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dimanche 21 avril 2024

DFHM : Ultramontain à uraniste en passant par Uranie — et Vaisseau à virer sa cuti en passant par Vice à la mode et Villette




UGOBER

Anagramme de bougre dans l’ouvrage de Beauchamp, 1722 ou 1728.

ULTRAMONTAIN, adj. et subs.

« Le commencement du mois de juin [1682] fut signalé par l’exil d’un grand nombre de personnes considérables accusée de débauches ultramontaines. Tous ces jeunes gens avaient poussé leurs débauches dans des excès horribles, et la Cour était devenue une petite Sodome. »
Louis François marquis de Sourches (1645-1716), Mémoires sur la fin du règne de Louis XIV.

« Au jeu d’amour, une gente donzelle
Voulut induire un cavalier romain ;
L’ultramontain, à son culte fidèle,
La refusait, et même avec dédain,
Quand pour lui plaire, elle tourna soudain
Ce qu’à Jupin, Ganimède réserve ;
Mais dans son goût,  malgré l’offre affermi,
Me fourrer là, dit-il, Dieu m’en préserve !
Je logerais trop près de l’ennemi. »
Jean-Baptiste Rousseau, Épigrammes, XXIII

« En réputation de préférer les plaisirs ultramontains, à ceux qu'il aurait pu prendre avec les Dames. »
Pierre de L'Estoile, Journal du règne de Henri III, 1587.
Édition Pierre Gosse, La Haye, 1744 (tome 2).


« Ultramontain : pédéraste, appelé ainsi à cause des vices hors nature attribués aux habitants de l’autre côté des montagnes alpines, l’Italie. »
Hector France, Dictionnaire de la langue verte, 1907, réédition Nigel Gauvin, 1990.

UNISEXUALITÉ

« L’unisexualité, tel est le dernier mot de cette dégradation de l’amour. Or, comme il ne se peut rien concevoir par l’entendement qui ne tende à se réaliser par le fait, l’unisexualité a pour expression pratique, chez tous les peuples, la PÉDÉRASTIE. »
Pierre Joseph Proudhon, Amour et mariage (1858), XIX.

Proudhon entendait pédérastie au sens de sodomisation, comme la plupart des médecins-légistes de l’époque, dont Tardieu, qu’il venait de lire.

« Les hommes qui ont séduit, corrompu, souillé les âmes et les vies de leurs semblables plus jeunes sont d’habitude des pervertis. Ils n’ont pas toujours été unisexuels. Ils ont plus de prise. Ils sont plus vicieux. L’unisexuel qui s’essaye à la bissexualité devient aussi corrompu que l’homme sexuel normal qui s’essaye à l’unisexualité : ils ont tous les vices, ceux qui leur reviennent et les autres. »
Marc-André Raffalovich, Archives d’Anthropologie Criminelle, mars 1894.

« Les femmes d’aujourd’hui s’intéressent beaucoup à l’unisexualité masculine. »
A. Raffalovich, « Quelques observations sur l’inversion », Archives d’Anthropologie Criminelle, n° 50, 15 mars 1894.

A. Raffalovich publia en 1896 l’ouvrage Uranisme et Unisexualité, puis trois séries de longs articles dans les AAC : « Annales de l’unisexualité » en 1897, « Chronique de l’unisexualité » en 1907 et 1909.

« L’unisexualité se ressemble chez les femmes comme chez les hommes ; l’inversion est une. »
Dr H. Legludic, Attentats aux mœurs, 1896.

UNISEXUEL(LE), adj. et subs.

Unisexuel et unisexué ont d’abord été appliqués aux végétaux et animaux n’ayant qu’un seul sexe. Puis Charles Fourier a parlé d’affection unisexuelle, de couples unisexuels et d’orgies unisexuelles. ; il a aussi utilisé les expressions amour ambigu et amour unisexuel :

« En amour, il y a ultragamie entre deux femmes saphiennes. Ce lien sort des attributions de l’amour qui comprennent les unions bisexuelles. Dans ce cas, les deux ressorts de l’amour engrènent dans la passion d’amitié ou affection unisexuelle. »
Charles Fourier, Œuvres complètes, Anthropos, 1967, t. IV, p. 367.

« De toutes nos relations, il n’en est pas de plus fausse que celle de l’amour ; on y a introduit une dissimulation si générale que nous ne pouvons plus lire les modernes du bon vieux temps ni les ouvrages anciens qui traitent de l’amour franchement, comme ceux de Plutarque, Virgile et autres […] À cette époque on admettait l’ambigu, l’amour unisexuel. Si les grands hommes de la Grèce revivaient aujourd’hui, ils seraient tous brûlés vifs. Solon, Lycurge, Agésilas, Épaminondas, Sappho, Jules César et Sévère seraient tous conduits à l’échafaud pour pédérastie ou saphisme. Ces même anciens méprisaient le trafic et le mensonge qui sont aujourd’hui en honneur, la banqueroute et l’agiotage qui sont devenus des usages aussi innocents qu’autrefois l’amour ambigu. »
Charles Fourier, Œuvres complètes, tome XI, vol. 4, pp. 219-220.

Les audaces de l’utopiste ont été sévèrement jugées par Proudhon :

« Je sais même que Fourier, qu’on n’accuse pourtant pas d’avoir eu des goûts socratiques, a étendu fort au delà des barrières accoutumées les relations amoureuses, et que ses spéculations sur l’analogie l’avaient conduit à sanctifier jusqu’aux conjonctions unisexuelles. »
Pierre-Joseph Proudhon, Avertissement aux propriétaires, 1841.

« Aussi l’amour unisexuel est-il susceptible d’inspirer une jalousie effrenée. »
Proudhon, Carnet n° 7, 1849.

« On me racontait hier que l’abbé de Lamennais pratiquait le culte d’Anacréon pour les petits garçons ; que même le vieux Barbet l’économiste lui avait servi d’amante. Une amante mâle de 60 ans !... Ce goût n’est pas rare aujourd’hui parmi les gens de lettres, les artistes et les grands. – On cite entr’autres, [Jean-Louis-Eugène] Lherminier [professeur au Collège de France], Germain Sarrut, et une foule que j’oublie. Nos mœurs tournent à la pédérastie, terme ordinaire, fatal, du développement érotique dans une nation. Quand la femme, prise d'abord pour organe de luxure, est devenue, par le raffinement de la volupté, un objet d'art, de l'art luxurieux, l'érotisme ne s'en tient pas là, il va jusqu'à l'affection unisexuelle. C'est logique. Qu'est-ce en effet que la volupté ? L'art de la masturbation, soit solitaire, soit à deux, de même ou de différent sexe. C’est bien ainsi que toutes nos notabilités de la politique, de la philosophie, du clergé, etc. entendent l’amour. […] Changarnier, Lamoricière, ont rapporté d’Afrique le goût des amours masculines. On assure que tous nos officiers et soldats qui tombent aux mains des Arabes passent tous par l’étrivière socratique. Courby de Cognord n’y aurait pas échappé. C’est même là une des causes des atrocités commises par nos troupes, notamment par le colonel Pélissier aux grottes de [le nom manque] .»
P. J. Proudhon, Carnet n° 8, année 1850.

Dans un pamphlet, le Dr Agrippa employait les expressions plaisir unisexuel, pratiques unisexuelles et amour unisexuel :

« Dans l’amour unisexuel, il y a une brutalité que ne s’accommode pas des soupirs et du dévouement délicat de l’amour honnête. »
La Première flétrissure, 1873.

Ce vocabulaire se retrouve dans le roman de Paul Bonnetain :

« Une demi-heure après, le crime irrémédiable était accompli ; l’ignorantin avait fait un nouvel élève à qui les monstrueux mystères des pratiques unisexuelles seraient désormais familiers. À jamais, il était détraqué, le petit malheureux qui souriait maintenant, l’œil humide de plaisir. »
Charlot s’amuse, 1883.

« Laissez passer la légion des solitaires, des unisexuels, des benjamites [cf Juges, XX] et des tribades. […] La chronique scandaleuse prétend que jamais ne fut si répandu le goût unisexuel, qu’il se propage singulièrement de par le monde, et que le bataillon de Lesbos, formé de recruteuses et d’entremetteuses, va grossissant chaque jour. »
Frédéric Loliée, Les Immoraux – Études physiologiques, Livre 2, VI-VII, 1891.

Digression sur le mot tribade :
Dictionnaire français... de Pierre Richelet, 1680 et 1706.

« D’autres croient que la similarité est une passion comparable à celle suscitée par la dissimilarité sexuelle. Hommes, ils aiment un homme ; mais ils affirment que s’ils étaient femmes, ils aimeraient une femme. Ce sont les unisexuels par excellence. Ce sont aussi les supérieurs, les plus intéressants. […] C’est une erreur de croire que les unisexuels, les invertis, se reconnaissent entre eux. C’est une de leurs vantardises, et qui a été fort répétée. Mais un de leurs sujets de conversation est justement de se demander si tel ou tel partage leurs goûts, leurs habitudes ou leurs tendances. Les efféminés se reconnaissent naturellement, mais on les reconnaît aussi aisément sans être efféminé soi-même. Mais la prudence, l’amour-propre, l’orgueil, le respect de soi-même, une affection profonde, mille sentiments empêchent un unisexuel de se livrer ainsi s’il n’est pas un débauché, ou très efféminé […] Les femmes d’aujourd’hui s’intéressent beaucoup à l’unisexualité masculine. On en parle beaucoup à présent ; les femmes sont très renseignées à ce sujet ; non seulement les femmes unisexuelles (qui sont toutes complices des hommes unisexuels à tous les degrés, du platonisme à l’abjection) mais aussi les femmes honnêtes. Les femmes n’ont pas peu contribué au sans-gêne de l’unisexualité masculine mondaine. Arrivées à un certain âge, les femmes qui ne s’attirent plus l’hommage des vrais hommes, s’entourent d’hommes unisexuels qui leur font la cour pour la galerie. »
André Raffalovich, « Quelques observations sur l’inversion », Archives d’Anthropologie Criminelle, n° 50, 15 mars 1894.

« Lorsqu’ils font semblant d’ignorer l’amour unisexuel ou de s’en indigner, les "gens honnêtes" mentent à dire d’expert. Cela fourmille au grand jour, sous le regard complaisant des sergots [agents de police] et de la foule. Maquillés, impudiques et frôleurs, vont et viennent les cynèdes en troupeau. Qui les désire n’a qu’un signe à faire pour en être obéi. »
Laurent Tailhade, La Touffe de sauge, édition de La Plume, 1901.

« Il y a un rapport constant entre la conduite et les principes des unisexuels et la conduite et les principes des hétéro-sexuels. Le relâchement des uns est le relâchement des autres. Sexuellement tous les hommes sont solidaires. »
André Raffalovich, « Les groupes uranistes à Paris et à Berlin », Archives d’Anthropologie Criminelle, n° 132, 15 décembre 1904.

« Quant au vice unisexuel masculin, quelques écrivains ont tenté de l’expliquer, sinon de l’excuser, chez les Grecs par la beauté même des hommes de l’Attique. »
B. de Villeneuve [Raoul Vèze], Le Baiser en Grèce, 1908.


