Affichage des articles dont le libellé est obscurantisme. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est obscurantisme. Afficher tous les articles

samedi 16 décembre 2023

LE DÉCLIN DU SAVOIR suivi de JAURÈS : " UNE ÉDUCATION VRAIMENT FRANÇAISE " ou " LA GLOIRE D'UNE RACE ".




Anatole France : " Voyant ses contemporains ignorants, injurieux et médiocres, il n’y trouvait point de raison d’espérer que leur postérité devînt tout à coup savante, équitable et sûre. "
L'abbé Jérôme Coignard.

Que cette complainte sur le thème du déclin soit ancienne, remontant au moins au XIXe siècle, avec Ernest Renan (La Réforme intellectuelle et morale de la France), ne la réfute pas ; ces phénomènes culturels sont très lents, à géométrie et géographie variables, et complexes. Récusée par des journalistes superficiels, elle est cependant reprise par beaucoup de professeurs dont les analyses convergent ; Adrien Barrot : " Il est évident que le niveau baisse. Il faut ne pas avoir mis les pieds depuis trente ans dans un collège ou dans un lycée, et même dans un " bon " collège ou dans un " bon " lycée, il faut être resté confiné aux seules statistiques de son laboratoire de recherche, il faut avoir troqué cette amorce de raison qu'est le simple bon sens pour une intelligence artificielle, pour affirmer et prétendre démontrer le contraire. Bien sûr que le niveau baisse. " L'Enseignement mis à mort, Paris : E.J.L., 2000, collection Librio.

Voir en commentaires l'entretien d'Olivier Rey dans Le Figaro du 9 mai 2022.


Un des critères du déclin du savoir dans la société est

la baisse de niveau scolaire. Cette baisse était ressentie par 71 % des jeunes profs, selon le sondage SNES-SOFRES de mars 2001. Le nombre croissant de lycéens (généraux, professionnels et techniciens) et de bacheliers ne peut être à lui seul un argument en faveur d'une élévation de niveau de connaissances ; encore faudrait-il faire le bilan de ce que l'on comprend, de ce que l'apprend, et de ce que l'on en retient comme savoir et comme savoir-faire. " Contrairement aux idées reçues, ils calculent aussi bien qu'il y a vingt ans, d'autant plus que la population des élèves concernés par le collège aujourd'hui est beaucoup plus large qu'alors. " (Barrier et Robin, 1985). Ce d'autant plus illogique évoque irrésistiblement le boulanger d'une des questions d'une échelle d'intelligence (la N.E.M.I.), commerçant qui « perd sur chaque petit pain, mais se rattrape sur la quantité »...

Il y aurait eu, entre 1964 et 1982, " progrès en algèbre, sauf les inéquations ; recul en géométrie ; stagnation en arithmétique et statistiques ". Les données "n'autorisent pas une conclusion défavorable quand au niveau des élèves actuels par rapport à ceux de 1964"; mais elles ne permettent pas davantage la conclusion favorable que le sociologue Roger Girod en avait tiré : " leur score moyen s'est légèrement amélioré ". Deux autres études donnent une idée plus précise de la situation. D'abord le rapport Chervel, qui compare des dictées de 1873 à celles de 1987 ; on y lit, page 161: " Presque la moitié de l'effectif du XIXe siècle commet moins de cinq fautes, alors que pour le XXe siècle, c'est seulement le tiers de l'échantillon qui obtient ce résultat ".

L'échantillon de 1987 fut soigneusement déterminé de façon à pouvoir être comparé à celui de 1873 ; mais les auteurs avaient cependant "redressé", à la fois les scores de 1873 et ceux de 1987 pour aboutir, tout à fait à la Bourdieu [Voir Philippe Bénéton, Le Fléau du bien, Paris : R. Laffont, 1983, pages 48-55, la " méthode Bourdieu "], à la conclusion souhaitée : " le niveau actuel en orthographe est donc incontestablement supérieur " (Rapport, page 164), affirmation figurant dans le dernier chapitre, plus sobrement intitulé " CONCLUSION. Comparaison du niveau en orthographe entre 1873-1877 et 1986-1987 ".



Cette retenue ne se trouve plus dans La Dictée, ouvrage destiné au grand public, où le chapitre VI est intitulé : VI " Supériorité des élèves de 1987 ". On y lit cependant " victoire aux points du corpus du XIXe siècle sur celui du XXe siècle " (La Dictée, page 182) ; comprenne qui pourra ...

Le graphique de la page 163 du Rapport montre qu'en 1873, plus d'élèves (par rapport à 1987) font moins de fautes (donc qu'il y avait en 1873 plus de bons), et qu'en 1987, davantage d'élèves (par rapport à 1873) font plus de fautes (donc qu'il y a en 1987 plus de mauvais).

Pages 14-15 de La Dictée, on lit encore ceci : " Il importe peu, aujourd'hui, que le niveau général en latin ait (probablement) baissé puisque dans le même temps le niveau général en mathématiques n'a cessé de s'élever. "
Dans La Dictée, page 260, figurait déjà cette fine remarque : " le niveau des classes de sixième [n'est] plus ce qu'il était il y a trente ans. "... Dans cette question d'évaluation d'un niveau, il faudrait pouvoir prendre en considération les connaissances structurées réellement acquises par les élèves, qui sont autres choses que des informations ou de simples recettes (en maths: "on fait delta" ou "on fait la dérivée", et encore, quand l’énoncé n’en supprime pas l’initiative …) et, en ce qui concerne l'examen du bac, les formes nouvelles des épreuves (QCM). On n’a donc pas amené 80 % de chaque classe d'âge au niveau du bac (objectif à dix ans de l'article 3 de la loi 89-486 du 10 juillet 1989, dite « loi Jospin ») mais seulement le bac (et l'accès à l'Université) au niveau du « fameux magma des 80 % de bacheliers », (Christian CombazÉgaux et nigauds, janvier 2001).

   Le Monde admit que
" Le constat d'une dégradation du niveau des élèves au cours des vingt dernières années est réel. L'étude sur laquelle s'est appuyé le ministère date de décembre 2008, restée jusqu'ici inédite. Elle repose sur une dictée, que son service statistique a proposée à des élèves de CM2 en 1987, puis en 2007. Il en ressort que le nombre d'erreurs a augmenté en moyenne de 10,7 à 14,7. La proportion d'élèves faisant plus de quinze fautes atteint 46 % en 2007, contre 26 % vingt ans plus tôt. Dans une précédente étude comparable, qui date de 2007, deux professeures en sciences du langage, Danièle Cogis et Danièle Manesse, tiraient les mêmes conclusions. Selon leur étude, les élèves de 2005 accusaient un retard d'environ deux niveaux scolaires par rapport à ceux de 1987. Autrement dit, un élève de 5e en 2005 faisait le même nombre d'erreurs qu'un élève de CM2 vingt ans plus tôt... " (lemonde.fr, 3 mai 2012)
   La baisse du niveau moyen d'études est occidentale et pas seulement française ; elle est confirmée par l'évolution des programmes du secondaire vers la simplification et par la quasi-disparition des démonstrations dans le cours de maths, cours lui-même mis en forme dogmatique et déjà réduit au minimum avant même les propos légers de Claude Allègre sur une supposée dévaluation des mathématiques.

  Le physicien Georges Lochak répondit par avance à Claude Allègre : « Croire que les calculs sur ordinateurs remplaceront les mathématiques (dont ils ne font, en réalité, qu'exprimer les rudiments) est d'une grande candeur ». (" Platon est-il mort? ", Quadrature, n° 28, avril-juin 1997, pages 25-27).
Un ancien ministre de l’Éducation s’était déjà dit incertain de l’utilité de cours de philosophie pédagogique : Claude Allègre, ministre de l'Éducation nationale, de la recherche et de la technologie :
« Je ne pense pas que les cours de philosophie pédagogique soient la première des priorités. En revanche, dispenser des cours sur les solutions à apporter aux problèmes de la drogue et de la violence, sur la façon de se comporter dans un certain nombre de quartiers difficiles, sur les progrès de la cognition et les usages des nouvelles technologies, sur la manière d'enseigner la morale civique, tout cela me paraît beaucoup plus important que des élucubrations abstraites sur la pédagogie abstraite. » Sénat, séance du 30 novembre 1998.
* * * * *
    Les programmes officiels de mathématiques indiquent désormais que la plupart des résultats doivent être admis ; ajoutons-y la détérioration des méthodes de travail des lycéens et étudiants. Notamment, en France au moins, le morcellement du " contrôle continu ", des DST, "devoirs sur table" - comme si chez eux les élèves travaillaient dans leur lit ... - et des partiels et autres bacs blancs qui remplacent les anciennes compositions trimestrielles et les examens traditionnels. Que les élèves soient un peu stressés par ces compositions trimestrielles n'était pas si mauvais.

   Le contrôle continu a deux inconvénients majeurs : 1) morceler le programme en petites tranches, peu ou pas étudiées, vite révisées et ... vite oubliées, et 2) associer en permanence la fonction d'enseignement et la fonction de contrôle, alors que l'idéal serait que ces deux fonctions soient dissociées.

Le travail du professeur, c'est : exposer, expliquer, éventuellement contrôler. S'il maîtrise son savoir disciplinaire, la préparation des cours consistera en l'établissement d'une progression ordonnée dans la présentation des éléments du programme.

Celui de l'élève : étudier, comprendre, apprendre, savoir et retenir. Or la dégradation intellectuelle (et morale car souvent associée à diverses formes de fraude) des méthodes fait qu'aujourd'hui :

a) On apprend, plus que l'on ne prend le temps d’étudier ;
b) On révise encore plus que l'on n'apprend ;
c) On révise les exercices, les sujets qui ont des chances de sortir ..., plus que l'on ne révise les exposés des professeurs ou le contenu des manuels, « le cours » de jadis (non appris …)

Tout ceci traduit un désintérêt pour les études proprement dites qui sont souvent considérées uniquement sous l'angle utilitaire du diplôme et de l'emploi, bref de l'intérêt économique. D’où l’étonnement des étudiants en première année d’économie, lorsqu’ils apprennent que l’Éducation nationale est une institution politique qui ne relève pas du marché, c’est-à-dire d’un dispositif par lequel acheteurs et vendeurs échangent des marchandises ou des services ; ironie du sort, la " fausse monnaie intellectuelle " se transforme vite en " fausse monnaie sociale ". J'ai personnellement vécu la transition entre la période où les lycéens bons en maths allaient en fac de sciences ou en prépa scientifique et la suivante, où les mêmes vont en prépa commerciale.

   Les procéduriers de la pédagogie prétendent vouloir prendre acte de l'existence d'un nouveau "public" (entendre " les nombreux immigrés maghrébins et sub-sahéliens ") dans les classes dites "des quartiers", et "changer de paradigme", soit remplacer l'enseignement par l'apprentissage des méthodes, la Culture par une culture commune qui n'est qu'un nivellement par le bas (et les termes professeur/élève par ceux d'enseignant/apprenant), l'école et la culture traditionnelles devant plier devant le "fait brut" qu'une partie de ce nouveau « public », n'est pas (ou ne serait pas) accessible à l'instruction intellectuelle. Mais ce "fait brut" est loin d'être acquis (à moins de supposer l’existence d’un gène bourgeois ou européen de la culture) et le mépris actuel des œuvres n’a donc rien de définitif.


Le jeune Cicéron à la lecture, par Vincent Foppa


Enseigne-t-on toujours le latin à l'école primaire ? Dans quelle classe de première (jadis dite première de rhétorique) fait-on encore des dissertations en latin, des compositions en vers latins, comme cela se faisait, à l'époque d’Arthur Rimbaud, au collège de Charleville ? Les sociologues Christian Baudelot et Roger Establet reconnaissent qu'entre 1957 et 1987 les performances en philosophie des bacheliers ont baissé. L'expression " fort en thème " est devenue incompréhensible, y compris pour ceux qui étudient les langues vivantes, car on ne fait plus de thèmes. Si le moindre effort demandé aux lycéens est généralement considéré comme une " prise de tête " ou un « cassage de melon » (ce qu'illustre bien la série télévisée Plus belle la vie), c’est bien parce que la relation au savoir universel a été qualitativement modifiée pour une grande partie de la jeune génération actuelle.

D'une manière générale, l'étude, le travail intellectuel, la lecture et l'écriture, sont dévalorisés au profit du sport collectif ; Baudelot et Establet ont, bien sûr, approuvé la " reconnaissance scolaire des cultures sportives " — beau pluriel de majesté ... ; au profit aussi de l'expression libre et de la pédagogie de groupe centrée sur un élève pseudo-concret, « tel qu'il est », façon sociologie  François Dubet qui reconnait : « jusqu’alors, nous avons échoué, mais il faut aller encore plus loin » (L’Humanité, 22 mars 1999) et répète que les problèmes sociaux, la culture de masse et les nouvelles technologies de l'information " sont là " ;  Nietzsche appelait cela fatalisme des petits faits, " petit faitalisme " (Généalogie de la morale, III, § 24). Dubet souhaite une véritable " école démocratique de masse " et le repli sur cette " culture commune " également chère à Philippe Meirieu.

