Source : mise en ligne par Vadim Nasardinov : Revue d'économie politique — Tome XX, 1906, pages 425 et suivantes ; les notes non signées sont de Dolléans ou de Nasardinov ; les liens hypertextes non signés sont de moi Cl. C. Sur ce thème, voir aussi ma page INDEX NIETZSCHE (4/16) : LES SOCIALISTES
Introduction (par Vadim Nasardinov) :
Je laisse la parole à Georges Sorel : " M. Édouard Dolléans vient de publier sous ce titre une brochure qui est la reproduction d’un article qui avait paru dans la Revue d’économie politique (juin 1906). Ce sujet a été traité un grand nombre de fois ; mais il n’a jamais porté bonheur à ceux qui l’ont abordé. La brochure de M. Dolléans mérite un examen un peu détaillé, parce que l’auteur est chargé d’une conférence à la Faculté de droit de Paris et parce que la Revue d’économie politique est un organe de professeurs fort attachés au christianisme; — on peut donc se permettre de regarder les idées de l’auteur comme ayant une valeur particulière et sa brochure comme ayant presque le caractère d’un manifeste lancé par la Faculté de droit de Paris. " (Le Mouvement socialiste, n° 180, novembre 1906)
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Texte de Dolléans :
« Il est aujourd'hui de mode d'être socialiste comme il était de mode au XVIIIe siècle d'être homme sensible. Mais le mot socialisme est une expression imprécise sous laquelle se heurtent des conceptions très variées et souvent même contradictoires. Lorsqu'on interroge ceux qui se disent socialistes comme lorsqu'on étudie les ouvrages traitant du socialisme,on est étonné de se trouver non en présence d'une doctrine aux contours nettement arrêtés, mais en face d'un arc-en-ciel très nuancé de théories et d'affirmations divergentes. Les uns partent d'un socialisme d'État faisant appel à l'autorité du pouvoir central ; les autres d'un socialisme libertaire, faisant appel à la liberté ouvrière; les uns se disent socialistes réformistes et les autres socialistes révolutionnaires. Il y a un socialisme de lutte de classes, comme il y a un socialisme de paix sociale, un socialisme petit bourgeois comme un socialisme ouvrier; on prononce même le nom de socialisme libéral et, aux élections, tel candidat n'a pas craint de se présenter avec l'étiquette « socialiste individualiste », sans croire le moins du monde que ces deux mots juraient d'être réunis fraternellement.
Tout est dans tout, a dit Jules Laforgue (*), et tout est dans le socialisme. Si les différents mots dont on complète l'expression de socialiste évoquent des idées très différentes, la psychologie de ceux qui font profession de foi socialiste nous découvre des tempéraments qui ne sont pas moins dissemblables : le socialisme comprend dans ses rangs tout à la fois des dominateurs, des égalitaires et des mystiques.
*. L'idée remonte au présocratique Anaxagore de Clazomène. (Note de Cl. C.)
Les dominateurs, ce sont ceux dont l'ambition, le besoin d'activité, le désir de conduire et de commander se trouvent à l'étroit dans une démocratie. Dans une société militaire, théocratique ou aristocratique, ils auraient été des conquérants, des prêtres, des chefs.
À côté d'eux, il y a le socialisme de l'envie qui est celui des égalitaires, des impuissants dont la médiocrité est jalouse de toute supériorité plus que de toute inégalité.
Mais, plus nombreux que les dominateurs et les égalitaires, il y a les mystiques du socialisme, les âmes qui ont besoin d'une foi, d'un Credo, les esprits qui croient posséder la Vérité sociale comme à une autre époque ils auraient cru posséder la Vérité religieuse. Le socialisme est la forme qu'a prise au XIXe siècle la religiosité latente en la nature humaine, la forme sous laquelle se manifeste aujourd'hui le mysticisme de certains tempéraments. Le socialisme, c'est la foi nouvelle qui groupe autour d'elle les âmes insatisfaites et assoiffées d'idéal.