« Puisque la législation barbare et injuste de certains États condamne avec sévérité les unisexuels, M. [Stuart] Merrill ne pense-t-il pas qu’il est du dernier intérêt de montrer qu’il a pu y avoir des hommes de génie parmi les  unisexuels ? Le prestige de ces hommes ne peut-il aider à défaire la barbarie et l’injustice des législations citées par M. Merrill ? Par quelle rage singulière MM. Les Humanitaires, chaque fois qu’un grand homme est donné comme unisexuel, s’efforcent-ils de dénier aux autres unisexuels le droit de le considérer comme un des leurs ? Si nous avions l’avantage de donner dans l’unisexualité, M. Merrill ou moi, la question ne nous serait pas indifférente. »
Guillaume Apollinaire, « Revue de la quinzaine », Mercure de France, tome 106, 16 décembre 1913.


Pris dans le livre de John Addington Symonds A Problem in Modern Ethics, 1891.


URANIE, VÉNUS URANIE, VÉNUS URANIENNE

Vénus Uranie est le nom francisé de l’Aphrodite Ourania, amour intellectuel (ou céleste) et pédérastique, en opposition à l’Aphrodite Pandémos, amour vulgaire (ou terrestre), bisexuel ou hétérosexuel ; cette distinction apparaît dans les Symposia [Banquets ou Beuveries] de Platon (180d-181) et deXénophon (viii, 9-10).

« Qui doute qu’il n’y ait deux Vénus ? L’une ancienne, fille du ciel, et qui n’a point de mère : nous la nommons Vénus Uranie ; l’autre plus moderne, fille de Jupiter et de Dioné [compagne de Zeus, forme locale de la Terre-Mère] : nous l’appelons Vénus populaire. Il s’ensuit que de deux Amours, qui sont les ministres de ces deux Vénus, il faut nommer l’un céleste, et l’autre populaire. ».
Jean Racine, traduction du Banquet de Platon, dans Œuvres complètes, tome II, Paris : Gallimard, 1952, collecton " Bibliothèque de la Pléiade "..

L’abbé François-Marie Coger, dans son Dictionnaire anti-philosophique pour servir de commentaire et de correctif au Dictionnaire philosophique (Avignon : Veuve Girard et François Seguin, 1767), écrivait : « Les Anciens ont connu deux sortes d'amour, le premier fils de Vénus Uranie, c’est-à-dire céleste ; le second engendré par Vénus terrestre... 



Aussi Chateaubriand, dans Génie du christianisme : « Ce qu’il y avait de plus sublime et de plus doux dans la fable [antique] possédait la virginité ; on la donnait à Vénus-Uranie et à Minerve, déesses du génie et de la sagesse ; l’Amitié était une adolescente. » Première partie « Dogmes et doctrines », livre I « Mystères et sacrements », chapitre ix, « Sur le sacrement d’ordre ».À leur suite, le Complément du Dictionnaire de l’Académie française (1842) définissait ainsi Uranie : « Nom de Vénus comme déesse de l’amour pur. »

« {…] ces Orientaux dont parle Julius Firmicus [Lib. De Errore prof. Relig] lesquels consacraient, les uns à la déesse de Phrygie, les autres à Vénus Uranie, des prêtres qui s’habillaient en femmes, qui affectaient d’avoir un visage efféminé, qui se fardaient. »
Joseph-François Lafitau (1681-1740), Mœurs des sauvages américains comparées aux mœurs des premiers temps, tome 1, 1724.

« L’amour des hommes, dit-il, est en lui-même un sentiment pur, noble, divin. C’est l’amour des âmes. C’est un présent de Vénus Uranie. »
Dupin, La Prusse galante ou Voyage d’un jeune homme à Berlin, 12e journée, 1800.

« Carthage où l’on adore Vénus-Uranie [d’après Salvien, Du gouvernement de Dieu, VII]. »
Alfred de Vigny, Journal d’un poète, 16 juin 1837.

« Apollonius. La connais-tu la Vénus uranienne, qui brille sous son arc d' étoiles ? T' a-t-on dit les mystères de l' Aphrodite prévoyante ? As-tu jamais palpé la poitrine sèche de la Vénus barbue, ou médité les colères d' Astarté furieuse ? N' aie souci, j' arracherai leurs voiles, je briserai leurs armures ; avec moi tu marcheras d' un pied robuste sur la crête de leurs temples, et nous atteindrons ensemble jusqu' à la mystérieuse et l' inaltérable, jusqu' à celle des maîtres, des héros et des purs, la Vénus apostrophienne, qui détourne les passions et tue la chair. »
Gustave Flaubert, La Tentation de saint Antoine, 1849.

« Socrate veut prouver (dit-il dans le Banquet de Xénophon) que l’amour de l’âme l’emporte de beaucoup sur l’amour du corps. Néanmoins, en établissant la différence entre la Vénus Uranie et la Vénus Pandème, il admet comme un usage établi qu’un garçon ait commerce avec un homme. »
Audé [O.-J. Delepierre], Dissertation sur les idées morales des Grecs et sur le danger de lire Platon, 1879.

« M. André Gide est pédéraste. Ce n'est pas le diffamer que de le dire, il s'en fait gloire. Il a écrit un petit livre (Corydon) pour s'en flatter et défendre l'uranie, et un gros bouquin (Si le grain ne meurt...) pour s'en confesser.
Je ne le lui reproche pas. Je m'en moque éperdument. Chacun prend son plaisir où il le trouve. Il me semble seulement aussi puéril d'avouer et de proclamer le goût qu'on a pour les jeunes gens qu'il me parait déplacé d'ouïr les confidences d'un érotomane déclarant n'aimer que les dames à gros derrière ou les jeunes filles aux seins inexistants.
Ce n'est pas du non-conformisme. C'est de l'exhibitionnisme... Une triste manie, sans plus.
Cependant, voici un article du réquisitoire d'André Gide contre l'U.R.S.S. (note au bas de la page 63) qu'il vient de publier et par lequel il accède pour la première fois, à soixante et un ans, aux gros tirages : " Que penser, au point de vue marxiste (sic) de celle (la loi) plus ancienne contre les homosexuels qui, les assimilant à des contre-révolutionnaires (car le non-conformisme est poursuivi jusque dans les questions sexuelles) les condamne à la déportation pour cinq ans, avec renouvellement de peine s'ils ne se trouvent pas amendés par l'exil ? "
On a le droit et peut-être le devoir de penser que ces dispositions sont bien rigoureuses. Mais on ne peut pas sous-estimer le poids dont elles ont pesé, au trébuchet de M. Gide, et la mesure dans laquelle elles ont aidé à sa déception.
Passons. Au sens propre du mot, M. André Gide est un pauvre bougre. »
" Un pauvre bougre : André Gide " Le Merle blanc siffle et persifle le samedi, N° 140, 5 décembre 1936, page 1.

URANIEN, adj. et subs., URNIEN, adj.

« Apollonius. La connais-tu la Vénus uranienne, qui brille sous son arc d' étoiles ? T' a-t-on dit les mystères de l' Aphrodite prévoyante ? As-tu jamais palpé la poitrine sèche de la Vénus barbue, ou médité les colères d' Astarté furieuse ? N' aie souci, j' arracherai leurs voiles, je briserai leurs armures ; avec moi tu marcheras d' un pied robuste sur la crête de leurs temples, et nous atteindrons ensemble jusqu' à la mystérieuse et l' inaltérable, jusqu' à celle des maîtres, des héros et des purs, la Vénus apostrophienne, qui détourne les passions et tue la chair. »
Gustave Flaubert, La Tentation de saint Antoine, 1849.

« C’est toute une révolution sociale que M. Marx [Heinrich Marx] propose. Il veut que la loi, après avoir créé le genre Urnien, garantisse à l’Urning un état social équivalent à celui de la jeune fille et de la femme […] il fonde une société pour la défense des intérêts Urniens. »
François Carlier, La Prostitution antiphysique, 1887.

Edward Carpenter, " L'amour homogénique et sa place dans une société libre ",
La société nouvelle, 1896



« L’auteur [Magnus Hirschfeld] connaît les milieux spéciaux d’uraniens qu’il décrit et consacre de nombreux passages aux réunions d’homosexuels, notamment au Club Lohengren, à la Société des monistes et à la société des Platoniques qui ont un caractère plus littéraire et aux cabarets fréquentés spécialement par des uraniens. […] Le conseiller, Dr Necke, évalue à plus de vingt le nombre des tavernes uraniennes à Berlin. […] C’est par certains propriétaires de locaux fréquentés par les uraniens, mais pas exclusivement par eux, que sont organisés, surtout durant le semestre d’hiver, ces grands bals d’uraniens qui tant par leur cachet spécial que par leur extension, constituent une spécialité de Berlin. »
« Les Homosexuels de Berlin – Le troisième sexe, par le Dr Magnus Hirschfeld », Revue de Droit pénal et de criminologie, 1908

Dans Corydon, IV, André Gide évoque les « périodes uraniennes » de l’histoire : « nullement des périodes de décadence »

Pierre Lièvre a parlé du « caractère uranien » de L’Immoraliste, et proclamé que lui était étrangère une « œuvre à tendance uranienne »
« André Gide », Le Divan, n° 131, juillet-août 1927.


URANISME

De l’allemand Uranismus, néologisme dû au magistrat K. H. Ulrichs, par référence à l’Aphrodite Ourania de Platon (Banquet, 180-181). Ulrichs fut suivi par Heinrich Marx, auteur en 1875 d’une brochure intitulée Urningsliebe [L’Amour de l’uraniste]. Les termes de cette famille sont associés à une réévaluation positive de l’homosexualité.

Marc Raffalovich a entendu par uranisme l’inversion sexuelle congénitale masculine (Archives d’Anthropologie Criminelle, n° 55, 15  janvier 1895) ; il publia en 1896 l’ouvrage Uranisme et unisexualité.

"Le mot Adelphisme serait plus juste et moins médical d'aspect qu'Uranisme, malgré son exacte étymologie sidérale."
Alfred Jarry, Les Jours et les nuits, II, 1, 1897.

« Pour pouvoir juger l’uranisme il faut l’examiner – tout comme l’hétérosexualité – neutralement ; le considérer comme une expression de la sexualité. On oublie et on a toujours oublié que pour juger de la situation sociale de l’uraniste, une morale sexuelle préfixée doit fatalement induire en erreur.
La période d’indifférence sexuelle, aussi bien que le fait qu’un individu qui a toujours été hétérosexuel acquiert parfois, sous l’influence du milieu, des penchants homosexuels qui disparaissent aussitôt que les circonstances sont favorables à la manifestation hétérosexuelle, prouvent que l’uranisme n’est pas une anomalie. »
Dr A. Alétrino, « La situation sociale de l’uraniste », Compte-rendu des travaux de la 5e session, Congrès international d’Anthopologie criminelle, Amsterdam, septembre 1901.

Selon le principal contradicteur d’Alétrino, J. Crocq,

« L’uranisme n’existe pas sans désir charnel, mais il se complique fréquemment d’amour cérébral ; l’amour cérébral est même très souvent le point de départ de l’uranisme. Mais l’uranisme ne naît que le jour où le désir sexuel paraît. »
Dr J. Crocq, « La situation sociale de l’uraniste », Compte-rendu des travaux de la 5e session, Congrès international d’Anthopologie criminelle, Amsterdam, septembre 1901. Article reproduit dans le Journal de Neurologie, 1901, pp. 591-596, et dans le Bulletin de la Société de Médecine d’Anvers, août 1901, pp. 116-122.