Réseau pédagogiste.

L'enseignement d'un contenu culturel, explications d’un texte ou d’un phénomène naturel, (car l'enseignement ne saurait se réduire à un "rabâchage") puis introduction à la connaissance des théories et des œuvres, tend à être remplacé par l'animation d'une classe, d'un demi-groupe ou d'un module, et par la pratique de techniques de communication ; les "pédagogistes" ont parfois recours aux fausses sciences que sont la programmation neurolinguistique (P.N.L.) et l'analyse transactionnelle, toujours à la sociologie (qui n'est pourtant qu'une technique auxiliaire des sciences politiques, historiques et juridiques). Il semble admis, avec Edgar Morin et Michel Serres, que la « tête bien faite » doit remplacer la « tête bien pleine » ; Montaigne souhaitait, en effet, « plutôt la tête bien faite que bien pleine », mais chez le conducteur, c’est-à-dire chez le professeur, et non chez l’élève que l’on ne choisit pas davantage aujourd’hui qu’au XVIe siècle (Essais, livre I, chapitre xxvi). Ce contresens est en lui-même un bel indicateur du déclin du savoir.


Quelques étapes de cette baisse du niveau moyen des classes furent :

1945 : suppression des petits lycées (classes de 11e à 7e).
1957 : suppression progressive de l'examen d'entrée en sixième, d'abord pour les élèves du public ayant obtenu la moyenne pendant l'année.
1959 : l'ordonnance 59-45 du 6 janvier 1959 allonge de 14 à 16 ans la scolarité obligatoire pour les enfants nés en 1953 et après (réforme Berthouin ; entrée en vigueur en 1967).
1960 : transformation des Cours complémentaires en C.E.G. (collège d'enseignement général).
1963 : création des collèges d'enseignement secondaire (CES) destinés à remplacer les C.E.G. et les premiers cycles des lycées (réforme FOUCHET). Soit la création du collège unique.
1966 : suppression de la première partie du baccalauréat.
1969 : Edgar Faure reporte en quatrième l'enseignement du latin.
1969 : création du corps des professeurs d'enseignement général de collège (P.E.G.C.), souvent composé d'anciens instituteurs ; mis en extinction en 1986.
1974 : Suppression des filières dans les collèges.
1981 : Alain Savary demande à Louis Legrand un rapport sur les collèges.
1989 : la loi Jospin dispose que : " Le service public de l'éducation est conçu et organisé en fonction des élèves et des étudiants. Il contribue à l'égalité des chances. " (Codifié à l'article L. 111-7 du Code de l'éducation). Création d'un Conseil national des programmes (CNP).
1993 : François Bayrou demande à Alain Bouchez d'animer une commission qui en janvier 1994 produit un Livre blanc des collèges.
1994 : Le CNP, présidé par Luc Ferry, présente des Idées directrices pour les programmes du Collège. On y trouve le " socle commun de connaissances et de compétences ". Les bons élèves perdent la priorité.
2005 : Loi Fillon du 23 avril.
2008 : Semaine de quatre jours.

Cette baisse de niveau a donc précédé et accompagné les événements de mai 1968 plus qu'elle n'en fut la conséquence. S'y ajouta l'instauration du contrôle continu dans le secondaire et à l'Université, la prolifération des enseignements optionnels, la suppression des secondes différenciées (1983) et le report en classe de première de l'étude de l'équation numérique du second degré (et encore, pas dans toutes les classes de première ; les séries littéraires et technologiques AAC ne la font pas.). La mission des professeurs devient, comme en régime totalitaire, essentiellement politique : s’assurer que tous les élèves, français ou étrangers, partagent les " valeurs de la République " et possèdent les compétences de base de la culture commune et citoyenne.


« 50 % des étudiants inscrits à l’Université – ils sont au total un peu plus d’un million et demi – le sont dans les premiers cycles. Leur taux de réussite demeure, à ce stade, l’un des plus faibles des pays du monde développé : seulement 45 % des étudiants français obtiennent leur DEUG en deux ans, 68 % en trois ans », déclarait le ministre de l’Éducation d’alors, Luc Ferry (Le Monde, 5 juillet 2002).

Jolis cas particuliers : Manuel Valls obtint sa licence d'histoire en 1986, à 24 ans, le premier secrétaire du PS Jean-Christophe Cambadélis ayant lui brillamment obtenu sa dispense de maîtrise à 31 ans 8 mois et 19 jours ...





   C'est l'ensemble du système éducatif qui décline, la "démocratisation", telle qu'elle a été pratiquée, aboutissant à ce que de plus en plus de jeunes (ou moins jeunes) sachent de moins en moins de choses ; c'est plus percutant en anglais :

more and more know less and less

Dans son article « Culture de masse et savoir scolaire », Philippe Raynaud constata, après Antoine Prost, que « l'efficacité de l'institution scolaire pour l'instruction du plus grand nombre a d'abord stagné, puis décru, au fur et à mesure que progressait la "démocratisation de l'enseignement" » (Le Télémaque, n° 6, juin 1996). Selon un sondage de mars 2001 auprès d'enseignants de moins de 35 ans, 71 % d'entre eux estimaient qu'inciter le plus d'élèves possible à poursuivre jusqu'au bac « a surtout pour conséquence de dévaloriser le baccalauréat et d'abaisser le niveau ».


Le professeur Michel Jarrety (Université Paris IV) observa que les textes sur lesquels on fait travailler les enfants à l'école primaire et au collège sont d'une médiocrité affligeante. Il y a quelques années, deux appels, signés chacun par plusieurs dizaines de professeurs, demandèrent le maintien de l'enseignement de la littérature au lycée et revenaient sur la question de la baisse de niveau :

" On enseigne en Deug et souvent en licence ce qui naguère s'apprenait au lycée.
Supprimer la dissertation [obligatoire] dans toutes ces disciplines [français, histoire, philosophie, sciences économiques] relève d'un processus global déjà appliqué en mathématiques (où on ne fait plus de démonstrations). "

Même constat à l'unanimité de l'Académie française" Au lieu que l'école soit le moyen de corriger et de compenser les infériorités éventuelles dues à un milieu social peu imprégné de culture, sa dégradation les prolonge et les aggrave. La pédagogie dite moderne s'efforce [...] de vider l'enseignement de contenu au point qu'il n'existe plus aucun critère d'excellence. [...] Cette crise, il est vrai, commence en amont de l'école, avec la dégradation de la formation des maîtres eux-mêmes. " (Déclaration adoptée à l'unanimité lors de la séance du 6 avril 2000).
L'Académie des Sciences, elle, déplora les propos de Claude Allègre sur la dévaluation des mathématiques dans France Soir, 23 novembre 1999 : « Les maths sont en train de se dévaluer, de manière quasi-inéluctable. Désormais, il y a des machines pour faire les calculs. Idem pour les constructions de courbes. » Voir aussi Le Monde, 22 mars 2000, pour cette réaction de l'Académie des Sciences.

L'enseignement tend à se vider de contenu de savoir et de substance ; un professeur formula avec humour la devise de l'école post-moderne : " Pourquoi enseigner quelque chose plutôt que rien ? " (Adrien Barrot, 2000)

En ce qui concerne les adultes,

la population générale donc, des études relatives aux USA et à la Suisse ont montré là aussi une perte d'instruction. Le XXe siècle finissant paraît avoir effacé les progrès réalisés en ses débuts et à la fin du pas si stupide XIXe siècle. En 1938, Jean Grenier constatait que : " L'extension de l'instruction ne va pas toujours de pair avec le progrès de la culture. Les masses sont de plus en plus éclairées, mais les lumières sont de plus en plus basses. Les idées courtes et simplistes ont plus de succès que les autres. Un homme cultivé a de moins en moins de contemporains. " (Essai sur l'esprit d'orthodoxie, Paris : Gallimard, 1938, I, iii.)

Dès le début des années 1950, le progrès fit place à une stagnation quant à la maîtrise de l'écrit, et à une baisse quant aux mathématiques et aux sciences ; le progrès ne persistait que dans les langues étrangères et en informatique (Roger Girod, 1989). Ce qui ne retint pas le sociologue Pierre Bourdieu d'affirmer que : « au moins dans tous les pays civilisés, la durée de la scolarisation ne cesse de croître, ainsi que le niveau d'instruction moyen. » (Discours devant le Conseil international du Musée de la Télévision et de la Radio, 11 octobre 1999). Ce qui est certain pour la durée de la scolarisation, mais en partie dû aux redoublements, comme une publicité télévisée l'indiquait avec une impertinence amusée, ne l'est pas pour l'instruction, et précisément l'enseignement des fondamentaux, qui permet, selon les talents, d'intégrer successivement les différents niveaux de savoirs. Selon les textes d’application de l’article 8 de la loi 89-486 du 10 juillet 1989, les redoublements ne sont plus autorisés qu’en fin de cycle ; l’échec au bac devient donc la cause principale de redoublement dans le secondaire.


L'envahissement de l'espace public par les médias, et l'intervention des journalistes dans des débats qu'ils dirigent sans en avoir la compétence, ne peuvent rester sans conséquences dans ce que l'on appelle la crise de la transmission. La presse de gauche traite de "réactionnaires" des ouvrages qui posent des questions de fond ; elle rabat, à la Dubet, (cf Monde des Débats, septembre 2000, page 10) la question de la transmission du savoir sur un plan exclusivement politique, celui de la citoyenneté. C'est le retour du "tout est politique", assorti de " tout doit être démocratique"  ; ou encore, puisque le savoir, bien qu’universel, serait "élitiste", l’apparition d’un slogan totalitaire plein d’avenir : « quand j'entends parler de culture humaniste, je sors mes Droits de l'homme ».

   Les médias, par seconde nature (le journalisme est depuis longtemps devenu une idéologie), participent activement à l'entreprise de désymbolisation en cours ; un des moyens en est l'établissement d'une véritable police de la parole par ce que le mathématicien Jean Dieudonné, dans sa critique des dogmes pédagogiques à la mode, appelait "l'intelligentsia régnante", un autre la promotion effrénée du sport et du show bizz. Ils encouragent également un usage aliénant de la communication électronique (world wide web, e-mail) en annonçant " la naissance d'une génération de créateurs nourris d'Internet " (Le Monde, 31 mai 2000).

   La simple transformation des méthodes de documentation, car c’est de cela qu’il s’agit, est aussi incapable de bouleverser les lois de la pensée ou les critères de qualité intellectuelle d'une œuvre, que de remplacer l’éducation des nouvelles générations ; Montesquieu conservait les principes de la civilisation grecque lorsqu’il jugeait que « c’est dans le gouvernement républicain que l’on a besoin de toute la puissance de l’éducation ». (De l’Esprit des lois, IV, 5). Nécessité de l’éducation, de l’Université, pas d’une Star Academy.


Bibliographie

Émilie Barrier et Daniel Robin, Enquête internationale sur l'enseignement des mathématiques. 1, Le cas français, Paris : I.N.R.P., 1985.

Adrien Barrot, ancien élève de l'École Normale Supérieure [Ulm, 1988], agrégé de philosophie, L'Enseignement mis à mort, Paris : E.J.L., 2000, collection Librio, page 73 : « Pourquoi enseigner quelque chose plutôt que rien ? »

Sylvain Bonnet, Prof, Paris : R. Laffont, 1997. L'auteur, agrégé de lettres classiques exerçant en collège, constatait et déplorait (page 63) le " règne de l'inculture triomphante ", des interpellations du genre " Balzac ? C'est qui, ce mec-là ? ". Robert Solé avait rendu compte de cet ouvrage dans Le Monde du 5 septembre 1997.
Autre remarque distinguée que j'avais entendue de la part d’un élève semi-maghrébin de nationalité française, en terminale dans le 9-3 (et qui applaudissait à l'attentat contre les Twin Towers de New York) : « Qui connaît Molière, à part en France ? ». Le bon modèle étant évidemment celui de la star mondialement connue…

Bernard Bourgeois, " De l'école à l'Université : la raison d'un échec ", Libération, 20 mars 1992. L'ancien président de la Société Française de Philosophie déplorait la " passion démagogique du nivellement ".

Jean-Paul Brighelli, La Fabrique du crétin : la mort programmée de l'école, Paris : Jean-Claude Gawsewitch, 2005.

André Chervel, Danièle Manesse, Comparaison de deux ensembles de dictées 1873-1987 - Méthodologie et résultats. Paris : I. N. R. P., 1989, collection "Rapports de recherches".

André Chervel, Daniel Manesse, La Dictée. Les Français et l'orthographe ; 1873 - 1987, Paris : I.N.R.P./Calmann-Lévy, 1989.