[[ « Ce sentiment [religieux] a des caractéristiques très simples : adoration d'un être supposé supérieur, crainte de la puissance magique qu'on lui suppose, soumission aveugle à ses commandements, impossibilité de discuter ses dogmes, désir de les répandre, tendance à considérer comme ennemis tous ceux qui ne les admettent pas. Qu'un tel sentiment s'applique à un Dieu invisible, à une idole de pierre et de bois, à un héros ou à une idée politique, du moment qu'il présente les caractéristiques précédentes, il reste toujours d'essence religieuse. Le surnaturel et le miraculeux s'y retrouvent au même degré. Inconsciemment tes foules revêtent d'une puissance religieuse la formule politique ou le chef victorieux qui pour le moment les fanatise.
On n'est pas religieux seulement quand on adore une divinité, mais quand on met toutes les ressources de l'esprit, toutes les soumissions de la volonté, toutes les ardeurs du fanatisme au service d'une cause ou d'un être qui devient le but et le guide des pensées et des actions.
L'intolérance et le fanatisme constituent l'accompagnement nécessaire d'un sentiment religieux. Ils sont inévitables chez ceux qui croient posséder le secret du bonheur terrestre ou éternel ». Lien Nasardinov : Gustave Lebon, Psychologie des foules (1895), page 61 (Alcan) ]]
On n'est pas religieux seulement quand on adore une divinité, mais quand on met toutes les ressources de l'esprit, toutes les soumissions de la volonté, toutes les ardeurs du fanatisme au service d'une cause ou d'un être qui devient le but et le guide des pensées et des actions.
L'intolérance et le fanatisme constituent l'accompagnement nécessaire d'un sentiment religieux. Ils sont inévitables chez ceux qui croient posséder le secret du bonheur terrestre ou éternel ». Lien Nasardinov : Gustave Lebon, Psychologie des foules (1895), page 61 (Alcan) ]]
Image prise sur wikisource (Cl. C.)
Si l'on se place au point de vue strictement économique, le socialisme, comme le catholicisme social, implique la confusion de l'éthique et de l'économie politique, comme il implique un credo et un acte de foi. Malgré les sens divers que prend l'expression de socialisme et les définitions souvent opposées qu'on donne de ce mot, les doctrines socialistes ont une unité réelle : elles sont toutes essentiellement « une éthique sociale illustrée de considérations économiques ».
Lorsqu'on soumet à l'analyse les idées des penseurs socialistes, on rencontre, comme élément fondamental de leurs théories, une double croyance qu'on peut résumer en quelques lignes. Les institutions sociales sont seules responsables de la malfaçon des caractères humains, car, si la société est mauvaise, l'homme est bon. Comme les lois sont la cause des vices, des misères et des souffrances de l'individu, il est facile de mettre un terme à ceux-ci en changeant celles-là. Il suffit d'une réfection de la machine sociale pour rendre les hommes meilleurs, plus heureux et plus justes. C'est qu'en effet la nature humaine est une matière première malléable, aisée à façonner pour les fabricants de bonheur social. Cette croyance à la transformation possible et facile de la nature humaine sous l'influence d'une organisation sociale nouvelle charme notre imagination et notre sensibilité. Comme toute doctrine religieuse, le socialisme fait plus appel au cœur qu'à la raison et la puissance du socialisme est justement dans cette séduction du cœur, dans cette croyance religieuse à un avenir meilleur.
Pour mettre en relief l'unité des doctrines socialistes, il ne suffit pas de dire que toutes elles présentent un caractère religieux et qu'elles sont une éthique sociale illustrée de considérations économiques; il faut encore en tracer la physionomie générale par des caractères plus précis en les rapprochant des doctrines sociales chrétiennes et en les opposant à l'individualisme qui forme une antithèse avec les différentes variétés de socialisme.
On peut ramener à deux ces caractères distinctifs : le socialisme est tout à la fois une doctrine idéaliste et statique et une doctrine égalitaire et autoritaire.
