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dimanche 18 mai 2025

LA CONNAISSANCE OUVERTE ET SES ENNEMIS

PORTAIL DU BLOG

« Moi qui effectivement ne sais rien, je ne vais pas m'imaginer que je sais quelque chose.
En tout cas, j'ai l'impression d'être plus savant que lui [un de ceux qui passent pour être des savants, 21b] du moins en ceci, qui représente peu de chose : je ne m'imagine même pas savoir ce que je ne sait pas. » […] « J’avais conscience de ne savoir pratiquement rien.
» Socrate, in Platon, Apologie de Socrate (genre éthique), vi, 21d ; viii, 22c. Traduction Brisson/Flammarion/ 2017, pages 57, 59 en collection GF. 

« L’opinion est une croyance qui a conscience d’être insuffisante subjectivement aussi bien qu’objectivement. Quand la croyance n’est suffisante que subjectivement, et qu’en même temps elle est tenue pour objectivement insuffisante, elle s’appelle foi. Enfin, celle qui est suffisante subjectivement aussi bien qu’objectivement s’appelle savoir. La suffisance subjective s’appelle conviction (pour moi-même), la suffisance objective, certitude (pour chacun). » Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, " II Théorie transcendantale de la méthode ", chapitre II " Canon de la raison pure",, troisième section " De l'opinion, du savoir et de la foi "; traduction Alexandre Delamarre et François Marty, Paris : Gallimard, 1980, collection « Bibliothèque de la Pléiade », pages 1377-1378.

GF 1059, page 28. En complète opposition au Dei Verbum judéo-chrétien.
 

§ I /   Les obstacles à la probité ou à l'objectivité
§ II /  Dualisme épistémologique
§ III / Autres dualismes
§ IV -  Le mouvement PC (alias correction politique
§ V - Constructionnisme, biculturalisme interne
§ VI - Fin de l'école républicaine ?
§ VII Une nouvelle " loi des suspects "
§ VIII - Déclin du savoir
§ IX - Notes et références
§ X - Appendice : notice nécrologique de Desanti par Balibar


§ I /   Les obstacles à la probité ou à l'objectivité, c'est-à-dire notamment à la possibilité de prendre connaissance d'un texte sans y ajouter des interprétations ni y opposer des dénis, à la capacité de reconnaître des faits véritablement établis, demeurent (l'ignorance crasse et pure mise à part) l'esprit de parti et l'esprit de système, deux antagonistes de l'esprit d'examen ; les esprits totalitaires, les esprits asservis [cf Frédéric Nietzsche, die gebundenen Geister (1876), opposés aux esprits libres], cumulent ces handicaps et suggèrent leur appartenance au troisième et dernier type hésiodien, celui de l'esprit faux. Après le communisme, suivi du nazisme, voilà que nous devons faite face à la correction politique (ou politiquement correct), héritière du stalinisme, qui monte en puissance ; - et enfin à l'islam(isme) assorti de son terrorisme.

I - Les traits principaux du totalitarisme, repérés notamment par Hannah Arendt (1906/1975) et Raymond Claude Aron (né en 1905 à Paris VIe - décédé le 17 octobre 1983 à Paris IVe), et qui s'appliquent de plus en plus à la " correction politique " , m'apparaissent être les suivants :

A/ Idéologie officielle et parti ou religion unique dont les organisations (syndicats, mouvements de jeunesse, associations cultuelles et culturelles) sont à la fois concurrentes et libres dans l'État (1).

B/ Pénétration des activités sociales avec exigence de participation intense des adultes et jeunes aux diverses manifestations, fêtes et journées mondiales, rites ; suppression de la barrière entre vie publique et vie privée.

C/ Violence physique utilisée en politique comme moyen de lutte contre l'ennemi (classe, peuple, race, religion, opposants) ; victimes en grand nombre. Relisons Albert Camus :
« De quelque manière qu’on tourne la question, la nouvelle position de ces gens qui se disent, ou se croient, de gauche, consiste à dire: il y a des oppressions qui sont justifiables parce qu'elles vont dans le sens, qu'on ne peut justifier, de l'histoire. Il y aurait donc des bourreaux privilégiés, et privilégiés par rien. [...] C’est une thèse que, personnellement, je refuserai toujours. Permettez-moi de lui opposer le point de vue traditionnel de ce qu'on appelait jusqu'ici la gauche : tous les bourreaux sont de la même famille. » (" L'artiste et son temps " (1953), Actuelles II, in Essais, Paris : Gallimard, 1965, collection Bibliothèque de la Pléiade.).
Pour Albert Camus, l'emploi de la violence en politique (le fascisme) ne pouvait se justifier en aucun cas.

/ Abolition de la liberté d'expression et de la liberté d'opinion, criminalisation, diabolisation, voire  psychiatrisation, des pensées dissidentes.

/ Valeurs communes : le corps, la force physique, le sport. L'opposition de la force et du savoir, qui préfigure celle de l'idéologie totalitaire et de la connaissance ouverte, fut repérée par les philosophes présocratiques.

Xénophane de Colophon (vers -570/-460) : " Ma science prévaut sur la force des hommes [...] Ce n'est pas à bon droit qu'on préfère la force à la science, en laquelle est sise la valeur. " (Rapporté par Athénée de Naucratis [Égypte actuelle : Kom Gi’eif, el-Nibeira et el-Niqrash], Les Sages attablés, livre X, 414ab).

Selon le physicien Werner Heisenberg (1901-1976), la force supérieure de la culture occidentale réside dans la relation, établie depuis les Grecs, entre l'énoncé de la question de principe et l'action ; d'où l'intérêt de puiser aux sources antiques pour les travaux d'aujourd'hui. (" Les rapports entre la culture humaniste, les sciences de la nature et l'Occident ", dans La Nature dans la physique contemporaine, Paris : Gallimard, 1962, collection Idées.)

  Donnons ici quelques définitions anciennement acceptées de la culture classique ou académique :
Apprendre à calculer, à penser causalement, à prévenir, à croire à la nécessité (Frédéric Nietzsche) ;
le processus de symbolisation d’un groupe social (Pierre Kaufmann) ;
l’ensemble des œuvres de l’esprit humain (François Furet).
Mais on entend aujourd’hui plutôt par culture une appartenance héritée du simple fait de la naissance dans une civilisation donnée, une identité (Robert Legros).

  À l’opposé de la valorisation classique du savoir, les régimes totalitaires ont toujours privilégié les compétitions sportives et le militarisme. En ce qui concerne le savoir, c'est l'opposition entre les idéologies, de classe, de race, de religion ou de dominés, et le savoir objectif, si j'ose ce pléonasme, opposition qui réalise un dualisme épistémologique, que je repère comme un trait totalitaire essentiel.


F / Sentiment excessif de leur importance inculqué aux enfants, embrigadement de la jeunesse.


§ II / A  Dualisme épistémologique : théorie des deux sciences : aryenne/juive avec le nazisme, prolétarienne/bourgeoise avec le marxisme ; théorie des deux cultures (exposée dans les premiers numéros de La Nouvelle Critique), des deux logiques, voire des deux pensées, théorie elle aussi commune aux totalitarismes (2) majeurs du XXe siècle, et présente, on le verra, chez un de leurs successeurs, ce politiquement correct, ou mieux correction politique, dont la mécanique monte inexorablement en puissance ; l'autre successeur étant l'islamisme.

   La question a pu être posée : le christianisme de la période inquisitoriale (1233 - fin XIVe siècle, en France), l’islam actuel, sont-ils assimilables à un totalitarisme, comme semblait le penser Ernest Renan ? : « Le christianisme, avec sa tendresse infinie pour les âmes, a créé le type fatal d'une tyrannie spirituelle, et inauguré dans le monde cette idée redoutable, que l'homme a droit sur l'opinion de ses semblables. L’Église ne se fit pas l’État, mais elle força l’État à persécuter pour elle. Si le bras séculier exécutait la sentence, le prêtre la prononçait. » ; et sur l’islam : « le fanatisme […] le dédain de la science, la suppression de la société civile » (Ernest Renan, L'Avenir religieux des sociétés modernes, 1850, III ; De la part des peuples sémitiques …, 1862).

Jean-Jacques Rousseau décelait une affinité entre christianisme et tyrannie : « Le christianisme ne prêche que servitude et dépendance. Son esprit est trop favorable à la tyrannie pour qu’elle n’en profite pas toujours. Les vrais chrétiens sont faits pour être esclaves ; ils le savent et ne s’en émeuvent guère ; cette courte vie a trop peu de prix à leurs yeux. ». (Du Contrat social, 1762, IV, 8).

À part le E /, cela s'applique assez bien au christianisme pendant une assez longue période.

  Quid de la Révolution française après 1792, qui n'avait pas besoin de poètes ni de savants — croyait-elle  qui guillotina André de Chénier et Antoine de Lavoisier, qui emprisonna Condorcet (qui en mourut), Révolution qui, en somme, reprit avec brutalité les méthodes de l’Inquisition et des papes ?

« Nous appelons esprit révolutionnaire, le désir exalté de sacrifier violemment tous les droits à un but politique, et de ne plus admettre d’autre considération que celle d’un mystérieux et variable intérêt d’État. » (Jean Étienne Marie Portalis, Discours préliminaire sur le projet de Code civil). « À beaucoup d'égards, la Révolution française a correspondu à une sorte de purge à la russe », concluait l'ethnologue Robert Jaulin dans L'Univers des totalitarismes, Essai d'ethnologie du " non être ", Paris : Loris Talmart, 1995.

Quant à l'islamisme, ses mythes fondateurs sont celui de la terre d’islam, celui de l’unité de la nation islamique, celui de la guerre sainte et celui de la régénération religieuse :
ZARKA : « On se trompe en effet du tout au tout lorsqu’on imagine que le terrorisme islamiste qui s’attaque radicalement aux valeurs de l’Occident (la recherche du bien-être, la démocratie, l’émancipation des femmes, la liberté, les droits de l’homme, etc.) n’est que l’expression de la cassure entre le Nord et le Sud, entre les pays riches et les pays pauvres, entre les exploiteurs et les exploités, entre les dominateurs et les dominés. Bien entendu, cette cassure, cette exploitation et cette domination existent, mais elles ne sauraient en aucune manière suffire à expliquer la guerre sainte lancée par l’islamisme contre un Occident dit satanique, infidèle et corrompu. Le principe de l’affrontement est ailleurs. Il ne repose pas sur la revendication d’une amélioration économique d’une partie du monde, il ne repose pas non plus sur une revendication de liberté ou de souveraineté. Il s’appuie en revanche sur des mythes : celui de la terre d’islam de laquelle il faut chasser tous les infidèles (juifs et chrétiens, c’est évidemment à cette source que s’alimente le rejet de l’existence d’Israël [Cf. Quel avenir pour Israël ?, entretien de Shlomo Ben-Ami et Yves Charles Zarka, Jeffrey Barash et Elhanan Yakira, Paris, PUF, 2001], celui de l’unité de la nation islamique, celui de la guerre sainte comme instrument de victoire non seulement militaire mais aussi morale contre un Occident qu’il faut humilier, celui de la régénération religieuse de l’islam visant à lui rendre sa grandeur des origines. » 
Yves Charles Zarka, " Que s’est-il passé le 11 septembre 2001 ? ", Cités – Philosophie, Politique, Histoire, n° 8, novembre 2001.

Or une société ouverte se fonde non sur une Révélation, mais sur une culture qui, loin d’être réduite à des mythes, est largement ouverte aux sciences, aux lettres, au droit, à la philosophie et à l’art. Les religions abrahamiques, d'origine asiatique géographiquement parlant, opposent une méthode particulière de lecture, l'exégèse, notamment chrétienne, à la philologie classique. Mais avant de lire entre les lignes, il faudrait savoir lire les lignes. Avec le post-modernisme, apparaît enfin l'opposition de deux conceptions de l'école, l'apprentissage des pédagogues , qui place l'enfant au centre du système éducatif - opposé à l'enseignement des professeurs ; les partisans de l'apprentissage parlant à ce sujet d'un " changement de paradigme ".

Selon des propos rapportés d'Adolf Hitler, " La science est un phénomène social [...] Le slogan de l'objectivité scientifique n'est rien d'autre qu'un argument inventé par les chers professeurs qui désiraient se soustraire au contrôle de la puissance étatique, alors que ce contrôle est indispensable. [...] Il existe bel et bien une science nordique et une science national-socialiste et elles doivent s'opposer à la science judéo-libérale. " (Hermann Rauschning, Hitler m'a dit, Aimery Somogy, 1979, chapitre XV. [Gespräche mit Hitler, 1939]. Traduction revue par Cl. C.)

   Le philosophe Jacques Derrida (né en 1930 en Algérie - décédé le 9 octobre 2004 à Paris Ve) pensait que « les nazis voulaient aussi éradiquer, d’une certaine façon, la science elle-même [et pas seulement la psychanalyse], le principe "universaliste" et "abstrait" de la science » ; soit précisément que nous devons aux Grecs anciens ; cf Jacques Derrida/Élisabeth Roudinesco, De quoi demain …Dialogue, Paris : Fayard/Galilée, 2001, page 307 ; mais mis à part cet éclair de lucidité, cet ouvrage à quatre ... fesses ignore les problèmes de sécurité, de clash des cultures, d'immigration, d’éducation et d’écologie ; il ne cultive que l’obsession de l’antisémitisme, notamment « inconscient » : on croirait lire Augustin : « Comme nous savons quels sont sur cela vos véritables sentiments, nous ne pouvons ignorer en quel sens vous avez dit ces paroles » (Contre Julien, IV, iii, 29).


II / B / La distinction nazie entre deux formes de connaissances, cette « sociologie de la science », se retrouve, peu après la chute du nazisme, chez les marxistes français, dont le très influent Jean Desanti (1914-2002, ancien élève de l'ENS, agrégé de philosophie) :

« Comment peut-on parler de science sans citer une seule fois le nom du plus grand savant de notre temps, du premier savant d’un type nouveau, le nom du grand Staline ? »
Victor Joannès, responsable communiste, en 1948. Cité après repentir par Jean-Toussaint Desanti dans Dominique Desanti, Les Staliniens, Paris : Fayard/Marabout, 1975, page 362.

Avant repentir : " La science est la connaissance objective des lois de la nature. Mais cette objectivité est le fruit de la lutte, de l'histoire, de la société. "
" L'opposition de la science bourgeoise et de la science prolétarienne [...] reflète simplement ce fait que la pratique bourgeoise et la pratique prolétarienne sont contradictoires. "
" Aujourd'hui les mêmes mots ont un sens contradictoire, selon que ce sens est celui auquel s'attache encore la classe qui meurt, ou au contraire celui que forge la classe qui va de l'avant, la classe ouvrière. Le mot "science" ne fait pas exception. "
" La science prolétarienne est aujourd'hui la véritable science [...] Les nouveaux et modernes Galilée s'appellent Marx, Engels, Lénine et Staline. " (Jean Desanti).
" La véritable science est dans le camp de la classe ouvrière, de la révolution, de l'Union soviétique, de Staline. " (a)

a.

M. Darciel [H. Provisor], Jean-T. Desanti, Gérard Vassails :

" Science bourgeoise et science prolétarienne ", La Nouvelle Critique, n° 8, juillet-août 1949, pages 32-51.





Laurent Casanova, Jean Desanti, Gérard Vassails, Francis Cohen, Raymond Guyot : Science bourgeoise et science prolétarienne, LNC, 1950.


Voir aussi Louis Aragon, " De la libre discussion des idées  ", Europe, octobre 1948 : " La victoire de Lyssenko est [...] une victoire de la science ".

Aragon, c’est « la force d’un Lénine et la logique d’une guillotine », disait déjà André Germain en 1924 (La Revue européenne, n° 22).

" L’affaire Lyssenko appelle sous la plume de ceux qui se penchent sur elle les superlatifs les plus réprobateurs : « l’épisode le plus étrange et le plus navrant de toute l’histoire de la Science », selon le prix Nobel de biologie Jacques Monod [Préface au livre de Jaurès Medvedev Grandeur et chute de Lyssenko, Paris :Gallimard, 1971, page 7.] ;
« une régression, unique dans les annales de la science contemporaine », pour les journalistes Joël et Dan Kotek [L’affaire Lyssenko, Bruxelles, Ed. Complexes, 1986, page 10.] ;
et rien moins que la « plus grande aberration rencontrée dans l’histoire des sciences de tous les temps » [Denis Buican, Lyssenko et le lyssenkisme, Paris : PUF, Que-sais-je ?, 1988.], si l’on veut bien suivre le généticien Denis Buican [Denis Buican, L’éternel retour de Lyssenko, Paris : Ed Copernic, 1978, page 7.] "
" L’affaire Lyssenko, ou la pseudo-science au pouvoir " par Yann Kindo, SPS n° 286, juillet-septembre 2009.
* * * * *

ALTHUSSER : « Je commençais à me douter de son suivisme [celui de Jean T. Desanti, Touki] quand je le vis emboîter le pas à Laurent Casanova, corse comme lui, dans toutes ses manipulations politiques de la science bourgeoise et de la science prolétarienne, en laquelle jamais je ne tombais. Chaque fois que je rencontre Victor Leduc, alors un cadre important aux "intellectuels" du Parti, il me rappelle ma position dans les discussions de ce temps :
" Tu étais contre l'opposition des deux sciences, et tu étais pratiquement le seul de ton avis chez les intellectuels du Parti. "
   Les ouvriers s'en foutaient tout naturellement. Ce que je sais, c'est que, pour sa honte, Touki [son prénom pour les intimes] écrivit " sur commande ", comme il le dit plus tard, un invraisemblable article théorique dans La Nouvelle Critique, pour " fonder " (toujours la même affaire) la théorie des deux sciences dans la lutte des classes. Personne ne lui demandait en conscience de désavouer publiquement sa conscience et sa culture philosophiques. Mais il le fit et n'avait pourtant pas l'excuse d'un procès au Conseil communal. » L’Avenir dure longtemps suivi de Les faits, XV, Paris : Stock, 1992. Réédité par Flammarion en collection Champs-essais en 2013.

* * * * *

Dualisme épistémologique aussi chez Jean-Paul Sartre, avec sa critique de l'objectivisme bourgeois :
« [André] Gide nous a libérés de ce chosisme naïf [de la deuxième génération symboliste] : il nous a appris ou réappris que tout pouvait être dit – c'est son audace – mais selon certaines règles du bien-dire – c'est sa prudence. De cette prudente audace procèdent ses perpétuels retournements, ses oscillations d'un extrême à l'autre, sa passion d'objectivité, il faudrait même dire son « objectivisme » – fort bourgeois, je l'avoue –, qui le fait chercher la Raison jusque chez l'adversaire et se fasciner sur l'opinion d'autrui. » (" Gide vivant ", Les Temps modernes, mars 1951).

§ III -  Parmi les conséquences dans les différents domaines de la philosophie de cette singulière sociologie de la connaissance, ou sociologie de la culture, qui considère donc l'objectivité scientifique et intellectuelle comme relevant bien plus du sociologique plus que du logique, et mettant ainsi en cause le statut classique de la connaissance établie dans les sociétés occidentales, on pense tout d'abord à l'opposition entre l'histoire dite bourgeoise et le matérialisme historique des marxistes.