Pour un autre participant, M. Ferri,

« L’uranisme est encore un symptôme de la crise sociale qui marque toujours la transition d’une époque à une autre et qui maintenant se manifeste par exemple dans la répulsion psychologique que plusieurs gens ont pour le mariage, lequel du reste pour certaines classes sociales ne peut s’effectuer pour des raisons économiques que longtemps après la puberté. L’uranisme n’est qu’un autre reflet de cette crise morale et sociale que nous traversons et dont il faut aider la société à sortir. »

Ce à quoi M. Steinmetz avait répondu en anthropologue :

À notre époque on parle beaucoup d’uranisme, de suite M. Ferri fait la généralisation : aux époques de crise l’uranisme fait des progrès. C’est une induction un peu rapide ! Certainement le savant italien n’avait pas présente à l’esprit la statistique ethnographique assez riche de M. R. Burton dans les notes de sa belle traduction des Mille et une Nuits [The Book of the Thousand Nights, 1886], que je pourrais enrichir beaucoup moi-même. L’uranisme se trouve chez des peuples primitifs d’Amérique, d’Asie et d’Afrique, chez les anciens Perses et chez les Afgans modernes. Rien n’indique que ces peuples se trouvent dans des crises sociales. »

Remy de Gourmont fit un grand usage de ce terme dans son article de 1907 :


Léon Bocquet, appréciation sur Georges Eekhoud :
« Georges Eekhoud est le poète épique de la paysannerie pail­larde et de la gouaperie des faubourgs, des plèbes attirées de corps et d'âme vers la terre et la boue. Il est le défenseur et l'admirateur des réfractaires et des révoltés. Son anarchisme éro­tique n'est point d'ailleurs complaisance délibérée aux perversités, ni dévergondage d'esprit calculé, mais bien plutôt un sensualisme impérieux et instinctif, analogue à celui des hétérodoxes et éroto­manes dont il a conté l'histoire dans ce livre admirable d'érudition folkloriste : Les Libertins d' Anvers. L'uranisme, sous sa plume, devient art et mysticisme. Il lui sera beaucoup pardonné parce qu'une large sincérité dicte ses audaces.  »
La Société nouvelle —  Revue internationale — Sociologie, arts, sciences, lettres, 19e année, janvier 1914.

Plusieurs textes avaient mis en œuvre une argumentation dont on retrouve une bonne part dans les quatre dialogues de Corydon. Dans ces dialogues, uranisme et uraniste sont fréquents ; la traduction américaine de Hugh Gibb les avait rendus par homosexual et homosexuality, modernisant ainsi considérablement le texte de Gide.

« Remarquez je vous prie que Schopenhauer et Platon ont compris qu'ils devaient, dans leurs théories, tenir compte de l'uranisme ; ils ne pouvaient faire autrement. Platon lui fait, même, la part si belle que je comprends que vous en soyez alarmé. » (Corydon, Deuxième dialogue, II)

« Je reconnais avec vous que, après tout, la question de l'uranisme n'a pas, en elle-même, une grande importance ; mais je crois qu'après lecture de mes Mémoires vous reconnaîtrez que, pour moi, elle put en avoir une capitale, et que, du même coup, vous vous expliquerez mieux ce besoin de justification qui vous gêne dans mes écrits. Car ce n'est pas le fait d'être uraniste qui importe, mais bien d'avoir établi sa vie, d'abord, comme si on ne l'était pas. C'est là ce qui contraint à la dissimulation, à la ruse, et... à l'art. » (André Gide, lettre à André Rouveyre, 22 novembre 1924).

« Il ne se faisait pas sur la pédérastie une idée bien précise, avait besoin d’explications. L’entretien fut atrocement pénible. Ce n'est pas seulement à l'uranisme que Charlie [Du Bos] ne comprenait rien ; c'est à la vie. »
André Gide, Ainsi soit-il, 1951.

Le Manuel alphabétique de psychiatrie contenait dans sa 5e édition (PUF, 1975) un article intitulé « INVERSION SEXUELLE (URANISME, SAPHISME » ; par « uranisme classique », le Dr Bardenat semblait entendre l’homosexualité masculine associée à l’efféminement. Pour d’autres médecins, uranisme désigne plutôt l’homosexualité masculine en général :

« Quant à l’homosexualité, qu’elle soit lesbianisme ou uranisme, source possible de liens affectifs respectables, elle n’obéit pas cependant aux règles biologiques les plus élémentaires. »
M. Nicoli & B. Cviklinski, « La sexologie traverse aujourd’hui une crise conceptuelle », Quotidien du médecin, 7 novembre 1978.

Le Grand Robert de 1985 définissait uranisme par « homosexualité masculine ; les éléments de congénitalité, d’hermaphrodisme somato-psychique selon Ulrichs et de revendication militante néo-platonicienne sont oubliés, dans une progression assez fréquente du sens particulier au sens général.

« Signalons que le terme d' "uranisme" désigne l'homosexualité masculine et que Gide semble l'utiliser comme synonyme d' "homosexualité masculine", alors qu'il est généralement employé pour des hommes refusant tout comportement et toute occupation virils et se conduisant comme des femmes. » (Alain Goulet, Les Corydon d'André Gide, Paris : Orizons, 2014, II, 2., page 100).


URANISTE

De l’allemand Urning, néologisme dû au magistrat K. H. Ulrichs, par référence à l’Aphrodite Ourania de Platon (Banquet, 180-181). Ulrichs fut suivi par Heinrich Marx, auteur en 1875 d’une brochure intitulée UrningsliebeL’Amour de l’uraniste. La transposition en français se fit avec la traduction de Moll :

« Il est probable qu’une modification des dispositions pénales aurait pour effet d’améliorer la situation sociale des uranistes. »
Les perversions de l’instinct génital, 1893.

« L’éducation de l’uraniste est un devoir ; ce sera bientôt une nécessité. Si nous nous appliquons à découvrir l’uraniste enfant et à le perfectionner et à l’améliorer, si nous lui facilitons la continence, la chasteté, le sérieux, les devoirs, nous nous trouverons en face d’une classe nouvelle, apte au célibat, au travail, à la religion – puisque la réalisation de leurs désirs n’est pas de ce monde. »
Raffalovich, « L’uranisme (inversion sexuelle congénitale) », Archives d’Anthropologie Criminelle, n° 55, 15  janvier 1895.

Pour le Dr Saint-Paul, uraniste était synonyme d’inverti congénital, conformément à la théorie du troisième sexe d’Ulrichs. Le mot a rapidement diffusé hors des milieux médicaux :

« M. Oscar Wilde est maintenant torturé pour avoir été un uraniste, un hellénique, un homosexuel, comme vous voudrez. »
Alfred Douglas, « Une introduction à mes poèmes, avec quelques considérations sur l’affaire Oscar Wilde », Revue Blanche, 15 juin 1896.

" Ce n'est pas le fait d'être uraniste qui importe, mais bien d'avoir établi sa vie, d'abord, comme si on ne l'était pas. C'est là ce qui contraint à la dissimulation, à la ruse, et... à l'art. " (André Gide, lettre à André Rouveyre, 22 novembre 1924).

Dans les milieux médicaux, le sens s’est dilué :

« Uraniste. Syn. Homosexuel. Nom sous lequel on désigne, en médecine légale, les individus qui présentent une inversion de l’instinct sexuel, bien que leurs organes génitaux soient normalement conformés. »
Garnier & Delamare, Dictionnaire des termes techniques de médecine, 1900.

Le mot a occupé une large place dans la grande polémique de 1901, lors du Congrès international d’anthropologie criminelle :

« Malgré les autres noms qu’on a essayé de faire adopter, celui de « Urning », gracieusement transformé par les Français en « Uraniste », s’est maintenu, et sert encore à désigner une classe déterminée d’hommes chez lesquels existe cette particularité que le sexe propre a plus d’attraction sur eux que le sexe opposé. En classant les hommes d’après leur manifestation sexuelle, les Uranistes forment une classe distincte. Il ne faut donc pas les confondre avec les sadistes, les masochistes, les nécrophiles, les fétichistes, les flagellants et les efféminés, qui tous sont des personnes présentant des anomalies sexuelles. […] En parlant ici d’Uranistes, j’ai avant tout en vue les hommes qui, comme hommes, se sentent attirés vers d’autres hommes, sans me demander si ces derniers se sentent plus, autant, ou un peu moins virils qu’eux. Par conséquent j’écarte tous les efféminés, aussi bien les efféminés proprement dits que que ceux qui le sont devenus par perversion, par l’influence de l’exemple ou par dépravation. »
Dr A. Alétrino, « La situation sociale de l’uraniste », Compte-rendu des travaux de la 5e session, Congrès international d’Anthopologie criminelle, Amsterdam, septembre 1901. André Gide lui aussi écartera les efféminés.

« Il y a entre l’attraction homosexuelle de l’homme normal et l’attraction homosexuelle de l’uraniste la différence qu’il y a entre la communion d’idées, l’amitié, l’affection même et le désir, la différence qu’il y a entre l’amour fraternel et l’amour conjugal. »
Dr J. Crocq, « La situation sociale de l’uraniste », Compte-rendu des travaux de la 5e session, Congrès international d’Anthopologie criminelle, Amsterdam, septembre 1901. Article reproduit dans le Journal de Neurologie, 1901, pp. 591-596, et dans le Bulletin de la Société de Médecine d’Anvers, août 1901, pages 116-122.

« Pour un médecin, un … uraniste est un malade. Pour un poète aussi délicat que le créateur de Michel, c’est un … convalescent. »
Rachilde, « L’Immoraliste, par André Gide », Mercure de France, n° 151, juillet 1902.

Dans les années 1904-1905, l’écrivain Raffalovich décrivit les « groupes uranistes à Paris et à Berlin », et même un « syndicat des uranistes ».

Archives d'anthropologie criminelle, 15 décembre 1904.



« L'uraniste est une variété normale de l'homo sapiens»
A. Alétrino, "Uranisme et dégénérescence", Archives d’Anthropologie Criminelle, 1908.


Dans Corydon, écrit entre 1909 et 1918, uranisme et uraniste sont employés fréquemment ; mais on ne les trouve pas chez Proust.

« Je ne prétends pas que tous les uranistes le soient [bien portants et virils] ; l'homosexualité, tout de même que l'hétérosexualité, a ses dégénérés, ses viciés et ses malades [...] mon livre traitera de l'uranisme bien portant ou, comme vous disiez tout à l'heure : de la pédérastie normale. » (Corydon, Premier dialogue, III)

« Calmez-vous ! calmez-vous ! votre uraniste est un grand inventeur. » (Corydon, Deuxième dialogue, I)

Robert de Saint Jean : « Dans ses romans [ceux de François Mauriac] aucun personnage important n'est uraniste ; à peine quelques silhouettes à peine esquissées çà et là. »
Passé pas mort, III " En revenant de la revue ", Paris : Grasset, 1983.

USAGE DES GARÇONS

« Un jeune abbé dissolu qui, pour s’égayer, avait parlé dans sa diatribe des filles de joie de Babylone, de l’usage des garçons, de l’inceste, et de la bestialité. »
Voltaire, La Défense de mon oncle [1767], Avertissement.

* * * * *

VAGIN MASCULIN
Alfred Delvau, Dictionnaire érotique moderne..., 1864.
Plaute, L'Imposteur, acte IV, scène 7 : " BALLION à HARPAX : La nuit, quand le militaire était de service, allais-tu avec lui ? son épée entrait-elle bien dans ton fourreau ? "

VAISSEAU

« La pédérastie est dans les habitudes des forçats. Au bagne, on appelle vaisseau le pédéraste et frégate son complice. »
Revue pénitenciaire et des institutions préventives, octobre-décembre 1846, page 493.