La doctrine socialiste est idéaliste : elle oppose à la société présente d'injustice et de misère une société idéale de justice et de bonheur — elle oppose l'homme tel qu'il est dans notre société à l'homme tel qu'il serait dans une société plus juste et plus harmonieusement construite ; elle est idéaliste aussi parce qu'elle croit à la transformation certaine de la société mauvaise en une société meilleure et à la métamorphose de l'homme mauvais en homme meilleur — parce qu'elle conçoit l'humanité future sous des traits sensiblement différents de ceux que celle-ci présente aujourd'hui, qu'elle conçoit enfin l'existence possible d'une humanité sublimisée ayant perdu toute l'âcreté de ses vices et ayant conservé toute la douceur de ses vertus.
Et, parce qu'idéaliste, le socialisme est aussi une doctrine statique. Le seul fait de concevoir un idéal social et les moyens précis de le réaliser limitent le mouvement de la société au terme où sera atteint le millénaire laïque rêvé; malgré l'idée du progrès indéfini dont le socialisme se revendique, on peut, en adaptant les paroles de Stuart Mill, dire que, par une inévitable nécessité, le fleuve du progrès humain, s'il suit le cours que lui assigne le socialisme, aboutira à une mer stagnante. Une fois conquis, l'état idéal que se représentent les réformateurs sociaux sera comme un état stationnaire où les pouvoirs publics mettront à la raison ceux qui montreront quelque mécontentement du paradis retrouvé.
Les socialistes se refusent à voir l'irréductible complexité de la réalité et veulent unifier celle-ci sur un modèle préconçu.
Le socialisme tend à réduire la société à l'unité non seulement au point de vue matériel de l'organisation de. la production, mais au point de vue spirituel de la formation des consciences et des impersonnalités. L'Unité morale est la fin dernière que se proposent les réformateurs sociaux. Les théories socialistes, pour arriver à une coordination exacte des activités matérielles, à une organisation rationnelle du travail, sont conduites à l'unification des activités spirituelles, elles tendent logiquement à supprimer du centre de résistance de l'individualisme, la famille, à donner aux enfants une éducation commune. L'État n'est pas seulement un fabricant de produits, mais c'est aussi un fabricant de caractères. Pour inspirer la production d'une âme collective, ne faut-il pas, comme le dit M. Jaurès, « insuffler à l'argile humaine une âme communiste »?
Parce qu'il faut vaincre et briser les résistances des personnalités rétives dont l'individualisme pourrait déranger le jeu harmonieux de l'automatisme social, les doctrines socialistes, doctrines unitaires, sont des doctrines d'autorité. Elles le sont aussi parce qu'elles visent non seulement à l'unité, mais à l'égalité. Certaines d'entre elles prétendent-elles faire appel à la liberté? Leur effort est vain et elles sont amenées par leur logique naturelle à un autoritarisme conscient ou inconscient. C'est sans succès que l'on tente de concilier l'antinomie qui existe entre l'égalité et la liberté. [Pierre-Joseph] Proudhon, qui voulait réaliser l'égalité par la liberté, a été conduit à des contradictions insolubles. On a pu démontrer fortement que sa conception égalitaire était inconciliable avec l'individualisme économique qu'il voulait sauvegarder. Et, vers la fin de sa vie, son individualisme ombrageux l'a conduit à sacrifier l'égalité à la liberté.
L'idée de justice sociale qui est l'âme du socialisme, la philosophie du XVIIIe siècle l'avait empruntée aux théorie chrétiennes. L'essence de la conception socialiste est dans l'opposition entre la société actuelle d'anarchie et de misère et une société plus juste et plus heureuse. Par une piquante ironie, les origines de cette philosophie sociale sont chrétiennes : l'unique originalité des penseurs matérialistes du XVIIIe siècle a été de laïciser la conception chrétienne et de reporter du passé dans l'avenir l'idée de l'état de nature antérieur au péché, état de perfection, de justice, d'égalité et de bonheur, dont partait la philosophie chrétienne. Le rêve de bonheur social fondé sur l'égalité est du pur christianisme dont le socialisme n'est que le prolongement et les socialistes sont, par un amusant paradoxe, des chrétiens sans le savoir.
