1950, par l'указ de Staline : la langue n'est pas une superstructure, elle n'émane pas de la bourgeoisie – mais une « guerre du genre des mots » se trouve pratiquée par le mouvement PC (politically correct), notamment par ses composantes féministe et homosexuelle, cette dernière s’incarnant actuellement dans une " Interassociative lesbienne, gaie, bi et trans (Inter-LGBT) ", annonciatrice des LGBTQQIA+. Enfin, on assiste depuis peu à l'émergence d'une inquiétante écriture dite " inclusive " qui réveille ce dualisme.

  La dialectique apparaissait dans la France des années 1950 comme la panacée, la solution des problèmes du monde (un peu à la manière dont la Scientologie de Ron Hubbard présente sa dianétique). Elle se définit tantôt comme une méthode, tantôt comme une logique, mais elle n’est finalement qu’une indigente et inféconde grille de lecture, notamment quand on la compare aux Lois de la pensée de George Boole (1815-1864) et aux travaux semblables de William Stanley Jevons (1835-1882), œuvres quasi contemporaines de celles du militant Karl Marx, et d’où découle toute la science et la technique de l’information. Jean Grenier (1898-1971) décrivait cette dialectique comme « l’illogisme érigé en méthode suprême ». Par ailleurs, des grilles antérieures de bien meilleure qualité que cette dialectique marxiste avaient été avancées sous les dénominations anciennes de genres, catégories ou universaux.

* * * * *
« La dialectique n'est qu'un savoir logique implicite, qui ne formule aucune de ses lois, et, en tant qu'art du dialogue, elle est parfois plus proche de la rhétorique que de la logique, entendue comme science de la déduction. [...] Les Stoïciens appelaient " dialectique " ce que nous nommons " logique ". » (Jean-Pierre Belna, Histoire de la Logique, chapitre I " La logique grecque ", Paris : Ellipes, 2005)

Genres, catégories, universaux :

Cinq genres platoniciens :
« L’Être, le Repos, le Mouvement, l’Autre, le Même […] il n’y a pas moins de cinq genres […] la nature des genres comporte la communication réciproque. » (Platon, Le Sophiste, 254e-257a).
Cette « communication réciproque », et la présence du Mouvement, répond par avance aux reproches que les marxistes firent à la métaphysique classique (qu’ils ne connaissaient pas) d’ignorer les relations, le contexte, le mouvement.


Dix catégories aristotéliciennes  de l’être : substance, quantité, manière d’être, relation ; endroit, moment, position, équipement, action, passion. » (Aristote, Catégories, IV, 1b)


Quatre catégories stoïciennes : substrat ou substance, qualités stables, manières d’être contingentes et manières d’être relatives (Stoicorum Vetera Fragmenta, II, 369 sqq.)

Sept catégories cartésiennes : esprit, grandeur, repos, mouvement, relation, figure, matière.

Douze catégories kantiennes :
Quantité
unité
pluralité
totalité 

Qualité
réalité
négation
limitation

Relation
inhérence et subsistance
causalité et dépendance
communauté [Causalité d’une susbstance dans la détermination des autres]


Modalité
possibilité – impossibilité
existence – non-existence
nécessité [Existence donnée par la possibilité] - contingence


Deux catégories marxistes : la matière, le mouvement.

Cinq universaux :
Le philosophe néo-platonicien Porphyre de Tyr (vers 234 / vers 305) : le genre, l’espèce, la différence spécifique, le propre, l’accident.


Doxographie :

Héraclite, fragment B 8 : l’opposé est utile, et des choses différentes naît la plus belle harmonie [et toutes choses sont engendrées par la discorde]
B 10 : peut-être la nature se réjouit-elle des contraires et sait-elle en dégager l’harmonie, alors qu’elle ne s’intéresse pas aux semblables ; tout de même sans doute que le mâle se rapproche de la femelle, ce que ne font pas les êtres de même sexe.
B 51 : les hommes ne savent pas comment le différent concorde avec lui-même
B 53 : conflit [guerre, combat] est le père de tous les êtres, le roi de tous les êtres.
B 87 : Un sot à chaque λόγος [mot, argument ou vérité] paraît hébété.