VARIANTE, VARIATION

Naecke, 1904, 1909 ; Sigmund Freud, vers 1924.

VAUTRIN

D’après le nom du personnage des romans d’Honoré de Balzac.

« Bichon : Petit jeune homme qui joue le rôle de Téhodore Calvi auprès de n’importe quels Vautrins. »
Alfred Delvau, 1866.

VÉNUS

« L’une et l’autre Vénus »
Lettre de Guez de Balzac sur Nicolas Vauquelin des Yveteaux (1567-1649) qui pratiquait « L’une et l’autre Vénus »
Sonnet de François Ogier à propos de Vauquelin des Yveteaux : « Un sérail qui comprend l’une et l’autre Vénus [...] des valets, mais infâmes. » (Réponse au sonnet XIII).

VÉNUS URANIE cf URANIE

VEUVES

« Allée des Veuves : guinguettes inféodées à la secte dominatrice des sodomites.
Veuve était, dans la langue imagée des sodomites, le synonyme de patient, avec le sens du mot latin patiens. »
Paul Lacroix (1808-1884), cité par Pisanus Fraxi [Henry Spencer Ashbee], Centuria librorum absconditorum, London, privately printed, 1879.

« Allée des Veuves, s ; f. : Avenue qui se trouve dans les Champs-Elysées. Ancien lieu de rendez-vous [parisien] de Messieurs et Mesdames les pédérastes. Aujourd’hui, ils et elles se rencontrent partout. »
J. Ch.x, Le Petit Citateur, 1881..

VICE À LA MODE

« L’hypocrisie est un vice à la mode, et tous les vices à la mode passent pour vertus. »
Molière, Dom Juan, V, 2, Dom Juan à Sganarelle.

De Madame, princesse Palatine, belle-sœur de Louis XIV : « Quand on a raconté à Mme Cornuel la vie dévergondée des dames du faubourg (car on les appellent ainsi pace qu’elles habitent toutes au faubourg St Germain), elle a dit : "Mon Dieu, ne les blâmez pas, vous verrez que c’est une mission qu’on aura envoyée là, pour ramener les jeunes hommes du vice à la mode". Cette dame a maintenant 87 ans. »
Lettre à Sophie de Hanovre, 1er février 1693.

« Ce vice, qui s’appelait autrefois le beau vice, parce qu’il n’était affecté qu’aux grands seigneurs, aux gens d’esprit ou aux Adonis, est devenu si à la mode qu’il n’est pas aujourd’hui d’ordre de l’État depuis les ducs jusqu’aux laquais et au peuple qui n’en soit infecté. Le commissaire Foucault, mort depuis peu, était chargé de cette partie et montrait à ses amis un gros livre où étaient inscrits tous les noms de pédérastes notés à la police ; il prétendait qu’il y en avait à Paris presque autant que de filles, c’est-à-dire environ 40 000. »
Mémoires secrets …, 13 octobre 1783.

VICE DE NON-CONFORMITÉ

« […] un certain vice de non-conformité dont on l’accusait [Cambacérès]. Vice qui, du reste, est fort ancien en France. »
Aubriet, Vie de Cambacérès, 1824.

VICE GREC

« Pendant deux siècles [VIIe-VIe] nous avons vu les deux institutions qui forment le corps humain, l'orchestrique et la gymnastique, naître, se développer, se propager autour de leurs points de départ, se répandre dans tout le monde grec, fournir l'instrument de la guerre, la décoration du culte, l'ère de la chronologie, offrir la perfection corporelle comme principal but à la vie humaine, et pousser jusqu'au vice (1) l'admiration de la forme accomplie.
(1) Le vice grec, inconnu au temps d'Homère, commence, selon toutes les vraisemblances, avec l'institution des gymnases. Cf Becker, Chariclès (Excursus).
Hippolyte Taine, Philosophie de l'art en Grèce, Paris : Germer Baillière, 1869, III " Les institutions ", ii " La gymnastique ".  »

VICE ITALIEN

« À l’exemple de la plupart des jeunes Français, il [le comte de Guiche] avait compromis sa santé par la pratique du vice italien et particulièrement au service des plaisirs de Monsieur. Mais il m’a été assuré, d’autre part, que le duc de Nevers [neveu de Mazarin] avait été le premier à corrompre Monsieur [frère de Louis XIV], lequel était un prince d’une grande beauté. Aussi la reine-mère avait-elle éloigné Monsieur du duc de Nevers, que l’on accusait d’avoir importé en France la mode du vice italien
Primi Visconti, Mémoires sur la Cour de Louis XIV, 1908 [1673].

VICE PHILANDRIQUE

« mon éloignement extrême pour le vice philandrique [régnant dans l’école janséniste de Bicêtre]. »
Restif de la Bretonne, Monsieur Nicolas, seconde époque.

VICE SOCRATIQUE

" Les Anglais pratiquent, en grand, le vice socratique. "
Carrefour, 16 juin 1965.

VILLETTE

À cause de l’homosexualité supposée du marquis Charles Michel de Villette.(1736-1793).

« Mad. Durut : si j'étais un aussi joli garçon que vous, je ne me contenterais pas de tourner la tête aux femmes, je voudrais m'amuser encore à me faire lancer par tous les Villettes du Royaume. »
Andréa de Nerciat, Les Aphrodites, 1ère partie, quatrième fragment, Lampsaque : 1793.
« […] jour de solennité le Jeudi, en l'honneur de Jupiter, le Villette de l’Olympe, comme tout le monde le sait. »
Andréa de Nerciat, Les Aphrodites, 2e partie, premier fragment "L'Œil du maître", Lampsaque : 1793.

VIRER SA CUTI

Changer d’opinions en général, et spécialement « devenir homosexuel » (Grand Robert 1985), ou hétérosexuel.

Anciennement, on disait : changer de religion ou changer de côté. Noter la connotation homosexuelle de côté, repérée pendant la Révolution française ; connotation qui implique l'opposition droite/gauche.

VIRIL

En 1909, Guy Debrouze se proposait d’étudier

« les types infiniment variés de l’homosexuel, depuis l’ordinaire à caractères féminins prédominants, jusqu’au type supra-viril en qui s’essaye une formule supérieure du sexe . Entre ces deux extrêmes, qu’elle le veuille ou non, est comprise toute l’humanité. »
« Le préjugé contre les mœurs », Akadémos, n° 7, 15 juillet 1909.

" [...] le vieux Monsieur n'est pas du tout l'amant de Mme Swann, mais un pédéraste. C'est un caractère que je crois assez neuf, le pédéraste viril, épris de virilité, détestant les jeunes gens efféminés [...]."
Marcel Proust, Lettre à Gaston Gallimard, novembre 1912, Lettres à la NRF, Gallimard, 1932 (Cahiers Marcel Proust, n° 6).

VOILE ET VAPEUR

« Voile et vapeur : navigation entre les deux sexes. »
Delpal, Paris bleu tendre, 1972.

VOYAGE EN TERRE JAUNE

France-Inter, 29 avril 1999.


Lettre T

CHRONOLEXICOGRAPHIE

samedi 16 décembre 2023

LE DÉCLIN DU SAVOIR suivi de JAURÈS : " UNE ÉDUCATION VRAIMENT FRANÇAISE " ou " LA GLOIRE D'UNE RACE ".




Anatole France : " Voyant ses contemporains ignorants, injurieux et médiocres, il n’y trouvait point de raison d’espérer que leur postérité devînt tout à coup savante, équitable et sûre. "
L'abbé Jérôme Coignard.

Que cette complainte sur le thème du déclin soit ancienne, remontant au moins au XIXe siècle, avec Ernest Renan (La Réforme intellectuelle et morale de la France), ne la réfute pas ; ces phénomènes culturels sont très lents, à géométrie et géographie variables, et complexes. Récusée par des journalistes superficiels, elle est cependant reprise par beaucoup de professeurs dont les analyses convergent ; Adrien Barrot : " Il est évident que le niveau baisse. Il faut ne pas avoir mis les pieds depuis trente ans dans un collège ou dans un lycée, et même dans un " bon " collège ou dans un " bon " lycée, il faut être resté confiné aux seules statistiques de son laboratoire de recherche, il faut avoir troqué cette amorce de raison qu'est le simple bon sens pour une intelligence artificielle, pour affirmer et prétendre démontrer le contraire. Bien sûr que le niveau baisse. " L'Enseignement mis à mort, Paris : E.J.L., 2000, collection Librio.

Voir en commentaires l'entretien d'Olivier Rey dans Le Figaro du 9 mai 2022.


Un des critères du déclin du savoir dans la société est

la baisse de niveau scolaire. Cette baisse était ressentie par 71 % des jeunes profs, selon le sondage SNES-SOFRES de mars 2001. Le nombre croissant de lycéens (généraux, professionnels et techniciens) et de bacheliers ne peut être à lui seul un argument en faveur d'une élévation de niveau de connaissances ; encore faudrait-il faire le bilan de ce que l'on comprend, de ce que l'apprend, et de ce que l'on en retient comme savoir et comme savoir-faire. " Contrairement aux idées reçues, ils calculent aussi bien qu'il y a vingt ans, d'autant plus que la population des élèves concernés par le collège aujourd'hui est beaucoup plus large qu'alors. " (Barrier et Robin, 1985). Ce d'autant plus illogique évoque irrésistiblement le boulanger d'une des questions d'une échelle d'intelligence (la N.E.M.I.), commerçant qui « perd sur chaque petit pain, mais se rattrape sur la quantité »...

Il y aurait eu, entre 1964 et 1982, " progrès en algèbre, sauf les inéquations ; recul en géométrie ; stagnation en arithmétique et statistiques ". Les données "n'autorisent pas une conclusion défavorable quand au niveau des élèves actuels par rapport à ceux de 1964"; mais elles ne permettent pas davantage la conclusion favorable que le sociologue Roger Girod en avait tiré : " leur score moyen s'est légèrement amélioré ". Deux autres études donnent une idée plus précise de la situation. D'abord le rapport Chervel, qui compare des dictées de 1873 à celles de 1987 ; on y lit, page 161: " Presque la moitié de l'effectif du XIXe siècle commet moins de cinq fautes, alors que pour le XXe siècle, c'est seulement le tiers de l'échantillon qui obtient ce résultat ".

L'échantillon de 1987 fut soigneusement déterminé de façon à pouvoir être comparé à celui de 1873 ; mais les auteurs avaient cependant "redressé", à la fois les scores de 1873 et ceux de 1987 pour aboutir, tout à fait à la Bourdieu [Voir Philippe Bénéton, Le Fléau du bien, Paris : R. Laffont, 1983, pages 48-55, la " méthode Bourdieu "], à la conclusion souhaitée : " le niveau actuel en orthographe est donc incontestablement supérieur " (Rapport, page 164), affirmation figurant dans le dernier chapitre, plus sobrement intitulé " CONCLUSION. Comparaison du niveau en orthographe entre 1873-1877 et 1986-1987 ".



Cette retenue ne se trouve plus dans La Dictée, ouvrage destiné au grand public, où le chapitre VI est intitulé : VI " Supériorité des élèves de 1987 ". On y lit cependant " victoire aux points du corpus du XIXe siècle sur celui du XXe siècle " (La Dictée, page 182) ; comprenne qui pourra ...