Ainsi le noyau des doctrines socialistes est une conception chrétienne laïcisée : les socialistes sont des chrétiens sans le savoir, des chrétiens qui sans doute ont perdu la douceur évangélique, mais n'ont rien oublié de l'intolérance de l'Église. Ils ont cru renverser définitivement des idoles; mais, sous les noms de Raison, de Science, de Vérité, ils adorent des dieux plus impitoyables encore que les dieux bibliques, des dieux auxquels il n'est plus permis de refuser son adoration.
On définit une doctrine non seulement en énumérant ses caractères et en les rapprochant des doctrines semblables, mais en l'opposant à celles qui forment antithèse avec elle. Aussi, pour bien définir le socialisme, est-il nécessaire d'indiquer en raccourci les traits principaux de l'individualisme. Tandis que le socialisme est une doctrine idéaliste et statique, l'individualisme est une conception réaliste et une doctrine de mouvement — conception réaliste parce qu'il a son point de départ dans la psychologie de l'individu tel qu'il est et qu'il ne se fonde point sur l'espérance d'une transfiguration radicale et incertaine de la nature humaine — doctrine de mouvement parce que n'ayant point un idéal préconçu de société, n'étant point dominée par une conception unitaire, il attend du libre jeu des activités individuelles, de l'association comme de l'antagonisme des différentes forces, la formation d'organisations sociales sans cesse variables. Tandis que les réformateurs socialistes conçoivent la société à l'état de repos et que leurs regards sont fixés sur un état stationnaire idéal, les individualistes imaginent la société à l'état incessamment mobile.
Tandis que les doctrines socialistes sont autoritaires, lés doctrines individualistes sont libertaires parce qu'elles croient qu'une organisation autoritaire de la production paralyserait la productivité sociale surexcitée par le heurt comme par l'association des intérêts individuels; elles sont libertaires aussi parce qu'elles pensent qu'une organisation autoritaire de l'éducation étoufferait la personnalité, source de toute énergie productive. Enfin les doctrines individualistes sont inégalitaires parce qu'elles pensent que tout essai d'égalisation se ferait au détriment des forts et sans avantage pour les faibles et que le socialisme ne réaliserait l'unité qu'à la manière de Tarquin le Superbe abattant avec sa baguette les pavots qui s'élevaient au-dessus des autres.
[[ Le mot libertaire est employé ici non dans le sens anarchiste, mais dans celui de libéral (mot aujourd'hui détourné de son acception normale et étymologique) et par opposition à autoritaire. ]]
Les caractères qui définissent le socialisme se rencontrent aux trois étapes qu'il a parcourues en son évolution. Cette doctrine s'est présentée successivement sous forme de socialisme sentimental et utopique; puis, sous forme de socialisme scientifique; enfin, à l'heure présente, sous forme de socialisme juridique.
À sa première étape, le socialisme se fonde sur la critique des injustices sociales et fait appel tant à la pitié qu'à l'instinct de justice pour substituer à la vieille société individualiste d'injustice et de concurrence un monde nouveau. […] Cette première forme sentimentale du socialisme est celle des inventeurs de systèmes : un bon patron, Robert Owen; un employé de commerce, [Charles] Fourier ; des savants, des intellectuels, les Saint-Simoniens; un doux illuminé, Pierre Leroux, éclairés par la raison, ont découvert la Vérité sociale qu'ils prétendent communiquer de gré ou de force au monde pour le rendre plus juste. La Vérité devrait s'imposer d'elle-même à l'humanité, sans faire appel à l'autorité un peu rude de la contrainte. Sans doute, si les hommes étaient raisonnables, il faudrait s'adresser à leur raison; mais l'état irrationnel de la société les a rendus déraisonnables, aussi faut-il faire leur bonheur malgré eux : à cette fin, les réformateurs sociaux font appel au grand distributeur de bonheur, à l'État, seule puissance capable de réaliser intégralement leurs systèmes.