Zénon d’Élée [paidika de Parménide] : Aristote [Sophiste, ouvrage perdu] dit que Zénon fut l’inventeur de la dialectique (Diogène Laërce, L, Vies ..., IX, v, 25 ; voir aussi Sextus Empiricus, Contre les mathématiciens, VII, 7)

L’ancienne dialectique :

Platon, République, VII, 532ab : dialectique : entreprendre par l’exercice du dialogue, sans les sens mais avec la raison, de tendre vers l’être de chaque chose et de parvenir au terme de l’intellection
534b : dialecticien : celui qui est capable de saisir la raison [concept socratique] de l’essence [concept central de la métaphysique des formes] de chaque chose
534e : la dialectique réside au sommet de nos enseignements
536d : la formation propédeutique doit être inculquée avant la formation dialectique
537c : produire une vue synoptique de la parenté des enseignements : épreuve pour distinguer le naturel dialectique de celui qui ne l’est pas ; celui qui peut accéder à une vue synoptique est dialecticien539.

Dialectique : savoir qui appartient aux hommes libres ; division des choses par classes, éviter de croire qu’une classe est une autre, ou qu’une classe différente est identique (Platon, Sophiste, 253cd).

Dialecticien : celui qui sait interroger et répondre (Cratyle, 390c)

Phèdre, 261d : technique de l’Éléate Palamèdes [Zénon d’Élée] capable de donner [aux] auditeurs l’impression que les mêmes choses étaient à la fois semblables et non semblables, unes et multiples, en repos et en mouvement.

Ménon, 75d : manière dialectique : faire usage de ces éléments que la personne questionnée dit connaître.

Dialegesthai : controverser afin d’arriver à un accord sur un sens. Mais la langue devient la pire des choses (Ésope) lorque l’on bavasse sans se soucier du sens des mots, ou en jouant sur leur sens.


Aristote : Rhétorique, dialectique, analytique

Les substances n’ont pas de contraires (Catégories, V, 3b25). Aristote critique par avance la nouvelle dialectique marxiste.

La dialectique procède par interrogations ; elle n’est concernée par aucune classe d’objets. (Seconds analytiques, I, 77a)

Il est impossible pour le même attribut d’appartenir et de ne pas appartenir à la même chose et dans la même relation. (Métaphysique, Γ (IV), 1005b20).

Des propositions contradictoires relatives à un sujet ne peuvent être vraies (Sur l’interprétation, XII)

« L’invraisemblable est vraisemblable » : ce qui produit la duperie, c’est que l’on n’ajoute pas : dans quelle mesure, sous quel rapport, de quelle manière. Rhétorique, 1402a13.

La vie est dans le mouvement. (De anima, I, 2)


Commentaire d'Henri Bergson :
« Un Platon, un Aristote adoptent le découpage de la réalité qu’ils trouvent tout fait dans le langage : « dialectique », qui se rattache à διαλέγειν, διαλέγεσθαι, signifie en même temps « dialogue » et « distribution » ; une dialectique comme celle de Platon était à la fois une conversation où l’on cherchait à se mettre d’accord sur le sens d’un mot et une répartition des choses selon les indications du langage. »

Diodore d’Iasos (-IVe / -IIIe siècle) : toute proposition est, en vertu du principe du tiers exclu, vraie ou fausse.

Chrysippe de Soles (-IIIe siècle) : Contre ceux qui pensent que ce qui est faux peut être en même temps vrai.

Cicéron (-106/-43) : Diodore [d'Iasos], puissant dialecticien ; proposition faite de propositions contradictoires, et l’événement, selon le principe posé [principe de non-contradiction], ne peut avoir lieu. (De Fato [Du destin], VI, 12).
Si une assertion qu’on énonce n’est ni vraie ni fausse, du moins elle n’est pas vraie ; mais comment ce qui n’est pas vrai pourrait-il n’être pas faux, ou ce qui n’est pas faux n’être pas vrai ? On tiendra donc, comme le soutient Chrysippe [de Soles, -IIIe siècle], que toute assertion est ou vraie ou fausse. (De Fato, XVI, 38)

Diogène Laërce : « Parmi les philosophes [...] dialecticiens furent appelés tous ceux qui s'occupent de la subtilité des raisonnements. [...] La dialectique est la partie qui s'occupe des raisonnements des deux autres parties [la physique et l'éthique]. » Vies et doctrines... I, Prologue, § 17.