Il existe un dualisme logique : la dialectique, qui admet et promeut le contradictoire, l’identité des contraires, le raisonnement circulaire, et que Lénine appelait, a-t-on dit, " l'algèbre de la révolution ", est opposée à la logique classique qui exigeait et exige toujours la non-contradiction. En 1947, l'ancien élève de Sartre Jean Kanapa opposait le « rationalisme des Facultés de philosophie, confit, desséché et momifié, simple précepte épistémologique » au « rationalisme total, vivant, dialectique ». Mais Staline finit par être obligé, vers 1950, de réintroduire l'enseignement universitaire de cette logique classique. Dualisme biologique aussi, au moins le temps que dura la renommée de Mitchourine et Lyssenko, négateurs de l'hérédité. Quant au dualisme linguistique (ébauché par le bien contradictoire Victor Hugo ...), un temps envisagé, il fut écarté, en 1950, par l'oukaze de Staline : la langue n'est pas une superstructure, elle n'émane pas de la bourgeoisie (Joseph Staline, Le Marxisme et les questions de linguistique, Paris : Éditions sociales, 1951) – mais une « guerre des mots » se trouve pratiquée par le mouvement PC (politically correct), alias (akacorrection politique ou woke, notamment par ses composantes féministe, homosexuelle et trans, ces dernières s’incarnant actuellement dans une « Interassociative lesbienne, gaie, bi et trans (LGBT) ».


On avait discuté, vers la fin du XXe siècle, du bien-fondé d’un parallèle entre nazisme et stalinisme : « Si je crois qu’il ne faut pas céder à la symétrisation ce n’est donc pas pour signifier que le goulag serait moins "grave" que la Shoah », écrivait le philosophe Jacques Derrida.
La réflexion critique compare « ce qui est comparable, à savoir la destruction massive de dizaines de millions d’êtres humains » (Jacques Derrida/Élisabeth Roudinesco, De quoi demain …Dialogue, Paris : Fayard/Galilée, 2001, page 137). Elle reconnaît que les deux régimes totalitaires sont fondés sur « une fausse conception de l’homme, génératrice, dans leurs applications historiques, de crimes de masse qui n’ont pas été seulement de l’ordre de l’idée. » Jean-François Mattéi (1941-2014), La Barbarie intérieure. Essai sur l'immonde moderne, Paris : PUF, 1999, page 247.

Voir aussi Stéphane Courtois, " Crimes communistes : le malaise français ", Politique Internationale, n° 80, été 1998, pages 365-376.). Jean-François Mattéi considérait que la dissimulation de la barbarie stalinienne (« Petit père des peuples », libération humaniste) était plus grave logiquement et intellectuellement (communication personnelle en 2000). L’examen des seuls aspects épistémologiques de ces deux idéologies renforce en tout cas la thèse de la légitimité du parallèle ; l’extension au christianisme d'Ancien Régime constate l’hostilité des trois totalitarismes occidentaux, qu’ils relèvent d’une foi religieuse ou d’une conviction idéologique, au pluralisme, à la liberté d'expression et à la connaissance ouverte. On peut désormais y ajouter l'islamisme.


§ IV -  Le mouvement PC (alias correction politique ou wokisme) prolonge en la renversant la sociologie de la science (on pourrait aussi bien parler de " sociologie de la littérature ") des totalitaristes ; les élites occidentales blanches, mâles, hétérosexuelles et leurs œuvres de culture, voilà l'ennemi désormais proposé aux masses et aux pseudo-élites qui s'en détachent péniblement, aux communautés et à leurs porte-parole. L'ethnicisation de la culture, de l'enseignement public, est envisagée par les tenants les moins extrémistes du culturalisme tiers-mondiste ; un exemple en est les tentatives appuyées pour revenir sur notre laïcité (pourtant bien incomplète), pour financer et organiser, malgré tous les risques que cela présente, la religion islamique au pays de Voltaire, pour créer un Institut français d'islamologie ; un autre, l'obligation d'apprendre le corse en Corse. Comme l'expliquait l'historienne Annie Kriegel dès 1985, " Tout se passe en vérité comme si le déclin et la défaite du marxisme qui avait eu, lui, la prétention d'imposer la classe, la lutte des classes, la mission émancipatrice de la classe ouvrière comme mode unique de la structuration et de la stratification sociale, comme "moteur de l'histoire", n'avait donné sa chance, à gauche, qu'à un autre manichéisme élisant l'ethnie — expression pudique, équivalent respectable du concept de race — comme principe organisateur de la société en général et de la société de l'avenir en particulier. Encore la classe jouit-elle d'attributs qui sont ceux d'une société relativement moderne. Tandis que la race, hors des sociétés les plus archaïques, n'est plus qu'un concept tout à la fois scientifiquement récusé et socialement redoutable. " ("Une vision panraciale", Le Figaro, 2 avril 1985.).

   Dans la revendication d'égalité juridique permanente entre homosexuels et hétérosexuels, l'encouragement au coming out, la chasse aux homophobes et les tentations ou actions d'outing, il y a une indistinction imposée entre vie publique et vie privée et une indifférence à la liberté ; cette confusion entre l’ordre public, au sens juridique de ce terme, et la sphère privée est caractéristique des totalitarismes ; elle est aussi une des causes des difficultés actuelles de l’institution scolaire. Enfin, la promotion démesurée du sport (traînant derrière lui la pub et la prospère médecine sportive …) et de la violence – au cinéma, à la télévision et sur Internet  — manifeste que nous régressons d'une civilisation du savoir croissant à une société dont la force physique est une des principales valeurs, avec le pouvoir financier ; d'où le rapprochement avec le totalitarisme. Mais si l’idéologie PC commence effectivement à exercer une influence négative sur le savoir, une étatisation de la pensée, il lui manque encore un peu l’organisation de l’enthousiasme... Voir le parallèle entre le soviétisme et le fascisme décrit par Élie Halévy, « L’Ère des tyrannies », Bulletin de la Société française de Philosophie, séance du 28 novembre 1936, pages 181-253. Article développé dans l’ouvrage L’Ère des tyrannies. Études sur le socialisme et la guerre, Paris : Gallimard, 1938 (ouvrage hélas non consulté).

   Dans l'ordre épistémologique, un nouveau dualisme historique apparaît donc ; à la fin du deuxième millénaire, le matérialisme historique de Marx et Engels échappait aux règles de la connaissance et de la logique ordinaires ; aujourd'hui, la mémoire collective à usage politique et communautaire récuse le savoir, et précisément l'histoire méthodique et objective, jusque dans l'enseignement, au nom du principe « tout est politique » ; il semble que l'on suive le slogan du Parti dans 1984 de George Orwell : " Who controls the past controls the future : who controls the present controls the past ". Dans ce qui est bien davantage une mutation qu'un déclin de l'idéologie marxiste, le sélectif "devoir de mémoire " de l'individu communautaire prend la place de la " prise de conscience " proposée au prolétaire ; il entraîne une surenchère permanente dans la culpabilisation collective des mononationaux de souche (par opposition aux bi-nationaux), une dérive intolérante dans l'opinion et les médias les plus engagés ; voir Paul Yonnet, " Sur la crise du lien national ", Le Débat, n° 75, mai-août 1993, pages 132-144. En revanche, comme le remarqua le philosophe Jacques Bouveresse, l'abandon du marxisme n'est l'objet d'aucun commencement de réflexion de la part de ses anciens fidèles ; mais l’ont-ils véritablement abandonné ? On peut en douter.


§ V -  Le dualisme logique prend en sociologie la forme du constructionnisme dont un des partisans, Philippe Corcuff, tenta désespérément d'élaborer une logique autre que celle du raisonnement classique en introduisant un " raisonnement circulaire " (Le Débat, n° 103, janvier-février 1999, page 117), qui rejoint la "logique" hégélienne de l'identité de l'identité et de la différence (et, avant Hegel, le second Pascal, celui du manuscrit inachevé des Pensées). On retrouve la circularité chrétienne chère aux papes Jean-Paul II et Benoît XVI : la foi en Dieu fondée sur le témoignage de Dieu, la vérité de la Révélation réservée à ceux qui croient en Dieu, la raison et la foi qui ne peuvent se contredire car [sic] elles viennent toutes deux de Dieu (Voir les §§ 9, 15 et 43 de la Lettre encyclique de Jean-Paul II, Fides et Ratio [La foi et la raison], 15 octobre 1998).

Philippe de Lara, dans sa réponse à Corcuff, relevait que " si grandioses que soient ces tentatives, elles butent sur le mur du non-sens " (" Nouvelle sociologie ou vieille philosophie ", Le Débat, n° 103, janvier-février 1999, pages 121-129 ; la vieille philosophie en question est la dialectique hégéliano-marxiste.) Pour maintenir à tout prix l'erreur marxiste, on devrait changer le critère d'appréciation, ici, rien de moins que la logique ... L’idée que l’on a de ce qui doit être fausse alors la vision de ce qui est.  Dans ce déni de réalité, le réel passe en jugement devant l'irréel. Maurice Merleau-Ponty osa soutenir que le marxisme ne critique la pensée formelle « qu’au profit d’une pensée prolétarienne plus capable que la première de parvenir à l’"objectivité", à la "vérité", à l’"universalité", en un mot de réaliser les valeurs du libéralisme. » (Humanisme et terreur, Paris : Gallimard, 1947, deuxième partie, chapitre I).

   Un cas particulier du multiculturalisme, que je propose d'appeler " biculturalisme interne ", est la valorisation post-moderne de la "culture" et de la "créativité" des couches populaires, des jeunes, dans un État de tradition républicaine, valorisation évidemment associée à l'anti-intellectualisme ambiant. Ainsi les cafés-philo, créés par le trotskyste (lambertiste) Marc Sautet (1947/1998), développèrent-ils à leur tour une théorie des deux philosophies : d'un côté la philosophie universitaire, muséale, poussiéreuse, érudite ; de l'autre, la "philo" populaire, créative, originelle (c'était, quasiment, Socrate sur l'Agora, Socrate et l’Agora enfin harmonieusement réunis ...). En 1997, un des participants au café-philo L'Escholier, (place de la Sorbonne, Paris Ve) Jacques Diament, autodidacte, se flattait publiquement de ce qu'il n'avait pas eu l'esprit « déformé » par les études universitaires, soit à peu de choses près ce que confiait Adolf Hitler à Rauschning (chapitres XV et XVI) : " Je remercie mon destin de ce qu'il m'a épargné les œillères d'une formation [Bildung] scientifique " ; " Je ne veux aucune éducation intellectuelle [keine intellektuelle Erziehung] ". Voir aussi dans le même sens Mein Kampf [Mon combat], tome II, chapitre 2 :
" L'instruction scientifique viendra en dernier. ".

Cette émergence actuelle d’une haine anti-intellectuelle, que l’on croyait réservée aux régimes totalitaires, confirme que la correction politique et le wokisme sont révélateurs de l’essor d’un nouveau totalitarisme. Sous ce rapport, l'islam n'est pas mieux loti, lui qui, en dehors des grotesques élucubrations de ses prétendus " savants ", n'admet d'autres connaissances qu'utilitaires.


§ VI -  Dans cet affrontement entre deux conceptions de la culture, le savoir universitaire passe en jugement devant la "culture" populaire des jeunes (voir sur ce blog "Le déclin du savoir"), des ignorants relevant du type III hésiodien, les esprits faux ; devant les médias les plus généralistes aussi, ce qui est quasiment comme le réel passant en jugement devant l'irréel. Niant la diversité des aptitudes intellectuelles, le sociologue Pierre Bourdieu produisit la thèse proprement insensée du " racisme de l'intelligence ". L'autorité en matière de culture semble vient de plus en plus d'en bas (trait spécifique des totalitarismes) : spectacles, musiques et bruits divers, sport, look, tags, jeux télévisés, cultes religieux, tout peut désormais être dit " culturel " par n'importe quel homme politique, pédagogue, journaliste ou militant associatif, par le biais des modes, avec le relais de l'orchestration médiatique et mercantile, dans un " contentement de soi arrogant autant que stupide " (Cornélius Castoriadis). Le savoir, lui, est repoussé hors de l'espace public, au nom de la démocratie radicalisée (nouvelle " pensée unique ") et de la supposée légitimité intellectuelle de la parole spontanée de chacun ; voir Alain Renaut, Sartre, le dernier philosophe, Paris : Grasset, 1993, avant-propos ; Jean-François Mattéi, op. cit.La Barbarie intérieure, chapitre V.

   Hors de l'enseignement aussi, ce qui est plus inquiétant, puisque les cours donnés au lycée doivent désormais être brefs (surtout pas de "prise de tête"!), que l’explication, qui était le centre et la raison d’être du cours classique, est désormais bannie (" certains risqueraient de ne pas les comprendre "...), et que les élèves sont officiellement encouragés à s'exprimer plus qu'à étudier, à construire eux-mêmes leur savoir plutôt qu'à acquérir et assimiler les connaissances et méthodes établies de longue date ; c’est une dérive par rapport aux « méthodes actives » qui faisaient place aux questions et au désir de savoir des élèves. La devise de la pédagogie moderne semble bien être devenue : « Pourquoi enseigner quelque chose plutôt que rien ? » (Adrien Barrot, ancien élève de l'École Normale Supérieure [Ulm, 1988], agrégé de philosophie, L'Enseignement mis à mort, Paris : E. J. L., 2000, collection Librio, page 73).

   Certains ont appelé cela " la fin de l'école républicaine ". D'autres, comme François et Liliane Lurçat, y ont vu un pas " vers une école totalitaire ", école dont la finalité n'est plus d'enseigner des contenus, mais bien de réaliser de façon non républicaine un changement de société, une « transformation sociale » par le biais de la destruction de la culture classique (la table rase de l'Internationale) et l'imposition de cette " culture commune" qui « garantit la cohésion sociale et évite l'exclusion » (Philippe Meirieu, Rapport d'étape, principe 8).

  Exit le rapport au savoir, la rigueur intellectuelle, et notamment, en mathématiques, les démonstrations systématiques (les programmes oscillent entre « on justifiera » et « on admettra »). Les lycéens ont certes davantage d'informations sur le monde que jadis, mais ils le comprennent moins, ils en savent moins, car des informations juxtaposées ne font pas un savoir, ni même une documentation. L’intérêt de la compréhension du monde physique (pourquoi le ciel est-il bleu plutôt que rouge ou vert ? par exemple), en particulier, est trop souvent sous-estimé.


   Sans doute faut-il voir là, plus que les prémices d'une déviation totalitaire de notre République, une dérive effectivement en cours, qui tend à évacuer le travail intellectuel classique, ses instruments et les règles traditionnelles du débat intellectuel – non seulement on ne pourrait plus écrire de poésie après Auschwitz (injonction exorbitante de Theodor Adorno), mais il y aurait une logique d'avant Auschwitz et une logique depuis Auschwitz – . Noam Chomsky nota que : « Dans certains milieux intellectuels français, les principes fondamentaux de toute discussion – à savoir, un respect minimum des faits et de la logique – ont été pratiquement abandonnés » (Réponses inédites, Interview non publiée, § 8, Cahiers Spartacus, n° 128, 1984).
  Au lieu de discuter des opinions, des informations et des connaissances qui les fondent, on déconsidère ceux qui défendent ces opinions et on présente ces informations en remontant à l’extrême droite, voire au nazisme (Gabriel Cohn-Bendit osa faire du nazisme l'enfant naturel de la culture allemande - Ce soir ou jamais, France 3, 8 avril 2010) ; jamais bien sûr au stalinisme, cette mémoire étant, on le sait, hémiplégique. L'existence d'une connaissance désintéressée, de type aristotélicien, est niée, la dérive tend à nous couper des sources anciennes de notre civilisation et de notre langue en appliquant avec succès ce vieux slogan internationaliste : " Du passé faisons table rase [...] Nous ne sommes rien, soyons tout ! ". Le refus des critères d'admission et de la sélection, les slogans "  Une place en fac, c'est un droit ", la validation des acquis professionnels, visent tout simplement à imposer l'égalitarisme dans les faits par le moyen d'un maximalisme de l'égalité dans les revendications. Ce changement de tactique par rapport à la préparation du grand soir de la révolution s'accompagne d'un changement de vocabulaire : le but est désormais la transformation, comme on a pu l'entendre dire en 1998 aux cérémonies du 150e anniversaire du Manifeste du parti communiste.

  Olivier Mongin et Joël Roman avaient perçu ce phénomène qu’ils appelèrent " populisme théorique " dans leur article " Le populisme version [Pierre] Bourdieu ou la tentation du mépris ", Esprit, n° 244, juillet 1998. 

Un mauvais usage des nouveautés technologiques (Internet), où le meilleur côtoie le pire, ainsi que la pression des médias les plus médiocres, apportent leur concours à ce déplorable résultat. Est en bonne voie d'achèvement le programme de mai 1968, que formulait ainsi un gréviste parisien :
« Le savoir, c'est fini. La culture, aujourd'hui, ça consiste à parler. » (propos rapportés par Philippe Labro).


§ VII -  Une activité théorique n'est objective que dans la mesure où elle est ouverte à la discussion libre entre pairs (pairs d'intelligence et de travail) ; c'est cette discussion – et non le cours de l’histoire – qui produit l'objectivité. La disqualification des contradicteurs en tant qu'ennemis ou suspects par les " vigilants " (qui se croient infaillibles) évite d'avoir à leur répondre :

« Le populisme recycle quelquefois des thèmes suspects auxquels il donne une douteuse respectabilité » (Thomas Ferenczi, " Vieilles idées, visages neufs ", Le Monde, 28 février 2002)

échappatoire à cette intersubjectivité pourtant seule fondatrice de la raison : avoir raison, c'est savoir rendre raison de ce que l'on sait. La pensée grecque et son logos, la raison, sont désormais mis en accusation, disqualifiés, en tant que responsables des crimes attribués à l'esclavagisme, au colonialisme ou au nazisme, par les démocrates maximalistes, radicaux, et aussi par certains intégristes religieux. Voir l'émission " Source de vie ", sur France 2, le 6 août 2000, avec Edouard Valdman (auteur de Le Retour du saint) ; The Pink Swastika, tentative d'attribuer, à la suite de Maxime Gorki, l'origine du nazisme aux homosexuels ; voir aussi les propos de Philippe Meirieu dans L’École ou la guerre civile, Paris : Plon, 1997, et ceux cités par J.-F. Forges dans Éduquer contre Auschwitz, histoire et mémoire, E.S.F., 1997.

   Cette mise en cause, soit dit en passant, on est davantage surpris de la trouver, indirectement, chez Hannah Arendt qui, dans What is Freedom ?, attribua à tort la priorité de la découverte du conflit intérieur entre la raison et la volonté à Paul de Tarse (Romains, VII, 15) alors que la connaissance de ce conflit est attestée chez les Grecs anciens (Euripide, Médée, vers 1077-1080) et les Latins (Ovide, Métamorphoses, VII, 20).


  Une nouvelle " loi des suspects " permet donc aux militants et aux hommes de médias d'échapper complètement à l'exigence de compétence et les encourage à parler "librement", c'est-à-dire sans savoir : l’homme de médias PC ne rectifie pratiquement jamais ce qu'il a dit ou écrit sans savoir et avec bonne conscience (politique), fort de son idéologie citoyenne ; élèves et parents d'élèves prétendent désormais juger les professeurs et les contenus des programmes scolaires, voire en décider. Échappant à la fois à la procédure contradictoire et à la condition de qualification, ces vigilants médiatiques, amateurs ou professionnels, se veulent seuls juges de ce qui est exprimable et de ce qui ne l'est pas (élucubrations, propos nauséabonds, dérapages, etc.) selon la conformité ou non des propos tenus à la vulgate de la correction politique.


   Les atteintes systématiques aux libertés d'information, d'expression et de penser sont un trait commun des totalitarismes. On fut donc fort surpris de cette lecture imposée aux chercheurs du rez-de-jardin de la BnF, à chaque utilisation, d'une Charte du bon usage des postes informatiques à la BnF qui indiquait que

" L'utilisation des postes informatiques doit s'effectuer dans le respect des dispositions légales en vigueur réprimant notamment le racisme, le révisionnisme, la pédophilie et la diffamation. "

   Le trafic de drogue, l’espionnage, le proxénétisme ou le grand banditisme seraient-ils anodins ? Et pourquoi ne pas disposer ces avertissements devant les postes téléphoniques ? Si vous ne daigniez pas cliquer sur « J'ACCEPTE », tout s'éteignait ...