Il n'est pas d'homme qui représente mieux cette forme de socialisme attendri que Pierre Leroux, ce délicieux innocent, comme l'appelle M. Foguet. […] C'est Pierre Leroux qui a, en France, mis à la mode le mot de socialisme et c'est lui qui a donné du socialisme une des meilleures définitions en l'appelant la religion de l'humanité et la religion de l'égalité.
Marx a cherché à dépouiller le socialisme de tout appareil sentimental et à lui donner un fondement scientifique. Une analyse pénétrante des relations historiques des classes sociales et de l'évolution du régime capitaliste l'a conduit à affirmer que, par un processus logique et les lois mêmes de son développement interne, la société capitaliste enfanterait la société socialiste : la concentration et la prolétarisation croissantes, des crises économiques de plus en plus violentes, amèneraient le régime capitaliste à une catastrophe finale, tandis que, à l'intérieur des institutions actuelles, se formeraient tous les éléments nécessaires à l'édification d'un régime nouveau. Dans cette nouvelle conception, le rôle assigné, pendant la période sentimentale du socialisme, aux inventeurs de système et aux directeurs de conscience sociale, est rempli par le déterminisme économique; l'idée de justice est remplacée par le processus logique des rapports de production. Pour quelque différente qu'en soit la technique, le socialisme scientifique se rapproche, malgré ses apparences, du socialisme sentimental: il oppose et sépare par une solution de continuité— la catastrophe finale — la société capitaliste, que Marx condamne par un jugement tacite d'injustice, et la société socialiste vers laquelle, malgré son refus de la définir, le même penseur tourne les regards comme vers un repoussoir pour juger et combattre le régime actuel.
Mais la critique du marxisme, entreprise el par des socialistes et par des penseurs indépendants, a montré que les lois d'évolution affirmées par Marx étaient contredites par les faits ; des cendres du socialisme scientifique est née une nouvelle forme de socialisme: le socialisme juridique. Tout comme le marxisme, le socialisme juridique se dit scientifique et cache son essence sentimentale et religieuse sous l'apparence de raisonnements savamment construits et de revendications rigoureusement déduites. Il n'entreprend pas seulement la critique de la société actuelle en partant de formules juridiques; il prétend élaborer, d'une manière rationnelle, une déclaration des droits socialiste el le code de la cité future. Le socialisme juridique a déjà ses légistes et même ses casuistes qui cherchent à donner une entorse aux formes actuelles du droit afin d'interpréter dans un sens nouveau des formules anciennes, afin de faire sortir du contenu bourgeois de ces formules des décisions et des sentences socialistes, afin d'amener ainsi, insensiblement, les institutions bourgeoises à muer en institutions socialistes.
En acceptant la critique du fondement économique que Marx avait donné au socialisme, les juristes socialistes ne s'aperçoivent pas que le socialisme a perdu toute assise scientifique. Remplacer sa base économique par une base juridique, c'est enlever au socialisme son fondement. Les constructions juridiques ne sont qu'un moyen, elles ne peuvent servir de base au socialisme.
Une idée de justice sociale, une croyance à la société meilleure et à la transfiguration de la nature humaine, tel est le résidu que découvre l'analyse des doctrines socialistes. L'illusion sentimentale qui vous avait pris tout d'abord et conquis à ces doctrines disparaît peu à peu : si le socialisme séduit le cœur, il laisse l'esprit insatisfait.
L'expression « socialisme » recouvre une confusion de mots. On l'emploie pour désigner des choses essentiellement distinctes : un mouvement idéologique issu de toutes pièces de la philosophie sociale du XVIIIe siècle, un mouvement ouvrier né des transformations économiques et de la misère sociale qui ont accompagné la révolution industrielle de la fin du même siècle.