Diogène Laërce : « La dialectique, comme le dit Posidonios [d'Apamée], est la science de ce qui est vrai, de ce qui est faux et de ce qui n'est ni l'un ni l'autre. Elle concerne, comme le dit Chrysippe [de Soles], les signifiants et les signifiés (1). » Vies et doctrines... VII, Zénon, § 62.
1. " une véritable science du langage et du raisonnement, portant sur les signifiants et les signifiés. Par cette conception, les Stoïciens ont préparé la dialectique à devenir un des arts libéraux. " (Jean-Baptiste Gourinat).



Métaphore du bâton courbé :

Solution classique : Sénèque le Jeune (vers 4/65) : « On ne redresse ce qui est tordu qu’avec une règle. » (Lettres à Lucilius, XI, 10).

Solution dialectique : Plutarque : « Voulant redresser un morceau de bois, on le courbe de l’autre côté. » (Comment distinguer le flatteur de l’ami, 66D). [Idée reprise par Montaigne (Essais, III, x, 1006, et

« Il faut avertir à coups de fouet les mauvais disciples, quand la raison n'y peut assez, comme par le feu et violence des coins nous ramenons un bois tortu à sa droiture. » III, xii, 1045

puis par Descartes (lettre à Mersenne, janvier 1630)]

Louis Althusser (1918-1990) :
« Lorsque Lénine dit : pour redresser le bâton, il faut le courber dans l’autre sens, il refuse l’idéologie de l’efficacité de la vérité pure. Il reconnaît que les idées ont un corps, qui résiste, qu’elles ont une existence matérielle (...) Pour changer les idées, il ne suffit pas de ’dire la vérité’, il faut modifier le rapport de forces qui donne aux idées (fausses, vraies) leur existence sociale ». Projet d’ entretien avec Luis Crespo et Juan Senent-Josa, 1974, Archives Imec (cote ALT2. A46-02.01 1).
‎"Le bâton courbé" par François RICCI [mon prof de philosophie en terminale au lycée Masséna de Nice]
Résumé :
" Quand un bâton est courbé dans un sens, il faut le courber dans l'autre sens", cette idée que Althusser avait présentée dans sa Soutenance d'Amiens comme caractérisant le marxisme est déjà dans l'expérience cartésienne du doute et de la pensée. Si, pour forcer les idées à changer, il faut, selon Althusser, leur imposer une contre-force qui annule la première, ne va-t-on pas alors de courbure en contre-courbures et contre-contre-courbures, c'est-à-dire en déviations ? " Annales de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines de Nice, Nice 1977, n° 32, pages 117-129.
* * * * *

Augustin : la dialectique est l’art des arts, la discipline des disciplines ; elle sait apprendre, elle sait instruire ; elle veut rendre les hommes sages, et le fait. (De Ordine, II, xiii, 38).

Commentaire de Martin Heidegger : dialectique : la plus haute dimension de la pensée dans le cours historique de la métaphysique (Principes de la pensée, 1958)


Au Moyen Âge :

Trivium : Rhétorique, dialectique, grammaire (arts libéraux). Les quatre opérations de cette dialectique (qui n’a rien de pré-marxiste) sont alors la division, la résolution, la définition et la démonstration.
Quadrivium : arithmétique, musique, géométrie, astronomie.

On peut voir une source lointaine de la dialectique hégéliano-marxiste chez Jean Scot Érigène (vers 812 - 877), inventeur de la fameuse méthode super, qui note le dépassement de la contradiction par synthèse de deux jugements contraires :
Dieu est essence ;
Dieu n’est pas essence :
Dieu est superessentiel.

Et chez Nicolas de Cuse (1401-1464) : coïncidence des opposés en Dieu.



Schéma Cl. Collin


Blaise Pascal (1623-1662), Pensées :

On y trouve, étonnamment, les principaux éléments des dialectiques hégélienne et marxiste : mouvement, contradictions, unité des contraires.

« Ces extrémités se touchent et se réunissent à force de s’être éloignées [Cf Montaigne, Essais, I, liv, page 311 de l'édition Villey/PUF : " choses qui se tiennent par les deux bouts extrêmes ".], et se retrouvent en Dieu, et en Dieu seulement. » (Br. 72)
« Notre nature est dans le mouvement ; le repos entier est la mort. » (Br. 129)
« Les sciences ont deux extrémités qui se touchent. » (Br. 327)
"Nous avons détruit l’opinion qui détruisait celle du peuple. Mais il faut détruire maintenant cette dernière proposition, et montrer qu’il demeure toujours vrai que le peuple est vain, quoique ses opinions soient saines." (Br. 328)
« Tous leurs principes sont vrais [pyrrhoniens, stoïciens, athées] leurs conclusions sont fausses, parce que les principes opposés sont vrais aussi. » (Br. 394).