Jean Dieudonné (1906-1992), Pour l'honneur de l'esprit humain. Les mathématiques aujourd'hui, Paris : Hachette, 1987.
Voir I, 4, "Maîtres et écoles", et II, 5, "Les dogmes à la mode".


Luc Ferry, " Donner sens et autorité à la culture scolaire. Rapport du Conseil national des programmes ", Pouvoirs, n° 80, 1997, où on lit :
« Les dernières conclusions de la direction de l’évaluation et de la prospective touchant l’état de l’école en 1995 sont sans ambiguïté : près de 10 % des élèves de sixième ne maîtrisent pas les fondamentaux de la lecture et de l'écriture et 25 % ceux du calcul élémentaire ! La comparaison récente (juillet 1995) entre les élèves passant le certificat d'études dans les années vingt et ceux d'aujourd'hui confirme, sur ces deux registres, ce qu'il faut bien appeler une "baisse de niveau". Le discours habituel selon lequel le collège serait le « point noir » du système, le lieu où faire porter l’effort en priorité, risque donc d’induire en erreur ; de facto, presque tout est déjà trop tard au collège en termes d’égalisation des conditions et de rattrapage de l’échec scolaire.» (page 127).
Roger Girod (professeur à l'Université de Genève), Le Savoir réel de l'homme moderne, Paris : PUF, 1991. Cet ouvrage commente l'élévation du QI, donnée qui, contrairement aux apparences, n'est pas en contradiction avec la baisse du niveau d'instruction générale dans l’Europe de l’Ouest.

Roger Girod, Problèmes de sociologie de l'éducation, Unesco/Delachaux et Niestlé, 1989, chapitre 1 ; Le Savoir réel de l'homme moderne, Paris : PUF 1991, chapitre 1. L'auteur précise que " seule une minorité est à un niveau correspondant vraiment aux objectifs de l'enseignement obligatoire ".

Bernard Kuntz, Prof de droite ? Le crépuscule scolaire et idéologique de la gauche, Paris : F.X. de Guibert, 2000.
Du même : « L’écrasant héritage de Luc Ferry », Le Figaro, 30 mai 2002. L’auteur, président du Syndicat national des lycées et collèges (SNALC), déplore notamment l’envahissement des activités périscolaires au détriment de l’enseignement disciplinaire ; il demande aussi au nouveau ministre un peu de courage politique pour affronter l’assaut des idéologues.

Jean Claude Michéa (professeur agrégé de philosophie à Montpellier), L'Enseignement de l'ignorance et ses conditions modernes, Castelnau Le Lez : Climats, 1999 (collection Micro-Climats). L'auteur craint que nous ne soyons entraîné vers un monde écologiquement inhabitable et anthropologiquement impossible ; il déplore un déclin continu du sens de la langue et de l'intelligence critique, et pose cette inquiétante question : " À quels enfants allons-nous laisser le monde ? ".

Jean-Claude MilnerDe l’École, Paris : Seuil, 1984, décrit l'obscurantisme ou « ignorantisme militant » comme « mépris des savoirs que l’on ne maîtrise pas au nom de sa propre absence de savoir. »

Frédéric Nietzsche, Fragments posthumes,
U I 5a, hiver 1870-71 – automne 1872, 8[57]  :
« La culture pour tous n’est qu’une étape préliminaire du communisme : dans cette voie la culture s’affaiblit au point de ne plus pouvoir conférer aucun privilège. Au moins c’est un moyen contre le communisme. La culture pour tous, c’est-à dire la barbarie, est justement la condition préliminaire du communisme. » [Die allgemeine Bildung ist nur ein Vorstadium des Communismus: Die Bildung wird auf diesem Wege so abgeschwächt, daß sie gar keine Privilegien mehr verleihen kann. Am wenigsten ist sie ein Mittel gegen den Communismus. Die allgemeinste Bildung d.h. die Barbarei ist eben die Voraussetzung des Communismus.] (j'ai traduit approximativement ce passage omis dans la traduction Gallimard).
N V 6, fin 1880, 7[83] :
« Le principe : " le bien de la majorité passe avant le bien de l’individu " suffit pour faire reculer pas à pas l’humanité jusqu’à la plus basse animalité. Car c’est le contraire (" les individus valent plus que la masse ") qui l’a élevée. » [Das Princip „das Wohl der Mehrzahl geht über das Wohl der Einzelnen“ genügt um die Menschheit alle Schritte bis zur niedersten Thierheit zurück machen zu lassen. Denn das Umgekehrte („der Einzelne mehr werth als die Masse“) hat sie erhoben.]
Olivier Rey :
Le Figaro, 9 mai 2022.

Jacqueline de Romilly, de l'Académie française, L'Enseignement en détresse, Paris : Julliard, 1984. Notamment les chapitres sur l'égalitarisme et la politisation. L'académicienne helléniste soulignait une fois de plus l’utilité des études classiques pour le travail philosophique.

Jean-Fabien Spitz (ancien élève de l'ENS [Ulm, 1972], agrégé de philosophie), " Les trois misères de l'universitaire ordinaire ", Le Débat, n° 108, janvier-février. 2000, pages 4-17. Misères matérielle, intellectuelle et morale.

Bertrand Vergely, (ancien élève ENS-Ulm, agrégé de philosophie), Pour une école du savoir, Toulouse : Milan, 2000. L'auteur déplore que l'on parle de plus en plus de formation et de moins en moins d'enseignement, de plus en plus d'informations et de moins en moins de connaissances. La distinction entre celui qui sait et celui qui ignore étant devenue une "exclusion" inacceptable (pédagogiquement incorrecte), on baisse les critères d'évaluation ; on tend à remplacer le professeur par l'intervenant.


APPENDICE

Contre-réforme du collège I

" Un malentendu", dit la ministre lorsqu'on lui signale que 83 % des enseignants sont hostiles à sa réforme. Voici quelques pistes pour améliorer l'instruction.
Par Jean-Paul Brighelli
Publié le 09/09/2015 | Le Point.fr

Les principales organisations syndicales du secondaire appellent à une grève le 17 septembre [2015]contre la réforme du collège concoctée par les grands nuisibles qui grouillent autour de Mme Vallaud-Belkacem. Peu importe au ministre, bien décidé à imposer ses diktats contre l'avis de la quasi-totalité des praticiens de l'Éducation.

Le 10 octobre prochain, ces mêmes syndicats appellent à une manifestation unitaire à Paris. Au-delà des revendications (légitimes) sur les salaires ou des protestations narquoises sur les promesses d'embauches mirifiques de feu le candidat Hollande, il est temps d'imaginer ce que serait une vraie réforme, occultée par les fantasmes des idéologues et les intérêts bien compris des bobos qui s'obstinent à voter pour la gauche au pouvoir. Et qui bientôt seront les seuls, si l'on en croit les sondages et les enseignants bien décidés à barrer leurs futurs bulletins PS du joli nom de Najat Vallaud-Belkacem.

Parler français

Toute réforme du collège commence au primaire. Apprendre à parler et à écrire le français. Le français de France. Celui de La Fontaine (il faut apprendre des Fables par cœur, les structures de la langue entrent en mémoire par la mémoire, figurez-vous) ou d'Alexandre Dumas : que l'on n'envisage plus - plus jamais - de faire lire Les Trois Mousquetaires à des élèves du primaire, ni même à des élèves de collège, en dit long sur nos renoncements. Le français de Mme de Sévigné et de Victor Hugo (eh non, Notre-Dame de Paris ne se termine pas comme Le Bossu de Notre-Dame, n'en déplaise à Disney et aux Bisounours). Le français tel qu'il s'écrit, tel qu'il se parle là où on le parle bien - et tous les élèves doivent pouvoir aspirer à pénétrer les plus hautes sphères -, et tel qu'on l'exige dans cette société où l'on écrit sans cesse, et de plus en plus, et où une seule faute d'orthographe déshonore un courriel.

Parce que sans maîtrise accomplie de la langue, pas de compréhension des sciences, ni de l'Histoire, ni de rien du tout. Pas d'apprentissage non plus des langues étrangères, parce qu'une structure grammaticale inédite (le rejet du verbe en fin de phrase, en allemand, par exemple) ne se comprend bien que lorsqu'on maîtrise sa langue. Au passage, le latin est essentiel pour saisir le français et l'allemand. Qu'il soit désormais interdit par le ministre (dont les sbires menacent ceux qui voudraient le défendre) en dit long sur la volonté de former un peuple d'esclaves - les mêmes qui, économiquement, sont condamnés à rester « sans dents ». Qui a pu croire qu'un gouvernement qui se fiche pas mal des pauvres construirait une école pour les déshérités ?

Donc 50 % de français en primaire : c'est la planche d'appel d'une vraie réforme du collège. Où prendre les heures ? Ma foi, dans tous ces enseignements périphériques dont se gargarise l'École selon Vallaud-Belkacem : les « langues et cultures d'origine », où les nouveaux étrangers sont sommés de vivre ici en parlant comme là-bas, l'enseignement du tri des déchets, ou l'initiation précoce à une informatique qui permet de dépenser en vain l'argent du contribuable - pas perdu pour tout le monde, pas perdu pour les fournisseurs de matériel, qui somment ensuite l'Éduc-Nat de réactualiser des machines inutiles. Ce n'est pas à l'école d'apprendre aux élèves à se balader surgrosnichons.com.

Évaluations et remédiations

Dès l'entrée en sixième, il faut évaluer finement les connaissances afin de mettre en place de tout petits groupes de remédiation. C'est un principe à répéter chaque année, peut-être même plusieurs fois dans l'année - on appelait cela autrefois des « compositions trimestrielles ». La vraie aide personnalisée, elle est là, dans la possibilité ouverte d'être au plus près des vraies carences, et de les soigner.

Quelles connaissances ? Soyons clair : le « socle commun de compétences et de connaissances », tarte à la crème de l'Éduc-Nat depuis quinze ans, ne peut en aucun cas être un objectif : savoir lire-écrire-argumenter-compter, autant de pré-requis qui fondent de vrais objectifs - l'acquisition d'une culture linguistique, littéraire et scientifique de haut niveau. D'une culture française. Et pas de considérations éparses diluées dans un fatras européano-centré, lui-même noyé dans les eaux équivoques de la mondialisation. Une culture qui permette à chacun de s'intégrer dans le « groupe France », comme disent les commentateurs sportifs.

Différences et distinctions

Ce qui ne suppose pas que tous ces objectifs soient à imposer à tous les élèves. Il en est qui veulent encore davantage. Il en est qui aspirent à autre chose - à entrer par exemple rapidement dans le monde pré-professionnel. Élever chacun au plus haut de ses capacités - un slogan qui devrait être le souci de base de l'Éducation nationale - ne revient pas à avoir pour tous les mêmes ambitions. Il faut renverser la machine égalitaire, donner davantage à ceux qui peuvent beaucoup, et aménager les cursus pour les plus faibles. Encourager l'émergence d'élites à tous les niveaux - dans l'enseignement général comme dans l'enseignement professionnel - et non brimer les uns en plafonnant le niveau, ou décourager les autres en les confiant à un enseignement purement théorique. L'ennui que souhaite combattre le ministre en recourant à une pédagogie de type télé-réalité ne naît jamais que de l'uniformité des cursus. La vraie fin de cette horreur pédagogique qu'est le collège unique est là, dans des classes de niveau rassemblées sous le seul critère des capacités, et sans souci de l'origine sociale. Et il faut faire confiance aux enseignants pour juger, collégialement, de ce dont est capable un élève.

Bien sûr, il ne s'agit pas d'assigner pour la vie à résidence intellectuelle ou professionnelle. Il faut proposer des passerelles, afin de rejoindre ultérieurement une voie générale abandonnée précocement. Combien d'enfants ne se réalisent que tardivement ? Untel qui est manuel à 13 ans sera peut-être un « intello » complet à 16. Un apprenti ébéniste a pour moi autant de prix qu'un helléniste distingué - et s'il a envie de devenir helléniste sur le tard, pourquoi le lui interdire sous prétexte qu'il sait tourner un pied de table ? Et vice-versa. On peut s'adonner au latin, et via Apicius, se consacrer finalement à la cuisine.

Anéantir la carte scolaire et raser les ZEP

Les parents doivent être absolument libres d'inscrire leurs enfants où ils veulent. Parce qu'en aucun cas un collège ne doit être le reflet du milieu social dans lequel on l'a construit - alors que les zones d'éducation prioritaire (ZEP) sont aujourd'hui des zones d'exclusion programmée. J'irai même plus loin : non seulement il ne faut pas construire des collèges dans les ghettos, mais il faudra probablement détruire ceux qu'une idéologie des minima intellectuels a montés dans les années 1970-1990 - c'est moins cher, figurez-vous, que de les réhabiliter. Rasons les ZEP - et répartissons ailleurs les déshérités ! Soit en les amenant par petits groupes dans des établissements plus fortunés, soit en les regroupant dans des collèges bâtis sur le modèle des internats d'excellence - avec les mêmes impératifs de discipline et de sérieux.