   Les accusations d'élitisme, d'incorrection politique ou d'antisémitisme ne sont jamais discutées " en contradictoire ", l'accusé est d'avance coupable et condamné, par un discours de haine et d'ignorance crasse, et ce qu'il dit est décrété, tout à fait à la façon des théologiens chrétiens du Moyen-Âge parlant du péché de sodomie, " tellement horrible qu'on ne peut l'entendre ". La discussion est refusée, une " autorité morale " demande le silence sur l'œuvre coupable, le combat contre les " élucubrations " et autres " atteintes à la dignité humaine " est revendiqué, attitude qui se rencontre assez souvent sur Internet : certains sites ont  un bouton de dénonciation à côté de chaque commentaire ; plus besoin de lettre anonyme ...

   Ce comportement militant, appelé radicalisme démocratique ou encore citoyennisme, selon Philippe Muray (1945-2006), qui bafoue à la fois l'exigence antique et humaniste de connaissance rationnelle, la liberté d'information (trop souvent confondue avec la seule liberté de la presse écrite) et les droits de la défense, au profit du combat, de la polémique intimidatrice et de la suprématie des positions dites clean, monte en puissance et promet de devenir un totalitarisme conséquent ; Luc Ferry et Alain Renaut eurent raison de voir dans le totalitarisme « le phénomène politique de ce siècle » et non du seul demi [XXe] siècle. Relèvent déjà de l'incorrection politique : l'élitisme républicain de Condorcet, l'anticléricalisme républicain du début du siècle, l'enseignement humaniste, la laïcité traditionnelle, la répulsion à l'égard de la délinquance et des " incivilités ", les réticences vis-à-vis de l’organisation par l’État français de la religion islamique ou l'organisation d'un débat sur l'identité française.

   Dans mon article " Que  dit le Coran de l’homosexualité ?  ", (Têtu, n° 62, décembre 2001, page 72), la simple évocation de l’existence ancienne en France d’un courant libertin, et donc de la possibilité effective, pour les « beurs gays », de ne pas croire, fut coupée ; la dernière phrase de l’article fut modifiée et la phrase suivante supprimée ; je les rétablis ici :
« Le rappel fondamentaliste des injonctions de Loth entraîne pour les gays musulmans en France un conflit d’identité que ne connaissent pas ceux qui se rattachent au courant moderne des Lumières et du libertinage philosophique, et beaucoup moins, voire plus du tout, les chrétiens homophiles et les homos communistes ; l’islam ne connaît pas encore la pastorale individualisée … S’il devait y avoir un clash des civilisations et des mentalités sur la question gay, ce ne serait cependant pas entre judéo-christianisme et islam, mais bien plutôt entre la civilisation scientifique et humaniste gréco-latine et les trois religions asiatiques du Livre qui ne sont pas encore en phase avec la modernité occidentale … »
   Dans le même sens, Jacques Derrida avait souligné « l’irréductibilité profonde du couple judéo-islamique, voire son privilège souvent dénié, au regard du couple confusément accrédité du judéo-christianisme. » (Cf. Foi et savoir et De quoi demain …).


§ VIII - Ce nouvel esprit de démocratie radicalisée mobilise en permanence l’esclavage, la colonisation et Auschwitz pour dénigrer la France, la langue française non " inclusive ", la culture, le droit, la philosophie, la science, ainsi que leur transmission, dénoncés comme inadmissibles et scandaleux dénis de l'égalité inter homines et irrespect violent de la diversité de l'autre, comme procédés excluant ; cet esprit de système est royalement servi par " l'incroyable muflerie des journalistes qui jugent de tout, sans rien lire, sans rien comprendre, avec une ignorance heureuse et en se disant que là ils sont dans le bien ; [mais] le bien n'est jamais donné. " (Alain Finkielkraut). Le terme "journalisme" désigne désormais « autant une idéologie qu’un métier », concluait, après une longue fréquentation de la presse française, Paul Thibaud (né en 1933 en Loire-Inférieure), ancien directeur de la revue Esprit. Il y a plus de trente ans, Guy Hocquenghem (1946-1988) déplorait que règnent, au sujet de la Nouvelle droite et d’Alain de Benoist, un maximum de confusion et un minimum d’enquête dans un dossier écrit par « des journalistes qui n’ont visiblement jamais lu une ligne des théoriciens de la "nouvelle droite" » (" Nouvelle droite : l’Impossible universel ", Libération, 5 juillet 1979).

   Ce qui se défait de plus grave dans notre société, avec cette plus ou moins discrète mutation du marxisme en correction politique, c'est une certaine forme (objective) de probité, de relation au savoir ; Philippe Nemo le déplorait, « le virus marxiste a contaminé tout l’héritage de la gauche des Lumières » ; d’où un mépris de la méthode scientifique et des lettres classiques qui ne peut, soit dit en passant, que conforter les islamistes et leurs amis gauchistes dans leur obscurantisme. Mépris de l’art aussi, qui se trouve instrumentalisé, par exemple dans cet étonnant article :
Alain Lompech ; « Ce n’est pas Berlioz, l’antirépublicain, qui devrait entrer au Panthéon [pour le deux-centième anniversaire de sa naissance] mais Ravel, accompagné par ses mélodies hébraïques et par ses chansons malgaches. En 1925, elles dénonçaient la colonisation et exaltaient le grand art noir. » (“ Le beau martyre ”, Le Monde, 16 mars 2002).
Cette sentence multiculturelle de l'ancien chroniqueur musical du Monde est un magnifique concentré de politiquement correct contemporain.

   Cependant, la vérité restera, selon la formule d'Edmond Goblot (1858-1935), ce qui :

a) a subi l'épreuve de la critique, et

b) en a triomphé. Autrement dit, le savoir véritable est ce qui, en position d'objet tiers, assigne la même discipline et la même exigence de probité au maître et à l'élève, au chercheur et à l’étudiant, au savant et à l'ignorant conscient de son ignorance, à celui qui énonce et à celui qui critique l'affirmation énoncée. Soit ce que Karl Popper (1902-1994) appela (après Kant) « l’intersubjectivité de la méthode scientifique » (The Open Society and its Ennemies (1945-1966), chapitre 23).


    Le déclin du savoir se caractérise par la passage d'une culture professorale, verticale et hiérarchique du savoir à une "culture" journalistique, faussement horizontale (essayez donc de critiquer un journaliste...) et pseudo-démocratique de l'information, sous-produit qui passe de plus en plus par des témoignages radiodiffusés ou télévisés d’individus λ, souvent même de témoins masqués ou floutés. Le pouvoir médiatique, « caste médiatico-politico-culturelle [qui] ne se reproduit que par cooptation » comme le décrivit si bien Yves-Charles Zarka dans " Démocratie et pouvoir médiatique ", (Cités, n° 10, avril 2002, page 123), déplorant « le règne de la médiocrité et la mise en place de formes rampantes de despotisme » (page 120).), entraîne notre République vers la tyrannie démocratique de l’opinion prétendue dominante, bien davantage que vers la liberté de conscience.


   Le maître – l'élève – le savoir : schéma ternaire dans lequel l'homme de média et le militant n'ont pas de place à occuper, tant les procès médiatiques et la vigilance fébrile, voire hargneuse, les « rappels à l’ordre » (Daniel Lindenberg), se confondent avec la désinformation et constituent un nouvel obscurantisme, qui, quand il entend les mots références, savoir, pense élitisme, érudition ou encyclopédisme (trois termes voulus péjoratifs) ; mais il n’a aucune idée de ce qu’est l’érudition véritable ; quand il entend les mots culture, humanisme, il exhibe, sinon son revolver, du moins ses droits de l'homme, mais pas du tout à la manière des aristocrates du XVIIIe siècle ; il vous opposera éternellement (au mieux) le régime de Vichy, ou (au pire) Adolf Hitler, quand vous lui parlerez de la France, de sa culture, de son patrimoine, de ses paysages, de ses autochtones ou de ses institutions.
Cet obscurantisme s’exprimera aussi dans cette élégante devise, proférée par un apédefte (comme écrivaient Rabelais, Tallemant des Réaux et Ménage), un militant de l’inculture dans les cafés-philo parisiens, et peut-être lointainement inspirée de ce mot de l'Ecclésiaste IX, 4, "  Un chien vivant vaut mieux qu'un lion mort. [melior est canis vivus leone mortuo" : « Un intellectuel assis va moins loin qu’un con qui marche.» (Michel Audiard). Ce à quoi on peut facilement répondre que le con, comme tel, a toutes les chances d'aller dans la mauvaise direction, donc de s'égarer. Bref, la suffisance de la bonne conscience du Moi, de la fierté, mise au service des insuffisances et de la faiblesse de la cervelle, de la bêtise ...


§ IX NOTES ET RÉFÉRENCES


1. Le christianisme assimilable à un totalitarisme ? L'historien Jules Isaac répondait oui quand il mettait la charge de la construction de l'antisémitisme (trait affirmé des deux totalitarismes du XXe siècle) sur la religion chrétienne. On peut envisager ces parallèles : idéologie - dogmes religieux ; parti - Église, ordres religieux ; organisations - associations. Édouard Dolléans liait christianisme et socialisme : " Les socialistes sont des chrétiens sans le savoir, des chrétiens qui sans doute ont perdu la douceur évangélique, mais n'ont rien oublié de l'intolérance de l'Église. " (" Le caractère religieux du socialisme ", Revue d'économie politique, 1906) ; dès 1885, Frédéric Nietzsche notait le christianisme latent du socialisme.

2. Le journaliste Nicolas Weill déplora en juin 2000 l'emploi du terme totalitarisme, " qui sert souvent de caution à la mise en relation entre le communisme et le nazisme ". Cette remarque sur Ernst Nolte relève-t-elle de l'information, du commentaire, ou d'un militantisme caché ? Une mise en relation ne pourrait poser un problème qu’en tant qu’offense au stalinisme et aux staliniens ; ou bien offense à la doctrine religieuse du supposé peuple juif comme " peuple élu " ou " corps mystique de Dieu " ?


§ X APPENDICE

Étienne Balibar (né en 1942)
Notice nécrologique de Jean-Toussaint DESANTI, parue dans l’Annuaire de l’Association Amicale de Secours des Anciens Élèves de l’École Normale Supérieure (Recueil 2004)

« DESANTI (Jean-Toussaint), né à Ajaccio le 8 octobre 1914, décédé à Paris le 21 janvier 2002. - Promotion de 1935 (Lettres).

Je n’ai pas été l’élève de Jean-Toussaint Desanti, et si son épouse Dominique m’a demandé de rédiger la notice le concernant pour l’Annuaire des Anciens Élèves de l’École Normale Supérieure, c’est au titre d’une vieille amitié de famille doublée de l’admiration que, comme toute ma génération, j’éprouve pour l’enseignement et l’œuvre de son mari. Je la remercie de sa confiance et de son aide, et je voudrais commencer par évoquer, parmi d’autres qui me sont chers, deux souvenirs de celui que ses camarades et ses amis appelaient affectueusement Touky.

Le premier remonte à 1961, alors que je venais d’entrer à l’École et d’y choisir la section de philosophie. Le Quartier latin était en effervescence. Le sentiment de l’urgence politique s’y mêlait à celui d’assister à de grands changements intellectuels, dont le structuralisme naissant n’était que l’un des noms. La guerre d’Algérie, proche d’une fin que rien ne garantissait, vivait ses heures les plus tragiques. L’événement philosophique du moment était la publication par Sartre du premier volume de sa Critique de la raison dialectique dans laquelle, pour situer sa propre version d’une philosophie de la praxis, il déclarait solennellement le marxisme « horizon indépassable de notre temps ». Avec quelques condisciples, j’avais adhéré à l’Union des Etudiants Communistes. Desanti, lui, après beaucoup de ses contemporains et avant d’autres, allait quitter sans bruit le Parti. Mais il participait toujours aux Semaines de la pensée marxiste, dont les débats passionnés et les séminaires studieux rassemblaient par milliers étudiants, militants et intellectuels. C’est ainsi que je me retrouvai avec d’autres « ulmiens » dans une petite salle de la rue Gît-le-Cœur pour écouter ce personnage mythique (auteur d’une Introduction à l’histoire de la philosophie en forme de lecture « matérialiste » de Spinoza, dont Picasso avait dessiné la couverture, et que nous avions cherchée chez tous les bouquinistes), un peu redoutable aussi (n’avait-il pas fulminé les jugements d’orthodoxie marxiste dans les pages de La Nouvelle Critique, que dirigeait le célèbre Jean Kanapa ?), et dont - bien qu’ayant notre propre « maître » dont nous soupçonnions qu’il lui était à la fois proche et très opposé - nous jalousions un peu l’enseignement à nos éternels rivaux de Saint-Cloud, qui étaient aussi nos amis et nos frères de manifs… Ces jours-là, au long d’une série de leçons consacrées à mettre en évidence les apories de la phénoménologie en tant qu’élucidation par la conscience de ses propres structures constitutives (le temps, la relation à autrui, l’histoire), je découvris pour ne plus l’oublier une pratique de la philosophie à la fois scrupuleuse et risquée, reprenant de l’intérieur le mouvement de la conceptualisation (à même le texte des Méditations cartésiennes de Husserl) et le portant à ses limites, pour en dégager la multiplicité des conséquences possibles. Parole d’une simplicité absolue, dénuée de tout jargon dans le commentaire des œuvres les plus spéculatives. Parole dont l’économie recouvrait une étonnante maîtrise des difficultés d’interprétation sur lesquelles nous nous échinions jour après jour, et que beaucoup des commentaires existants ne faisaient à nos yeux qu’obscurcir. On retrouve tout cela, je crois, dans le petit livre qui sortit de ces leçons, d’abord publié aux Editions Sociales en 1963 sous le titre Phénoménologie et praxis, puis réédité en 1976 comme Introduction à la phénoménologie (Idées Gallimard). A la circularité des « opérations réflexives » de la conscience, qu’il décelait dans le mouvement indéfiniment réitéré de la constitution husserlienne de l’ego, Desanti désignait alors comme porte de sortie la praxis marxienne définie comme activité socialement organisée et transformation du monde. Mais il prenait soin d’indiquer qu’il n’y avait là qu’une possibilité parmi d’autres. Et nous comprendrions plus tard qu’il s’agissait pour lui, en contrepoint de son grand travail sur les mathématiques, d’aménager l’horizon de sa propre entreprise épistémologique, pour en rendre « dépassables » les limites initiales.

L’autre souvenir auquel je veux m’attarder un instant me vient des années 80 et 90, à l’Université de Paris I (que nous continuions d’appeler « la Sorbonne », d’autant que nous y occupions toujours les locaux de l’Institut de philosophie où nous avions fait nos études, entre les salles aux noms de résistants héroïques et la bibliothèque poussiéreuse dont l’UFR avait gardé un volume sur deux après la « scission » de 1969). Avec Françoise Dastur, Élisabeth de Fontenay, Michel Fichant, Patrice Loraux, Pierre Macherey, Jean Maurel …, j’étais l’un de ces enseignants recrutés en nombre dans les années de l’explosion démographique et demeurés obstinément fidèles au « rang B », par un mélange de prudence (nous voyions trop bien à quelle restriction des possibilités de travail conduisait l’accumulation des thèses et la bureaucratie de la « recherche », qui n’en était pourtant qu’à ses débuts), d’idéologie démocratique (68 avait proclamé la fin du mandarinat, l’égalité de tous les enseignants devant le « cours-TD », et nous croyions cette révolution irréversible), et du désir que nous avions de maintenir avec les étudiants une relation d’ « aînesse » plutôt que d’autorité, qui nous plaçait à l’occasion dans une position d’intermédiaires inconfortable… Je voyais avec mélancolie notre groupe vieillissant, de moins en moins discernable des murs, même s’il m’arrivait aussi de sentir, au détour d’une conversation ou d’une querelle, que la passion vivait toujours au fond de chacun d’entre nous. Mais pourquoi parler de vieillesse ? Desanti était là, le plus jeune de tous. Sur le tard, il avait rejoint le corps des professeurs, prenant le relais de nos maîtres et de ses amis, [Yvon] Belaval, [Georges] Canguilhem, [Vladimir] Jankélévitch, perpétuant la même alliance souveraine de curiosité universelle et de confiance absolue envers l’interlocuteur, qui faisait notre admiration. Puis il avait atteint « l’âge de la retraite ». Et c’est alors que sa présence était devenue incontournable. Semaine après semaine, sans obligation ni sanction, marchant parfois difficilement (nous savions qu’une hernie discale le faisait cruellement souffrir) mais les yeux brillants (ces fameux yeux plissés…) du plaisir de la rencontre et de l’enseignement, il se dirigeait vers la Salle Cavaillès où l’attendait une armée d’étudiants. À l’occasion je me glissais parmi eux. Ouvrant le Livre IV de la Physique d’Aristote, ou les pages posthumes de Husserl sur Expérience et Jugement, il entreprenait d’en commenter la singularité d’écriture en même temps que la teneur théorique. La philosophie recommençait à exister comme expérience partagée, au point sans cesse déplacé qui fait se recouper l’objectivité des significations et la liberté des interprétations. Je me disais qu’une telle leçon s’entend pour elle-même, dans l’éternité de l’instant, mais qu’il faudrait aussi tenter d’en imiter quelque chose un jour, quand serait venu pour moi aussi le temps de « l’éméritat ».

Jean-Toussaint Desanti était né le 8 octobre 1914 à Ajaccio, dans une famille d’enseignants, d’artisans et d’officiers, marquée par l’expérience de la Grande Guerre. Après ses études secondaires au collège Fesch, il devient interne en khâgne sur le continent, au lycée Thiers de Marseille puis Lakanal à Sceaux (où il est l’élève de Jean Guéhenno). Il est reçu à l’E.N.S. en 1935 (promotion littéraire de Pierre Boutang, Marie-Claire Canque, Pierre-Georges Castex, Aimé Césaire, Renée Charleux, Henri Goube, Georges Pâques, Jacqueline Rochard, Jean Sauvagnargues …). Il suit les cours de Brunschvicg à la Sorbonne et de Kojève à l’École Pratique des Hautes Etudes, et il reçoit à l’École même l’enseignement de deux philosophes, alors en pleine invention de leur pensée, allés puiser aux sources de la nouvelle philosophie phénoménologique « allemande », mais pour en tirer des conclusions opposées : Jean Cavaillès et Maurice Merleau-Ponty, qui le marquent profondément. Il se lie d’une amitié étroite avec son aîné le mathématicien Laurent Schwartz et avec son cadet le philosophe Maurice Clavel. Au bal de l’Ecole de 1937, il rencontre Dominique Persky, née en 1919, fille d’un émigré russe, avocat libéral, écrivain et traducteur, dont il tombe amoureux. Ils se marient l’année suivante, officiellement pour émanciper la jeune étudiante encore mineure, et constituent pour toute la vie - sur la base d’un « contrat » de liberté et de fidélité périodiquement renouvelé - l’un des couples emblématiques, admiré et contesté, de la vie littéraire française. Chacun suivant sa voie (la journaliste et écrivaine, le philosophe et professeur), ils n’en partagent pas moins les engagements politiques, les amitiés et les rencontres, les après-coup de la réflexion. De tout cela ils ont témoigné ensemble dans leur livre (écrit avec Roger-Pol Droit) : La Liberté nous aime encore, Editions Odile Jacob, janvier 2001.