Aussi voit-on dans le socialisme !e produit de deux causes : un état de fait et un état de pensée, une révolution industrielle et une philosophie sociale. Mais c'est abusivement que l'on confond ces deux phénomènes et les deux mouvements auxquels ils ont donné naissance : en réalité le socialisme est un mouvement idéologique qui s'est appuyé sur un mouvement économique, le mouvement ouvrier, et a emprunté à celui-ci sa puissance. Bien qu'ils se mêlent, ces deux mouvements sont nettement distincts et même opposés en certains points. Les séparer est non seulement nécessaire à la rigueur de l'analyse scientifique, mais utile aux conclusions de l'art social.
Le socialisme est une conception qui eût pu rester à l'état de doctrine, limitée dans son influence à un petit nombre d'adeptes. Mais il s'est superposé à un mouvement de révolte spontanée et collective contre les conditions économiques et la misère; il est devenu le parasite du mouvement de croissance d'une classe nouvelle : c'est ce qui explique sa force de rayonnement.
La révolution industrielle qui a marqué la fin du XVIIIe siècle avait substitué dans de nombreuses industries à l'atelier de famille la manufacture, à l'atelier domestique le grand atelier collectif; elle avait remplacé l'ancien antagonisme des maîtres et des compagnons par l'antagonisme des capitalistes et des travailleurs, des prolétaires et des bourgeois. En concentrant sur un espace limité et dans les villes manufacturières un grand nombre de familles ouvrières, elle avait fait naître, dans les masses travailleuses, autrefois amorphes et inorganisées, l'éveil d'une conscience collective, l'éveil de ce qu'on appelle aujourd'hui une conscience de classe.
Son agglomération dans les villes et dans les districts industriels a donné à la classe ouvrière conscience des conditions misérables de son existence et lui a inspiré un sentiment de révolte collective en élargissant, comme on l'a dit, la misère de l'individu jusqu'à être la souffrance d'une classe. Des misères, qui eussent été supportées sans mot dire si elles étaient restées individuelles, apparurent un mal intolérable, mal collectif, appelant une intervention de la collectivité; les ouvriers furent amenés à prêter l'oreille aux aspirations des théoriciens et à la nouvelle chanson destinée non plus à bercer, mais à réveiller la misère humaine. C'est ainsi que les socialistes prirent la direction du mouvement ouvrier et que celui-ci, incapable encore de se donner une ligne de conduite propre, emprunta un programme tout formulé aux hommes qui se présentaient comme des directeurs de conscience sociale.
Ainsi les réformateurs sociaux ont trouvé dans les masses ouvrières des troupes sans lesquelles ils eussent été des chefs sans armée. La notoriété et la vogue dont ils ont joui vient de là beaucoup plus que de leur talent. Fourier est souvent illisible. Owen inlassablement ennuyeux par ses répétitions; deux ou trois idées reviennent sans cesse sous sa plume et dans ses discours, deux ou trois idées qui, leitmotiv invariable, reparaissent sans même changer de forme. Marx lui-même, penseur profond et analyste subtil, expose ses idées d'une façon abstruse et compacte.
Du fait que les doctrines socialistes et le mouvement ouvrier se sont mêlés et se sont fait des emprunts réciproques, doit-on confondre le mouvement socialiste et le mouvement ouvrier, le mouvement idéologique et le mouvement d'action pratique ?
Nous ne le pensons pas et nous croyons même qu'il y a danger à considérer comme indissoluble l'union des deux mouvements et comme définitive la mise de la force ouvrière au service des idées socialistes.
Cependant cette confusion existe et elle explique l'incertitude que l'acception du mot socialisme prend dans les esprits de ceux qui, se prétendant socialistes, sont à des pôles opposés de la pensée. C'est elle qui explique, par exemple, la coexistence des socialistes réformistes et des socialistes révolutionnaires.