Le graphique de la page 163 du Rapport montre qu'en 1873, plus d'élèves (par rapport à 1987) font moins de fautes (donc qu'il y avait en 1873 plus de bons), et qu'en 1987, davantage d'élèves (par rapport à 1873) font plus de fautes (donc qu'il y a en 1987 plus de mauvais).

Pages 14-15 de La Dictée, on lit encore ceci : " Il importe peu, aujourd'hui, que le niveau général en latin ait (probablement) baissé puisque dans le même temps le niveau général en mathématiques n'a cessé de s'élever. "
Dans La Dictée, page 260, figurait déjà cette fine remarque : " le niveau des classes de sixième [n'est] plus ce qu'il était il y a trente ans. "... Dans cette question d'évaluation d'un niveau, il faudrait pouvoir prendre en considération les connaissances structurées réellement acquises par les élèves, qui sont autres choses que des informations ou de simples recettes (en maths: "on fait delta" ou "on fait la dérivée", et encore, quand l’énoncé n’en supprime pas l’initiative …) et, en ce qui concerne l'examen du bac, les formes nouvelles des épreuves (QCM). On n’a donc pas amené 80 % de chaque classe d'âge au niveau du bac (objectif à dix ans de l'article 3 de la loi 89-486 du 10 juillet 1989, dite « loi Jospin ») mais seulement le bac (et l'accès à l'Université) au niveau du « fameux magma des 80 % de bacheliers », (Christian CombazÉgaux et nigauds, janvier 2001).

   Le Monde admit que
" Le constat d'une dégradation du niveau des élèves au cours des vingt dernières années est réel. L'étude sur laquelle s'est appuyé le ministère date de décembre 2008, restée jusqu'ici inédite. Elle repose sur une dictée, que son service statistique a proposée à des élèves de CM2 en 1987, puis en 2007. Il en ressort que le nombre d'erreurs a augmenté en moyenne de 10,7 à 14,7. La proportion d'élèves faisant plus de quinze fautes atteint 46 % en 2007, contre 26 % vingt ans plus tôt. Dans une précédente étude comparable, qui date de 2007, deux professeures en sciences du langage, Danièle Cogis et Danièle Manesse, tiraient les mêmes conclusions. Selon leur étude, les élèves de 2005 accusaient un retard d'environ deux niveaux scolaires par rapport à ceux de 1987. Autrement dit, un élève de 5e en 2005 faisait le même nombre d'erreurs qu'un élève de CM2 vingt ans plus tôt... " (lemonde.fr, 3 mai 2012)
   La baisse du niveau moyen d'études est occidentale et pas seulement française ; elle est confirmée par l'évolution des programmes du secondaire vers la simplification et par la quasi-disparition des démonstrations dans le cours de maths, cours lui-même mis en forme dogmatique et déjà réduit au minimum avant même les propos légers de Claude Allègre sur une supposée dévaluation des mathématiques.

  Le physicien Georges Lochak répondit par avance à Claude Allègre : « Croire que les calculs sur ordinateurs remplaceront les mathématiques (dont ils ne font, en réalité, qu'exprimer les rudiments) est d'une grande candeur ». (" Platon est-il mort? ", Quadrature, n° 28, avril-juin 1997, pages 25-27).
Un ancien ministre de l’Éducation s’était déjà dit incertain de l’utilité de cours de philosophie pédagogique : Claude Allègre, ministre de l'Éducation nationale, de la recherche et de la technologie :
« Je ne pense pas que les cours de philosophie pédagogique soient la première des priorités. En revanche, dispenser des cours sur les solutions à apporter aux problèmes de la drogue et de la violence, sur la façon de se comporter dans un certain nombre de quartiers difficiles, sur les progrès de la cognition et les usages des nouvelles technologies, sur la manière d'enseigner la morale civique, tout cela me paraît beaucoup plus important que des élucubrations abstraites sur la pédagogie abstraite. » Sénat, séance du 30 novembre 1998.
* * * * *
    Les programmes officiels de mathématiques indiquent désormais que la plupart des résultats doivent être admis ; ajoutons-y la détérioration des méthodes de travail des lycéens et étudiants. Notamment, en France au moins, le morcellement du " contrôle continu ", des DST, "devoirs sur table" - comme si chez eux les élèves travaillaient dans leur lit ... - et des partiels et autres bacs blancs qui remplacent les anciennes compositions trimestrielles et les examens traditionnels. Que les élèves soient un peu stressés par ces compositions trimestrielles n'était pas si mauvais.

   Le contrôle continu a deux inconvénients majeurs : 1) morceler le programme en petites tranches, peu ou pas étudiées, vite révisées et ... vite oubliées, et 2) associer en permanence la fonction d'enseignement et la fonction de contrôle, alors que l'idéal serait que ces deux fonctions soient dissociées.

Le travail du professeur, c'est : exposer, expliquer, éventuellement contrôler. S'il maîtrise son savoir disciplinaire, la préparation des cours consistera en l'établissement d'une progression ordonnée dans la présentation des éléments du programme.

Celui de l'élève : étudier, comprendre, apprendre, savoir et retenir. Or la dégradation intellectuelle (et morale car souvent associée à diverses formes de fraude) des méthodes fait qu'aujourd'hui :

a) On apprend, plus que l'on ne prend le temps d’étudier ;
b) On révise encore plus que l'on n'apprend ;
c) On révise les exercices, les sujets qui ont des chances de sortir ..., plus que l'on ne révise les exposés des professeurs ou le contenu des manuels, « le cours » de jadis (non appris …)

Tout ceci traduit un désintérêt pour les études proprement dites qui sont souvent considérées uniquement sous l'angle utilitaire du diplôme et de l'emploi, bref de l'intérêt économique. D’où l’étonnement des étudiants en première année d’économie, lorsqu’ils apprennent que l’Éducation nationale est une institution politique qui ne relève pas du marché, c’est-à-dire d’un dispositif par lequel acheteurs et vendeurs échangent des marchandises ou des services ; ironie du sort, la " fausse monnaie intellectuelle " se transforme vite en " fausse monnaie sociale ". J'ai personnellement vécu la transition entre la période où les lycéens bons en maths allaient en fac de sciences ou en prépa scientifique et la suivante, où les mêmes vont en prépa commerciale.

   Les procéduriers de la pédagogie prétendent vouloir prendre acte de l'existence d'un nouveau "public" (entendre " les nombreux immigrés maghrébins et sub-sahéliens ") dans les classes dites "des quartiers", et "changer de paradigme", soit remplacer l'enseignement par l'apprentissage des méthodes, la Culture par une culture commune qui n'est qu'un nivellement par le bas (et les termes professeur/élève par ceux d'enseignant/apprenant), l'école et la culture traditionnelles devant plier devant le "fait brut" qu'une partie de ce nouveau « public », n'est pas (ou ne serait pas) accessible à l'instruction intellectuelle. Mais ce "fait brut" est loin d'être acquis (à moins de supposer l’existence d’un gène bourgeois ou européen de la culture) et le mépris actuel des œuvres n’a donc rien de définitif.


Le jeune Cicéron à la lecture, par Vincent Foppa


Enseigne-t-on toujours le latin à l'école primaire ? Dans quelle classe de première (jadis dite première de rhétorique) fait-on encore des dissertations en latin, des compositions en vers latins, comme cela se faisait, à l'époque d’Arthur Rimbaud, au collège de Charleville ? Les sociologues Christian Baudelot et Roger Establet reconnaissent qu'entre 1957 et 1987 les performances en philosophie des bacheliers ont baissé. L'expression " fort en thème " est devenue incompréhensible, y compris pour ceux qui étudient les langues vivantes, car on ne fait plus de thèmes. Si le moindre effort demandé aux lycéens est généralement considéré comme une " prise de tête " ou un « cassage de melon » (ce qu'illustre bien la série télévisée Plus belle la vie), c’est bien parce que la relation au savoir universel a été qualitativement modifiée pour une grande partie de la jeune génération actuelle.

D'une manière générale, l'étude, le travail intellectuel, la lecture et l'écriture, sont dévalorisés au profit du sport collectif ; Baudelot et Establet ont, bien sûr, approuvé la " reconnaissance scolaire des cultures sportives " — beau pluriel de majesté ... ; au profit aussi de l'expression libre et de la pédagogie de groupe centrée sur un élève pseudo-concret, « tel qu'il est », façon sociologie  François Dubet qui reconnait : « jusqu’alors, nous avons échoué, mais il faut aller encore plus loin » (L’Humanité, 22 mars 1999) et répète que les problèmes sociaux, la culture de masse et les nouvelles technologies de l'information " sont là " ;  Nietzsche appelait cela fatalisme des petits faits, " petit faitalisme " (Généalogie de la morale, III, § 24). Dubet souhaite une véritable " école démocratique de masse " et le repli sur cette " culture commune " également chère à Philippe Meirieu.

Réseau pédagogiste.

L'enseignement d'un contenu culturel, explications d’un texte ou d’un phénomène naturel, (car l'enseignement ne saurait se réduire à un "rabâchage") puis introduction à la connaissance des théories et des œuvres, tend à être remplacé par l'animation d'une classe, d'un demi-groupe ou d'un module, et par la pratique de techniques de communication ; les "pédagogistes" ont parfois recours aux fausses sciences que sont la programmation neurolinguistique (P.N.L.) et l'analyse transactionnelle, toujours à la sociologie (qui n'est pourtant qu'une technique auxiliaire des sciences politiques, historiques et juridiques). Il semble admis, avec Edgar Morin et Michel Serres, que la « tête bien faite » doit remplacer la « tête bien pleine » ; Montaigne souhaitait, en effet, « plutôt la tête bien faite que bien pleine », mais chez le conducteur, c’est-à-dire chez le professeur, et non chez l’élève que l’on ne choisit pas davantage aujourd’hui qu’au XVIe siècle (Essais, livre I, chapitre xxvi). Ce contresens est en lui-même un bel indicateur du déclin du savoir.


Quelques étapes de cette baisse du niveau moyen des classes furent :

1945 : suppression des petits lycées (classes de 11e à 7e).
1957 : suppression progressive de l'examen d'entrée en sixième, d'abord pour les élèves du public ayant obtenu la moyenne pendant l'année.
1959 : l'ordonnance 59-45 du 6 janvier 1959 allonge de 14 à 16 ans la scolarité obligatoire pour les enfants nés en 1953 et après (réforme Berthouin ; entrée en vigueur en 1967).
1960 : transformation des Cours complémentaires en C.E.G. (collège d'enseignement général).
1963 : création des collèges d'enseignement secondaire (CES) destinés à remplacer les C.E.G. et les premiers cycles des lycées (réforme FOUCHET). Soit la création du collège unique.
1966 : suppression de la première partie du baccalauréat.
1969 : Edgar Faure reporte en quatrième l'enseignement du latin.
1969 : création du corps des professeurs d'enseignement général de collège (P.E.G.C.), souvent composé d'anciens instituteurs ; mis en extinction en 1986.
1974 : Suppression des filières dans les collèges.
1981 : Alain Savary demande à Louis Legrand un rapport sur les collèges.
1989 : la loi Jospin dispose que : " Le service public de l'éducation est conçu et organisé en fonction des élèves et des étudiants. Il contribue à l'égalité des chances. " (Codifié à l'article L. 111-7 du Code de l'éducation). Création d'un Conseil national des programmes (CNP).
1993 : François Bayrou demande à Alain Bouchez d'animer une commission qui en janvier 1994 produit un Livre blanc des collèges.
1994 : Le CNP, présidé par Luc Ferry, présente des Idées directrices pour les programmes du Collège. On y trouve le " socle commun de connaissances et de compétences ". Les bons élèves perdent la priorité.
2005 : Loi Fillon du 23 avril.
2008 : Semaine de quatre jours.