Dans les années de khâgne et d’École, Desanti, entré à l’Union fédérale des étudiants (communiste), non sans quelques sympathies pour le trotskisme, participe à la mobilisation antifasciste, faisant à l’occasion le coup de poing contre les Ligues, et défendant avec ses amis Pierre Hervé et Pierre Courtade la ligne « de gauche » au sein du Front populaire. Il ressent l’effet démoralisant de la non-intervention en Espagne, puis du Pacte germano-soviétique. Quand surviennent la guerre et la défaite, Desanti, mobilisé à Montpellier, n’est pas encore agrégé. Avec Dominique et quelques amis (dont le philosophe François Cuzin, connu en khâgne, qui sera fusillé en 1944), il crée un petit groupe de résistance (publiant le bulletin « Sous la botte »), qui se renforce avec l’arrivée de Sartre et de Simone de Beauvoir en 1941 et devient « Socialisme et liberté ». Nommé professeur à Vichy après sa réussite à l’agrégation en 1942, il réside à Clermont-Ferrand et devient membre du mouvement animé par les communistes, le Front National de lutte pour l’indépendance de la France. Il adhère au P.C.F. clandestin, participe à la libération de l’Auvergne et rédige (toujours avec Dominique) deux des journaux locaux issus de la Résistance (Le National et Le Patriote). Il enseigne ensuite la philosophie aux lycées de Saint-Quentin et de Chartres, Lakanal (Sceaux) et Saint-Louis (Paris), et fait un séjour de deux ans au CNRS, tout en poursuivant ses activités de militant et d’écrivain. Il est nommé en 1960 maître-assistant à l’É. N. S. de Saint-Cloud, dont il dirigera les études de philosophie jusqu’en 1971, date à laquelle il deviendra professeur à l’Université de Paris I (Panthéon-Sorbonne). En 1968, il soutient sa thèse intitulée « Recherches épistémologiques sur le développement de la théorie des fonctions de variables réelles ». De 1992 à 1994 il continue son séminaire comme « professeur émérite ». Il reçoit en 1989 le Grand Prix National des Lettres, est décoré de la Légion d’Honneur en 1993 et reçoit en 1999 le titre d’Officier du Mérite National.

La vie publique et l’itinéraire intellectuel de Desanti sont partagés en deux par l’histoire de son adhésion au Parti communiste et de la critique à laquelle il l’a rétrospectivement soumise, qui le conduisit en quelque sorte à « changer de peau ». Desanti avait participé en 1948 à la fondation de La Nouvelle Critique. Revue du Marxisme militant, dont il devint l’un des principaux rédacteurs, et qui se proposait de mener la lutte idéologique dans le contexte de la guerre froide. Il y publia de nombreux articles alliant la polémique parfois violente avec l’élaboration théorique « marxiste », dont certains eurent un grand retentissement et lui valurent autant d’admirateurs d’un côté que d’adversaires irréconciliables de l’autre : en particulier « Science bourgeoise et science prolétarienne » ([n° 8, juillet-août ] 1949 [, pages 32-51]), dans lequel il reprenait à sa façon la thèse des « deux sciences » énoncée par Andreï Jdanov en 1947 ; « Staline, savant d’un type nouveau » ([n° 11, décembre] 1949) ; « Merleau-Ponty ou la décomposition de l’idéalisme », article qui le brouilla avec son maître et ami, dont la critique du communisme n’était pas moins virulente à l’époque (voir Humanisme et Terreur, 1947, et Les aventures de la dialectique, 1955) ; « Kant est-il existentialiste ? », 1953 ; « Sur les intellectuels et le communisme », 1956. Desanti expliquera ensuite que, venu au communisme pour des raisons essentiellement politiques, et concevant le « matérialisme dialectique » comme l’arme du parti de la classe ouvrière dans le champ de la culture et des idées, il avait concilié subjectivement sa « langue philosophique natale » avec la « langue de combat » que représentait le marxisme stalinien, au moyen d’une variante de la théorie classique de la double vérité. Cette duplicité fondée sur l’adhésion à une contre-société qui se fixe pour mission de faire triompher la justice au détriment de l’ordre établi, devint moralement et intellectuellement intenable quand furent dénoncés les « crimes de Staline » et que se manifestèrent l’ampleur de la répression politique et sociale en URSS, la logique de monopolisation du pouvoir par les appareils communistes, et la nature impérialiste des liens associant les pays du camp socialiste. Dominique Desanti quitta le PCF en 1956, après les événements de Hongrie. Jean-Toussaint, quant à lui, restera membre du parti jusqu’au début des années 60, abandonnant peu à peu toute activité militante et résistant aux sollicitations de prolonger son activité d’ « intellectuel organique de la classe ouvrière », tout en sympathisant avec certaines tentatives de critique interne, vite réduites à l’impuissance, dans lesquelles étaient engagés son ami l’historien des mathématiques Maurice Caveing et d’autres intellectuels comme Jean-Pierre Vernant ou Madeleine Reberioux. Il se refusa longtemps à entrer dans le jeu de l’autocritique, et ce n’est qu’en 1975, dans sa contribution à l’ouvrage de Dominique Desanti, Les Staliniens, une expérience politique, 1944-1956 (Fayard), qu’il commença à proposer une analyse du phénomène de la « croyance communiste », dont il avait été lui-même le porteur et le propagateur, à laquelle il consacrera ensuite de longues analyses à la fois personnelles et théoriques dans Un destin philosophique (Grasset, 1982). Chez Desanti comme chez bien d’autres, la fin de l’engagement au parti communiste n’entraîna pas toutefois le désintérêt pour la politique ou le refus de se mobiliser pour des causes progressistes. C’est ainsi qu’il participa activement aux manifestations et aux pétitions contre la guerre d’Algérie, ainsi qu’à quelques actions d’aide au F.L.N. clandestin, puis aux manifestations et débats de mai 1968 dans la Sorbonne « occupée » par les étudiants. Il entretiendra des relations assez étroites avec certains des leaders du mouvement maoïste dans les années 70, mais sans adhérer au mouvement lui-même comme le feront Sartre ou Foucault selon des modalités diverses. La décoration reçue des mains du Président Mitterrand en 1993 fut bien entendu motivée et justifiée par la reconnaissance tardive des actes de résistance de Desanti, mais elle signale aussi le rôle de référence qui fut le sien au sein de l’intelligentsia de gauche au cours de ses dernières années.

L’activité philosophique de Desanti est à double face, « ésotérique » et « exotérique » selon la distinction appliquée initialement à l’œuvre d’Aristote. Son enseignement a laissé une trace intense chez de très nombreux élèves dont plusieurs ont rendu éloquemment témoignage. L’œuvre publiée qui en recueille une partie des matériaux et en prolonge souvent la forme dialoguée, leur ajoute une élaboration savante et dégage peu à peu une cohérence, tout en se refusant à adopter la forme du système. Pour la commodité on distinguera deux groupes d’ouvrages, bien que le partage des styles et des matières ne s’y opère pas de façon stricte.

Dans le livre sur Les Idéalités mathématiques tiré de sa thèse (Editions du Seuil, 1968) et dans le recueil ultérieur La philosophie silencieuse ou critique des philosophies de la science (Seuil, 1975), Desanti a fourni une contribution remarquée à l’épistémologie des mathématiques et il a proposé une réflexion philosophique plus générale sur le statut de la « mathèsis ». Après la disparition de Cavaillès et de Lautman, la philosophie française de la deuxième moitié du XXe siècle a repris le projet d’une philosophie des mathématiques puisant aux sources d’une connaissance interne de la discipline et de ses développements récents. Trois noms, peut-être quatre s’imposent ici, et Desanti est l’un d’eux. Son originalité tient dans le choix de laisser de côté les problèmes traditionnels du critère ou du statut de la vérité mathématique, aussi bien sous la forme platonicienne (démarcation entre la certitude propre aux objets idéaux et l’incertitude des objets sensibles) que sous la forme transcendantale (définition des a priori de la connaissance, en particulier ses « intuitions » propres) ou sous la forme positiviste (description des procédures de formalisation et de leur sémantique), pour s’intéresser à une autre question qui est celle des « médiations » par lesquelles une théorie mathématique « naïve » ou élémentaire s’ouvre à sa propre généralisation, et par conséquent à sa refondation en termes plus abstraits. L’exemple choisi n’est évidemment pas quelconque : c’est celui de la théorie des fonctions de variables réelles, qui constitue le site du passage de la conception traditionnelle des nombres et des fonctions sur lesquels sont définies à l’origine les opérations d’intégration et de différenciation à la conception post-cantorienne des ensembles de points munis des structures de la topologie générale. D’où l’intérêt particulier de Desanti pour le processus (non pas historique, mais conceptuel) de la définition des axiomes à partir de la « conscience d’horizon » propre à une totalité théorique donnée. Les « idéalités » dont parle le titre (et dont il dira dans une formule frappante qu’elles ne sont « ni du Ciel ni de la Terre ») ne sont pas tant les êtres mathématiques eux-mêmes que les moments génétiques successifs de la mathématisation : « objets-théories », « formes d’axiomes », régions « aveugles », « thématisées » ou « non thématiques », dont la tension ne cesse de réactiver les significations sédimentées et autorise la mobilité de la conscience théorique du mathématicien. Tout ceci bien entendu n’est pas exposé comme une combinatoire abstraite, mais dans le cours d’une relecture (ou comme dit Desanti, d’un apprentissage) des textes mathématiques, qui s’efforce de reproduire la façon même dont l’enchaînement des abstractions finit par imprimer à la pensée les caractères de la concrétude. Il s’en est expliqué notamment dans un grand entretien qu’il faut citer avec son élève Hourya Sinaceur (« Le langage des idéalités », in Hommage à Jean-Toussaint Desanti, TER, Mauvezin 1991).

Cette méthode est ensuite généralisée (dans les essais de La Philosophie silencieuse) sous la forme d’une critique des discours philosophiques qui tentent (de Platon à Hegel et Husserl…) de procéder à une « intériorisation » des énoncés scientifiques à leur propre discours, ce qu’il est allé jusqu’à désigner de façon provocatrice comme un « phagocytage », dans les modalités du fondement, de la réflexion, ou de la totalisation (on pourrait ajouter la « structure »). Mais à cette tâche négative (qui n’en projette pas moins une lumière très vive sur le mode de pensée des philosophes et la genèse des grands systèmes) s’en conjoint immédiatement une autre, à la fois plus positive et « modeste » dans son obstination. Elle consiste, après avoir reproduit l’enchaînement des concepts et dégagé les opérations de leur « production », à cerner les vides du savoir constitué, ou encore à formuler les « problèmes de troisième espèce » qui, portant sur la nature même des objets de ce savoir (légitimité des procédures de construction des formalismes, domaine de validité du concept classique de causalité, naissance et disparition des structures…), obligent à en repenser les limites de façon critique.

Le second groupe des ouvrages de Desanti consiste en dialogues réécrits avec des disciples et interlocuteurs amicaux, qui transforment le cours de philosophie en « inversant » la relation pédagogique, pour soumettre le maître lui-même à la maïeutique. C’est là que Desanti a élaboré et soumis à la discussion sa philosophie politique et finalement sa métaphysique (Le Philosophe et les pouvoirs, Entretiens avec Pascal Lainé et Blandine Barret-Kriegel, Calmann-Lévy 1976 ; Réflexions sur le temps. Variations philosophiques I, Conversations avec Dominique-Antoine Grisoni, Grasset 1992 ; Philosophie : un rêve de flambeur. Variations philosophiques 2, Conversations avec Dominique-Antoine Grisoni, Grasset 1999). [Balibar : " Auxquels on ajoutera désormais l’ensemble à plusieurs voix assemblé par Marie José Mondzain autour de textes de Desanti : Voir ensemble, Gallimard 2003. "] Il est impossible d’en résumer les thèmes en quelques mots, mais on peut dire que s’y recoupent de différentes façons trois interrogations. Avant tout, bien entendu, celle qui porte sur la nature du temps, dont Desanti s’attache à expliciter la « circularité » aporétique à partir de la constatation que le flux de l’expérience vécue et la discursivité du langage se présupposent toujours l’un l’autre, ce qui le conduit à renouveler la définition du concept husserlien d’intentionnalité, en le rattachant non pas au mouvement de la conscience, mais à la constitution paradoxale du présent par la « marque » même (ou la visée) de l’absence, qu’on peut considérer comme la racine de toute activité symbolique. Mais aussi celle qui porte sur la constitution (« cristallisation ») du rapport subjectif par lequel une activité individuelle ou collective de contestation et d’exercice du pouvoir se « solidifie » en appartenance et en institution. Et enfin celle qui porte sur le genre d’activité discursive (et dialogique) de la philosophie, que Desanti pense selon la métaphore du « jeu », avec sa triple signification de liberté, de risque et de réciprocité, qu’il ramène à une notion plus primordiale d’écart, dans laquelle il désigne à la fois la condition de possibilité et l’antithèse de toute signification réifiée (ce qu’il appelle le « semblant-solide », dont la tâche de l’exercice philosophique est de nous délivrer).

À côté de ces deux séries d’ouvrages, et comme au point d’origine idéale de leur corrélation, Desanti avait publié un ouvrage singulier, en forme de réaction à une interpellation personnelle : Un Destin philosophique, écrit pour répondre à une question de Maurice Clavel et paru après la mort brutale de ce dernier [en avril 1979]. Le cœur en est une phénoménologie de la croyance collective, dont Desanti fait un moment du problème anthropologique beaucoup plus fondamental de la « capture » du sujet dans le réseau « symbolico-charnel », c’est-à-dire dans l’espace historique des corps incomplets que nous sommes, et qui n’ont d’autre ressource que l’usage des signes pour pallier le manque et la dépendance qu’ils éprouvent du fait de leur irrémédiable séparation. Le corrélat de cette capture, c’est un mode vécu, ou plutôt vital, du rapport à la vérité, que Desanti appelle non pas « adhésion », mais « adhérence », toujours guetté par la possibilité de son effondrement. C’est pourquoi il mène aussi bien à la constitution des « arrière-mondes » dans lesquels le sujet entend et parle « sur la scène de l’Autre » (celui des vérités de parti, d’Église, plus généralement d’institution), qu’à la décision éthique exceptionnelle appelée par l’anéantissement soudain de la loi, ou à l’exercice patient de la lecture philosophique qui se nourrit de la découverte permanente de l’altérité au sein des écritures transmises par la tradition.

Cette insistance simultanée sur la corporéité, le côté « charnel » de la pensée, et sur la fonction déterminante du symbolique (écart, signes, flèches, nominations et dialectisations) est caractéristique de la philosophie de Desanti. Par sa double critique des tentatives de « méta-langage » logique ou spéculatif et du recours au critère de la « conscience originaire » en philosophie, elle relève de ce qu’on peut appeler une pensée de l’immanence - mais qui se distingue d’autres antérieures ou contemporaines par sa défense intransigeante de la rationalité. Il faut voir là, sans doute, un trait de « spinozisme », bien que Desanti n’ait finalement jamais livré (du moins par écrit) le commentaire de Spinoza dont il dit avoir été constamment préoccupé. Mais on peut aussi la rattacher à la double inspiration héritée de Cavaillès, chez qui la pensée se rationalise à l’infini par la « dialectique du concept », et de Merleau-Ponty, chez qui l’horizon d’historisation du monde et des choses s’enracine dans l’expérience du « corps propre ». Ainsi Desanti aura-t-il su construire en fin de compte, pour ses deux maîtres, un espace de rencontre à la fois inattendu et non-arbitraire, jetant un pont par dessus ce que certains de ses contemporains avaient perçu comme le grand clivage de la philosophie française d’après-guerre. » 





samedi 1 mars 2025

"DIEU", LA FOI, L'ATHÉISME — SUR « FIDES ET RATIO »

Voir aussi mes pages : LES RELIGIONS suivi de NOTES SUR L'OBSCURANTISME RELIGIEUX ; j'ai préféré séparer l'approche philosophique de la critique de la foi de l'approche historique et politique des religions ; Michel Onfray eut tort de ne pas pratiquer ainsi dans son Traité... de 2005 car cela l'affaiblit considérablement.

DIALOGUE DE LA FOI ET DE L'INCROYANCE (SADE et alii)

et
"DIEU", LA RELIGION, DANS L'ŒUVRE DE FRÉDÉRIC NIETZSCHE


Le pécheur arrogant, l'insensé (insipiens) qui dit Non est Deus est noté dans l'Ancien Testament (Psaumes X, 4 et XIV, 1) :

Dixit insipiens in corde suo : “ Non est Deus ”.
Corrupti sunt et abominationes operati sunt ;
Psaumes, I, 14, 1 (vers -VIe siècle ?)

§ I / Les premiers pas de l'athéisme
§ II / « La raison offense tous les fanatismes. »
§ III / A / "DÉFINITIONS" DE "DIEU"
§ III / B / La toute-puissance n’existe pas selon Aristote, Horace et Sénèque le Jeune.
§ III C / Qualifications et métaphorisations de "Dieu"
§ IV / DÉFINITIONS DE LA FOI :
§ V / Philosophie et/ou foi
§ VI / "DIEU" … HYPOTHÈSE OU INVENTION ?
§ VII / UNE HYPOTHÈSE EXTRÊME
§ VIII / SUR L’IDÉE DE DIEU CHEZ DESCARTES
§ IX / HUMAIN, TROP HUMAIN
§ XI / MAIS DIEU SAUVÉ EN TANT QUE FILS DE L’HOMME ?
§ XII / SUR FIDES ET RATIO
§ XIII - Sur "totalitarisme et athéisme"

§ I / Les premiers pas de l'athéisme :

Xénophane de Colophon [Ionie (Turquie actuelle)], (vers -570 / vers -475 ) : « Si les bœufs savaient dessiner, ils donneraient aux dieux forme bovine. » (rapporté par Clément d’Alexandrie, Stromates, V, 110) . C'est quasiment dire que l'homme a créé les dieux à son image, contrairement au mythe de Genèse, I, 27 " Et creavit Deus hominem ad imaginem suam ; ad imaginem Dei creavit illum ".

La thèse athée de l’invention des dieux est ancienne : le sophiste Critias (-Ve siècle) apparaissait à Sextus Empiricus appartenir au groupe des athées,
« Un homme à la pensée astucieuse et sage
Inventa la crainte des dieux pour les mortels,
Afin que les méchants ne cessassent de craindre
D’avoir à rendre compte de ce qu’ils auraient fait,
Dit, ou encore pensé, même dans le secret :
Aussi introduisit-il la pensée du divin. »
(Critias d'Athènes, cité par le sceptique Sextus Empiricus, IIe siècle, Contre les professeurs, IX, 54).
Platon distingue athéisme relatif et athéisme absolu ; accusation d'athéisme absolu portée par Mélétos contre Socrate. (Apologie de Socrate, 26 c-e)
" Dès qu’un homme croit, comme les lois le lui enseignent, qu’il y a des dieux, jamais il ne se portera volontairement à commettre aucune action impie, ni à tenir aucun discours contraire aux lois. Ce désordre ne peut venir que d’une de ces trois causes, ou de ce qu’on ne croit pas, comme je viens de le dire, que les dieux existent, ou s’ils existent, qu’ils ne se mêlent pas des affaires humaines, ou enfin qu’il est aisé de les apaiser et de les gagner par des sacrifices et des prières. " (Lois, X, 885c).
Nombreuses dénonciations de l'impiété dans ce livre X, signalé par le Dictionnaire des athées de 1833.