D'où la nécessité d'imposer à tous les collèges un règlement intérieur de tolérance zéro. On est en classe pour travailler et faire ses preuves. Pas pour dealer du shit ou violer les copines dans les toilettes. Ni pour perturber les études des copains, ou pourrir la vie des enseignants. Ni dérives ni laxisme. Le laisser-faire doit laisser la place au faire travailler. Les perturbateurs ne doivent plus pouvoir compter sur la culture de l'impunité aujourd'hui généralisée. Rappelons que les parents sont responsables du comportement de leurs enfants mineurs. Une heure de colle ou trois jours d'exclusion ne signifient rien pour un apprenti caïd. Mais frapper directement à la source des prestations sociales a toutes les chances d'avoir un effet immédiatement dissuasif. L'éducation, qui apprend à bien se tenir, est du ressort des parents. L'École, elle, instruit - elle n'a pas vocation à dresser des fauves. Le début d'un vrai dialogue avec les familles, il est là, et nulle part ailleurs.

Les collèges des Antilles - qui sont aussi la France - ont très souvent adopté l'uniforme sans que cela fasse hurler les élèves. Les bons collèges privés métropolitains en font autant. Indifférencier les élèves a l'avantage d'éviter les surenchères dans la « sape » - ou le racket -, en faisant comprendre que la seule différenciation qu'autorise l'École, c'est la distinction par le talent.

Repenser les missions des enseignants

Les professeurs n'ont en fait qu'une seule mission : transmettre à leurs élèves les connaissances qui leur permettront de s'insérer - et de s'intégrer - dans la culture et la société françaises. C'est d'ailleurs ce à quoi ils aspirent dans leur immense majorité - alors qu'on les noie aujourd'hui sous des tâches de Gentils Animateurs (développer le « savoir-être » et le « vivre ensemble »). Il faut donc les former à la transmission des connaissances très en amont - peut-être dès la fin de la première année de Licence (L1), en ressuscitant ce pré-concours spécifique imaginé sous De Gaulle qui offrait aux lauréats une bourse très conséquente (une vraie bourse au mérite - parce que seul le vrai mérite doit donner lieu à une aide de la République) en échange d'un engagement à servir l'État au moins dix ans à la sortie du concours terminal passé en master (M1). Ce serait plus efficace, et moins honteux, que d'improviser des concours-bis régionaux réservés aux recalés des concours nationaux.

Et pour ce qui est d'initier au métier, un compagnonnage intelligent prodigué par des tuteurs expérimentés sera toujours supérieur au catéchisme pédago infligé dans les ESPE par des formateurs déconnectés du réel, ou abusés par leurs préjugés.

Évaluer sans démagogie

Quant aux évaluations, classements, récompenses… Les élèves sont les premiers demandeurs de notes. Ils en arrivent à reconvertir en éléments chiffrés les pastilles vertes ou rouges que les établissements pressés d'en finir avec l'élitisme républicain et de complaire aux apprentis sorciers (la démagogie est l'autre nom de la servilité) ont commencé à leur infliger. Non seulement il faut noter, mais il faut créer un climat de compétition à l'intérieur de groupes de niveau : il n'y a aucune raison qu'un gosse qui a du mal soit en concurrence directe avec le petit génie local. Il en est des élèves comme des citoyens : égaux en droit, mais pas en fait.

Je suis même personnellement très favorable aux distributions de prix. Partout où cela se pratique, c'est une vraie fête pour tous, élèves et parents. Une fierté aussi. Encourager un élitisme bien compris est plus générateur de respect et de savoir-vivre que tous les catéchismes de morale démocratique assénés ex cathedra au nom du « vivre-ensemble ». La morale passe par les savoirs, non par les discussions bêtifiantes sur la laïcité aménagée afin de complaire à tous les fanatismes ou le récit des particularismes communautaires.

Maîtriser les disciplines

La maîtrise de leur discipline par les enseignants induit automatiquement la qualité de la transmission - et l'envie de transmettre, qui doit être au cœur du métier. Inutile d'imposer une agitation stérile sous prétexte d'interdisciplinarité tant que les disciplines ne sont pas assimilées et que l'on n'a pas identifié et traité les difficultés des élèves. En état d'ignorance, de la discussion naît la nuit. Mais le ministre ne veut pas traiter les difficultés : l'interdisciplinarité n'a d'autre fonction que de les camoufler. De les balayer sous le tapis. Le ludique entretient l'ignorance - et fait les beaux jours des chaînes (joli mot qui dit bien ce qu'il veut dire) de divertissement.

Et s'il dissipe un temps l'ennui, le ludique génère chez les élèves, qui ne sont jamais dupes longtemps, des frustrations nouvelles, un mépris des enseignants, une méfiance de l'institution. On n'achète leur sympathie qu'en les mettant au travail. Et on ne conquiert leur amitié qu'en les poussant à donner le meilleur d'eux-mêmes - à aller même au-delà.

À budget constant

Pardon d'avoir été si long. Mais Mme Vallaud-Belkacem occupe souverainement les médias, c'est même tout ce qu'elle sait faire - encore qu'elle le fasse de moins en moins bien. Elle devrait se méfier : les bulletins PS (aux régionales) ou Hollande (à la présidentielle) qui passeront entre les mains des enseignants pourraient bien être barrés d'un « Non à la réforme du collège » rageur. Ce n'est pas parce que les enseignants courbent le dos qu'ils ont acquis une mentalité d'esclaves.

J'ajoute que ces réformes, qui bouleverseraient le système en nous remettant sur les rails, peuvent se faire à budget constant, même en augmentant significativement des enseignants qui sont dans le dernier rang européen. Pourvu du moins que l'on consente à économiser sur des postes qui ne servent à rien - le matériel informatique lourd dans les petites classes par exemple - et à dégraisser enfin le mammouth - cette énorme machine grenellienne dont le seul but est l'autojustification. Les « super-régions » projetées par le PS [créées depuis] nous promettent des « super-recteurs » - qui auront à cœur d'être mieux payés que les recteurs actuels, dont les postes seront par ailleurs conservés : on ne sait jamais, les supprimer priverait quelques ami(e)s de points de chute honorifiques et lucratifs. "


JAURÈS : "UNE ÉDUCATION VRAIMENT FRANÇAISE" ou "LA GLOIRE D'UNE RACE".

L'hommage du Collectif Marianne
31 juillet 2014

Jean Jaurès (1859-1914) publia cet article dans la Revue de l’enseignement primaire et primaire supérieur22e année, n° 1, 1er octobre 1911, page 1.

« REVUE SOCIALE
La Question du Jour
PROLÉTARIAT ET CULTURE CLASSIQUE »

« On a beaucoup discuté depuis quelques mois au sujet de la culture classique. On a prétendu qu'elle s'affaiblissait dans notre pays, et que par là l'esprit français lui-même était menacé dans ses sources profondes. Des hommes considérables, des écrivains, des artistes, même des industriels, qui se constituaient les gardiens « du goût », ont poussé le cri d'alarme. Et certes, je ne méconnais pas qu'il y aurait péril pour un peuple à se séparer de ses origines. Ce serait, je crois, un grand malheur si le beau fleuve des traditions antiques cessait de se développer à travers les champs de la France. Mais il me semble que la question n'a pas été bien posée. Elle est d'une difficulté et d'une complication extrêmes. Une nation moderne, qui doit être en communication avec les autres nations modernes, avec leur littérature, avec leur génie et qui doit manier aussi le formidable appareil des sciences nouvelles, ne peut pas donner à l'étude des lettres antiques la même quantité ou plutôt la même proportion de temps qu'elle leur donnait autrefois. Ce n'est que par un prodige d'aménagement qu'elle pourra distribuer les forces de son esprit sur tant d'objets divers.

Mais il me semble que la question n'a pas été bien posée. Ou plutôt on a négligé un élément essentiel. On a discuté comme si la bourgeoisie constituait encore la seule force intellectuelle de la France. Et à ceux qui disent que tous les enfants des lycées et des collèges doivent recevoir la culture latine et grecque parce que, en dehors de cette culture, il n'y a pas d'éducation parfaite, je suis tenté de dire : Que faites-vous donc des millions de travailleurs, ouvriers et paysans, que vous avez appelés à la vie civique, que vous instruisez dans vos écoles et qui agissent désormais directement sur la civilisations de la France ? Avez-vous donc renoncé à leur donner une éducation vraiment française ?

Pour moi, je crois qu'il faut arriver à leur donner une culture classique, c'est-à-dire le sens de la beauté, de la justesse, de l'ordre, de la mesure. La connaissance des œuvres antiques aide une nation à maintenir, à développer en elle cet esprit classique ; mais il ne la constitue pas. Il est l'expression d'une sorte de maturité sociale ; et le prolétariat, à mesure que se précisera en lui la conscience de sa force et de son destin, sera de plus en plus capable des qualités supérieures. Quand une classe est faible, quand ses ambitions excèdent son pouvoir, elle est réduite à déclamer. Ou elle s'emporte en violences de paroles désordonnées qui trahissent l'infirmité foncière, ou elle imite gauchement les façons de parler, les élégances et les éloquences conventionnelles de la classe dominante. C'est ainsi que subsiste encore dans la vie intellectuelle du prolétariat une trop grande part de rhétorique. Mais quand sa parole a une valeur sociale certaine, quand elle exprime et traduit des idées, des forces avec lesquelles toute une société doit compter, alors elle n'a pas besoin de forcer le ton ; et elle dédaigne d'emprunter à la rhétorique banale des ornements superficiels. Comme la force de sa pensée lui vient des choses, et comme la force de sa parole lui vient de sa pensée, son souci dominant est de traduire exactement la réalité telle qu'elle la veut, et elle est conduite à mettre dans ses idées cette liaison, cet ordre, cet enchaînement qui ajoutent si puissamment à la force du discours et qui est un élément essentiel de la beauté classique. En même temps qu'elle contracte le besoin de l'ordre, elle apprend la mesure qui est un effet et un signe de la force. Car rien ne donne la sensation de la force, dans l'ordre intellectuel et social, comme dans l'ordre physique, comme de ne pas la dépenser toute entière, et d'éviter jusque dans l'action la plus vigoureuse, cette tension extrême des muscles, des nerfs ou de la parole qui marque que l'organisme est arrivé à sa limite et n'a plus de réserves. Encore un degré, et une classe consciente de sa force profonde et tranquille aura, jusque dans le combat, cette liberté, ce jeu, cette joie, cette vive et rapide lumière de gaieté, d'ironie et de grâce qui sont la partie supérieure de l'art classique.

J'ajoute qu'arrivée à ce point une classe est capable de comprendre, de goûter ce que les classes qui l'ont précédée dans l'histoire ont produit de plus noble.

Aussi la question de la culture française devient, à une certaine profondeur, une question sociale. La France a besoin certes, pour le mouvement continué et amplifié de son génie, de rester en communication avec les sources antiques. Mais elle a besoin plus encore de devenir toute entière une nation « classique », c'est-à-dire une nation où l'immense peuple du travail aura, par l'accroissement et l'organisation de sa force, les élans supérieurs de pensée cohérente, d'action ordonnée, d'expression vigoureuse et calme, de joie lumineuse, qui constituent la beauté classique de l'esprit et la gloire d'une race. »


Voir aussi : RÈGLE DE TROIS OU RÈGLE DE SIX ?

jeudi 20 juillet 2023

LA PHILOSOPHIE NOYÉE EN CAFÉS ET EN FAUSSES CITATIONS

Première page de mon article dans la revue
Esprit, n° 239, janvier 1998pages 200-205.

A /  Ce happening parisien puis national des cafés-philo...
B /  « Mais qu’est-ce donc qu’un débat philosophique ? »...
C /  Les auteurs des siècles passés, au premier rang desquels Platon,...
D /  Encore des citations...
E / Le préjugé relevé et récusé par Hegel,
F / Tempérer la démocratie
G /  Marc Sautet, marxiste convaincu,...


A / Happening parisien puis national des cafés-philo...

... initié par le professeur de philosophie Marc Lucien Sautet, né en 1947 à Champigny sur Marne (Val-de-Marne) - décédé le 2 mars 1998à Paris (XVe) en été 1992 au café des Phares, place de la Bastille, Paris IVe ; chacun put s’y improviser animateur de débat en « ouvrant un café », venir dans ces cafés, s’y exprimer, sans aucun critère imposé de compétence ni effort requis de cohérence, selon la règle du débat-type de Sautet.