« Cette duplicité de l’homme est si visible, qu’il y en a qui ont pensé que nous avions deux âmes.»  (Br. 417)
Critique de Voltaire : « J’aimerais autant dire que le chien qui mord et qui caresse est double »

« Suivons nos mouvements, observons-nous nous-mêmes, et voyons si nous n’y trouvons pas les caractères vivants de ces deux natures [avant et après le péché]. Tant de contradictions se trouveraient-elles dans un sujet simple ? » (Br. 430)
« Les deux raisons contraires. Il faut commencer par là : sans cela on n’entend rien, et tout est hérétique.
En Jésus-Christ toutes les contradictions sont accordées. » [Cf Nicolas de Cues]. (Br. 684)
« La source de toutes les hérésies est de ne pas concevoir l’accord de deux vérités opposées [juste - pécheur, mort - vivant, élu - réprouvé, etc.]. » (Br. 862)

« Les parties du monde ont toutes un tel rapport, un tel enchaînement l’une avec l’autre, que je crois impossible de connaître l’une sans l’autre, et sans le tout. » (Br. 72). Critique par Voltaire de cette anticipation de la pensée systémique : « Consolons-nous de ne pas savoir les rapports entre une araignée et l’anneau de Saturne, et continuons à examiner ce qui est à notre portée. »

Édition de Port-Royal des Pensées (1670) : « Ne parier point que Dieu est, c’est parier qu’il n’est pas » ; cf  l'Évangile selon Matthieu, XII, 30 : "Qui n'est pas avec moi est contre moi [Qui non est mecum, contra me est]." Objection de Voltaire : « Celui qui doute et demande à s’éclairer ne parie assurément ni pour ni contre. »

Spinoza : Toute détermination [ou limitation] est une négation (1). (Lettre, 50, à Jarig Jelles)

Gottfried Wilhelm Leibniz : « Sa théorie s’appuie sur un faux principe qu’il [Descartes] s’efforce à nouveau d’introduire ici [article 59] (à savoir que le repos serait le contraire du mouvement) ». (Remarques sur la partie générale des Principes de Descartes).

 
Dialectique selon Immanuel Kant (1724-1804) :
" Usage de la logique générale pour donner l’illusion d’affirmations objectives ; la dialectique n’était rien d’autre [pour les Anciens] que la logique de l’apparence. " (Critique de la raison pure, LT, Introduction, III)
Dialectique transcendantale : étude et critique de l’illusion. (DT)
Penchant à sophistiquer contre les règles du devoir. (FMM)


Et selon Georg Wilhelm Friedrich Hegel (1770-1831) :
La vérité n’est complète que dans l’unité de l’identité avec la différence (Science de la logique). Pour le philosophe de Iéna, le vrai est le tout, et le tout est l’essence s’accomplissant à travers son développement (Phénoménologie de l’esprit, Préface, II). Il y a là « définitions » circulaires de la vérité, de la totalité et du mouvement. La contradiction (ou négativité) serait la racine de tout mouvement [À quoi on peut objecter que l’opposition des contraires est tout autant facteur d’équilibre que du changement] et de toute vivacité ; « ce n’est que dans la mesure où quelque chose a en soi une contradiction qu’elle se meut, qu’elle possède une force et une activité. » 

Triade « thèse, antithèse, synthèse [certains diront : foutaise] » ; union des contradictoires en une catégorie supérieure ; c’est une élaboration de la " méthode super "de Scot Érigène.


Arthur Schopenhauer (MVR) :

Dialectique : art puéril de déraisonner ; combinaisons les plus insensées de termes contradictoires.
Les hégéliens ont une vénération pour le principe de [Baruch] Spinoza : « Toute détermination [ou limitation] est une négation » (Lettre, 50, à Jarig Jelles) ; fidèles à l’esprit charlatanesque de leur école, ils ont l’air de considérer ce principe comme s’il était capable de faire sortir le monde de ses gonds.