Lucrèce (-99 / -55) :
« Les Dieux, de leur nature, entière par soi-même,
Sont immortels, heureux dans une paix suprême,
Loin des choses de l’homme et bien plus haut que nous ;
Nos périls, nos douleurs ne leur sont pas communes ;
Sans nul besoin de nous, maîtres de leurs fortunes,
Ils sont indifférents, sans grâce ni courroux.
|...]
Tant est grand le pouvoir qu’a la religion d’inciter au mal. ». Lucrèce (Titus Lucretius Carus, vers -99 / vers -55), De la nature des choses [De rerum natura, I, 79, 101 : " tantum religio potuit suadere malorum "]

Élien (vers 175 / vers 235), Histoires variées, livre II,
" § 31. Qu'il n'y a point d'athées chez les barbares.
Qui pourrait ne pas louer la sagesse des peuples qu'on nomme barbares ? On n'en vit jamais aucun nier l'existence de la divinité : jamais ils n'ont mis en question s'il y a des dieux, ou s'il n'y en a pas ; si les dieux s'occupent, ou non, de ce qui concerne les hommes. Nul Indien, nul Celte, nul Égyptien n'imagina de système pareil à ceux d'Évhémère de Messine [vers -340 / vers -260], de Diogène de Phrygie [Diogène d'Apollonie, élève d'Anaximène, milieu -Ve siècle], d'Hippon [de Métaponte, -Ve siècle], de Diagoras [de Mélos], de Sosias, d'Épicure. Toutes les nations que je viens de nommer, reconnaissent qu'il y a des dieux, et que ces dieux veillent sur nous, et nous annoncent ce qui doit nous arriver, par certains signes dont leur providence bienveillante nous donne l'intelligence ; comme le vol des oiseaux, les entrailles des animaux, et quelques autres indices, qui sont autant d'avertissements et d'instructions. Ils disent que les songes, que les astres même nous découvrent souvent l'avenir. Dans la ferme croyance de toutes ces choses, ils offrent d'innocents sacrifices, auxquels ils se préparent par de saintes purifications ; ils célèbrent les mystères ; ils observent la loi des Orgies ; enfin, ils n'omettent aucune des autres pratiques religieuses. Pourrait-on après cela ne pas avouer que les barbares révèrent les dieux, et leur rendent un véritable culte ? "
Traduction du grec par Bon-Joseph Dacier, 1827.

Sextus Empiricus« Que Dieu n'existe pas, c'est l'avis de ceux qu'on appelle athées, comme Évhémère [« Évhémère, surnommé l’Athée, dit ceci : lorsque les hommes n’étaient pas encore civilisés, ceux qui l’emportaient assez sur les autres en force et en intelligence pour contraindre tout le monde à faire ce qu’ils ordonnaient, désirant jouir d’une plus grande admiration et obtenir plus de respect, s’attribuèrent faussement une puissance surhumaine et divine, ce qui les fit considérer par la foule comme des dieux. »] Diagoras de Mélos, Prodicos de Céos, Théodore [de Cyrène] » (Contre les professeurs, IX, 52).


Philodème (vers -110 / vers -40) de Gadara (Jordanie actuelle, sous le nom de Umm Qeis)

Dans De Pietate (Sur la piété), il distinguait trois sortes d'athées :
Ceux qui affirment qu'il est impossible de savoir s'il existe des dieux
Ceux qui nient leur existence
Ceux dont le discours implique leur inexistence.









L'écrivain latin Marcus Tullius Cicero (-106 / -43) fit le point :

« Vous en avez un exemple dans la question présente. Car le sentiment commun, qui a beaucoup de vraisemblance, et que la nature nous inspire à tous, reconnaît l'existence des Dieux, mais Protagoras [d'Abdère] était dans le doute (1), Diagoras de Mélos et Théodore de Cyrène pensaient qu’il n’y en avait aucun. Quant à ceux qui l'ont reconnue, ils sont partagés en tant d'opinions, toutes différentes, qu'elles seraient difficiles à compter. [Velut in hac quaestione plerique, quod maxime veri simile est et quo omnes sese duce natura venimus, deos esse dixerunt, dubitare se Protagoras, nullos esse omnino Diagoras Melius et Theodorus Cyrenaicus putaverunt. Qui uero deos esse dixerunt, tanta sunt in uarietate et dissensione, ut eorum infinitum sit enumerare sententias.]
[…]
Diagoras [de Mélos], appelé l'athée et plus tard Théodore [de Cyrène] ont ouvertement nié l’existence des dieux. 
Théodore ne l'a-t-il pas niée ? Vous avez vous-même fait mention de Protagoras d'Abdère, le plus grand sophiste de son temps, que les Athéniens chassèrent, non seulement de leur ville, mais encore de leur territoire, et dont ils tirent brûler publiquement les ouvrages, parce qu'il en avait commencé un de cette sorte : Je ne saurais dire s'il y a des Dieux, ni ce que c'est. [Quid Diagoras, Atheos qui dictus est, posteaque Theodorus nonne aperte deorum naturam sustulerunt? Nam Abderites quidem Protagoras, cuius a te modo mentio facta est, sophistes temporibus illis vel maximus, cum in principio libri sic posuisset "De divis neque, ut sint neque ut non sint, habeo dicere".] »
De la nature des dieux, I, i, et I, xxiii.

1. Cf Les Présocratiques (traduction Jean-Louis Poirier, collection Bibliothèque de la Pléiade), pages 986, 995, 1000 et la note de Poirier pages 1527-1528.

Diogène Laërce (1ère moitié du IIIe siècle) : « Bion tenait souvent des propos assez irrespectueux envers les dieux, suivant en cela l'exemple de Théodore [...] Bion (1), qu'a fait naître la terre scythe de Borysthène, disait que les dieux ne sont rien en vérité [θεοὺς ὡς οὐδέν εἰσιν ὄντως]» Vies et doctrines des philosophes illustres, IV, §§ 54 et 55. Cité dans le Dictionnaire des athées, Bruxelles 1833.
1. Philosophe cynique, vers -325 / vers -250.


Marcus Minucius Félix (IIe/IIIe siècles), Octavius, VIII : « Puisque tous les peuples s’accordent à reconnaître des dieux immortels, bien que l’origine et la nature de ces dieux soient incertaines, je ne puis supporter l’audace impie, la sagesse orgueilleuse de ces hommes qui s’efforcent de renverser ou d’affaiblir une religion ancienne, utile, salutaire. Qu’un Théodore de Cyrène, qu’un Diagoras, son devancier, dès longtemps flétri du surnom d’athée [atheon cognomen], aient essayé, en professant qu’il n’y a pas de dieux, de détruire dans les cœurs toute crainte de la divinité, tout respect pour elle, c’est-à-dire de saper les uniques fondements de la société ; jamais, quelque couleur qu’ils aient prêté à ce système impie, en le décorant du beau nom de philosophie, jamais ils ne feront autorité ; l’Abdéritain Protagoras, pour avoir traité cette question d’un ton léger plutôt qu’impie, fut chassé de toute l’Attique, et les Athéniens brûlèrent publiquement ses ouvrages. » (traduction de Genoude, 1839).


The Greek word "αθεοι" as it appears in the Epistle to 
he Ephesians II, 12 (early 3rd-century Papyrus 46).

Jules César (-100/-44) : « Les hommes croient volontiers ce qu'ils désirent. Fere libenter homines id quod volunt, credunt. » La Guerre des Gaules, III, xviii.
« C’est d’abord la crainte qui a créé les Dieux ("Primus in orbe deos fecit timor") », écrivit l’athée et romancier latin du 1er siècle Pétrone (Poésies, V). Cité par La Mothe Le Vayer dans Cinq autres dialogues...

Ammien Marcellin (vers 330 / vers 395) : " Il y a des gens pour qui le ciel est vide de sens " (Res gestae, XXVIII, iv, 6) ; cité par Alain de Benoist.


Dans sa lettre à Érasme du 30 novembre 1532, Rabelais, écrivant en grec, disait du grammairien et polémiste Jules César Scaliger qu'il était " totalement athée ", " πάντῃ πάντως ἄθεος " :

" Nam Scaliger ipse Veronensis est ex illa 
Scaligerorum familia exulum familia exul et ipse. 
Nunc uero medicum agit apud Agennates, Vir mihi 
bene notus, οὐ μὰ τὸν Δί’ εὐδοκιμασθεὶς. ἔστι μὲν οὖν τοίνυν
διάβολος ἐκεῖνος, ὡς συνελόντι φάναι, τὰ μὲν ἰατρικὰ
οὐκ ἀνεπιστήμων, τἆλλὰ δὲ πάντῃ πάντως ἄθεος, ὡς
οὐκ ἄλλος πώποτ’ οὐδεὶς.
 Eius librum nondum uidere 
contigit. nec huc tot iam mensibus delatum est exemplar 
ullum, atque adeo suppressum puto ab iis qui Lutetiae 
bene tibi uolunt. "
cité par Henri Busson, Les Noms des incrédules au XVIs. IAthées dans Bibliothèque d'Humanisme et Renaissance, tome 16, page 274.


Montaigne (lien) et l'autonomie de la pensée (avant Descartes).


Tout sec ...

Michel de Montaigne : « Perseus [-307/6 -243], auditeur de Zénon [de Citium], a tenu qu'on a surnommé Dieux ceux qui avaient apporté quelque notable utilité à l'humaine vie, et les choses mêmes profitables [Cicéron, De Natura Deorum, I, xv]. Chrysippe [de Soles, vers -280 / -206] faisait un amas confus de toutes les précédentes sentences, et comptait, entre mille formes de Dieux qu'il fait, les hommes aussi, qui sont immortalisés. Diagoras [de Mélos, fin  -Ve siècle] et Théodore [de Cyrène, fin -Ve siècle] niaient tout sec qu’il y eût des Dieux. » (Essais, II, xii, page 544 de l'édition Magnien/Pléiade, pages 515-516 de l'édition Villey/PUF/Quadrige).

Montaigne semble là anticiper sur le point de vue de Nietzsche :
Aurore, I, § 95. La réfutation historique en tant que réfutation définitive. :
« Autrefois, on cherchait à prouver qu’il n’y avait pas de dieu, — aujourd’hui on montre comment la croyance qu’il y a un dieu put s’établir et à quoi cette croyance doit son poids et son importance. »
Les athées connus dans l'Antiquité grecque :
* Démocrite, philosophe matérialiste, (vers -460 / -370) : « Lorsque les Anciens virent les événements dont le ciel est le théâtre, comme le tonnerre, les éclairs, la foudre, les conjonctions d'astres ou les éclipses de Soleil et de Lune, leur terreur leur fit penser que des dieux en étaient les auteurs. » Cité par Sextus Empiricus, Contre les mathématiciens, IX, 24.
Bion de Borysthène, philosophe cynique, (vers -325 / vers -250) : niait l'efficacité de la prière.
Critias d'Athènes, homme politique, (vers -455 / -403)
Diagoras de Mélos, philosophe disciple de Démocrite, (vers - 475 / vers -405) : " the Greek lyric poet Diagoras of Melos was sentenced to death in Athens under the charge of being a "godless person" (ἄθεος) after he made fun of the Eleusinian Mysteries, but he fled the city to escape punishment. Later writers have cited Diagoras as the " first atheist ", "
Évhémère de Messsine, romancier grec, (-316 / - 260) : explique les mythes par les actions d'anciens personnages réels. 
Hippon de Métaponte (- VIe siècle) : 
* Phérécyde de Syros : Diogène Laërce : « Phérécyde de Syros [...] fut le premier, dit Théopompe, à écrire Sur la nature et la genèse des dieux pour les Grecs. » Vies et doctrines... I, § 116. Cité par La Mothe Le Vayer, Cinq autres dialogues..., " De la divinité " : « Et pour montrer que les hommes se sont eux-mêmes fabriqué ces Dieux tout puissants, et qu'ils en sont vraiment les auteurs , Phérécyde est nommé par Diogène Laërce pour le premier qui ait jamais parlé d'eux en ses écrits ».
Prodicos de Céos : philosophe grec, (vers - 465 / vers -395) : Cicéron : " Quoi ? Prodicos de Céos, qui a dit que ce qui était utile aux hommes devait être tenu pour divin, quelle religion finalement conserve-t-il ? " (De la Nature des dieux, I, xlii, 118).
* Théodore de Cyrène (-465/-398) : Cicéron : « La plupart [des philosophes] ont dit que les dieux existaient, mais Protagoras [d'Abdère] était dans le doute, Diagoras de Mélos et Théodore de Cyrène pensaient qu’il n’y en avait aucun. » (De la nature des dieux, I, i, 2).

Montaigne nie implicitement l'immortalité de l'âme lorsqu'il écrit, suivant Épicure [Diogène Laërce, Vies..., X, § 128]: « La mort est moins à craindre que rien, s'il y avait quelque chose de moins. Elle ne vous concerne ni mort, ni vif : vif, parce que vous êtes : mort, par ce que vous n'êtes plus. » Essais, I, xx (" Que philosopher C'est apprendre à mourir "). Surtout, à la toute fin des Essais, Montaigne recommande hardiment non son âme, mais la vieillesse, cet ante mortem, non au dieu des chrétiens, mais au divin Apollon. Certainement deux des raisons pour lesquelles l'ouvrage de Montaigne fut (bien que tardivement) inscrit à l'Index Librorum Prohibitorum. Ceci joint au peu de cas qu'il faisait de Jésus (6 occurrences), dont il ne parle d'ailleurs plus dans le livre III.


Persécutés notamment pour athéisme ou blasphèmes :

Emprisonné en 1542 sous l’accusation d’athéisme. Bénéficie alors de la protection de François Ier.
Trois mots qu'il ajoute à la traduction d'un dialogue faussement attribué à Platon. Socrate, s'adressant à son ami Axiochus, y prononce la phrase suivante, inspirée d'Épicure : "... Et si tu mourrais, elle [la mort] ne serait pas davantage pour toi, puisque tu ne serais plus." Dolet rajoute "rien du tout" à la fin de la phrase : " Et si tu mourrais, elle ne serait pas davantage pour toi, puisque tu ne serais plus rien du tout. "
À nouveau arrêté et jugé athée évadé par la faculté de théologie de la Sorbonne ; il implore le pardon de Dieu, ce qui lui vaut de ne pas avoir la langue coupée avant la mise à feu du bûcher.
Le 3 août 1546, il est brûlé vif avec ses livres et manuscrits sur la place Maubert [Paris, 5e arrondissement).
Motif sculpté du piédestal de la staue de Guilbert (côté droit). Cliché J. L.
d'après le dossier Dolet au Bureau des Monuments de la Ville de Paris.

Christopher MARLOWE (1564- 30 mai 1593) : Accusé d'hérésie, réputation d'athée. his death was faked to save him from trial and execution for subversive atheism. Honan (2005), page 355. " Useful research has been stimulated by the infinitesimally thin possibility that Marlowe did not die when we think he did. ... History holds its doors open. "

Giordano BRUNO (1548 près de Naples - 17 février 1600 à Rome) : Ancien frère dominicain, disciple de Copernic. Auteur de La Cause, le principe et l’un et De l’Infini, de l'univers et des mondes (1583).
. Accusé d'athéisme et d'hérésie (particulièrement pour sa théorie de la réincarnation des âmes) par l'Inquisition, d'après des écrits jugés blasphématoires (où il proclame en outre que Jésus-Christ n'est pas Dieu mais un simple « mage habile », que le Saint-Esprit est l'âme de ce monde, que Satan sera finalement sauvé), il est condamné à être brûlé vif après huit années de procès.
Le 21 décembre il dit à ses bourreaux : « Je ne me repentirai pas ! ».
Le 20 janvier, le pape Clément VIII décide de l’envoyer au bûcher.
Sa thèse sur l'infinité du monde.

Giulio VANINI
Étienne de Malenfant (??-1647), greffier du Parlement de Toulouse, aurait noté dans ses Mémoires (Collection et Remarques du Palais, 1617-1619) :
« Il estoit par trop notoire que le dict estoit enclin, voire entièrement empunaysi du vilain péché de Gomorrhe ; et fut arresté deux fois diverses le commettant, l’une sur le rempart de Saint-Estienne, près la porte, avec un jeune escolier angevin, et une autre, en une certaine maison de la rue des Blanchers, avec un beau fils de Lectoure en Gascogne ; et conduit devant les magistrats, répondit en riant qu’il étoit philosophe, et par suite enclin à commettre le péché de philosophie. » Source ; autre source possible : Marlène Delfau, Le parlement de Toulouse vu par ses membres. Étienne de Malenfant, 1602-1647, mémoire de maîtrise, histoire, université de Toulouse-Le Mirail, 1994.
Lucilio Vanini, dit Giulio Cesare Vanini, né en 1585 à Taurisano dans la Terre d'Otrante (Italie, région des Pouilles), licencié en droit en 1606, précepteur, arrêté en novembre 1618 par l'Inquisition et exécuté à Toulouse le 9 février 1619, est un philosophe et naturaliste italien précurseur de Spinoza, , proche du courant libertin.

De admirandis Naturæ, dans Opere di Giulio Cesare Vanini, Milan, 1934, t. II, p. 276. " In unica Naturæ Lege, quæ ipsa Natura (quæ Deus est enim principium motus), in omnium gentium animis inscripsit."
Sa vie errante, sa mort tragique, ainsi que son parti-pris antichrétien, rappellent les souvenirs d'Étienne Dolet et de Giordano Bruno.

Après un long délibéré, Lucilio Vanini, dit Pomponio Uciglio, fut convaincu de blasphème, impiété, athéisme, sorcellerie et corruption de mœurs. Il fut condamné à avoir la langue coupée, à être étranglé puis brûlé le 9 février 1619 sur la place du Salin. Gabriel Barthélemy de Gramond, Historiarum Galliœ ab excessu Henrici IV, Toulouse, 1643, livre XVIII :
« Avant de mettre le feu au bûcher, on lui ordonna de livrer sa langue sacrilège au couteau : il refusa ; il fallut employer des tenailles pour la lui tirer, et quand le fer du bourreau la saisit et la coupa, jamais on n’entendit un cri plus horrible ; on aurait cru entendre le mugissement d’un bœuf qu’on tue. Le feu dévora le reste, et les cendres furent livrées au vent. »
Heinz Thoma dans Michel Delon, directeur, Dictionnaire européen des Lumières, Paris : PUF, 1997, article Athéisme, page 117 : « L'un des représentants les plus extrémistes de la pensée athéiste est Giulio Cesare Vanini qui, dans De admirandis (1616) affirme que la matière est éternelle et doute que Dieu soit à l'origine de la création, thèses qui lui valent de périr sur le bûcher en 1619. [...] En dernier lieu, les découvertes scientifiques dues aux voyages entrepris, par exemple, par Bouguainville [1729-1811], [James] Cook [1728-1779] et [George] Forster [vers 1750-1791], en rendant possible la comparaison entre des degrés différents de l'évolution de l'histoire naturelle et sociale, ôtent non seulement toute crédibilité à l'histoire de la Genèse et à une chronologie chrétienne, mais ruinent également la conception théologique de l'histoire. »

Théophile de Viau (1590- 25 septembre 1626) est décrit comme un auteur libertin. Cf René Pintard, Le Libertinage érudit dans la première moitié du xviie siècle, Paris, 1943. Rééd. : Genève et Paris : Slatkine, 1983.

" Quand un homme s'entoure d'amis qui tous sont athées, comment douter qu'il le soit aussi ?Théophile, dès 1615, est un athée. Les faits ont été déjà signalés. A Castelnau-Barbarens, en octobre 1615, le poète a tenu plusieurs « discours d'impiétez » contre Dieu, la Vierge et les Saints. Il s'est moqué de la Bible. À Saint-Affrique, un peu plus tard, il a renouvelé le scandale, il s'est permis sur la Vierge et les saints d'ordurières plaisanteries. "

De Viau est mort à Paris des suites de ses séjours en prison, à l'âge de 36 ans.

Claude Le Petit (1638 - 1er septembre 1662), athée et libertin :
« Ce jourd’hui premier jour de septembre fust bruslé en place de Grève, à Paris, après avoir eu le poing coupé, fait amende honorable devant Nostre-Dame de Paris esté étranglé Claude Petit, advocat en Parlement, auteur de L’Heure du Berger, et de L’Escole de l’Interest pour avoir fait un livre intitulé : Le Bordel des Muses, escrit l’Apologie de Chausson, le Moyne renié et autres compositions de vers et de prose pleine d’impiétés et de blasphèmes, contre l’honneur de Dieu, de la Vierge et de l’Estat. Il estoit âgé de vingt et trois ans et fut fort regretté des honnestes gens à cause de son bel esprit qu’il eust peu employer à des choses plus dignes de lecture. » (François Colletet).