Sujet choisi par l’animateur dans les propositions des participants avant que le débat ne commence ; les participants demandent la parole, la prennent dans l’ordre des demandes ; parfois priorité donnée à ceux qui n'ont pas encore parlé. Ce fonctionnement m'évoque à la fois le formalisme démocratique et l’anarchie en acte. Si les êtres humains possédaient les mêmes capacités intellectuelles et les mêmes sentiments, la faculté de philosopher serait équitablement répandue. Or le principe républicain (droits égaux) et celui, nouveau, de l’égalité des chances, ainsi que l’article VI de la Déclaration... de 1789, sont détournés par cette "philosophie" bistrotière et médiatique, (paraphilosophie comme on dit :  parapharmacie). La Déclaration du 26 août 1789 acceptait la « distinction des vertus et des talents » : membre de phrase rajouté lors des débats du 21 août 1789, sur proposition de T. G. de Lally-Tollendal (1751-1830), et qui frôla l’unanimité. Selon le marquis de Condorcet : « Tous les individus ne naissent pas avec des facultés égales […] En cherchant à faire apprendre davantage à ceux qui ont moins de facilité et de talent, loin de diminuer les effets de cette inégalité, on ne ferait que les augmenter. » (Cinq mémoires sur l’instruction publique (1791), Premier mémoire Nature et objet de l’instruction publique)
  Les compétences scientifiques, médicales et techniques, ainsi que les performances sportives, sont encore reconnues.
Gilles Ménage, Dictionnaire étymologique, 1750 [1694].

Lorsqu’il s’agit de philosophie, le plus apédefte [ignorant, sans éducation ; cf Rabelais, Le Cinquième livre, chapitre XVI : " Menez-nous à ces Apedeftes, car nous venons du pays des savants, où je n'ai guère gagné. "] se trouvera promu par des bonnes âmes wokistes au niveau de génie philosophique potentiel à écouter révérencieusement, quitte à mourir d’ennui ... Chacun raconte ou bavarde, tous ont des croyances, des opinions, des certitudes ; hélas !, il ne suffit pas d’avoir une tête, ou de prendre la parole, pour penser. De même qu’il y a une coupure – bachelardienne – entre la connaissance générale et la connaissance scientifique, il y en a une – platonicienne – entre l’utilisation courante du langage et l'activité philosophique caractérisée, selon Monique Dixsaut, par un « usage différent du discours ». 
Cet autre usage du discours présuppose la maîtrise de la langue. Ce qui ne signifie pas qu’un individu puisse être le maître du langage ; il suffira qu’il n’en soit pas la ridicule victime ; le Hongrois libéral Kertbeny prétendait connaître 52 langues, et disait à Baudelaire : " Je ne parle pas, je balbute " ; Baudelaire : " Il n'en connaît évidemment que 51. ".

  En philosophie, la connaissance d'un minimum de  termes techniques permet une pensée exempte de confusions dramatiques. Il faut être un peu philosophe pour reconnaître la philosophie là où elle parle ; l’absolutisation de la règle démocratique est aussi nocive que celle du principe d’autorité car elle écarte le principe de compétence, alors que ni le principe constitutionnel d’égalité des droits, ni la culture véritable, ne supportent d’être subordonnés l’une à l’autre de façon générale et permanente. Faute de reconnaître ce dualisme, tout débat public tourne alors en l’interminable polémique de deux haines (principe de Nicolò Franco).

B /  « Mais qu’est-ce donc qu’un débat philosophique ? »...
... demanda-t-on un jour dans un café-philo parisien. À la différence de « conversation », « dialogue » ou « discussion », débat présente l’inconvénient de suggérer que, comme au Parlement, tous les problèmes puissent se résoudre par un vote majoritaire concluant un affrontement. Bernard Sichère évoqua un jour « une philosophie vivante qui décidait le moment venu de descendre dans la rue », mais l’engagement sartrien ainsi décrit, fondé sur une œuvre, ne saurait être confondu avec un militantisme confus prônant la « mise en commun d’expériences (dans tous les domaines) ». 

  Se plaçant sous le haut patronage de Socrate d’Athènes, les militants de « Philos » ignoraient beaucoup de choses :
a) Socrate pratiquait le dialogue suivi avec un interlocuteur grec librement accepté, non le débat de groupe (exception : Le Banquet) ;
b) Dialogue par ailleurs dissymétrique, fort loin donc d’un « échange avec un semblable ».
c) La philosophie évolua vers la maturité pendant vingt-sept siècles, traversa le totalitarisme chrétien, favorisa l’essor des sciences et des techniques, et se heurta au deux totalitarismes majeurs du siècle dernier (ainsi qu'à l'islamisme en ce présent XXIe siècle) ; les conditions culturelles et sociales qui présidèrent à sa naissance ne sont donc plus réunies.
d) La maïeutique socratique fut construite rigoureusement (cf Platon, Lachès, 184-190), alors que les débats proposés se veulent souvent libérés de toute cohérence pédagogique ou universitaire, de toute rigueur sémantique, de tout lien avec la « corporation » (entendez : les professeurs de philosophie des lycées et des Universités), bref, de tout respect pour le travail intellectuel.

  Idéalement, un programme d’introduction de la philosophie dans la Cité aurait dû opposer :
  1. au quotidien, les concepts (les notions les plus abstraites) ;
  2. à la Révélation (le Verbum judéo-chrétien), la rationalité du Logos grec, le ratio et oratio latin ;  Malebranche, Conversations chrétiennes, Entretien 1 : « Si donc vous n'êtes pas convaincu par la raison, qu'il y a un Dieu, comment serez-vous convaincu qu'il a parlé ? ». Et Jean-Jacques Rousseau, Émile ou de l'Éducation, IV " Profession de foi du vicaire savoyard " : « Ils ont beau me crier : Soumets ta raison ; autant m'en peut dire celui qui me trompe : il me faut des raisons pour soumettre ma raison. »
  3. à l’action/agitation collective, la réflexion (individuelle) ;
  4. au risque, le courage ;
  5. au règne de l’opinion et des médias, enfin, la documentation, le doute et le questionnement.
C /  Les auteurs des siècles passés, au premier rang desquels Platon,...

... mais aussi la plupart de ceux de l’Humanisme puis des Lumières, jugeaient évidemment à regret  que l’esprit philosophique, le « naturel philosophe » (cf Platon, République, V-VI), était l’apanage d’un petit nombre. L’auteur de Sein und Zeit réservait l’engagement dans la pensée « au petit nombre » (Martin Heidegger, Qu’appelle-t-on par penser ?, II, ii ). Formulation proche de celle des Pythagoriciens : « Seul un petit nombre est capable de penser et d’avoir des opinions fondées : seuls en effet, les gens instruits sont dans ce cas, et ils sont en petit nombre ! Si bien qu'évidemment cette faculté ne saurait être étendue au grand nombre. » (Jamblique, vers 242 / 325, Vie pythagorique, § 200, dans Les Présocratiques, Paris : Gallimard, 1988 ; édition Jean-Paul Dumont, collection Bibliothèque de la Pléiade, page 602).

La thèse post-moderne de l’universalité « démocratique » de la philosophie découle logiquement du postulat de l’universalité de la raison ; il s’agit d’une foi, reconnaissait Jean-François Robinet (né en 1947, agrégé de philosophie) : « cette foi fonde à la fois la démocratie et l’ouverture de la philosophie au plus grand nombre » (communication personnelle).
Mais c’est à tort que l’on attribua une telle foi à Diderot ; l’auteur de Jacques le fataliste pensait au  contraire que : « Celui qui osera prononcer dans une question qui excède la capacité de son talent naturel, aura l’esprit faux. Rien n’est si rare que la logique : une infinité d’hommes en manquent. » (Réfutation de l’ouvrage d’Helvétius intitulé L’Homme, IV).
« La véritable manière de philosopher, c’eût été et ce serait d’appliquer l’entendement à l’entendement ; l’entendement et l’expérience aux sens ; les sens à la nature ; la nature à l’investigation des instruments ; les instruments à la recherche et à la perfection des arts, qu’on jetterait au peuple pour lui apprendre à respecter la philosophie. » (Pensées sur l'interprétation de la nature, 1753-1754, XVIII)
Diderot semble avoir modifié son point de vue à la fin de ses Pensées « Hâtons-nous de rendre la philosophie populaire. Si nous voulons que les philosophes marchent en avant, approchons le peuple du point où en sont les philosophes. Diront-ils qu’il est des ouvrages qu’on ne mettra jamais à la portée du commun des esprits ? S’ils le disent, ils montreront seulement qu’ils ignorent ce que peuvent la bonne méthode et la longue habitude. » (Pensées sur l'interprétation de la nature, 1753-1754, XL) 
CONDORCET : « Généreux amis de l'égalité, de la liberté, réunissez-vous pour obtenir de la puissance publique une instruction qui rende la raison populaire, ou craignez de perdre bientôt tout le fruit de vos nobles efforts. N'imaginez pas que les lois les mieux combinées puissent faire un ignorant l'égal de l'homme habile, et rendre libre celui qui est esclave des préjugés. » (Cinq mémoires sur l’instruction publique, 1791, Premier mémoire " Nature et objet de l’instruction publique ", conclusion). Dans sa Vie de Voltaire, Condorcet notait que Voltaire avait rendu « la raison assez simple pour devenir populaire, assez aimable pour ne pas effrayer la frivolité, assez piquante pour être à la mode. »
Une instruction qui rende la raison populaire ; on retrouve ce souhait dans la Constitution de l'An I :
Article 22. - L'instruction est le besoin de tous. La société doit favoriser de tout son pouvoir les progrès de la raison publique, et mettre l'instruction à la portée de tous les citoyens. (Constitution du 24 juin 1793).
Voltaire était sur une autre ligne : « Le roi de Prusse mande que sur mille hommes on ne trouve qu'un philosophe ; mais il excepte l'Angleterre. À ce compte il n'y aurait guère que deux mille sages en France ; mais ces deux mille en dix ans en produisent quarante mille et c'est à peu près tout ce qu'il faut, car il est à propos que le peuple soit guidé, et non pas qu'il soit instruit. Il n'est pas digne de l'être. » (lettre à M. [Étienne Noël] Damilaville, 19 mars 1766). Jean-Jacques Rousseau se désolait de la montée en puissance de nombreux types III hésiodiens (les esprits faux) : « En ce siècle savant, on ne voit que boiteux vouloir apprendre à marcher aux autres. Le peuple reçoit les écrits des sages pour les juger, non pour s’instruire. » (Lettre à Voltaire du 10 septembre 1755).
Selon Kant, « Un public ne peut accéder que lentement aux Lumières. Une révolution n’entraînera jamais une vraie réforme de la manière de penser ; de nouveaux préjugés tiendront en lisière, aussi bien que les anciens, la grande masse irréfléchie. » (Qu’est-ce que les Lumières ?). Il souhaitait que les peuples-rois, qui se gouvernent démocratiquement, ne fassent pas disparaître la classe des philosophes, et ne la réduisent pas au silence (Projet de paix perpétuelle, second supplément). Hegel, enfin, déplora qu’en ce qui concerne la philosophie, « le préjugé semble régner que […] chacun sait tout de suite philosopher » (Phénoménologie de l’esprit, Préface, IV).
Victor HUGO : " Il est étrange qu'on oublie que la souveraineté véritable est celle de l'intelligence, qu'il faut avant tout éclairer les masses, et que quand le peuple sera intelligent, alors seulement le peuple sera souverain. 
" Littérature et philosophie mêlées, " Sur Mirabeau " (1834), VII.
Ces avertissements ne découragèrent pas Michel Onfray de créer son Université populaire ; le Sautet normand remplaça seulement le débat anarcho-démocratique par un cours magistral fort touffu et prenant de haut ses auditeurs supposés ignares...



D /   Encore des citations...
Début de l'article de Guy Coq.

Le reproche que me fit Guy Coq (« La philosophie est à tout le monde », Esprit, n° 239, janvier 1998, pages 205-210), puis Jacques Diament (qui l’avait cité comme une autorité …, Les Cafés de philosophie. Une forme inédite de socialisation par la philosophie, Paris : L’Harmattan, 2001)

d’invoquer des auteurs et leur autorité, n’avait que le seul but obscurantiste d’empêcher qu’on les entende. Si les œuvres de Platon, Montaigne (qui cite constamment), David Hume, Frédéric Nietzsche, Sartre, etc. ne peuvent être invoquées quand on parle de philosophie, que reste-t-il à dire ? Et à lire ? Coq et Diament ?…

   Le registre philosophique et littéraire de la citation est, avec l'allusion, le renvoi, le plagiat, l'annotation, l'index, le lien hypertexte et la référence, une forme d’intertextualité, un moyen de croisement de l'expression et de la pensée avec celles des autres ; la citation et l'annotation furent des liens hypertexte avant le nombre du numérique. L'anti-citationnisme systématique est très mauvais signe, signe d'un refus de savoir, donc un des aspects de l'obscurantisme ou épistémophobie ; on le constate hélas assez souvent chez les autodidactes.

L'annotation des notes n'est guère plus pratiquée ; elle l'était encore au XVIIIe siècle :

Pierre Bayle, Dictionnaire historique et critique, édition de 1740.


Denis Bertrand distingue, sur le cas de Montaigne, trois usages de la citation : lien entre les époques, caution et écran (De l'expérience, Paris : Gallimard, 1965).