Cette baisse de niveau a donc précédé et accompagné les événements de mai 1968 plus qu'elle n'en fut la conséquence. S'y ajouta l'instauration du contrôle continu dans le secondaire et à l'Université, la prolifération des enseignements optionnels, la suppression des secondes différenciées (1983) et le report en classe de première de l'étude de l'équation numérique du second degré (et encore, pas dans toutes les classes de première ; les séries littéraires et technologiques AAC ne la font pas.). La mission des professeurs devient, comme en régime totalitaire, essentiellement politique : s’assurer que tous les élèves, français ou étrangers, partagent les " valeurs de la République " et possèdent les compétences de base de la culture commune et citoyenne.


« 50 % des étudiants inscrits à l’Université – ils sont au total un peu plus d’un million et demi – le sont dans les premiers cycles. Leur taux de réussite demeure, à ce stade, l’un des plus faibles des pays du monde développé : seulement 45 % des étudiants français obtiennent leur DEUG en deux ans, 68 % en trois ans », déclarait le ministre de l’Éducation d’alors, Luc Ferry (Le Monde, 5 juillet 2002).

Jolis cas particuliers : Manuel Valls obtint sa licence d'histoire en 1986, à 24 ans, le premier secrétaire du PS Jean-Christophe Cambadélis ayant lui brillamment obtenu sa dispense de maîtrise à 31 ans 8 mois et 19 jours ...





   C'est l'ensemble du système éducatif qui décline, la "démocratisation", telle qu'elle a été pratiquée, aboutissant à ce que de plus en plus de jeunes (ou moins jeunes) sachent de moins en moins de choses ; c'est plus percutant en anglais :

more and more know less and less

Dans son article « Culture de masse et savoir scolaire », Philippe Raynaud constata, après Antoine Prost, que « l'efficacité de l'institution scolaire pour l'instruction du plus grand nombre a d'abord stagné, puis décru, au fur et à mesure que progressait la "démocratisation de l'enseignement" » (Le Télémaque, n° 6, juin 1996). Selon un sondage de mars 2001 auprès d'enseignants de moins de 35 ans, 71 % d'entre eux estimaient qu'inciter le plus d'élèves possible à poursuivre jusqu'au bac « a surtout pour conséquence de dévaloriser le baccalauréat et d'abaisser le niveau ».


Le professeur Michel Jarrety (Université Paris IV) observa que les textes sur lesquels on fait travailler les enfants à l'école primaire et au collège sont d'une médiocrité affligeante. Il y a quelques années, deux appels, signés chacun par plusieurs dizaines de professeurs, demandèrent le maintien de l'enseignement de la littérature au lycée et revenaient sur la question de la baisse de niveau :

" On enseigne en Deug et souvent en licence ce qui naguère s'apprenait au lycée.
Supprimer la dissertation [obligatoire] dans toutes ces disciplines [français, histoire, philosophie, sciences économiques] relève d'un processus global déjà appliqué en mathématiques (où on ne fait plus de démonstrations). "

Même constat à l'unanimité de l'Académie française" Au lieu que l'école soit le moyen de corriger et de compenser les infériorités éventuelles dues à un milieu social peu imprégné de culture, sa dégradation les prolonge et les aggrave. La pédagogie dite moderne s'efforce [...] de vider l'enseignement de contenu au point qu'il n'existe plus aucun critère d'excellence. [...] Cette crise, il est vrai, commence en amont de l'école, avec la dégradation de la formation des maîtres eux-mêmes. " (Déclaration adoptée à l'unanimité lors de la séance du 6 avril 2000).
L'Académie des Sciences, elle, déplora les propos de Claude Allègre sur la dévaluation des mathématiques dans France Soir, 23 novembre 1999 : « Les maths sont en train de se dévaluer, de manière quasi-inéluctable. Désormais, il y a des machines pour faire les calculs. Idem pour les constructions de courbes. » Voir aussi Le Monde, 22 mars 2000, pour cette réaction de l'Académie des Sciences.

L'enseignement tend à se vider de contenu de savoir et de substance ; un professeur formula avec humour la devise de l'école post-moderne : " Pourquoi enseigner quelque chose plutôt que rien ? " (Adrien Barrot, 2000)

En ce qui concerne les adultes,

la population générale donc, des études relatives aux USA et à la Suisse ont montré là aussi une perte d'instruction. Le XXe siècle finissant paraît avoir effacé les progrès réalisés en ses débuts et à la fin du pas si stupide XIXe siècle. En 1938, Jean Grenier constatait que : " L'extension de l'instruction ne va pas toujours de pair avec le progrès de la culture. Les masses sont de plus en plus éclairées, mais les lumières sont de plus en plus basses. Les idées courtes et simplistes ont plus de succès que les autres. Un homme cultivé a de moins en moins de contemporains. " (Essai sur l'esprit d'orthodoxie, Paris : Gallimard, 1938, I, iii.)

Dès le début des années 1950, le progrès fit place à une stagnation quant à la maîtrise de l'écrit, et à une baisse quant aux mathématiques et aux sciences ; le progrès ne persistait que dans les langues étrangères et en informatique (Roger Girod, 1989). Ce qui ne retint pas le sociologue Pierre Bourdieu d'affirmer que : « au moins dans tous les pays civilisés, la durée de la scolarisation ne cesse de croître, ainsi que le niveau d'instruction moyen. » (Discours devant le Conseil international du Musée de la Télévision et de la Radio, 11 octobre 1999). Ce qui est certain pour la durée de la scolarisation, mais en partie dû aux redoublements, comme une publicité télévisée l'indiquait avec une impertinence amusée, ne l'est pas pour l'instruction, et précisément l'enseignement des fondamentaux, qui permet, selon les talents, d'intégrer successivement les différents niveaux de savoirs. Selon les textes d’application de l’article 8 de la loi 89-486 du 10 juillet 1989, les redoublements ne sont plus autorisés qu’en fin de cycle ; l’échec au bac devient donc la cause principale de redoublement dans le secondaire.


L'envahissement de l'espace public par les médias, et l'intervention des journalistes dans des débats qu'ils dirigent sans en avoir la compétence, ne peuvent rester sans conséquences dans ce que l'on appelle la crise de la transmission. La presse de gauche traite de "réactionnaires" des ouvrages qui posent des questions de fond ; elle rabat, à la Dubet, (cf Monde des Débats, septembre 2000, page 10) la question de la transmission du savoir sur un plan exclusivement politique, celui de la citoyenneté. C'est le retour du "tout est politique", assorti de " tout doit être démocratique"  ; ou encore, puisque le savoir, bien qu’universel, serait "élitiste", l’apparition d’un slogan totalitaire plein d’avenir : « quand j'entends parler de culture humaniste, je sors mes Droits de l'homme ».

   Les médias, par seconde nature (le journalisme est depuis longtemps devenu une idéologie), participent activement à l'entreprise de désymbolisation en cours ; un des moyens en est l'établissement d'une véritable police de la parole par ce que le mathématicien Jean Dieudonné, dans sa critique des dogmes pédagogiques à la mode, appelait "l'intelligentsia régnante", un autre la promotion effrénée du sport et du show bizz. Ils encouragent également un usage aliénant de la communication électronique (world wide web, e-mail) en annonçant " la naissance d'une génération de créateurs nourris d'Internet " (Le Monde, 31 mai 2000).

   La simple transformation des méthodes de documentation, car c’est de cela qu’il s’agit, est aussi incapable de bouleverser les lois de la pensée ou les critères de qualité intellectuelle d'une œuvre, que de remplacer l’éducation des nouvelles générations ; Montesquieu conservait les principes de la civilisation grecque lorsqu’il jugeait que « c’est dans le gouvernement républicain que l’on a besoin de toute la puissance de l’éducation ». (De l’Esprit des lois, IV, 5). Nécessité de l’éducation, de l’Université, pas d’une Star Academy.


Bibliographie

Émilie Barrier et Daniel Robin, Enquête internationale sur l'enseignement des mathématiques. 1, Le cas français, Paris : I.N.R.P., 1985.

Adrien Barrot, ancien élève de l'École Normale Supérieure [Ulm, 1988], agrégé de philosophie, L'Enseignement mis à mort, Paris : E.J.L., 2000, collection Librio, page 73 : « Pourquoi enseigner quelque chose plutôt que rien ? »

Sylvain Bonnet, Prof, Paris : R. Laffont, 1997. L'auteur, agrégé de lettres classiques exerçant en collège, constatait et déplorait (page 63) le " règne de l'inculture triomphante ", des interpellations du genre " Balzac ? C'est qui, ce mec-là ? ". Robert Solé avait rendu compte de cet ouvrage dans Le Monde du 5 septembre 1997.
Autre remarque distinguée que j'avais entendue de la part d’un élève semi-maghrébin de nationalité française, en terminale dans le 9-3 (et qui applaudissait à l'attentat contre les Twin Towers de New York) : « Qui connaît Molière, à part en France ? ». Le bon modèle étant évidemment celui de la star mondialement connue…

Bernard Bourgeois, " De l'école à l'Université : la raison d'un échec ", Libération, 20 mars 1992. L'ancien président de la Société Française de Philosophie déplorait la " passion démagogique du nivellement ".

Jean-Paul Brighelli, La Fabrique du crétin : la mort programmée de l'école, Paris : Jean-Claude Gawsewitch, 2005.

André Chervel, Danièle Manesse, Comparaison de deux ensembles de dictées 1873-1987 - Méthodologie et résultats. Paris : I. N. R. P., 1989, collection "Rapports de recherches".

André Chervel, Daniel Manesse, La Dictée. Les Français et l'orthographe ; 1873 - 1987, Paris : I.N.R.P./Calmann-Lévy, 1989.

Jean Dieudonné (1906-1992), Pour l'honneur de l'esprit humain. Les mathématiques aujourd'hui, Paris : Hachette, 1987.
Voir I, 4, "Maîtres et écoles", et II, 5, "Les dogmes à la mode".


Luc Ferry, " Donner sens et autorité à la culture scolaire. Rapport du Conseil national des programmes ", Pouvoirs, n° 80, 1997, où on lit :
« Les dernières conclusions de la direction de l’évaluation et de la prospective touchant l’état de l’école en 1995 sont sans ambiguïté : près de 10 % des élèves de sixième ne maîtrisent pas les fondamentaux de la lecture et de l'écriture et 25 % ceux du calcul élémentaire ! La comparaison récente (juillet 1995) entre les élèves passant le certificat d'études dans les années vingt et ceux d'aujourd'hui confirme, sur ces deux registres, ce qu'il faut bien appeler une "baisse de niveau". Le discours habituel selon lequel le collège serait le « point noir » du système, le lieu où faire porter l’effort en priorité, risque donc d’induire en erreur ; de facto, presque tout est déjà trop tard au collège en termes d’égalisation des conditions et de rattrapage de l’échec scolaire.» (page 127).
Roger Girod (professeur à l'Université de Genève), Le Savoir réel de l'homme moderne, Paris : PUF, 1991. Cet ouvrage commente l'élévation du QI, donnée qui, contrairement aux apparences, n'est pas en contradiction avec la baisse du niveau d'instruction générale dans l’Europe de l’Ouest.