" The first known explicit atheist was the German critic of religion Matthias Knutzen in his three writings of 1674. In the February 1674 he went to Rome and in the September 1674 to Jena (Thuringia). There, Knutzen distributed handwritten pamphlets with atheistic contents. The town and the university of Jena carried out an investigation. In order not to be arrested, Knutzen went first to Coburg and then to Altdorf near Nuremberg.

The Polish ex-Jesuit philosopher Kazimierz Łyszczyński who wrote a treatise entitled On the non-existence of God (De non existentia Dei)and was later executed on charges of atheism. he was accused of having denied the existence of God and having blasphemed against the Virgin Mary and the saints. He was condemned to death for atheism. The sentence was carried out le 30 mars 1689 before noon in the Old Town Market in Warsaw, where his tongue was pulled out followed by a beheading. His trial has been criticized and is seen as a case of legalized religious murder in Poland. "ergo non est Deus" dans la marge de la Theologia Naturalis d'Henry Aldsted. "


Dictionnaire français de Pierre Richelet, 1706.


Paul Henri Thiry, baron d’HOLBACH (1723- 21 janvier 1789) :
« Qu’est-ce, en effet, qu’un athée ? C’est un homme qui détruit des chimères nuisibles au genre humain pour ramener les hommes à la nature, à l’expérience, à la raison. C’est un penseur, qui ayant médité la matière, son énergie, ses propriétés et ses façons d’agir, n’a pas besoin pour expliquer les phénomènes de l’univers et les opérations de la nature, d’imaginer des puissances idéales, des intelligences imaginaires, des êtres de raison, qui, loin de faire mieux connaître cette nature, ne font que la rendre capricieuse, inexplicable, méconnaissable, inutile au bonheur des humains. »
" Système de la nature ou Des lois du monde physique et du monde moral ", 1770, Seconde partie " De la divinité ; des preuves de son existence, de ses attributs ; de la manière dont elle influe sur le bonheur des hommes ", chapitre xi " Apologie des sentiments contenus dans cet ouvrage. De l’impiété. Existe-t-il des athées ? "
NIETZSCHE : Le Gai Savoir, V, § 357 :
« [Arthur] Schopenhauer fut en tant que philosophe le premier athée avoué et inflexible qui se soit trouvé parmi nous autres Allemands : c’était là le vrai motif de son hostilité envers Hegel. […] discipline doublement millénaire de l’esprit de vérité qui finit par s’interdire le mensonge de la croyance en Dieu. …»
Aurore, I, § 96 " In hoc signo vinces. " : " Aussi avancée que soit l'Europe dans d'autres domaines : sur le plan religieux elle n'a pas encore atteint la naïveté libérale des anciens brahmanes. [...] Il y a bien aujourd'hui dix à vingt millions d'hommes parmi les différents peuples d'Europe qui " ne croient plus en Dieu ", — est-ce trop demander qu'ils se fassent signe ? "

§ / II - « La raison offense tous les fanatismes. »
Alfred de Vigny, Le Journal d’un poète, hiver-printemps 1829.

Magnifique et subtil commentaire anticipé de l'affaire des caricatures danoises de Mahomet (septembre 2005), caricatures qui faisaient suite à l'assassinat du réalisateur néerlandais Theo Van Gogh le 2 novembre 2004 par un islamiste marocain.


Complément du Traité d'athéologie
d'Onfray, et réciproquement.

Michel ONFRAY : « L’inverse [de la thèse de Dostoïevski] me semble plutôt vrai : " Parce que Dieu existe, alors tout est permis …" Je m’explique. Trois millénaires témoignent, des premiers textes de l’Ancien Testament à aujourd’hui : l’affirmation d’un Dieu unique, violent, jaloux, querelleur, intolérant, belliqueux a généré plus de haine, de sang, de morts, de brutalité que de paix …. Le fantasme juif du peuple élu qui légitime le colonialisme, l'expropriation, la haine, l'animosité entre les peuples, puis la théocratie autoritaire et armée ; la référence chrétienne des marchands du Temple ou d'un Jésus paulinien prétendant venir pour apporter le glaive, qui justifie les croisades, l'Inquisition, les guerres de Religion, la Saint-Barthélémy, les bûchers, l'Index [Librorum Prohibitorum], mais aussi le colonialisme planétaire, les ethnocides nord-américains, le soutien aux fascismes du XXe siècle, et la toute-puissance temporelle du Vatican depuis des siècles dans le moindre détail de la vie quotidienne ; [je souligne] la revendication claire à presque toutes les pages du Coran d'un appel à détruire les infidèles, leur religion, leur culture, leur civilisation, mais aussi les juifs et les chrétiens — au nom d'un Dieu miséricordieux ! »
Michel Onfray, Traité d’athéologie-Physique de la métaphysique, Paris: Grasset, 2005, 1ère partie "Athéologie", III " Vers une athéologie ", § 1 " Spectrographie du nihilisme ".

Inversion salutaire, que l'actualité parisienne du 13 novembre 2015 et l'actualité niçoise du 14 juillet 2016 (après celle du 7 janvier) viennent encore de renforcer, mais dans un opuscule malheureusement plus politique que philosophique, très insuffisant sur l'histoire de l'athéisme, et qui ressemble bien davantage à un Abrégé qu'à un Traité. (Ceci dit pour les juristes qui connaissent le distinguo entre un "traité", un "manuel", et un "précis" ou "abrégé"). Ce pauvre Onfray, qui n'est plus à une volte-face près, dénonce récemment (15 novembre 2015) une " politique islamophobe " de la France...


§ III / A / " DÉFINITIONS " DE "DIEU" :

Elles ne proviennent pas seulement de l'Ancien Testament, mais aussi de la philosophie gréco-romaine anté-chrétienne. Cependant il serait très surprenant, s'il y avait un dieu, qu'il ait choisi de se manifester dans ces contrées alors obscures et arriérées d'Asie mineure, l'axe asiatique Nazareth-Jérusalem-Bethléem-Hébron-Médine-La Mecque, — et pas un peu plus tard en Grèce ou à Rome ; erreur manifeste d'appréciation. Sans doute ne prévoyait-il pas l'avenir ...
Julien Green : 
« Alors que Dieu avait le choix de tant de nations où s'incarner, il a choisi les Juifs. Peut-être aurions-nous agi autrement, si nous avions eu cette question à régler. Au lieu de Bethléem, notre sagesse eût désigné, par exemple, Athènes. Un rédempteur grec nous eût agréé, qui se fût promené sous les ombrages de l'Académie en enseignant avec dignité des disciples à l'esprit étroit. Mais un Juif, Seigneur ! À quoi songiez-vous ? »
Toute ma vie Journal intégral *** 1946-1950, début avril 1949, Paris : Bouquins éditions, 2021.

« Celui qui est (ou Je suis celui que je suis ?)» (14 Dixit Deus ad Moysen : “ Ego sum qui sumExode, III, 14) ;
« L’Intellect qui façonne toutes choses à partir de l’eau » (Thalès de Milet, cité par Montaigne, Essais, II, 12);
« le moteur immobile » (Aristote) ;
« un esprit libre et sans entraves, détaché de toute matière périssable, conscient de tout et source de tout mouvement, doué lui-même d’un mouvement sempiternel » (Cicéron, -106 / -43, Tusculanes, I, xxvii, 66-67) ;

Attribué à Jean, « I, 1 In principio erat Verbum, et Verbum erat apud Deum, et Deus erat Verbum.» « Ἐν ἀρχῇ ἦν ὁ λόγος, καὶ ὁ λόγος ἦν πρὸς τὸν θεόν, καὶ θεὸς ἦν ὁ λόγος. » 
« l'être tel qu'on ne peut rien penser qui le surpasse »  (Anselme de Cantorbéry) ;
« Une substance infinie, éternelle, immuable, indépendante, toute connaissante, toute puissante et par laquelle moi-même et toutes les choses qui sont ont été créées et produites » (Descartes);
« l’être absolument infini » (Spinoza);
« une substance nécessaire » (Leibniz);
« être nécessaire, unique, simple, immuable et éternel » (Kant) ;
l'Absolu, l'Idée éternelle (Hegel).

« Principe et fin de toutes choses » (Dei Verbum, 1965)
Les éléments récurrents, et « extrêmes » de ces tentatives farfelues de définitions ab nihilo sont:
L’être
Le créateur
L’éternité
L’infinité
L’unicité
L’immuabilité
La toute-puissance


§ III / B / La toute-puissance n’existe pas selon Aristote, Horace et Sénèque le Jeune.

« La seule chose que Dieu n’a pas, le pouvoir de défaire ce qui s’est fait » (Éthique à Nicomaque, VI, ii, 6) ;

« Dieu [Jupiter] ne peut pas faire que ce qui a eu lieu ne se soit pas produit » ( " non tamen inritum quodcumque retro est efficiet neque
diffinget infectumque reddet
quod fugiens semel hora vexit
." ; Odes, III, xxix, 45-48) ;

« Le créateur et maitre du monde lui-même, s'il a écrit  les destins, s'y soumet aussi : il obéit toujours, et n'a commandé qu'une  fois » (De la Providence, V, 8 : Ille ipse omnium conditor et rector scripsit quidem fata, sed sequitur ; semper paret, semel iussit.). Traduction Pierre Miscevic, Paris : GF Flammation, 2003.

Cette impossibilité de la toute-puissance de Dieu, qui nuisait gravement au concept, fut niée, mais sans arguments convaincants, par Jérôme (vers 347 / 420) puis par Pierre Damien (vers 1007 / 1072).

« Dieu ne possède rien […] Dieu est nu […] personne ne connaît Dieu […] Dieu est le plus grand [maximus] et le plus puissant. »
« Prope est a te deus, tecum est, intus est. Dieu est près de toi, il est avec toi, il est en toi. » (Sénèque le Jeune, 1er siècle, Lettres à Lucilius, XXXI, 10 et XLI, 1). C'était presque déjà suggérer, avec sagesse, que "Dieu" est une invention toute humaine.

« Crois d’abord, et tu comprendras [...] Comprends ma parole pour arriver à croire, et crois à la parole de Dieu pour arriver à la comprendre. » (Augustin d'Hippone, Il faut croire pour comprendre, Sermon XLIII, 4 et 9). Déjà l’éloge de la pseudo-logique circulaire commune au christianisme (voir le § XI)  et au marxisme …


§ III C / Qualifications et métaphorisations de "Dieu" :

« Le Dieu, éternel et un, semblable et sphérique, ni illimité ni limité, ni au repos ni en mouvement » (Xénophane de Colophon, cité par Pseudo-Aristote) ;
« Dieu est éternel, un, partout semblable, limité, sphérique et doué de sensation dans toutes ses parties »  (Xénophane de Colophon, cité par Hippolyte)
L'être le plus excellent (Aristote) ;

Son centre est partout, sa circonférence nulle part (Livre des XXIV philosophes ; Rabelais, Tiers livre, XIII, et Cinquième livre, XLVII) ;
Asile de l’ignorance (Spinoza) ;
Tout ensemble Père, Fils, et Saint-Esprit (Bossuet ; c'est le dieu Un et Trine) ;
Une grosse ou petite araignée dont les fils s'étendent à tout (Diderot) ; un père qui fait grand cas de ses pommes, et fort peu de ses enfants (Diderot) ;
Un fantôme inventé par la méchanceté des hommes (marquis de Sade) ;
Une idée sans objet [cf Kant], une idée sans prototype, une chimère (Sade) ;
Un mot rêvé pour expliquer le monde (Alphonse de Lamartine) ;
« Le seul être qui, pour régner, n’ait même pas besoin d’exister. » (Charles Baudelaire, Fusées) :
« la raison de ceux qui n'en ont pas » (Ernest Renan, Dialogues philosophiques) ;
Notre mensonge de plus grande durée (Frédéric Nietzsche) ;
« Où qu’est Dieu ? le Dieu nouveau ? le Dieu qui danse ?... Le Dieu en nous !... qui s’en fout ! qu’a tout de la vache ! Le Dieu qui ronfle ! » (L.-F. Céline, Les beaux draps) ;
" Unique, vivant et subsistant, miséricordieux et tout-puissant, créateur du Ciel et de la Terre " (Paul VI, 1965)
Un élément organisateur de l’univers discursif de la philosophie (G. Almeras et Sylvain Auroux) ;
soleil des intelligences, force des volontés et boussole de notre cœur (pape Benoît XVI).


§ IV / DÉFINITIONS DE LA FOI :

La substance de ce qu’on espère, la preuve de ce qu’on ne voit pas (Paul)
Croire les choses parce qu’elles sont impossibles (Pic de La Mirandole)
Argument des choses de nulle apparence (Rabelais)
Ne pas voir, et croire ce qu’on ne voit pas (Bourdaloue)
Croyance en ce qui semble faux à notre entendement (Voltaire)
An illogic belief [croyance] in the occurrence of the improbable (Henry Louis Mencken)


Frédéric Nietzsche : « Qui ne sait mettre sa volonté dans les choses, y met au moins un sens : cela s’appelle croire qu’une volonté s’y trouve déjà (principe de la "foi"). » (Crépuscule des Idoles, "Maximes et traits", § 18).

Pierre-Thomas Dehau : « La foi est la croix sur laquelle l'intelligence est crucifiée. » En prière avec Marie, Lyon : Éditions de l'Abeille, 1944 ; cité par Julien Green, Journal intégral *** 1946-1950, 9 décembre 1946, Paris : Bouquins éditions, 2021.


Six allégories de la montagne :

« Si vous aviez de la foi gros comme une graine de sanve, vous diriez à cette montagne : Va de là à là, et elle irait. ». (Évangile selon Matthieu, XVII, 20).

« Foi céleste ! foi consolatrice ! tu fais plus que de transporter des montagnes; tu soulèves les poids accablants qui pèsent sur le cœur de l'homme ! ». (Chateaubriand, Génie du christianisme, Ière partie, livre II, chapitre ii).

« La foi ne déplace pas les montagnes, mais place les montagnes là où il n’y en a pas. ». Frédéric Nietzsche, L’Antéchrist, § 51. [voir aussi Opinions et sentences mêlées, § 225).

« La Foi soulève des montagnes ; oui : des montagnes d’absurdité. » André Gide, Feuillets d’automne, 1947. (Dans le Journal).

« Les convictions des athées et des laïcs peuvent déplacer encore plus de montagnes que la foi des croyants. »Riss, " Crève, Charlie ! Vis, Charlie ! ", Charlie Hebdo, 6 janvier 2016.

« La foi déplace des montagnes, mais parfois seulement des corbillards. »
Riss, " On nous cache tout, on nous dit rien ", Charlie Hebdo, 19 août 2020.

§ V  / Philosophie et/ou foi :

Baruch Spinoza : « Entre la foi, — c'est-à-dire la théologie — et la philosophie il n’y a aucune relation ni aucune affinité ; ce que nul ne peut ignorer s’il connaît le but et le fondement de ces deux disciplines, lesquelles diffèrent vraiment de toute l'étendue du ciel. Car le seul but de la philosophie est la vérité, alors que celui de la foi, nous l'avons montré amplement, n'est que que l’obéissance et la piété. »
Traité théologico-politique, XIV, [13], traduction Lagrée/Moreau/PUF/1999.

Thomas Browne, 1605-1682 : « To believe [croire] only possibilities is not faith [foi] but mere [simple] philosophy. » (Religio Medici).
Diderot : « Vous mêlez la théologie avec la philosophie ; c’est gâter tout, c’est mêler le mensonge avec la vérité ; il faut sabrer la théologie. »
Reproche fait à des Anglais, rapporté par Samuel de Romilly en 1781.
Arthur Schopenhauer: « Soit croire, soit philosopher. [Entweder glauben, oder philosophiren!] » (Paralipomena et parerga, "Sur la religion", § 181).
Martin Heidegger : « La foi n'a aucune place dans la pensée. Der Glaube hat im Denken keinen Platz ». Chemins qui ne mènent nulle part [Holzwege, 1950] 
« L’inconditionnalité de la foi et la problématisation de la pensée sont deux domaines dont un abîme fait la différence. [Die Unbedingtheit des Glaubens und die Fragwürdigkeit des Denkens sind zwei abgründig verschiedene Bereiche.] » (Qu’appelle-t-on penser ?, II, vi).
Le « miracle » intellectuel de l'Occident est d’avoir, seul, et dès l’Antiquité, problématisé la foi.

Qualifications et métaphorisations de la foi :

Un acte, non de l’intelligence, mais de la volonté (Descartes)
Un don de Dieu (Pascal)
La consolation des misérables, et la terreur des heureux (Luc de Vauvenargues)

Croyance suffisante subjectivement et insuffisante objectivement (I. Kant, Critique de la raison pure, II, "Théorie transcendantale de la méthode", 2, 3e section)

Une espérance fervente (Alfred de Vigny)

Frédéric Nietzsche : La véritable ruse chrétienne, Un veto contre la science, le mensonge à tout prix, Une forme de maladie mentale (cf Sigmund Freud)

La démission de l’intelligence (Henri de Montherlant)


§ VI / "DIEU" … HYPOTHÈSE OU INVENTION ?

Commentant Ludwig Feuerbach (1804-1872), Michel Onfray nota : « les hommes créent Dieu à leur image inversée ». Mais il passe inaperçu que cette inversion fut révélée dans ces belles lignes d’un auteur grec du IIe siècle, Lucien de Samosate [Syrie actuelle] :
« Le marchand : Que sont les êtres humains ? 
Héraclite : Des dieux mortels. 
Le marchand : Que sont les dieux ? 
Héraclite: Des êtres humains immortels. » 
Philosophes à vendre, 14.
Pour la petite histoire : ces vers de Lucien de Samosate ont un temps figuré comme message d'accueil sur le répondeur téléphonique de Marc Sautet, fondateur des cafés-philo parisiens.


« Dieu » fut un objet de la foi judéo-islamique : Jacques Derrida, juif lui-même, faisait ce rapprochement qui semble pertinent aussi à Michel Onfray. En Occident l'objet de la foi chrétienne qui étoffe son édifice avec la médiatisation par les personnes de Jésus de Nazareth et de Marie (la mère), et par le Saint-Esprit ; la pratique de la confession auriculaire réalisa ce contrôle des pensées imaginé par Critias d’Athènes et qu’Ernest Renan appelait « tyrannie spirituelle ». Enfin, « Dieu » accéda au statut de droit commun de simple hypothèse philosophique :


On connaît la réponse du physicien le marquis de Laplace à Bonaparte : « Je n’ai pas eu besoin de cette hypothèse. » (rapportée par Victor Hugo qui la tenait du physicien français François Arago) ; ceci au moment de la publication de L'Exposition du système du monde, en 1796. Hypothèse bien trop extrême, selon Nietzsche.


S’il y a des dieux …

Protagoras d'Abdère (sophiste, -Ve siècle) : « Les dieux, je ne saurais dire ni s’ils existent, ni s’ils n’existent pas. » (cité par Cicéron, De la nature des dieux, I, xxiv, 63). Protagoras serait donc le patron des agnostiques.

Frédéric Nietzsche : « " S’il y a des dieux, ils ne se soucient pas de nous " – voilà la seule proposition vraie de toute philosophie de la religion. [Wenn es Götter giebt, so kümmern sie sich nicht um uns“ — dies ist der einzige wahre Satz aller Religions-Philosophie] […] Les plus anciennes hypothèses doivent être les plus bêtes ». (Fragments posthumes, M III 6a, décembre 1881 – janvier 1882 ; N VI 2, mai-juin 1883).