André Gide : « Il est aussi naturel à celui qui emprunte à autrui sa pensée d'en cacher la source, qu'à celui qui retrouve en autrui sa pensée, de proclamer cette rencontre.
Les artistes les plus originaux ne sont pas nécessairement les plus incultes.
Si rare et si hardie que soit une pensée, il ne se peut qu'elle ne s'apparente à quelque autre ; plus vive et plus féconde est sa joie à se retrouver dans le passé des parents. » (Journal, Cuverville, juin 1927).

   Cette rencontre des pensées est une condition nécessaire à la fois de consistance et d’objectivité, et, surtout, découle du caractère social, intersubjectif, du langage. Souvent dans un texte se détache une formule qui fait mouche, que l'on a envie de noter d'abord puis de citer avec son contexte. La rencontre primaire d'une citation peut être l'occasion d'une retrouvaille secondaire avec une œuvre, voire avec un auteur, pour ceux qui ne sont pas " trop fiers pour s'instruire ". L'anti-citationnisme primaire qualifia la citation de " talonnettes de l'esprit  " ou d' " esprit des autres " (comme Dumas fils  avait pu dire des affaires que c'était " l'argent des autres ") :
Édouard Fournier, L'Esprit des autres, I, Paris : E. Dentu, 1861.

Cet esprit critique du principe de la citation serait bien mieux employé à vérifier les citations qui circulent, notamment sur des pages consacrées à des citations sur Internet (abc-citations.com, citations.com, dicocitations.com, dicocitations.lemonde, evene.lefigaro, citation-celebre.leparisien, proverbes-citations.com, bellescitations.com, etc.), soit que leur texte est souvent corrompu (mal transcrit, mal traduit quand il s'agit d'une citation d'origine étrangère), les guillemets absents ou mal placés, la citation mal découpée (ce qui transforme trop souvent une belle argumentation en affirmation brutale), la référence à la source incomplète ou totalement absente, soit encore que l'on attribue à l'un ce que l'autre écrivit...
« He that has but ever so little examined the citations of writers, cannot doubt how little credit the quotations [citations] deserve [méritent] when the originals are wanting [manquent] ; and consequently how much less quotations of quotations can be relied on [sont fiables]. » John Locke, Essai sur l’entendement humain, IV, xvi, § 11.
" The subject of quotation being introduced, Mr. [John] Wilkes censured it as pedantry. Johnson. ‘No, Sir, it is a good thing; there is a community of mind in it. Classical quotation is the parole of literary men all over the world.’ ". James Boswell [1740-1795], The Life of Samuel Johnson [1709-1784], 1791. J'aime cette " communauté d'esprit ".

Quotations

List of misquotations

HALTE AUX CITATIONS MAL ATTRIBUÉES !


Le comble de la falsification est cette pseudo-citation (à gauche) de Kant pour laquelle on trouve sur Internet deux prétendus originaux :
Die Intelligenz eines Individuums wird an der Menge an Unsicherheiten gemessen, die es aushalten kann.
Die Klugheit eines Menschen wird daran gemessen, wie viel Unsicherheiten er zu ertragen vermag.
Il s'agit en fait d'une phrase d'Olivier Houdé dans son Introduction à L'Intelligence (Paris : PUF, 2021, collection Que sais-je ?).


Les citations les plus colportées, et donc déformées, mal attribuées, mal ciselées, falsifiées, voire inventées, ne sont généralement pas les plus intéressantes pour l'histoire des idées, ce qui relativise la nuisance de ces misquotations. L'exigence d'une transcription correcte est généralement négligée ; copier correctement n'est pourtant pas à la portée du premier venu. On peut vouloir rectifier lorsque ces citations sont utilisées pour une propagande politique ou religieuse, et les compléter lorsqu'une belle argumentation est réduite à une simple affirmation.

Julien Green : « Il y aurait un chapitre à écrire, et même un petit livre, sur les citations inexactes. L'une des phrases les plus malmenées de la littérature française est certainement le " [Console-toi.] Tu ne me chercherais pas si tu ne m'avais trouvé ", de Pascal [Br 553 L 939]. Elle n'est pourtant pas compliquée, en apparence tout au moins, mais recopier exactement un texte est chose difficile. L'attention requise n'est presque jamais donnée toute entière. Souvent aussi, il y a de la part du lecteur un désir inconscient de s'approprier le texte qu'il a sous les yeux et de l'accommoder à sa façon, de le faire sien. On n'oserait dire qu'il veut l'améliorer, et c'est pourtant de cela qu'il s'agit. Dans le cas de la phrase que je cite plus haut, correctement, je l'espère, il y a une obscurité que des générations de lecteurs s'évertuent à dissiper en reproduisant ce texte avec des modifications qui l'alourdissent, non sans l'éclaircir, du reste. " Tu ne me chercherais pas si tu ne m'avais déjà trouvé ", écrit M. Stephen Valot dans son excellent livre sur Pascal. De même André Gide (Journal [1889-1939], éd Pléiade, p. 980). Un religieux, dom Bélorgey, insiste encore plus fortement : " Tu ne me chercherais pas ainsi, si tu ne m'avais déjà trouvé " (Pratique de l'Oraison mentale, I, p.55). Plus étonnant sous la plume de l'abbé Brémond, dans Âme religieuses : " ... si tu ne m'avais pas trouvé ", qui me paraît faible. Paul Valéry, sans citer littéralement la phrase en question, ne laisse pas de la modifier dans le sens que j'ai indiqué " Tu ne me lirais pas si tu ne m'avais déjà compris ! " (Morceaux choisis, p. 264.) Ces quelques exemples que je me suis amusé à noter prouvent, en tout cas, que la phrase de Pascal, dans sa rapidité saisissante, n'est pas immédiatement intelligible. Je la préfère telle qu'il nous l'a laissée, mais pour être aussi régulièrement mal citée, il faut qu'elle nécessite une explication, et cette explication, ce sont les lecteurs en apparence inattentifs qui nous la donnent. " Quand tout le monde a tort, tout le monde a raison ", dit (je crois) Mirabeau. Ce que je reproche à la pseudo-citation que l'on fait de la phrase de Pascal, c'st qu'elle est plus lente et, il faut le dire, un peu plate. Mais il arrive aussi que le lecteur améliore un texte obscur à quoi résiste sa mémoire. Le seul exemple qui me vienne à l'esprit n'est pas des meilleurs, parce que si le lecteur semble avoir raison sur un point de détail, il n'en sollicite pas moins le texte, qui est de Montaigne, et il fait du Montaigne. Je pense, en effet, au " mol oreiller du doute ", oreiller qu'il est inutile de chercher dans le passage en question [III, xiii] pour la bonne raison qu'il ne s'y trouve pas (1). On trouve un " mol chevet "
Folio 482 verso, ajout sur l'exemplaire de Bordeaux (1588) : " O que c'est un doux et mol chevet,
et sain, que l'ignorance et l'incuriosité, à reposer une teste bien faicte. "

qui, à mon sens, ne vaut pas le mol oreiller. Ici, le lecteur a fini par imposer sa version d'une phrase si célèbre qu'on ne se dérange plus guère pour la vérifier et dont l'ironie n'est plus sensible. Quant au doute, je gagerais qu'un autre mot qui lui ressemble l'a soufflé à l'oreille de l'inconscient faussaire ; " Que c'est un doux et mol chevet... " Voilà, me semble-t-il, la plume dont est fait ce mol oreiller que des générations de paresseux se passent les uns aux autres comme un objet vénérable qui dispense de réfléchir. »
Toute ma vie Journal intégral *** 1946-1950, 5 avril 1950, Paris : Bouquins éditions, 2021.
1. Oreiller est un hapax des Essais (III, iii, " un meschant oreiller de plume ").

Quelques exemples de citations mal ficelées :

Saint Paul : « Je ne fais pas le bien que je veux, et je fais le mal que je ne veux pas. »
Hannah Arendt, dans What is Freedom ?, attribua à tort la priorité de la découverte de ce conflit intérieur entre la raison et la volonté à Paul de Tarse, Romains, VII, 15-16,
15 Quod enim operor, non intellego; non enim, quod volo, hoc ago, sed quod odi, illud facio.
16 Si autem, quod nolo, illud facio, consentio legi quoniam bona.
Alors que la connaissance de ce conflit est attestée chez les Grecs anciens (Euripide, Médée, vers 1077-1080) et les Latins, dont le pré-chrétien Ovide (-43 / 17 ou 18), Métamorphoses, VII, 20 :
" Une force inconnue m’entraîne malgré moi ; l’amour me conseille ce que la raison me défend. La vertu se montre à mes yeux, je veux la suivre, et c’est au mal que je m’abandonne. " Sed trahit invitam nova vis, aliudque cupido, mens aliud suadet. Video meliora proboque, deteriora sequor. On est donc en présence d'un arc citationnel.

Homo homini lupus, l'homme est un loup pour l'homme : arc citationnel encore : l'originalité de cette formule de l'écrivain latin Plaute (Asinaria, 495 : Lupus est homo homini, non homo, quom, qualis sit, non gnovit), augmentée par Érasme, citée par Montaigne (Essais, III, 5 : homo homini ou Deus ou lupus), est attribuée à Thomas Hobbes qui la cite effectivement dans l'Epître dédicatoire du De Cive (Sur le citoyen) ;


Tabula rasa, expression latine désignant une tablette d'écriture vierge, est attribuée au philosophe grec Aristote sans donner les termes précis d'Aristote dans son De l'Âme (livre III, chapitre 4, 430a1 : γραμματείῳ ᾧ μηθὲν ἐνυπάρχει ἐντελεχείᾳ, écritoire (tablette) sur lequel rien n'est écrit). On a prétendu que Locke l'avait employée, alors que l'original anglais porte simplement : a white paper, une feuille blanche. Des phrases des Évangiles ou d'Augustin sont attribuées à Pascal ; il est en revanche plus difficile de savoir que " Le silence éternel de ces espaces infinis m'effraie " est la transposition d'un passage des Lettres de saint Jérôme : Infinita eremi vastitas te terret ?, La vaste étendue du désert t'épouvante-t-elle ?, Lettre XIV, 10, à Héliodore. Des phrases de Cicéron ou de Sénèque sont attribuées à Montaigne, des formules de Montaigne l'étant à Pascal ou à Descartes ;

Internet (twitter) ne retient que des affirmations là où il y avait argumentation, voire raisonnement. Exemple :

" André Lucas cite Montesquieu : "Ne touchez aux lois que d'une main tremblante !" et appelle le législateur à ne rien changer. "
Helvétius (1715-1771), : " L’absence totale de passions, s’il pouvait en exister, produirait en nous le parfait abrutissement, et qu’on approche d’autant plus de ce terme qu’on est moins passionné. Les passions sont en effet le feu céleste qui vivifie le monde moral : c’est aux passions que les sciences et les arts doivent leurs découvertes et l’âme son élévation. " De l'esprit, III, chapitre 8, souvent résumé en « Rien de grand ne se fait sans passion » ; pensée également présente chez Diderot, et anticipée chez Montaigne : " La plupart des belles actions de l'âme procèdent et ont besoin de cette impulsion des passions ", Essais, II, xii, page 567 de l'édition Villey, page 601 de l'édition Balsamo/Magnien en Pléiade).
Dans Anthropologie du point de vue pragmatique (§ 81), Kant résume la thèse d’Helvétius : « Rien de grand n’a jamais été accompli dans la monde sans violentes passions, et la Providence elle-même les a sagement implantées dans la nature humaine comme autant de ressorts ».
Cette pensée est souvent attribuée à tort à Hegel : " Rien de grand en ce monde ne s'est fait sans passion, aurait pu dire Nietzsche à la suite de Hegel. " (Dorian Astor, Pourquoi nous sommes nietzschéens, page 279).

La remarque du caractère arbitraire du signe linguistique est assignée à Ferdinand de Saussure, alors qu'on la trouve déjà chez Antiphon, Platon (Cratyle), Montaigne, Locke et Malebranche.

Une idée ancienne, explicitée par Gassendi, Leibniz (" il n'est pas plus vrai ni plus certain que je pense, qu'il n'est vrai et certain que je pense telle ou telle chose ", Remarques sur la partie générale des principes de Descartes), Schopenhauer (Le Monde..., Supplément au livre I, chapitre xix : " De même qu'il n'y a pas d'objet sans sujet, de même il n'y a pas de sujet sans objet, c'est-à-dire qu'il n'y a pas de connaissance sans quelque chose qui diffère du sujet qui le connaît "), et notée comme triviale par Nietzsche, « Toute conscience est conscience d'un objet » (fragment posthume, début 1873, 19[156]), est considérée par certains comme originale chez Franz Brentano, voire saluée comme une découverte de Husserl, ce que fit Jean-Paul Sartre.