Roger Girod, Problèmes de sociologie de l'éducation, Unesco/Delachaux et Niestlé, 1989, chapitre 1 ; Le Savoir réel de l'homme moderne, Paris : PUF 1991, chapitre 1. L'auteur précise que " seule une minorité est à un niveau correspondant vraiment aux objectifs de l'enseignement obligatoire ".

Bernard Kuntz, Prof de droite ? Le crépuscule scolaire et idéologique de la gauche, Paris : F.X. de Guibert, 2000.
Du même : « L’écrasant héritage de Luc Ferry », Le Figaro, 30 mai 2002. L’auteur, président du Syndicat national des lycées et collèges (SNALC), déplore notamment l’envahissement des activités périscolaires au détriment de l’enseignement disciplinaire ; il demande aussi au nouveau ministre un peu de courage politique pour affronter l’assaut des idéologues.

Jean Claude Michéa (professeur agrégé de philosophie à Montpellier), L'Enseignement de l'ignorance et ses conditions modernes, Castelnau Le Lez : Climats, 1999 (collection Micro-Climats). L'auteur craint que nous ne soyons entraîné vers un monde écologiquement inhabitable et anthropologiquement impossible ; il déplore un déclin continu du sens de la langue et de l'intelligence critique, et pose cette inquiétante question : " À quels enfants allons-nous laisser le monde ? ".

Jean-Claude MilnerDe l’École, Paris : Seuil, 1984, décrit l'obscurantisme ou « ignorantisme militant » comme « mépris des savoirs que l’on ne maîtrise pas au nom de sa propre absence de savoir. »

Frédéric Nietzsche, Fragments posthumes,
U I 5a, hiver 1870-71 – automne 1872, 8[57]  :
« La culture pour tous n’est qu’une étape préliminaire du communisme : dans cette voie la culture s’affaiblit au point de ne plus pouvoir conférer aucun privilège. Au moins c’est un moyen contre le communisme. La culture pour tous, c’est-à dire la barbarie, est justement la condition préliminaire du communisme. » [Die allgemeine Bildung ist nur ein Vorstadium des Communismus: Die Bildung wird auf diesem Wege so abgeschwächt, daß sie gar keine Privilegien mehr verleihen kann. Am wenigsten ist sie ein Mittel gegen den Communismus. Die allgemeinste Bildung d.h. die Barbarei ist eben die Voraussetzung des Communismus.] (j'ai traduit approximativement ce passage omis dans la traduction Gallimard).
N V 6, fin 1880, 7[83] :
« Le principe : " le bien de la majorité passe avant le bien de l’individu " suffit pour faire reculer pas à pas l’humanité jusqu’à la plus basse animalité. Car c’est le contraire (" les individus valent plus que la masse ") qui l’a élevée. » [Das Princip „das Wohl der Mehrzahl geht über das Wohl der Einzelnen“ genügt um die Menschheit alle Schritte bis zur niedersten Thierheit zurück machen zu lassen. Denn das Umgekehrte („der Einzelne mehr werth als die Masse“) hat sie erhoben.]
Olivier Rey :
Le Figaro, 9 mai 2022.

Jacqueline de Romilly, de l'Académie française, L'Enseignement en détresse, Paris : Julliard, 1984. Notamment les chapitres sur l'égalitarisme et la politisation. L'académicienne helléniste soulignait une fois de plus l’utilité des études classiques pour le travail philosophique.

Jean-Fabien Spitz (ancien élève de l'ENS [Ulm, 1972], agrégé de philosophie), " Les trois misères de l'universitaire ordinaire ", Le Débat, n° 108, janvier-février. 2000, pages 4-17. Misères matérielle, intellectuelle et morale.

Bertrand Vergely, (ancien élève ENS-Ulm, agrégé de philosophie), Pour une école du savoir, Toulouse : Milan, 2000. L'auteur déplore que l'on parle de plus en plus de formation et de moins en moins d'enseignement, de plus en plus d'informations et de moins en moins de connaissances. La distinction entre celui qui sait et celui qui ignore étant devenue une "exclusion" inacceptable (pédagogiquement incorrecte), on baisse les critères d'évaluation ; on tend à remplacer le professeur par l'intervenant.


APPENDICE

Contre-réforme du collège I

" Un malentendu", dit la ministre lorsqu'on lui signale que 83 % des enseignants sont hostiles à sa réforme. Voici quelques pistes pour améliorer l'instruction.
Par Jean-Paul Brighelli
Publié le 09/09/2015 | Le Point.fr

Les principales organisations syndicales du secondaire appellent à une grève le 17 septembre [2015]contre la réforme du collège concoctée par les grands nuisibles qui grouillent autour de Mme Vallaud-Belkacem. Peu importe au ministre, bien décidé à imposer ses diktats contre l'avis de la quasi-totalité des praticiens de l'Éducation.

Le 10 octobre prochain, ces mêmes syndicats appellent à une manifestation unitaire à Paris. Au-delà des revendications (légitimes) sur les salaires ou des protestations narquoises sur les promesses d'embauches mirifiques de feu le candidat Hollande, il est temps d'imaginer ce que serait une vraie réforme, occultée par les fantasmes des idéologues et les intérêts bien compris des bobos qui s'obstinent à voter pour la gauche au pouvoir. Et qui bientôt seront les seuls, si l'on en croit les sondages et les enseignants bien décidés à barrer leurs futurs bulletins PS du joli nom de Najat Vallaud-Belkacem.

Parler français

Toute réforme du collège commence au primaire. Apprendre à parler et à écrire le français. Le français de France. Celui de La Fontaine (il faut apprendre des Fables par cœur, les structures de la langue entrent en mémoire par la mémoire, figurez-vous) ou d'Alexandre Dumas : que l'on n'envisage plus - plus jamais - de faire lire Les Trois Mousquetaires à des élèves du primaire, ni même à des élèves de collège, en dit long sur nos renoncements. Le français de Mme de Sévigné et de Victor Hugo (eh non, Notre-Dame de Paris ne se termine pas comme Le Bossu de Notre-Dame, n'en déplaise à Disney et aux Bisounours). Le français tel qu'il s'écrit, tel qu'il se parle là où on le parle bien - et tous les élèves doivent pouvoir aspirer à pénétrer les plus hautes sphères -, et tel qu'on l'exige dans cette société où l'on écrit sans cesse, et de plus en plus, et où une seule faute d'orthographe déshonore un courriel.

Parce que sans maîtrise accomplie de la langue, pas de compréhension des sciences, ni de l'Histoire, ni de rien du tout. Pas d'apprentissage non plus des langues étrangères, parce qu'une structure grammaticale inédite (le rejet du verbe en fin de phrase, en allemand, par exemple) ne se comprend bien que lorsqu'on maîtrise sa langue. Au passage, le latin est essentiel pour saisir le français et l'allemand. Qu'il soit désormais interdit par le ministre (dont les sbires menacent ceux qui voudraient le défendre) en dit long sur la volonté de former un peuple d'esclaves - les mêmes qui, économiquement, sont condamnés à rester « sans dents ». Qui a pu croire qu'un gouvernement qui se fiche pas mal des pauvres construirait une école pour les déshérités ?

Donc 50 % de français en primaire : c'est la planche d'appel d'une vraie réforme du collège. Où prendre les heures ? Ma foi, dans tous ces enseignements périphériques dont se gargarise l'École selon Vallaud-Belkacem : les « langues et cultures d'origine », où les nouveaux étrangers sont sommés de vivre ici en parlant comme là-bas, l'enseignement du tri des déchets, ou l'initiation précoce à une informatique qui permet de dépenser en vain l'argent du contribuable - pas perdu pour tout le monde, pas perdu pour les fournisseurs de matériel, qui somment ensuite l'Éduc-Nat de réactualiser des machines inutiles. Ce n'est pas à l'école d'apprendre aux élèves à se balader surgrosnichons.com.

Évaluations et remédiations

Dès l'entrée en sixième, il faut évaluer finement les connaissances afin de mettre en place de tout petits groupes de remédiation. C'est un principe à répéter chaque année, peut-être même plusieurs fois dans l'année - on appelait cela autrefois des « compositions trimestrielles ». La vraie aide personnalisée, elle est là, dans la possibilité ouverte d'être au plus près des vraies carences, et de les soigner.

Quelles connaissances ? Soyons clair : le « socle commun de compétences et de connaissances », tarte à la crème de l'Éduc-Nat depuis quinze ans, ne peut en aucun cas être un objectif : savoir lire-écrire-argumenter-compter, autant de pré-requis qui fondent de vrais objectifs - l'acquisition d'une culture linguistique, littéraire et scientifique de haut niveau. D'une culture française. Et pas de considérations éparses diluées dans un fatras européano-centré, lui-même noyé dans les eaux équivoques de la mondialisation. Une culture qui permette à chacun de s'intégrer dans le « groupe France », comme disent les commentateurs sportifs.

Différences et distinctions

Ce qui ne suppose pas que tous ces objectifs soient à imposer à tous les élèves. Il en est qui veulent encore davantage. Il en est qui aspirent à autre chose - à entrer par exemple rapidement dans le monde pré-professionnel. Élever chacun au plus haut de ses capacités - un slogan qui devrait être le souci de base de l'Éducation nationale - ne revient pas à avoir pour tous les mêmes ambitions. Il faut renverser la machine égalitaire, donner davantage à ceux qui peuvent beaucoup, et aménager les cursus pour les plus faibles. Encourager l'émergence d'élites à tous les niveaux - dans l'enseignement général comme dans l'enseignement professionnel - et non brimer les uns en plafonnant le niveau, ou décourager les autres en les confiant à un enseignement purement théorique. L'ennui que souhaite combattre le ministre en recourant à une pédagogie de type télé-réalité ne naît jamais que de l'uniformité des cursus. La vraie fin de cette horreur pédagogique qu'est le collège unique est là, dans des classes de niveau rassemblées sous le seul critère des capacités, et sans souci de l'origine sociale. Et il faut faire confiance aux enseignants pour juger, collégialement, de ce dont est capable un élève.

Bien sûr, il ne s'agit pas d'assigner pour la vie à résidence intellectuelle ou professionnelle. Il faut proposer des passerelles, afin de rejoindre ultérieurement une voie générale abandonnée précocement. Combien d'enfants ne se réalisent que tardivement ? Untel qui est manuel à 13 ans sera peut-être un « intello » complet à 16. Un apprenti ébéniste a pour moi autant de prix qu'un helléniste distingué - et s'il a envie de devenir helléniste sur le tard, pourquoi le lui interdire sous prétexte qu'il sait tourner un pied de table ? Et vice-versa. On peut s'adonner au latin, et via Apicius, se consacrer finalement à la cuisine.

Anéantir la carte scolaire et raser les ZEP

Les parents doivent être absolument libres d'inscrire leurs enfants où ils veulent. Parce qu'en aucun cas un collège ne doit être le reflet du milieu social dans lequel on l'a construit - alors que les zones d'éducation prioritaire (ZEP) sont aujourd'hui des zones d'exclusion programmée. J'irai même plus loin : non seulement il ne faut pas construire des collèges dans les ghettos, mais il faudra probablement détruire ceux qu'une idéologie des minima intellectuels a montés dans les années 1970-1990 - c'est moins cher, figurez-vous, que de les réhabiliter. Rasons les ZEP - et répartissons ailleurs les déshérités ! Soit en les amenant par petits groupes dans des établissements plus fortunés, soit en les regroupant dans des collèges bâtis sur le modèle des internats d'excellence - avec les mêmes impératifs de discipline et de sérieux.