Blaise Pascal, bien plus audacieux que Descartes, s'aventurait à envisager la non existence divine :
« S’il y a un Dieu, il est infiniment incompréhensible, puisque, n’ayant ni parties ni bornes, il n’a nul rapport à nous. Nous sommes donc incapables de connaître ni ce qu’il est, ni s’il est. » (Pensées, Br 233, L 418).
Pour Pascal,  l’hypothèse tournait donc au fameux pari (Pensées, Br 233), faute de possibilité de preuve.
Commentaire de Voltaire : « Il est évidemment faux de dire : Ne point parier que Dieu est, c’est parier qu’il n’est pas ; car celui qui doute et demande à s’éclaircir ne parie assurément ni pour ni contre. D’ailleurs, cet article paraît un peu indécent et puéril ; cette idée de jeu, de perte et de gain, ne convient point à la gravité du sujet ; de plus, l’intérêt que j’ai à croire une chose n’est pas une preuve de l’existence de cette chose. Vous me promettez l’empire du monde si je crois que vous avez raison : je souhaite alors, de tout mon cœur, que vous ayez raison ; mais jusqu’à ce que vous me l’ayez prouvé, je ne puis vous croire. Commencez, pourrait-on dire à M. Pascal, par convaincre ma raison. J’ai intérêt, sans doute, qu’il y ait un Dieu ; mais si dans votre système Dieu n’est venu que pour si peu de personnes ; si le petit nombre des élus est si effrayant ; si je ne puis rien du tout par moi-même, dites-moi, je vous prie, quel intérêt j’ai à vous croire ? N’ai-je pas un intérêt visible à être persuadé du contraire ? De quel front osez-vous me montrer un bonheur infini, auquel d’un million d’hommes un seul à peine a droit d’aspirer ? Si vous voulez me convaincre, prenez-vous-y d’une autre façon, et n’allez pas tantôt me parler de jeu de hasard, de pari, de croix et de pile, et tantôt m’effrayer par les épines que vous semez sur le chemin que je veux et que je dois suivre. Votre raisonnement ne servirait qu’à faire des athées, si la voix de toute la nature ne nous criait qu’il y a un Dieu [l'horloger...], avec autant de force que ces subtilités ont de faiblesse. »
Remarques sur les Pensées de M. Pascal, V, 1734.


« Il [Descartes] se perd dans l’hypothèse de la véracité de Dieu », remarquait Alfred de Vigny (Journal d’un poète, hiver 1834).

Denis Diderot : « Pascal a dit : " Si votre religion est fausse, vous ne risquez rien à la croire vraie ; si elle est vraie, vous risquez tout à la croire fausse ". Un imam peut en dire tout autant. » Addition aux Pensées philosophiques, 1770, LIX. D'actualité ...

Diderot à Voltaire :
« Je me suis aperçu que les charmes de l’ordre les captivaient [les athées] malgré qu’ils en eussent ; qu’ils étaient enthousiastes du beau et du bon, et qu’ils ne pouvaient, quand ils avaient du goût, ni supporter un mauvais livre, ni entendre patiemment un mauvais concert, ni souffrir dans leur cabinet un mauvais tableau, ni faire une mauvaise action : en voilà tout autant qu’il m’en faut ! Ils disent que tout est nécessité. Selon eux, un homme qui les offense ne les offense pas plus librement que ne les blesse la tuile qui se détache et qui leur tombe sur la tête : mais ils ne confondent point ces causes, et jamais ils ne s’indignent contre la tuile, autre conséquence qui me rassure. Il est donc très-important de ne pas prendre de la ciguë pour du persil, mais nullement de croire ou de ne pas croire en Dieu.  » (Lettre du 11 juin 1749).
« Si les cieux, dépouillés de son empreinte auguste,
Pouvaient cesser jamais de le manifester,
Si Dieu n’existait pas, il faudrait l’inventer. »
Voltaire, Épître 104, À l’auteur du livre des Trois imposteurs, vers 20-22, 1769.
« Pourquoi existe-t-il tant de mal, tout étant formé par un Dieu que tous les théistes se sont accordés à nommer bon ? »
Voltaire, Questions sur l’Encyclopédie, " Les Pourquoi ". Cet argument peut se contourner de la façon suivante : ce qui semble "mal" à l'homme n'est pas nécessairement "mal" dans l'absolu. Mais difficile à avaler quand même.


§ VII / UNE HYPOTHÈSE EXTRÊME :

« Un seul Dieu, le plus grand chez les dieux et les hommes,
Et qui en aucun cas n'est semblable aux mortels
Autant par sa démarche, autant par ce qu'il pense. » (Xénophane de Colophon, -VIe/-Ve siècles, cité par Clément d'Alexandrie, Stromates, V, 109).

Plus tard, on dira, restant dans le pensable : « grandeur telle que rien de plus grand ne peut être pensé » : Sénèque le Jeune (-4 / 65), puis Anselme de Cantorbéry (1033-1109) ; voire même, entrant dans l'impensable, « plus grand que ce qui peut être pensé » (repris par Thomas d'Aquin). Ce qui correspond au concept courant (mais non au concept mathématique) d’infini. Cf l’actuel, moins élaboré et plus modeste, « Allahou Akbar » (" Allah est plus grand ") des islamistes.

Selon Aristote, Dieu était « le moteur immobile », c’est-à-dire la « première cause », la cause en soi [causa sui des scolastiques, cause incausée] qui aurait lancé l’Univers à la fois en existence et en mouvement. « Créateur du monde » est l’attribut principal de « Dieu », d’où la toute-puissance, mais avec une restriction de taille : Dieu ne peut pas faire que ce qui s’est produit ne se soit pas produit (concession au principe de réalité). C’est l’artifex (maître d’œuvre) de Sénèque le Jeune, créateur d’un monde « optimal » (Lettres à Lucilius, LXV, 10, 19). Ou encore le fameux horloger de Voltaire.

La création du monde est complétée par la création de l'homme, et de l'homme paradoxalement créé moralement LIBRE, libre de choisir entre le bien et le mal vus selon le créateur ; "Dieu" se trouve ainsi exempté de toute responsabilité du mal. Pour filer la métaphore de Voltaire, l'horloger a donc fabriqué une horloge "libre" d'indiquer n'importe quelle heure ... Création suivie de celle de la femme, pour certains mauvais esprits autre argument de poids contre la bonté infinie du dieu ...


§ VIII / SUR L’IDÉE DE DIEU CHEZ DESCARTES :

Cartésianisme est souvent perçu comme synonyme de pensée logique. Pour se défaire de ce préjugé, il suffit d’examiner sommairement la façon dont Descartes traita l’idée de Dieu.

Dans le Discours de la méthode, première apparition de la notion de Dieu dans le passage suivant : « Il est bien certain que l’état de la vraie religion, dont Dieu seul a fait les ordonnances, [2e partie] ». Ici, aucun doute n’est exprimé, ni sur la religion, ni sur l’existence d’un dieu ; dans la 4e partie de ce Discours …, Descartes essayera bien, après d’autres, de prouver l’existence de son Dieu, mais on sait que cette "preuve" a été définitivement ruinée par David Hume et Kant.

Pour réhabiliter le cartésianisme, il a été dit que le Discours … ne représentait pas le sommet de la pensée cartésienne, et qu’il fallait aller voir les Méditations métaphysiques. Soit. Ce texte s’ouvre sur une adresse à Messieurs les Doyen et Docteurs de la sacrée Faculté de Théologie de Paris dans laquelle on peut lire : « Bien qu’il nous suffise, à nous autres qui sommes fidèles, de croire par la foi qu’il y a un Dieu, et que l’âme humaine ne meurt point avec le corps[…] »
En contradiction avec cette ouverture, Descartes annonce, dès la première Méditation « Je m’appliquerai sérieusement et avec liberté à détruire généralement toutes mes anciennes opinions. »
Bon programme, mais peu suivi ; quelques pages plus loin, Descartes se contredit une nouvelle fois en écrivant : « Toutefois il y a longtemps que j’ai dans mon esprit une certaine opinion, qu’il y a un Dieu qui peut tout, et par qui j’ai été créé et produit tel que je suis. »
Toutefois n’a pas pour fonction d’amener le doute sur Dieu, mais de mettre en doute les vérités mathématiques envisagées à la fin de l’alinéa précédent.
« Or qui me peut avoir assuré que ce Dieu n’ait point fait qu’il n’y ait aucune Terre, aucun ciel, aucun corps étendu, aucune figure, aucune grandeur, aucun lieu, et que néanmoins j’aie les sentiments de toutes ces choses, et que tout cela ne me semble point exister autrement que je le vois ? »
Ce Dieu est ici évoqué sans aucune mise en doute, alors que l’existence de l’Univers est, elle, suspectée !
« Et même, comme je juge quelquefois que les autres se méprennent, même dans les choses qu’ils pensent savoir avec le plus de certitude, il peut se faire qu’il [Dieu] ait voulu que je me trompe toutes les fois où je fais l’addition de deux et de trois, ou que je nombre [compte] les côtés d’un carré, ou que je juge de quelque chose encore plus facile, si l’on se peut imaginer rien de plus facile que cela. »
Dans cette mise en doute des vérités mathématiques, Descartes a recours à l’idée de Dieu dont il admet implicitement l’existence ; il examine si grâce à elle le doute sur les vérités mathématiques peut ou non être levé.
« Mais peut-être que Dieu n’a pas voulu que je fusse déçu de la sorte, car il est dit souverainement bon. Toutefois, si cela répugnait à sa bonté, de m’avoir fait tel que je me trompasse toujours, cela semblerait aussi lui être aucunement contraire, de permettre que je me trompe quelquefois, et néanmoins je ne puis douter qu’il ne le permettre. »
Un peu plus loin, toujours dans la première Méditation, Descartes vient à envisager l’objection que pourraient lui faire des athées, et envisage enfin qu’il puisse n’y avoir ni Dieu, ni univers, et ceci dans un même mouvement :
« Il y aura peut-être ici des personnes qui aimeraient mieux nier l’existence d’un Dieu si puissant, que de croire que toutes les autres choses sont incertaines. Mais ne leur résistons pas pour le présent, et supposons en leur faveur que tout ce qui est dit ici d’un Dieu soit une fable. » (Méditations métaphysiques, 1641 en latin, Ière).
Mais Descartes n’envisage donc toujours pas la seule non existence de son dieu...
Force est donc de constater que dans son exposé, Descartes faisait une exception, une entorse à la logique, pour l’opinion particulière que constitue la foi en le Dieu chrétien. « Il [Descartes] se perd dans l’hypothèse de la véracité de Dieu », remarquait Alfred de Vigny (Journal d’un poète, hiver 1834). La perfection est mise en avant par Descartes : Dieu est parfait, il ne lui manque rien, donc il existe ; preuve dite « ontologique » (ou définitionnelle), mieux nommée "preuve" circulaire, réfutée par Henry Oldenburg, David Hume et Kant : on tombe en effet dans une contradiction lorsque en pensant d’abord une chose, on y introduit la notion de son existence ou celle de sa possibilité. Cf le sophisme du « gouvernement parfait », utopie qui « doit » être possible, car sinon elle ne serait pas parfaite. Selon Descartes :
« On peut démontrer qu’il y a un Dieu de cela seul que la nécessité d’être ou d’exister est comprise en la notion que nous avons de lui. » (Les Principes de la philosophie, I, 14).
C'est considérer qu’à chacune de nos notions correspond une réalité extérieure, c’est la théorie idéaliste du reflet, inversée plus tard en matérialisme absolu par les marxistes. Or « Nul homme ne saurait devenir plus riche en connaissances avec de simples idées. » (Kant, Critique de la raison pure, DT, II, iii, 4). Déjà Aristote de Stagire : « Ceux qui définissent ne prouvent pas ce faisant l’existence du défini. » (Seconds analytiques, II, vii, 92b).

Et Leibniz : « D'une définition on ne peut rien inférer de certain au sujet de la chose définie, tant qu'il n'est pas établi que cette définition exprime une chose possible. » (Remarques sur la partie générale des principes de Descartes, traduit du latin par Paul Schrecker).

Ils n’en prouvent pas davantage la possibilité que l’existence ; par exemple : " le plus grand nombre entier ", " le plus petit réel strictement positif ", et, je l'ai dit, " le gouvernement parfait ".

Le catholique Ferdinand Brunetière applaudit évidemment au procédé douteux de Descartes :

« Descartes commence par faire hypothétiquement table rase de tout ce que lui ont appris la tradition et l’autorité. Il détruit tout pour tout reconstruire, ou du moins il s’en flatte ; et, en effet, du milieu même des ruines que son doute systématique avait accumulées, voici surgir un nouvel édifice dont la grandeur n’est faite de rien tant que de sa simplicité. Mais, la solidité de cet édifice lui-même, sur quoi repose-t-elle ? Sur la qualité, me dites-vous, des matériaux qui sont entrés dans sa construction ? sur la rigueur des calculs qui y ont présidé ? sur la correspondance ou la cohésion de toutes ses parties ? Oui, si l’on le veut, mais avant tout et fondamentalement sur un acte de foi, si c’est sur la croyance à la véracité du Dieu qui l’a guidé, lui, Descartes, et dans la disposition des parties, et dans l’observation de la méthode, et dans le choix des matériaux. « Et je reconnais très clairement, — c’est ainsi qu’il s’exprime, — que la certitude et la vérité de toute science dépend de la seule connaissance du vrai Dieu, de sorte qu’avant que je le connusse, je ne pouvais savoir parfaitement aucune chose. » Voilà, je pense, un acte de foi ! » 
Chronique " Le Besoin de croire, conférence faite à Besançon "
Revue des Deux Mondes, LXVIIIe année, tome 150, 1er décembre 1898.

* * * * *
HENRY OLDENBURG (v. 1618 - 5 septembre 1677) (secrétaire de la Royal Society de Londres), dont le nom (bien qu'ignoré par Onfray...) mérite de rester dans les annales de l’athéologie :
« Des définitions ne peuvent contenir autre chose que des concepts formés par notre esprit ; or notre esprit conçoit beaucoup d’objets qui n’existent pas et sa fécondité est grande à multiplier et à augmenter les objets qu’il a conçus. Je ne vois donc pas comment de ce concept que j’ai de Dieu, je puis inférer l’existence de Dieu. » (Lettre à Baruch Spinoza, 27 septembre 1661).
Leibniz : " La démonstration de l'existence de Dieu, tirée de la notion de Dieu, paraît avoir été pour la première fois inventée et proposée par Anselme de Cantorbéry dans son livre Contre l'insensé, qui nous a été conservé. Cet argument a été plusieurs fois examiné par les théologiens scolastiques et par l'Aquinate [Thomas d'Aquin] lui-même, à qui Descartes semble l'avoir emprunté, car il n'ignorait pas ce philosophe. Ce raisonnement n'est pas sans beauté, cependant il est imparfait. " (Remarques sur la partie générale des principes de Descartes, traduit par Paul Schrecker).
David Hume : « There is a great difference betwixt [entre] the simple conception of the existence of an object and the belief [la croyance] of it. » (A Treatise of Human Nature, I, ii, section 7)
DIDEROT« J’avoue qu’un Être qui existe quelque part et qui ne correspond à aucun point de l’espace ; un Être qui est inétendu et qui occupe de l’étendue ; qui est tout entier sous chaque partie de cette étendue ; qui diffère essentiellement de la matière et qui lui est uni ; qui la suit et qui la meut sans se mouvoir ; qui agit sur elle et qui en subit toutes les vicissitudes ; un Être dont je n’ai pas la moindre idée ; un Être d’une nature aussi contradictoire est difficile à admettre. » Le Rêve de D’Alembert, publié en 1830 [1769], " Entretien entre D’Alembert et Diderot ".
Frédéric Nietzsche :
« Nous n’avons pas le droit de supposer une création, car ce "concept" ne permet pas de comprendre quoi que ce soit. Créer du néant une force qui ne soit pas déjà là : ce n'est pas une hypothèse ! » (Fragments posthumes, Mp XVII 1b, hiver 1883-1884, 24[36]).
Clément d’Alexandrie eut fort à faire pour tirer dans le sens d’une création divine cette pensée du présocratique Héraclite d'Éphèse :
« Ce monde-ci, le même pour tous nul des dieux ni des hommes ne l’a fait. Mais il était toujours, est et sera. » (Fragment XXX)
« Le concept de "création" est aujourd'hui absolument indéfinissable, inapplicable : ce n'est qu'un mot qui subsiste à l'état rudimentaire, depuis les temps de la superstition ; avec un mot, on n'éclaircit rien. » (Fragments posthumes, W II 5, printemps 1888, [188]) ; Frédéric Nietzsche retrouvait ainsi le principe de Lucrèce (-1er siècle) :
« Nullam rem e nilo gigni divinitus umquam. Rien n’est produit de rien par une force divine. » (De rerum natura, I, 150). Le duo Dieu-Univers n’est pas assimilable au couple voltairien horloger-horloge.

§ IX / HUMAIN, TROP HUMAIN

« Les dieux ne sont pas tels que la multitude se les représente. » (Épicure, Lettre à Ménécée, § 123)

« L’homme de bien diffère de Dieu seulement par la durée. » (Sénèque, De la providence, I, 5)

« If God were not a necessary being of himself, he might [pourrait] almost seem to be made on purpose [exprès] for the use and benefit of mankind [l’humanité]. » (John Tillotson, 1630-1694, Sermons, 93)

« On a dit fort bien que si les triangles faisaient un Dieu, ils lui donneraient trois côtés. » (Montesquieu, Lettres persanes, LIX)

« Si Dieu nous a fait à son image, nous le lui avons bien rendu. » (Voltaire, Carnets)


UNE HYPOTHÈSE BIEN TROP EXTRÊME


Valeur de la croyance grecque à leurs dieux : elle se laissait délicatement mettre de côté et n’inhibait pas les activités philosophique et scientifique.

Michel de Montaigne : « l’homme nu et vide […] anéantissant son jugement pour faire plus de place à la foi. » (Essais, II, xii, page 506). Cela annonce Kant.
Pascal : « S’il y a un Dieu, il est infiniment incompréhensible, puisque, n’ayant ni parties ni bornes, il n’a nul rapport à nous. Nous sommes donc incapables de connaître ni ce qu’il est, ni s’il est. » (Pensées, Br 233, L 418).
J'apprécie ces "Si" pascaliens. Oser mettre en doute deux fois l'existence du dieu !!

* * * * *

   Le principe d’économie des concepts, ou « rasoir d’Ockham » (admis par Pascal mais seulement dans les sciences) enjoint de ne pas multiplier les êtres sans nécessité (Traité des principes de la théologie). On trouve donc plus de raison de nier l’existence de Dieu parce qu'on ne peut pas la prouver, que de la croire par la seule raison qu'on ne peut démontrer qu'elle n'est pas ; cf la lettre de Pascal au père Noël, 29 octobre 1647 :
« Nous trouvons plus de sujet de nier son existence, parce qu'on ne peut pas la prouver, que de la croire, par la seule raison qu'on ne peut montrer qu'elle n'est pas. »
Argument hélas appliqué à la seule question de la matière subtile de Descartes. L’inexistence des êtres de fictions (dieux païens ou dieu monothéiste, anges et archanges, démons et chimères, esprits) est en effet indémontrable et inépprouvable, faute de tout point de contact entre ces êtres éventuels et notre réalité, comme l’avait bien vu Blaise Pascal. Les vérités dites de fait (par exemple la vérité géographique : « la Corse est une île ») ne se démontrent pas, elles se constatent (si le niveau de la mer baissait suffisamment, la Corse pourrait un jour se trouver rattachée au Continent) ; seules les vérités de raison (e. g. : si x est impair, (x + 1)² est multiple de 4) sont susceptibles d’une démonstration (1) en bonne et due forme.
1. Il existe trois types de démonstrations : la déduction, la réduction à l’absurde (Parménide et Zénon d'Elée) et l’induction complète (raisonnement par récurrence).