« J'appelle intolérant par principe tout homme qui s'imagine qu'on ne peut être homme de bien sans croire tout ce qu'il croit et qui damne impitoyablement ceux qui ne pensent pas comme lui. »
Jean-Jacques Rousseau ». La suite, qui articule un raisonnement, est intéressante :
Jean-Jacques Rousseau, lettre à Voltaire, 18 août 1756.


Cela méritait bien une prolongation...


Sur la laïcité : J'ajoute contexte et référence de cette bien trop brève citation :
Victor Hugo : « Je veux l'enseignement religieux de l'Église, et non l'enseignement religieux d'un parti. Je le veux sincère et non hypocrite. (Bravo ! bravo !) Je le veux ayant pour but le Ciel et non la Terre. (Mouvement.) Je ne veux pas qu'une chaire envahisse l'autre ; je ne veux pas mêler le prêtre au professeur. Ou si je consens à ce mélange, moi législateur, je le surveille, j'ouvre sur les séminaires et sur les congrégations enseignantes l'œil de l'État, et, j'insiste, de l'État laïque, jaloux uniquement de sa grandeur et de son unité.
Jusqu'au jour, que j'appelle de tous mes vœux, où la liberté complète d'enseignement pourra être proclamée, et en commençant je vous ai dit à quelles conditions, jusqu'à ce jour-là, je veux l'enseignement de l'Église en dedans de l'Église et non dehors. Surtout je considère comme une dérision de faire surveiller, au nom de l'État, par le clergé l'enseignement du clergé. En un mot, je veux, je le répète, ce que voulaient nos pères, l'Église chez elle et l'État chez lui.  » (Assemblée nationale législative, 14 janvier 1850).

Journal de Gide :
« Pourquoi j'acquiesce à la Mythologie païenne, tandis que j'ai la mythologie chrétienne en horreur ? -- Parce que la mythologie païenne éclaire la pensée païenne, tandis que la mythologie chrétienne offusque la droite pensée du Christ. » (Éric Marty, « Considérations sur la mythologie. Croyance et assentiment », BAAG, n° 78-79, avril-juillet 1988).
Quand je fit remarquer à Éric Marty, qui avait alors "lu" le manuscrit, que celui-ci portait " divine pensée " et non "droite", sa réaction fut : " droite faisait protestant "...

« M. André Gide parle de son œuvre propre et de la condition de l'écrivain en plusieurs endroits de ses Nouvelles  pages de journal. Certains de ses propos rappellent diverses remarques déjà formulées par M. Georges Duhamel. D'autres sont plus spécialement gidiens. Celui-ci, par exemple :
" Je lis dans un article de [François] Mauriac, d'ailleurs fort bon et bien intentionné : « Gide a écrit, je crois, que si on l'avait empêché de faire des livres, il se serait tué. » Je n'ai jamais dit cela, et encore moins écrit. Mauriac l'a lu dans un journal, le répète dans un journal, et cette phrase prétentieusement absurde va, grâce aux journaux, être plus lue et commentée qu'aucun de mes livres, ainsi qu'il advient presque toujours des fausses citations qui, comme les monnaies, « chassent les bonnes ». "
  Ce scrupuleux souci du respect de la vérité, du respect de « sa » vérité pourrait-on dire, est une des caractéristiques de M. André Gide. C'est aussi, il faut bien le dire, un de ses plus grands charmes. »
Louis Le Sidaner (né en 1898 à Étaples - décédé en 1985), " Nouvelles Pages d'André Gide ", La Nouvelle Revue Critique, avril 1937, pages 153-154.


Sartre cite « Si Dieu n'existait pas, tout serait permis » comme étant de Dostoïevski ; la phrase de Dostoïevski, dans la troisième partie des Possédés, est bien différente, et se résumerait plutôt en « Si Dieu n'existe pas, je suis entièrement libre ». En 1899, Gide avait su citer correctement :
" Lettre à Angèle (VI), " Friedrich Nietzsche " ", 
in L'Ermitage, volume I, n˚1, janvier 1899.

De Descartes : " Ma troisième maxime était de tâcher toujours plutôt à me vaincre que la fortune, et à changer mes désirs que l’ordre du monde… " (Discours de la méthode, III),
Jean-Paul Sartre fit " À partir du moment où les possibilités que je considère ne sont pas rigoureusement engagées par mon action, je dois m'en désintéresser, parce qu'aucun Dieu, aucun dessein ne peut adapter le monde et ses possibles à ma volonté. Au fond, quand Descartes disait : " Se vaincre plutôt soi-même que le monde " il voulait dire la même chose : agir sans espoir. " (L'Existentialisme est un humanisme).

" La qualification morale ou juridique d'un acte n'est pas modifiée par le cours des événements ultérieurs. " (R. Aron : L'opium des intellectuels p 142).
D. L. sur facebook : " Car lorsque les bornes sont dépassées, il n'y a plus de limites ! (Pierre Dac) "
Épictète : " Une fois qu'on a dépassé la mesure, il n'y a plus de limite ". Manuel, XXXIX.
Montaigne : " Puis qu’on a franchi les barrières de l’impudence, il n’y a plus de bride " Essais, II, x.
François Ponsard (1814-1867) : " Quand la règle est franchie, il n'est plus de limite. ". L'Honneur et l'argent, III, 5.
Dac avait plagié.


Albert Einstein : « Le plus beau sentiment du monde, c'est le sens du mystère. Celui qui n'a jamais connu cette émotion, ses yeux sont fermés. » Piquée charcutée sur Internet, sans référence... En cherchant un peu, on trouve une version anglaise bien différente, et enfin l'original allemand :
“ The most beautiful thing we can experience is the mysterious. It is the source of all true art and science. He to whom the emotion is a stranger, who can no longer pause to wonder and stand wrapped in awe, is as good as dead — his eyes are closed. The insight into the mystery of life, coupled though it be with fear, has also given rise to religion. To know what is impenetrable to us really exists, manifesting itself as the highest wisdom and the most radiant beauty, which our dull faculties can comprehend only in their most primitive forms — this knowledge, this feeling is at the center of true religiousness. ”
Albert Einstein, in Mein Weltbild (1931), cité dans Introduction to Philosophy (1935) by George Thomas White Patrick and Frank Miller Chapman. 
" It is enough for me to contemplate the mystery of conscious life perpetuating itself through all eternity, to reflect upon the marvellous structure of the universe which we can dimly perceive, and to try humbly to comprehend even an infinitesimal part of the intelligence manifested in Nature. " As quoted in the Chicago Daily News by Charles H. Dennis. "
Original : " Das Schönste, was wir erleben können, ist das Geheimnisvolle. Es ist das Grundgefühl, das an der Wiege [berceau] von wahrer Kunst und Wissenschaft steht. Wer es nicht kennt und sich nicht mehr wundern, nicht mehr staunen kann, der ist sozusagen tot und sein Auge erloschen. Das Erlebnis des Geheimnisvollen – wenn auch mit Furcht gemischt – hat auch die Religion gezeugt. Das Wissen um die Existenz des für uns Undurchdringlichen, der Manifestationen tiefster Vernunft und leuchtendster Schönheit, die unserer Vernunft nur in ihren primitivsten Formen zugänglich sind, dies Wissen und Fühlen macht wahre Religiosität aus; in diesem Sinn und nur in diesem gehöre ich zu den tief religiösen Menschen. Einen Gott, der die Objekte seines Schaffens belohnt und bestraft, der überhaupt einen Willen hat nach Art desjenigen, den wir an uns selbst erleben, kann ich mir nicht einbilden. Auch ein Individuum, das seinen körperlichen Tod überdauert, mag und kann ich mir nicht denken; mögen schwache Seelen aus Angst oder lächerlichem Egoismus solche Gedanken nähren. Mir genügt das Mysterium der Ewigkeit des Lebens und das Bewußtsein und die Ahnung von dem wunderbaren Bau des Seienden sowie das ergebene Streben nach dem Begreifen eines noch so winzigen Teiles der in der Natur sich manifestierenden Vernunft. " Mein Weltbild, 1934, I, Wie ich die Welt sehe.]
" The source of all true art and science ". Plutôt : " C'est le sentiment fondamental sur lequel se tient le berceau de l'art et de la science véritables. " . Pour Aristote, la philosophie commençait avec l'étonnement. Une citation française d'Albert Einstein donnée entre guillemets qui y supprime le mot de science, il fallait le faire...

Il existe certes un mauvais usage de la citation, noté par La Bruyère et Chamfort : « Il y a des esprits, si je l'ose dire, inférieurs et subalternes, qui ne semblent faits que pour être le recueil, le registre, ou le magasin de toutes les productions des autres génies : ils sont plagiaires, traducteurs, compilateurs ; ils ne pensent point, ils disent ce que les auteurs ont pensé ; et comme le choix des pensées est invention, ils l'ont mauvais, peu juste, et qui les détermine plutôt à rapporter beaucoup de choses, que d'excellentes choses ; ils n'ont rien d'original et qui soit à eux ; ils ne savent que ce qu'ils ont appris, et ils n'apprennent que ce que tout le monde veut bien ignorer, une science aride, dénuée d'agrément et d'utilité, qui ne tombe point dans la conversation, qui est hors de commerce, semblable à une monnaie qui n'a point de cours : on est tout à la fois étonné de leur lecture et ennuyé de leur entretien ou de leurs ouvrages. Ce sont ceux que les grands et le vulgaire confondent avec les savants, et que les sages renvoient au pédantisme. » (Caractères, I, § 62).
« La plupart des faiseurs de recueils de vers ou de bons mots ressemblent à ceux qui mangent des cerises ou des huîtres, choisissant d'abord les meilleures et finissant par tout manger. »
Maximes et Pensées, " Caractères et Anecdotes " (1795).  Mais ce mauvaise usage ne saurait, comme en bien d'autres cas, discréditer le bon.
Voltaire : « Je n'aime point à citer ; c'est d'ordinaire une besogne épineuse ; on néglige ce qui précède et ce qui suit l'endroit qu'on cite, et on s'expose à mille querelles. Il faut pourtant que je cite Lactance, Père de l'Église, qui dans son chapitre XIII, De la colère de Dieu, fait parler ainsi Épicure : " Ou Dieu veut ôter le mal de ce monde, et ne le peut ou il le peut, et ne le veut pas ; ou il ne le peut, ni le veut ; ou enfin il le veut et le peut. S'il le veut, et ne le peut pas, c'est impuissance, ce qui est contraire à la nature de Dieu ; s'il le peut, et ne le veut pas, c'est méchanceté, et cela est non moins contraire à sa nature ; s'il ne le veut ni ne le peut, c'est à la fois méchanceté et impuissance ; s'il le veut et le peut (ce qui seul de ces partis convient à Dieu), d'où vient donc le mal sur la Terre ? ".
L'argument est pressant. »
Questions sur l'Encyclopédie, article " Bien, tout est bien ".

* * * * *

E / Le préjugé relevé et récusé par Hegel, « tout le monde est philosophe », fut colporté par ce phénomène sociologique et médiatique des cafés-philo parisiens, sorte de « mai 68 philosophique » (sans l’humour ni l’imagination, hélas !), qui vit quelques centaines de nouveaux Monsieur Jourdain (parfois aussi, de nouveaux Dupont-Lajoie), mâles et femelles, s’enticher de philosophie sans la connaître, et trop souvent, non toujours cependant, sans être disposés à faire l’effort de la travailler.

Repérer les frontières de l’ordre du sens après celles de la juridiction de la raison pure, c’est l’une des tâches critiques spécifiques de la philosophie ; or l’exigence de « donner du sens », hors de toute interrogation sur la pertinence de cette notion de sens lorsque l’on en détourne la signification ordinaire (interne à l’ensemble des significations des actes de l’existence humaine) en l’appliquant, de façon élargie, à la globalité de l’aventure humaine, au monde vivant terrestre, ou à l’Univers, écarte les parleurs des cafés, les bistrosophes, de la perspective philosophique qui commence notamment avec le refus nietzschéen du sens à tout prix ; faute de cette interrogation, ils restent contemplateurs des ombres dans la caverne platonicienne. Que la taverne philosophique ait matérialisé cette caverne n’est pas le moindre des paradoxes de l'expérience.

Ces lieux communs : « tout le monde fait de la philosophie », « la philosophie est à tout le monde », témoignent du refus d’aborder l’état de la discipline philosophique, dispositif complexe comportant de nombreux domaines, différentes écoles ou courants, évidemment autres que ceux de la Grèce antique. Le pape Jean-Paul II, dans l’encyclique Fides et ratio, affirmait que « tout homme est, d’une certaine manière, un philosophe » (III, § 40), que « l’homme est naturellement philosophe » (VI, § 64) ; l’ignorance pontificale de la philosophie se révéla lorsqu’il attribua à Platon la paternité, non de dialogues, mais de traités (Introduction, § 1).