Karl Marx (1818-1883) et les marxistes :

Karl Marx affirmait en 1844 que Ludwig Feuerbach (1804-1872) avait remis la dialectique sur ses pieds alors qu’elle marchait sur la tête.

« La question : s'il y a lieu de reconnaitre à la pensée humaine une vérité objective, n'est pas une question de théorie, mais une question pratique. Dans la pratique l'homme doit prouver la vérité, c'est à dire l’effectivité et la puissance,  la Diesseitigkeit [l’immanence, le caractère terrestre] de sa pensée dans ce monde et pour notre temps. La discussion sur l’effectivité ou la non effectivité d'une pensée qui s'isole de la pratique est une pure question  scolastique. » (Karl Marx, L'Idéologie Allemande - Deuxième thèse sur Feuerbach. 1846).

« La nature de Proudhon le portait à la dialectique. Mais n'ayant jamais compris la dialectique vraiment scientifique, il ne parvint qu'au sophisme. En fait, c'était lié à son point de vue petit-bourgeois. Le petit-bourgeois, tout comme notre historien Raumer, se compose de " d'un côté " et de " de l'autre côté ". Même tiraillement opposé dans ses interêts matériels et par conséquent ses vues religieuses, scientifiques et artistiques, sa morale, enfin son être tout entier. Il est la contradiction faite homme. » (Karl Marx, lettre à J. B. Schweitzer, 24 janvier 1865).

« Toute action humaine peut être envisagée comme une abstention de son contraire. » (Karl Marx, Le Capital, XXIV, iii). Mais n’est-ce pas s’aventurer que d’affirmer qu’une action a un unique contraire, bien défini ?

Prophétie d’origine hégélienne : La lutte des classes doit aboutir à une société sans classes ni État.

« Le mouvement de la pensée n’est que la réflexion du mouvement réel, transporté et transposé dans le cerveau de l’homme » (Marx, Le Capital, t. I)

« Principe fondamental de la dialectique : il n’existe pas de vérité abstraite, la vérité est toujours concrète » (Vladimir I. Lénine).

« La dialectique est l’étude de la contradiction dans l’essence même des choses » (Vladimir I. Lénine, Cahiers philosophiques).

« La dialectique est la théorie qui montre comment les contraires peuvent être et sont habituellement (et deviennent) identiques – dans quelles conditions ils sont identiques en se convertissant l’un en l’autre [Cf George Orwell : « WAR IS PEACE, FREEDOM IS SLAVERY, IGNORANCE IS STRENGTH. » (1984)] – l’entendement humain doit prendre ces contraires pour vivants, conditionnés, mobiles, se convertissant l’un en l’autre » (V. I. Lénine, Cahiers philosophiques).
Ainsi un progressiste devient réactionnaire, un ami de 30 ans un rival, les premiers les derniers. Mais pas sous le même rapport, comme avertissait déjà Aristote de Stagire.

La dialectique, « science fondamentale du prolétariat » (Jean-Toussaint Desanti).

* * * * *

Contraires et contradictoires, au sens strict : les propositions contradictoires ne sont jamais ni vraies ni fausses ensemble ; les contraires ne peuvent jamais être vraies ensemble ; mais elles peuvent être toutes deux fausses.
Actuellement, notamment en théorie des probabilités, contraire prend la signification de contradictoire.

Les dichotomies théorie-pratique, création-production, bourgeois-prolétaire, abstrait-concret, dialectique-mécanique, forces productives – rapports de production, vie-mort, sont des postulats qui   ne s’avouent pas, présentés comme des évidences. La dialectique binaire s’oppose à la continuité des formes et surtout à la connaissance ouverte, non instrumentalisée. Or ce dualisme n’est pas pertinent ; la mort n’est pas le « contraire » de la vie (X avant sa naissance n’est ni mort ni vivant) ; strictement parlant, la négation est un opérateur qui ne s’applique qu’aux propositions ; « Voltaire est mort » est bien le contraire de « Voltaire est vivant ». Cf la remarque de Jacques Monod.

De plus, il y a la mort propre et la mort de l’autre, la mort réelle, la mort imaginée, la mort symbolique, etc.

Paradoxes de la non-contradiction (dus à des confusions entre contraires et contradictoires) : Russell : le roi de France (n’) est (pas) chauve. Chrysippe : ce que tu n’as pas perdu, tu l’as.