Jacques DU ROURE (début XVIIe / vers 1685) : « Parce qu’encore dans la philosophie, on considère les choses et les sociétés purement naturelles, je n’y traite pas des religions. Outre que – la nôtre exceptée, dont les principaux enseignements sont la justice et la charité [la justice avant la charité ; exeunt la foi et l’espérance …], c’est-à-dire le bien que nous faisons à ceux qui nous en ont fait, et aux autres – elles sont toutes fausses et causes des dissensions, des guerres, et généralement de plusieurs malheurs. »
Abrégé de la vraie philosophie, "Morale", § 69, 1665. Je soupçonne ce Du Roure de dissimuler son athéisme.



Nicolas Malebranche (1638-1715) :


« – Aristarque : J'en suis convaincu par la foi, mais je vous avoue que je n'en suis pas pleinement convaincu par la raison.
– Théodore : Si vous dites les choses comme vous les pensez, vous n'en êtes convaincu ni par la raison, ni par la foi. Car ne voyez-vous pas que la certitude de la foi vient de l'autorité d'un Dieu qui parle, et qui ne peut jamais tromper. Si donc vous n'êtes pas convaincu par la raison, qu'il y a un Dieu, comment serez-vous convaincu qu'il a parlé ? Pouvez-vous savoir qu'il a parlé, sans savoir qu'il est ? Et pouvez-vous savoir que les choses qu'il a révélées sont vraies, sans savoir qu'il est infaillible, et qu'il ne nous trompe jamais ?
– Aristarque : Je n'examine pas si fort les choses ; et la raison pour laquelle je le crois, c'est parce que je le veux croire, et qu'on me l'a dit ainsi toute ma vie. Mais voyons vos preuves.
– Théodore : Votre foi est bien humaine, et vos réponses bien cavalières ; je voulais vous apporter les preuves de l'existence de Dieu les plus simples et les plus naturelles, mais je reconnais par la disposition de votre esprit qu'elles ne seraient pas les plus convaincantes. Il vous faut des preuves sensibles. »
 (Conversations chrétiennes dans lesquelles on justifie la vérité de la religion et de la morale de Jésus-ChristEntretien I, Mons : Gaspard Migeot, 1677).

Jean-Jacques Rousseau, Émile ou de l'Education, 1762, livre IV, " Profession de foi du vicaire savoyard " : « Ne donnons rien au droit de la naissance et à l'autorité des pères et des pasteurs, mais rappelons à l'examen de la conscience et de la raison tout ce qu'ils nous ont appris dès notre enfance. Ils ont beau me crier : Soumets ta raison; autant m'en peut dire celui qui me trompe : il me faut des raisons pour soumettre ma raison. »


ARTHUR SCHOPENHAUER : « Je n’y vois [dans la causa sui], quant à moi, qu’une contradictio in adjecto, un conséquent pris pour un antécédent, une décision autoritaire et impertinente de rompre la chaîne infinie de la causalité. […] Une première cause est tout aussi impensable que l’endroit où l’espace finit ou que l’instant où le temps a commencé. » (De la quadruple racine du principe de raison suffisante (1847), Paris : J. Vrin, 1991, chapitre II, § 8 et chapitre IV, § 20).


§ X / FRÉDÉRIC NIETZSCHE :

Gai Savoir, V, § 357 : « [Arthur] Schopenhauer fut en tant que philosophe le premier athée avoué et inflexible qui se soit trouvé parmi nous autres Allemands: c’était là le vrai motif de son hostilité envers Hegel. […] discipline doublement millénaire de l’esprit de vérité qui finit par s’interdire le mensonge de la croyance en Dieu. »

Une des dernières ruses des croyants est d'insinuer que l'athéisme serait une croyance à l'instar de la leur ; une croyance, sans dogme, sans rites, sans tabous, sans interdits, mais une croyance... Ces croyants ne veulent pas reconnaître que, contrairement à leur croyance, l'athéisme est une pensée. La pensée de la question, c'est ce qui leur manque. " Mal nommer les choses... " (Albert Camus).

« Que le monde ne soit pas la quintessence d’une rationalité éternelle, on peut le démontrer définitivement par ceci que ce morceau de monde que nous connaissons, – j’entends notre raison humaine – n’est pas trop raisonnable. » (Le Voyageur et son ombre, § 2). À rapprocher de David Hume: « Quel privilège particulier possède cette petite agitation du cerveau que nous appelons pensée pour que nous devions en faire ainsi le modèle de tout l’Univers ? » (Dialogues, II).

Fragments posthumes, N VII 3, été 1886 – automne 1887: [71] 3 : « Nous n’avons plus tellement besoin d’un remède contre le premier nihilisme(*) : la vie n’est plus à ce point incertaine, hasardeuse, absurde dans notre Europe. Une si monstrueuse surestimation de la valeur de l’homme, de la valeur du mal etc. n’est plus tellement nécessaire aujourd’hui […] "Dieu" est une hypothèse bien trop extrême [„Gott“ ist eine viel zu extreme Hypothese]. »
* Cf « la morale empêchait que l’homme ne se méprisât en tant qu’homme […] la morale était le grand remède contre le nihilisme pratique et théorique. » (Fragments posthumes, N VII 3, été 1886 - automne 1887: [71]: Le nihilisme européen.).

Ecce Homo« Pourquoi je suis un destin », § 8 : " Le concept [Begriff] "Dieu", inventé comme concept opposé à la vie – et, en elle, tout ce qui est nuisible, empoisonné, négateur, toute la haine mortelle contre la vie, tout cela ramené à une scandaleuse unité! Le concept "au-delà", "monde vrai", inventé pour déprécier l’unique monde qui existe, pour ne plus conserver pour notre réalité terrestre aucun but, aucune raison, aucune tâche! Le concept "âme", "esprit", et, pour finir, "âme immortelle", inventée afin de mépriser le corps, de le rendre malade – "saint"! – d’opposer une effrayante insouciance à tout ce qui, dans la vie, mérite le sérieux: les questions d’alimentation, de logement, de régime intellectuel, de traitement des malades, d’hygiène, de climat! Au lieu de la santé, le "salut de l’âme" – je veux dire une folie circulaire [en français dans le texte] qui oscille entre les convulsions de la pénitence et l’hystérie de la rédemption! Le concept de "péché" inventé, en même temps que l’instrument de torture qui la complète, la notion de "libre arbitre", à seule fin d’égarer les instincts, de faire de la méfiance envers les instincts une seconde nature! "

« "Dieu" aujourd'hui rien qu'un mot pâli, pas même un concept !" (Fragments posthumes, W II 1, automne 1887, 9[18]). « Dieu […] formule unique pour dénigrer l’en-deçà et répandre le mensonge de l’au-delà. » (L’Antéchrist, 18). À rapprocher de ce qu'écrivit l'excellente et regrettée Jeanne Delhomme [une de mes profs de philo à Parix-X - Nanterre] : « Dieu n’est donc pas un concept problématique, ce n’est pas un concept du tout, c’est pourquoi on peut le dire sans pouvoir le penser. » (L’Impossible interrogation, 1971, III, iii, Médiations).

 L'Antéchrist (Der Antichrist), traduction Jean-Claude Hémery/Gallimard 1974.


Gustave Belot :

" L'idée de Dieu et l'Athéisme au point de vue critique et au point de vue social ",
Revue de métaphysique et de morale, mars 1913, pages 151-176.

André GIDE, 1935 : «  N’a jamais rien prouvé le sang des martyrs. Il n’est pas religion si folle qui n’ait eu les siens et qui n’ait suscité des convictions ardentes. C’est au nom de la foi que l’on meurt  ; et c’est au nom de la foi que l’on tue. L’appétit de savoir naît du doute. Cesse de croire et instruis-toi.  » Ce passage des Nouvelles nourritures (IV) rappelle le § 53 de L’Antichrist  : «  Il est si peu vrai que des martyrs prouvent quoi que ce soit quant à la vérité d’une cause, que je suis tenté de nier qu’aucun martyr n’ait jamais rien eu à voir avec la vérité. Le ton sur lequel un martyr jette à la face du monde ce qu’il «  tient pour vrai  » exprime déjà un niveau si bas de probité intellectuelle, une telle indifférence bornée pour le problème de la vérité, qu’il n’est jamais nécessaire de réfuter un martyr.  » Commentant Pascal ([Histoire de la Chine] : « Je ne crois que les histoires dont les témoins se feraient égorger. »), Julien Green écrit : « Se faire égorger pour une histoire ne prouve point qu'elle soit véritable, elle prouve tout au plus que le témoin y croit. L'erreur a eu ses martyrs. » (Journal intégral, 3 février 1939, Paris : Robert Laffont, 2019).


Comment ne pas en venir, en cette année 2025, à penser avec Gide que «  l’athéisme seul peut pacifier le monde aujourd’hui  » (Journal, 13 juin 1932)  ?

Ma formulation de la position philosophique athée :
« Je pense qu'il n'existe rien dans l'Univers qui ressemble de près ou de loin à ce que les croyants appellent "dieu". » Formulation reprise par les Athées de BelgiqueCar l'athéisme est bien une pensée, et non une croyance.
Excellente chronique de Laurent Gerra sur RTL le 9 février 2009 :
« Benoît XVI : - [Richard] Williamson demande des preuves de l’existence des chambres à gaz. Arrête, Richard, bitte, de dire des bêtises pareilles ; après, tu vas demander des preuves de l’existence de Dieu, peut-être ? Quand on est prêt à croire sans preuves qu’on peut marcher sur l’eau, qu’on peut multiplier les pains ou ressusciter au bout de trois jours, alors on peut tout croire, hein ? »

§ XI / MAIS DIEU SAUVÉ EN TANT QUE FILS DE L’HOMME ?

« Le règne de Dieu est au dedans de vous » (Évangile selon Luc, XVII, 21) ; interprété par Ernest Renan, cela donne : « Dieu sera plutôt qu’il n’est […] il est le lieu de l’idéal, le principe vivant du bien. » (Lettre à M. Marcellin Berthelot, 1863). « Il faut créer le royaume de Dieu, c’est-à-dire de l’idéal, au dedans de nous. » (Souvenirs d’enfance et de jeunesse, II, vii).

Puis André GIDE :

« L’admirable révolution du christianisme est d’avoir dit : le royaume de Dieu est au dedans de vous. » (Journal, 28 février 1912).

« Je crois plus facilement aux dieux grecs qu'au bon Dieu. Mais ce polythéisme, je suis bien forcé de le reconnaître tout poétique. Il équivaut à un athéisme foncier. C'est pour son athéisme que l'on condamnait Spinoza. Pourtant, il s'inclinait devant le Christ avec plus d'amour, de respect, de piété même que ne font bien souvent les catholiques, et je parle des plus soumis ; mais un Christ sans divinité. » Les Nouvelles nourritures.

Jacques Prévert :

" J'ai toujours été intact de 
Dieu et c'est en pure perte que ses émissaires, ses commissaires, ses prêtres, ses directeurs de conscience, ses ingénieurs des âmes, ses maîtres à penser se sont évertués à me sauver.

Même tout petit, j'étais déjà assez grand pour me sauver moi-même dès que je les voyais arriver.

Je savais où m'enfuir: les rues, et quand parfois ils parvenaient à me rejoindre, je n'avais même pas besoin de secouer la tête, il me suffisait de les regarder pour dire non.

Parfois, pourtant, je leur répondais :
« C'est pas vrai ! »

Et je m'en allais, là où ça me plaisait, là où il faisait beau même quand il pleuvait, et quand de temps à autre ils revenaient avec leurs trousseaux de mots-clés, leurs cadenas d'idées, les explicateurs de l'inexplicable, les réfutateurs de l'irréfutable, les négateurs de l'indéniable, je souriais et répétais :
« C'est pas vrai ! » et
« C'est vrai que c'est pas vrai ! »

Et comme ils me foutaient zéro pour leurs menteries millénaires, je leur donnais en mille mes vérités premières. "
(Bifur, 1930, Paroles, 1946)


Couverture de Charlie-Hebdo

Déjà Sénèque le Jeune (avec ironie?) : « Dieu […] est en toi. » Lettres à Lucilius, XLI, 1.


§ XII / SUR FIDES ET RATIO


   Un des mérites de l’encyclique Fides et Ratio (a) publiée en octobre 1998 fut de réussir à présenter un exposé concis de la doctrine catholique (Tradition, Écriture, Magistère) et de sa distinction entre l’ordre de la foi et celui de la connaissance philosophique (I, § 9). Ces pages présentent des aspects variés ; certains intéressants, d'autres faibles, voire consternants.


Six idées intéressantes :

Il est exact, mais trivial, que « derrière un mot unique se cachent des sens différents » (Introduction, § 4).

La priorité de la pensée philosophique sur les systèmes philosophiques (Introduction, § 4). Soit dit en passant, c'est l'existence chez Socrate de cette forme philosophique de la pensée qui permet aujourd'hui aux philosophes analytiques de se réclamer de lui.

Le nécessaire (et difficile) équilibre à tenir entre la confiance accordée à autrui et l'esprit critique (III, § 32).

Le caractère universel de la vérité, dont le consensus (la vox populi) n'est cependant pas le critère (III, § 27 ; V, § 56 ; VII, § 95).

Le rappel, après Montaigne (a), de l'unité de la vérité (III, §§ 27 et 34), selon le principe de non-contradiction.

L'affirmation selon laquelle la vérité dépasse l'histoire (VII, § 95).


Huit faiblesses :

La « capacité de connaître Dieu » (Introduction, § 4) n’est pas une constante philosophique.

La connaissance propre à la foi serait « fondée sur le fait même que Dieu se révèle, et c'est une vérité très certaine car Dieu ne trompe pas et ne veut pas tromper » (I, § 8) ; ce raisonnement est entaché du vice de circularité que l'on décèle déjà dans ce texte biblique : " Le Seigneur [...] se révèle à ceux qui ont foi en Lui [se autem manifestat eis, qui fidem habent in illum.] " (Sagesse, I, 2).

La reprise du préjugé égalitariste de la correction politique selon lequel "tout homme est philosophe" (III, § 30 ; VI, § 64).

Le postulat d'une valeur absolue de la vérité (III, § 27) ; la raison ouverte à l'absolu devient alors capable d'accueillir la Révélation (IV, § 41).

L'exigence d'une "façon correcte de faire de la théologie" (IV, § 43).

La justification de la foi par la Révélation (I, §§ 8, 9 et 15 ; IV, § 43), cercle vicieux que Malebranche relevait déjà (voir plus haut, § VII), à l'époque où la foi cherchait sérieusement un fondement rationnel, ce qui n'est visiblement plus le cas aujourd'hui. Le catholicisme a régressé sur ce point.

Le postulat du surplomb de la démarche philosophique par la posture de la foi (IV, § 42; V, § 50; VI, § 76); postulat auquel Malebranche, on l'a vu, mais aussi Jean-Jacques Rousseau avait, comme bien d'autres, répondu par avance (b).

Le fondement de la foi sur ... le témoignage de Dieu (I, § 9), encore un cercle ; mais on sait qu'aux yeux des croyants et selon leur "logique", la circularité est davantage une perfection qu'une objection.

L'affirmation, là encore entachée de circularité, selon laquelle la lumière de la raison et celle de la foi ne peuvent se contredire, car "elles viennent toutes deux de Dieu" (IV, § 43). « La raison et la foi sont de nature contraire » écrivait le grand Voltaire (Lettres philosophiques, XIII, appendice 1).


Cinq ridicules :

La définition de la philosophie par son étymologie "amour de la sagesse" (Introduction, § 3) ; confusion entre signification et étymologie que l'on n'admettrait pas venant d'un élève de classe terminale.

L'attribution à Platon de Traités philosophiques, alors qu'il n'a écrit que des Dialogues et des Lettres (Introduction, § 1).

Compétence circulaire qui viendrait à l’Église « du fait qu'elle est dépositaire de la Révélation de Jésus Christ » (Introduction, § 6).

L'association athéisme-totalitarisme (IV, § 46), alors que, comme l'avait bien vu Ernest Renan (c), l'Inquisition chrétienne a été la matrice forte des totalitarismes modernes (Ce qui n'empêcha pas Benoît XVI de reprendre cette association en 2010, lors de son voyage en Grande-Bretagne).

Faire de la Vierge Marie une nouvelle Minerve (d), en " harmonie profonde"  avec la philosophie authentique, et " image cohérente de la vraie philosophie " (Conclusion, § 108).

Paradoxale est donc cette coexistence, dans cette prétention de prosélyte de l’ancien maître du Vatican, d'aperçus justes et d'aveuglements face à l'absurdité (des montagnes d'absurdités, écrivait André Gide). Faiblesses et mystères du cerveau humain ...


§ XIII - Sur " totalitarisme et athéisme " :
L'athéisme est une pensée philosophique qui n'implique l'adhésion à aucune idéologie totalitaire, qu'elle soit de classes, de races ou de religions. L'assimilation faite par plusieurs papes est donc sans fondement. Dans une homélie prononcée le 8 février 1976 à Notre-Dame de Paris, le cardinal François Marty déclara que l'athéisme était une " maladie sociale ", non " un progrès de l'homme " (Le Monde, 10 février 1976). 
Lettre encyclique de Jean-Paul II du 15 octobre 1998, publiée en traduction française par la Documentation catholique, n° 2191, 1er novembre 1998, pages 901-942. On y lit :

§ 46 : " Certains représentants de l'idéalisme ont cherché de diverses manières à transformer la foi et son contenu, y compris le mystère de la mort et de la résurrection de Jésus Christ, en structures dialectiques rationnellement concevables. À cette pensée se sont opposées diverses formes d'humanisme athée, philosophiquement structurées, qui ont présenté la foi comme nocive et aliénante pour le développement de la pleine rationalité. Elles n'ont pas eu peur de se faire passer pour de nouvelles religions, constituant le fondement de projets qui, sur le plan politique et social, ont abouti à des systèmes totalitaires traumatisants pour l'humanité. "



" Même dans notre propre vie, nous pouvons nous rappeler combien la Grande-Bretagne et ses dirigeants ont combattu la tyrannie nazie qui cherchait à éliminer Dieu de la société, et qui niait notre commune humanité avec beaucoup jugés indignes de vivre, en particulier les Juifs. J’évoque aussi l’attitude du régime envers des pasteurs et des religieux chrétiens qui ont défendu la vérité dans l’amour en s’opposant aux Nazis et qui l’ont payé de leurs vies. En réfléchissant sur les leçons dramatiques de l’extrémisme athée du XXème siècle, n’oublions jamais combien exclure Dieu, la religion et la vertu de la vie publique, conduit en fin de compte à une vision tronquée de l’homme et de la société, et ainsi à « une vision réductrice de la personne et de sa destinée » (Caritas in Veritate [juillet 2009], n. 29). "

Benoît XVI n'avait donc jamais vu ça :


NOTES DU § XII

a. Michel de Montaigne, Essais, I, ix : " Si, comme la vérité, le mensonge n'avait qu'un visage [...] "

b. Jean-Jacques Rousseau, Émile ou de l'Éducation, IV, Profession de foi du vicaire savoyard : « Ils ont beau me crier : Soumets ta raison ; autant m'en peut dire celui qui me trompe : il me faut des raisons pour soumettre ma raison. » Soumettre sa raison est une formule oxymorale ; la raison ne se soumet pas, ou alors elle n'est plus raison.

c. Ernest Renan, L'Avenir religieux des sociétés modernes, 1860, III : " Le christianisme, avec sa tendresse infinie pour les âmes, a créé le type fatal d'une tyrannie spirituelle, et inauguré dans le monde cette idée redoutable, que l'homme a droit sur l'opinion de ses semblables. "

d. Minerve, déesse italique identifiée en Grèce à Athéna, ou encore Pallas Athéna, et qui personnifiait notamment la sagesse et la raison ; voir Chateaubriand, Essai sur les révolutions, II, xxxi : " le voluptueux sacrifia à Vénus, le philosophe à Minerve, le tyran aux déités infernales. "

Une première version de cette note sur Fides et ratio fut publiée dans la Tribune des Athées, n° 101, décembre 1999.




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