F / Tempérer la démocratie

   L’approche confuse et globale négligeant écoles et domaines se conforte de son ignorance, selon le principe de Goya : « Le sommeil de la raison produit des monstres » (Caprices) ; il n’y a rien à apprendre, à étudier, puisque la philosophie « morte » ou « livresque » des auteurs et des professeurs ne recèle aucune valeur actuelle. Cf Éric Auzanneau et Claude Courouve, La Crise des cafés-philo, ou Le Danger de l’obscurantisme, Paris : 1997 (auto-édition) ; et la lecture critique qu'en fit David Sawadogo dans L’Incendiaire, n° 6, juin 1997).

   Il n’y aurait qu’à prendre la parole pour produire, bien au large des « références », de la philosophie enfin « vivante ». Les œuvres des bons auteurs sont ravalées, au nom de je ne sais quoi, au statut minable de « milliards de phrases » écrites par des « êtres morts depuis longtemps » et qui ne mériteraient, tout au plus, qu’un « détour » (Guy Coq, « La philosophie est à tout le monde », Esprit, n° 239, janvier 1998, pages 205-210). L’obscurantisme ou « ignorantisme militant » est décrit par Jean-Claude Milner comme « mépris des savoirs que l’on ne maîtrise pas au nom de sa propre absence de savoir » (De l’École, Paris : Seuil, 1984) ; il voudrait imposer la prévalence de l’utilité immédiate et de l’action/agitation sur la pensée ; la sinistre maxime, d’abord jésuite, puis totalitaire, « la fin justifiera les moyens » s’oppose alors au principe de Luther King, seul principe moral qui pourrait valoir en politique, « les moyens justifient la fin » et cautionne un débat informe par l’argument anti-intellectualiste d’une urgence de l’action politique contre « l’injustice sociale ». Principe moral formulé en 1963 par Martin Luther King (1929-1968) : « Les moyens que nous utilisons doivent être aussi purs que les buts que nous voulons atteindre. » (Révolution non-violente/Why we can’t wait, 1963, chapitre V).
   La confrontation de l’ordre culturel des œuvres avec celui juridique de l’égalité des droits, de la liberté d’opinion et de la justice sociale, fort dommageable sur le plan intellectuel, résulte d’une liberté exercée dans la Cité, aux risques des participants ; on se doit de répondre de manière informée et rationnelle à ceux qui contestent la nécessité d’un tel rappel à l’ordre. Le phénomène des cafés-philo pose la question de la rareté des lieux de discussion, de confrontation, ou de simple convivialité ; mais toute confrontation demande, pour un minimum de chances de succès, un cadre préalablement défini et structuré (tel le choix des amis (amiage) sur facebook). Le café-philo permit en tout cas, comme le remarqua Éric Auzanneau, d’appréhender l’obscurantisme – qui n’est pas la simple ignorance, mais bien plutôt une relation négative au savoir, une véritable épistémophobie – et de tester arguments et techniques propres à le réduire et éventuellement réutilisables dans le champ pédagogique, la question paresseuse « à quoi ça sert ? » étant une des plus fréquentes chez les lycéens et étudiants d'aujourd'hui.

  Selon Jean-François Robinet, une discussion peut être de caractère philosophique si elle est conduite par un philosophe cultivé et ouvert (L’Enseignement philosophique, mars-avril 1997) ; quelques conditions supplémentaires me semblent requises, qui introduisent des « variantes » par rapport au « débat-type » établi par Marc Sautet en 1992 :
- Que la discussion reste centrée sur les commencements de la philosophie : la critique de l’usage courant du langage, l’étonnement, le doute méthodique et la vérification, l’incrédulité, la relation au savoir ; ainsi l’approfondissement des uns pourra avoir une chance de cohabiter heureusement avec l’initiation des autres à la coupure platonicienne.- Que les participants disposent d’instruments parascolaires (dictionnaires, anthologies) leur offrant un tableau général de la discipline philosophique.- Certaines variantes ont été pratiquées : travail sur un texte choisi à l’avance, ou sur un thème annuel ; débats non publics où les participants sont cooptés, etc. Lorsque l’animateur est seul à connaître les complexités de l’univers philosophique, il focalise les préjugés sur les intellectuels, passe pour être « hors de la vie réelle », « perdu dans ses idées », « coupé de la société », et bien entendu « élitiste » ; cela va parfois jusqu’à la haine intellectuelle, qui n’a rien à envier à ses cousines, les haines religieuse, raciale, homophobique ou sociale.
   Lorsque les exigences philosophiques sont ignorées de tous, l’affaire tourne à la satisfaction quasi-générale, selon le principe de Sénèque le Jeune : « Examinez à loisir ce qu’ils font et ce qu’ils souffrent, vous verrez des actes si indignes de personnes d’honneur, d’hommes libres, d’esprits sains, que vous croiriez avoir affaire à une folie furieuse, si les fous n’étaient pas en si grand nombre. Leur multitude est la seule caution de leur bon sens » (Si cui intueri uacet, quae faciunt quaeque patiuntur, inueniet tam indecora honestis, tam indigna liberis, tam dissimilia sanis, ut nemo fuerit dubitaturus furere eos, si cum paucioribus furerent; nunc sanitatis patrocinium est insanientium turba ; cité par Augustin, La Cité de Dieu, VI, x, 1).
Dans Le Figaro du 9 septembre 1996, l’ancien ministre de la culture Philippe Douste-Blazy parla d’une « très forte demande de culture et de philosophie » mais peu avant, l’ancien Premier ministre Édouard Balladur se demanda publiquement à quoi servait la philosophie. L’ancien ministre de l’Éducation nationale, de la Recherche et de la Technologie Claude Allègre (né en 1937, ministre de juin 1997 à mars 2000) s’était dit incertain de l’utilité de cours de philosophie pédagogique : «  Les IUFM doivent être rénovés pour prendre un caractère beaucoup plus professionnel. Je ne pense pas que les cours de philosophie pédagogique soient la première des priorités. En revanche, dispenser des cours sur les solutions à apporter aux problèmes de la drogue et de la violence, sur la façon de se comporter dans un certain nombre de quartiers difficiles, sur les progrès de la cognition et les usages des nouvelles technologies, sur la manière d'enseigner la morale civique, tout cela me paraît beaucoup plus important que des élucubrations abstraites sur la pédagogie abstraite. » (Compte-rendu intégral du Sénat, séance du 30 novembre 1998).
Ce désir de philosophie en tant que « pratique intellectuelle exigeante et radicale » (Dalibor Frioux,  « Psychopathologie de la philosophie », L’Aventure humaine, n° 7, juin 1997), on peut en revanche l’espérer chez les 3 000 professeurs et 4 000 étudiants de cette discipline, car ils devraient savoir que « philosophie immédiate » est contradictio in adjecto, une contradiction entre les termes, que la médiation par les savoirs historique et scientifique, ainsi que la connaissance des grands textes, sont indispensables à l’étude de la philosophie, voire à l’éclosion du philosophe. Le grand public manifeste tout au plus la curiosité inspirée par un objet méconnu ; le café-philo est alors un divertissement,  une occasion de rencontres, parfois agréables, non un lieu de dialogue et de réflexion qui respecterait les exigences de la discipline – ou au moins amorcerait un tel respect (Jacques Bouveresse, La Demande philosophique. Que veut la philosophie et que peut-on vouloir d’elle ?, L’Éclat, 1996).

   Jacques Bouveresse, après Jacques Lacan, fit l’objet d’une exigence de compréhensibilité facile par tous, à la suite de sa leçon inaugurale au Collège de France.
La Recherche, n° 281, novembre 1995, page 5, éditorial non signé intitulé « Vulgariser la philosophie » :
   « La France est un des rares pays qui accorde un certain crédit à la philosophie. La présence de cette discipline au baccalauréat en témoigne, même si les sujets de réflexion proposés aux élèves et le type de réponse qu’on attend d’eux évoquent plutôt les exercices de rhétorique de la IIIe République.  L’intronisation de Jacques Bouveresse au Collège de France relève d’un autre rituel : répondant au vœu de Socrate, notre pays tient à entretenir un philosophe au Prytanée. C’est excellent. Mais on peut se demander si l’idée est vraiment aboutie. Car le philosophe grec ne concevait pas son art autrement qu’enraciné dans la Cité. Il parlait avec les gens. Or il faut bien l’admettre : le texte de la leçon inaugurale de Jacques Bouveresse, pourtant rédigé dans un style pur, dénué du jargon auquel nous ont habitués les Deleuze et Derrida, n’annonce pas une rencontre prochaine entre la philosophie et le peuple. Il est aussi opaque pour un scientifique même cultivé qu’un livre de mécanique quantique pour un paysan du bocage. Mais ne perdons pas espoir ! Il y a peut-être quelque chose à faire pour promouvoir l’esprit philosophique – qui vaut bien l’esprit scientifique. À La Recherche, nous ne désespérons pas de parvenir un jour à vulgariser la philosophie. ».
   Voir la réponse de Jacques Bouveresse dans La Demande philosophique, chapitre I, page 24. Je pense avoir répondu à l’argument qui identifiait l’exercice contemporain de la philosophie à l’activité de Socrate. Il n’y aurait qu’à prendre la parole pour produire, loin des « références », de la philosophie enfin « vivante ». Une philosophie (ou aussi bien une mathématique) compréhensible immédiatement par chacun serait sans consistance et d’apport intellectuel nul. Marc Sautet proclamait qu’il avait montré, contre la « corporation », que la philosophie est accessible à tous ; il commettait la faute logique de considérer comme démontré ce qui reste en question, à savoir : est-ce vraiment de la philosophie qu’élaboraient les parleurs des tavernes ? Avec cette entreprise dite de « démocratisation », le produit fini a-t-il conservé ses qualités essentielles ? Vient immanquablement à l’esprit la constatation d’André Gide : « La valeur spécifique et individuelle cède à je ne sais quelle valeur collective, qui n’a plus de valeur intellectuelle du tout. » (Journal, 13 août 1933 – Paris : Gallimard, collection " Bibliothèque de la Pléiade ").

G /  Marc Sautet, marxiste convaincu,...

... voulait faire jouer à la philosophie, dans les cafés et surtout dans son Cabinet de philosophie, le rôle historique de moyen de transformation du monde ; « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de diverses manières ; ce qui importe, c’est de le transformer » (Karl Marx, Thèses sur Feuerbach, 1845).

Luc Ferry (pas encore ministre) à « Bouillon de culture », France 2, 20 décembre 1996 : « J’ai mis cinq ans de ma vie à lire La Critique de la raison pure […] J’aurais envie que les gens comprennent bien que penser par soi-même c’est l’idéal, mais qu’il faut d’abord commencer par penser par autrui ».
Michel Onfray, initiateur en 2002 de l'Université populaire de Caen, commenta ainsi l'expérience des cafés philo : " Faire descendre la philosophie dans la rue (une entreprise qui me passionne, ne suppose pas de devoir la mettre sur le trottoir (un tropisme aussi détestable que de l'enfermer dans un tabernacle ou un reliquaire). La nécessaire Nuit du 4 août en philosophie ne doit pas passer par la surenchère de démagogie, car les têtes philosophiques au bout d'une pique ne suffisent pas à faire une révolution... Je ne veux choisir ni l'Université de Victor Cousin, ni le café philo de Marc Sautet qui constituent, à mon avis, deux impasses pour la discipline. Ni élitisme ; ni démagogie. [...] Laisser croire à un individu que, parce qu'il aura écouté, entendu, participé ou monopolisé le débat, il aura philosophé, voilà qui relève de la forfaiture ! La pratique de la philosophie suppose un apprentissage de la philosophie — exactement comme la pratique d'un instrument de musique ou d'une langue. " (Rendre la raison populaire, Paris : Editions Autrement, 2012 ; Flammarion, collection Librio, 2013)
Les parleurs des tavernes suggèrent une lecture ironique de L’Internationale d’Eugène Pottier (« Nous ne sommes rien, soyons tout ») ; ils  renvoyèrent à Marc Sautet, sous une forme caricaturale, le message pragmatique de John Rawls et de Richard Rorty : « la démocratie a priorité sur la philosophie » et celui, volontariste, de J.-M. Lévy-Leblond : « c’est la primauté accordée à la conscience qui développera la compétence ». Comment pourrait-on en ces lieux répandre l’instruction et favoriser « les progrès de la raison publique », selon le vœu de la Constitution de l’an I, article 22 ?
Marc Sautet au café des Phares, place de la Bastille, Paris
   
   Le civilisé ne se réduit pas au citoyen docile à la correction politique. Il est l’individu entretenant, à la différence du barbare qui vit sous le régime de la horde, de sa bande, de sa tribu ou de sa communauté, un rapport spécifique avec le passé et les œuvres de culture, comme le suggéra Pierre Kaufmann (1916-1995) dans Qu’est-ce qu’un civilisé ? (Paris : Atelier Alpha bleue, 1995 ; opuscule en quatre parties : culture et civilisation, normativité et barbarie, modèles architecturaux, l’éthique civilisatrice).

Jean-Philippe Catonné, " L'actualité de la philosophie morale ", Raison présente, n°127, 3e trimestre 1998.