D'où la nécessité d'imposer à tous les collèges un règlement intérieur de tolérance zéro. On est en classe pour travailler et faire ses preuves. Pas pour dealer du shit ou violer les copines dans les toilettes. Ni pour perturber les études des copains, ou pourrir la vie des enseignants. Ni dérives ni laxisme. Le laisser-faire doit laisser la place au faire travailler. Les perturbateurs ne doivent plus pouvoir compter sur la culture de l'impunité aujourd'hui généralisée. Rappelons que les parents sont responsables du comportement de leurs enfants mineurs. Une heure de colle ou trois jours d'exclusion ne signifient rien pour un apprenti caïd. Mais frapper directement à la source des prestations sociales a toutes les chances d'avoir un effet immédiatement dissuasif. L'éducation, qui apprend à bien se tenir, est du ressort des parents. L'École, elle, instruit - elle n'a pas vocation à dresser des fauves. Le début d'un vrai dialogue avec les familles, il est là, et nulle part ailleurs.

Les collèges des Antilles - qui sont aussi la France - ont très souvent adopté l'uniforme sans que cela fasse hurler les élèves. Les bons collèges privés métropolitains en font autant. Indifférencier les élèves a l'avantage d'éviter les surenchères dans la « sape » - ou le racket -, en faisant comprendre que la seule différenciation qu'autorise l'École, c'est la distinction par le talent.

Repenser les missions des enseignants

Les professeurs n'ont en fait qu'une seule mission : transmettre à leurs élèves les connaissances qui leur permettront de s'insérer - et de s'intégrer - dans la culture et la société françaises. C'est d'ailleurs ce à quoi ils aspirent dans leur immense majorité - alors qu'on les noie aujourd'hui sous des tâches de Gentils Animateurs (développer le « savoir-être » et le « vivre ensemble »). Il faut donc les former à la transmission des connaissances très en amont - peut-être dès la fin de la première année de Licence (L1), en ressuscitant ce pré-concours spécifique imaginé sous De Gaulle qui offrait aux lauréats une bourse très conséquente (une vraie bourse au mérite - parce que seul le vrai mérite doit donner lieu à une aide de la République) en échange d'un engagement à servir l'État au moins dix ans à la sortie du concours terminal passé en master (M1). Ce serait plus efficace, et moins honteux, que d'improviser des concours-bis régionaux réservés aux recalés des concours nationaux.

Et pour ce qui est d'initier au métier, un compagnonnage intelligent prodigué par des tuteurs expérimentés sera toujours supérieur au catéchisme pédago infligé dans les ESPE par des formateurs déconnectés du réel, ou abusés par leurs préjugés.

Évaluer sans démagogie

Quant aux évaluations, classements, récompenses… Les élèves sont les premiers demandeurs de notes. Ils en arrivent à reconvertir en éléments chiffrés les pastilles vertes ou rouges que les établissements pressés d'en finir avec l'élitisme républicain et de complaire aux apprentis sorciers (la démagogie est l'autre nom de la servilité) ont commencé à leur infliger. Non seulement il faut noter, mais il faut créer un climat de compétition à l'intérieur de groupes de niveau : il n'y a aucune raison qu'un gosse qui a du mal soit en concurrence directe avec le petit génie local. Il en est des élèves comme des citoyens : égaux en droit, mais pas en fait.

Je suis même personnellement très favorable aux distributions de prix. Partout où cela se pratique, c'est une vraie fête pour tous, élèves et parents. Une fierté aussi. Encourager un élitisme bien compris est plus générateur de respect et de savoir-vivre que tous les catéchismes de morale démocratique assénés ex cathedra au nom du « vivre-ensemble ». La morale passe par les savoirs, non par les discussions bêtifiantes sur la laïcité aménagée afin de complaire à tous les fanatismes ou le récit des particularismes communautaires.

Maîtriser les disciplines

La maîtrise de leur discipline par les enseignants induit automatiquement la qualité de la transmission - et l'envie de transmettre, qui doit être au cœur du métier. Inutile d'imposer une agitation stérile sous prétexte d'interdisciplinarité tant que les disciplines ne sont pas assimilées et que l'on n'a pas identifié et traité les difficultés des élèves. En état d'ignorance, de la discussion naît la nuit. Mais le ministre ne veut pas traiter les difficultés : l'interdisciplinarité n'a d'autre fonction que de les camoufler. De les balayer sous le tapis. Le ludique entretient l'ignorance - et fait les beaux jours des chaînes (joli mot qui dit bien ce qu'il veut dire) de divertissement.

Et s'il dissipe un temps l'ennui, le ludique génère chez les élèves, qui ne sont jamais dupes longtemps, des frustrations nouvelles, un mépris des enseignants, une méfiance de l'institution. On n'achète leur sympathie qu'en les mettant au travail. Et on ne conquiert leur amitié qu'en les poussant à donner le meilleur d'eux-mêmes - à aller même au-delà.

À budget constant

Pardon d'avoir été si long. Mais Mme Vallaud-Belkacem occupe souverainement les médias, c'est même tout ce qu'elle sait faire - encore qu'elle le fasse de moins en moins bien. Elle devrait se méfier : les bulletins PS (aux régionales) ou Hollande (à la présidentielle) qui passeront entre les mains des enseignants pourraient bien être barrés d'un « Non à la réforme du collège » rageur. Ce n'est pas parce que les enseignants courbent le dos qu'ils ont acquis une mentalité d'esclaves.

J'ajoute que ces réformes, qui bouleverseraient le système en nous remettant sur les rails, peuvent se faire à budget constant, même en augmentant significativement des enseignants qui sont dans le dernier rang européen. Pourvu du moins que l'on consente à économiser sur des postes qui ne servent à rien - le matériel informatique lourd dans les petites classes par exemple - et à dégraisser enfin le mammouth - cette énorme machine grenellienne dont le seul but est l'autojustification. Les « super-régions » projetées par le PS [créées depuis] nous promettent des « super-recteurs » - qui auront à cœur d'être mieux payés que les recteurs actuels, dont les postes seront par ailleurs conservés : on ne sait jamais, les supprimer priverait quelques ami(e)s de points de chute honorifiques et lucratifs. "


JAURÈS : "UNE ÉDUCATION VRAIMENT FRANÇAISE" ou "LA GLOIRE D'UNE RACE".

L'hommage du Collectif Marianne
31 juillet 2014

Jean Jaurès (1859-1914) publia cet article dans la Revue de l’enseignement primaire et primaire supérieur22e année, n° 1, 1er octobre 1911, page 1.

« REVUE SOCIALE
La Question du Jour
PROLÉTARIAT ET CULTURE CLASSIQUE »

« On a beaucoup discuté depuis quelques mois au sujet de la culture classique. On a prétendu qu'elle s'affaiblissait dans notre pays, et que par là l'esprit français lui-même était menacé dans ses sources profondes. Des hommes considérables, des écrivains, des artistes, même des industriels, qui se constituaient les gardiens « du goût », ont poussé le cri d'alarme. Et certes, je ne méconnais pas qu'il y aurait péril pour un peuple à se séparer de ses origines. Ce serait, je crois, un grand malheur si le beau fleuve des traditions antiques cessait de se développer à travers les champs de la France. Mais il me semble que la question n'a pas été bien posée. Elle est d'une difficulté et d'une complication extrêmes. Une nation moderne, qui doit être en communication avec les autres nations modernes, avec leur littérature, avec leur génie et qui doit manier aussi le formidable appareil des sciences nouvelles, ne peut pas donner à l'étude des lettres antiques la même quantité ou plutôt la même proportion de temps qu'elle leur donnait autrefois. Ce n'est que par un prodige d'aménagement qu'elle pourra distribuer les forces de son esprit sur tant d'objets divers.

Mais il me semble que la question n'a pas été bien posée. Ou plutôt on a négligé un élément essentiel. On a discuté comme si la bourgeoisie constituait encore la seule force intellectuelle de la France. Et à ceux qui disent que tous les enfants des lycées et des collèges doivent recevoir la culture latine et grecque parce que, en dehors de cette culture, il n'y a pas d'éducation parfaite, je suis tenté de dire : Que faites-vous donc des millions de travailleurs, ouvriers et paysans, que vous avez appelés à la vie civique, que vous instruisez dans vos écoles et qui agissent désormais directement sur la civilisations de la France ? Avez-vous donc renoncé à leur donner une éducation vraiment française ?

Pour moi, je crois qu'il faut arriver à leur donner une culture classique, c'est-à-dire le sens de la beauté, de la justesse, de l'ordre, de la mesure. La connaissance des œuvres antiques aide une nation à maintenir, à développer en elle cet esprit classique ; mais il ne la constitue pas. Il est l'expression d'une sorte de maturité sociale ; et le prolétariat, à mesure que se précisera en lui la conscience de sa force et de son destin, sera de plus en plus capable des qualités supérieures. Quand une classe est faible, quand ses ambitions excèdent son pouvoir, elle est réduite à déclamer. Ou elle s'emporte en violences de paroles désordonnées qui trahissent l'infirmité foncière, ou elle imite gauchement les façons de parler, les élégances et les éloquences conventionnelles de la classe dominante. C'est ainsi que subsiste encore dans la vie intellectuelle du prolétariat une trop grande part de rhétorique. Mais quand sa parole a une valeur sociale certaine, quand elle exprime et traduit des idées, des forces avec lesquelles toute une société doit compter, alors elle n'a pas besoin de forcer le ton ; et elle dédaigne d'emprunter à la rhétorique banale des ornements superficiels. Comme la force de sa pensée lui vient des choses, et comme la force de sa parole lui vient de sa pensée, son souci dominant est de traduire exactement la réalité telle qu'elle la veut, et elle est conduite à mettre dans ses idées cette liaison, cet ordre, cet enchaînement qui ajoutent si puissamment à la force du discours et qui est un élément essentiel de la beauté classique. En même temps qu'elle contracte le besoin de l'ordre, elle apprend la mesure qui est un effet et un signe de la force. Car rien ne donne la sensation de la force, dans l'ordre intellectuel et social, comme dans l'ordre physique, comme de ne pas la dépenser toute entière, et d'éviter jusque dans l'action la plus vigoureuse, cette tension extrême des muscles, des nerfs ou de la parole qui marque que l'organisme est arrivé à sa limite et n'a plus de réserves. Encore un degré, et une classe consciente de sa force profonde et tranquille aura, jusque dans le combat, cette liberté, ce jeu, cette joie, cette vive et rapide lumière de gaieté, d'ironie et de grâce qui sont la partie supérieure de l'art classique.

J'ajoute qu'arrivée à ce point une classe est capable de comprendre, de goûter ce que les classes qui l'ont précédée dans l'histoire ont produit de plus noble.

Aussi la question de la culture française devient, à une certaine profondeur, une question sociale. La France a besoin certes, pour le mouvement continué et amplifié de son génie, de rester en communication avec les sources antiques. Mais elle a besoin plus encore de devenir toute entière une nation « classique », c'est-à-dire une nation où l'immense peuple du travail aura, par l'accroissement et l'organisation de sa force, les élans supérieurs de pensée cohérente, d'action ordonnée, d'expression vigoureuse et calme, de joie lumineuse, qui constituent la beauté classique de l'esprit et la gloire d'une race. »


Voir aussi : RÈGLE DE TROIS OU RÈGLE DE SIX ?