Jacques Monod, biologiqte, né à Paris en 1910 - décédé le 21 mai 1976 à Cannes (Alpes-Maritimes) : « Puisque, donc, la pensée est partie et reflet du mouvement universel, et puisque son mouvement est dialectique, il faut que la loi d’évolution de l’univers lui-même soit dialectique. Ce qui explique et justifie l’emploi de termes tels que contradiction, affirmation, négation, à propos de phénomènes naturels. […] le prophétisme historiciste fondé sur le matérialisme dialectique était, dès sa naissance, lourd de toutes les menaces qui se sont, en effet, réalisées. Plus encore peut-être que les autres animismes, le matérialisme dialectique repose sur une confusion totale des catégories de valeur et de connaissance. C’est cette confusion même qui lui permet, dans un discours profondément inauthentique, de proclamer qu’il a établi "scientifiquement" les lois de l’histoire auxquelles l’homme n’aurait d’autre recours ni d’autre devoir que d’obéir, s’il ne veut entrer dans le néant. » (Le Hasard et la nécessité, 2, 9, Paris : Seuil, 1970).


André Comte-Sponville :
« Au sens ontologique, ce [la contradiction] serait la présence, dans le même être, de deux propriétés incompatibles (auquel cas l’être en question ne saurait subsister) ou opposées. En ce dernier sens, qui est un sens vague, mieux vaut parler d’ambivalence, de discordance ou de conflit. Cela évitera de prendre la dialectique pour une nouvelle logique, quand elle n’est qu’une nouvelle grille de lecture, voire une nouvelle  rhétorique. » (Dictionnaire philosophique, « Contradiction »)
« La dialectique, c’est sa fonction, a réponse à tout […] C’est l’art de se donner raison dans le langage, quand bien même tout le réel nous donnerait tort. C’est bien commode. C’est bien vain. Un dialecticien un peu talentueux est toujours invincible, au moins intellectuellement, puisqu’il peut à chaque fois intégrer la contradiction même qu’on lui oppose dans son propre développement, et la dépasser par là. Si tout est contradictoire, que nous fait une contradiction ? Ainsi la dialectique est sans fin. C’est le bavardage de la raison, qui fait mine de se contredire toujours pour ne se taire jamais. » (Dictionnaire philosophique, « Dialectique)


Dans son Traité d'athéologie (2005), Michel Onfray semblait favorable au marxisme, comme d'ailleurs à Sigmund Freud qu'il a démoli récemment (2). Il y évoque à trois reprises une dialectique, très probablement marxiste : "jeux dialectiques" (Théocratie, III, 4), "pensons de manière dialectique" (III, 10), "avançons de manière dialectique" (III, 12).

Jean-Claude Michéa, "la méthode dialectique, qui procède toujours « de l’abstrait au concret »".  C'est bien la faille de cette méthode, la pensée devant procéder par allers et retours entre l'abstrait et le concret, ou plus précisément entre les différents niveaux d'abstraction et de concrétisation. Cette faille est fréquente chez les gens qui n'ont aucune formation scientifique.


NOTES

1. Négations active et passive de : A croit p.
Non (A croit p) = A ne croit pas p
A croit Non (p)
La négation passive du mouvement est le repos, les négations actives les mouvements dans des directions différentes. Déjà Leibniz : « Je pense que le mouvement opposé est plus contraire à un autre mouvement que ne l’est le repos. » (Remarques sur Descartes, articles 54, 55).
La négation passive de l’obligation est la non-obligation, la négation active l’interdiction.

2.  " Les Lumières qui suivent Kant sont connues : Feuerbach, Nietzsche, Marx, Freud entre autres. " (Introduction, 5). " Le désir de faire rentrer par la fenêtre la Bible et autres colifichets monothéistes que plusieurs siècles d'efforts philosophiques ont fait sortir par la porte - dont les Lumières et la Révolution française, le socialisme et la Commune, la gauche et le Front populaire, l'esprit libertaire et Mai 68, mais aussi Freud et Marx, l'école de Francfort et celle du soupçon des nietzschéens de gauche français ... - c'est proprement et étymologiquement consentir à la pensée réactionnaire. " (Athéologie, II, 4). " Tout ce qui définit habituellement le fascisme se retrouve dans la proposition théorique et la pratique du gouvernement islamique [...] la haine des Lumières - raison, marxisme, science, matérialisme, livres. " (Théocratie, III, 8).

Ouvrage pas encore consulté.