L'idée révolutionnaire et l'idée catastrophique apparaissent sous une forme nouvelle chez les syndicalistes « qui concentrent tout le socialisme dans le drame de la grève générale »
[Georges Sorel, Mouvement socialiste du 15 mars 1906 : La grève générale prolétarienne.] L'idée de grève générale met en relief le caractère religieux qu'a conservé le syndicalisme révolutionnaire. Les syndicalistes croient à la grève générale, comme les premiers chrétiens croyaient au retour du Christ, comme les chrétiens du Moyen Âge croyaient à l'an Mille. Ce n'est pas le fait même de la grève générale qui nous paraît un miracle irréalisable ; la grève générale n'est pas un fait impossible ; mais cette idée prend un caractère religieux dans l'esprit des syndicalistes : ceux-ci l'acceptent sans esprit critique et comme un article de foi, ils en attendent comme le remède universel aux maux de la société et aux misères de la nature humaine. Les lendemains de la grève générale, tels qu'ils se peignent de couleurs irréelles dans la pensée des syndicalistes, nous semblent empreints d'un optimisme vraiment mystique. Sans doute, contrairement aux inventeurs de systèmes sociaux qui les ont précédés, les socialistes syndicalistes se refusent à décrire l'organisation matérielle de la société après la grève générale. Mais (et c'est en ce point que leur conception demeure idéaliste et socialiste), ils ont la ferme croyance que la grève générale sera suivie d'une rénovation morale et sociale. On est en droit de penser tout au contraire que, malgré leurs espérances et leur croyance à un au-delà terrestre et socialiste, ils se trouveraient au lendemain de la grève générale en présence des mêmes égoïsmes, des mêmes appétits, des mêmes rivalités et peut-être même de haines plus âpres encore que celles d'aujourd'hui : il n'y aurait que déplacement des antagonismes, comme l'a admirablement montré Stuart Mill. [Stuart Mill, " Fragments inédits sur le socialisme " (*), Revue philosophique, 1879.]
* « Forcer des populations non préparées à subir le communisme, même si le pouvoir donné par une révolution politique permet une telle tentative, se terminerait par une déconvenue […] L’idée même de conduire toute l’industrie d’un pays en la dirigeant à partir d’un centre unique est évidemment si chimérique, que personne ne s’aventure à proposer une manière de la mettre en œuvre. […] Si l’on peut faire confiance aux apparences, le principe qui anime trop de révolutionnaires est la haine. » John Stuart Mill (1806-1873), Essays on Economics and Society, Chapters on Socialism, 1879, « The difficulties of Socialism ». (Note de Cl. C.)
Les syndicalistes révolutionnaires qui s'inspirent de Proudhon pourraient méditer la leçon donnée par l'évolution de la pensée proudhonnienne qui, partie de l'idée d'égalité, mais éprise aussi de liberté finit, après avoir cherché en vain leur conciliation, par sacrifier l'égalité à la liberté. C'est exactement le contraire qui se produirait pour le syndicalisme révolutionnaire, qui devrait finir par sacrifier la liberté à l'égalité et à l'idéal socialiste qu'il veut lier aux destinées du mouvement ouvrier. Ne peut-on pas concevoir un développement de la classe ouvrière indépendant du socialisme ? Pourquoi vouloir réaliser une unification sociale ? Pourquoi ne pas admettre la coexistence de formes de production comme de formes de répartition différentes et même opposées? La vie sociale complexe repose sur l'antagonisme tout autant que sur l'association des forces, sur l'opposition tout autant que sur la conciliation des intérêts. Dès maintenant des organisations coopératives existent à côté des sociétés capitalistes et des entreprises privées. Dans certaines coopératives s'appliquent des principes de répartition égalitaire. Pourquoi les organisations coopératives, capitalistes, syndicalistes ne vivraient-elles pas les unes à côté des autres ? Pourquoi vouloir violenter la vie et imposer l'unité partout, alors que la nature nous offre partout le spectacle de la diversité et même de l'opposition?
C'est une illusion des socialistes de croire que leurs doctrines et leurs systèmes feraient naître l'harmonie des intérêts et l'unification des forces. L'unité créée par le socialisme ne serait qu'une unité purement artificielle et factice masquant le heurt des intérêts et le conflit des forces plus violents encore que dans la société actuelle. Les socialistes accusent la société individualiste de créer, par sa forme même et par ses institutions, les antagonismes sociaux. L'erreur de certains théoriciens du libéralisme, comme [Frédéric] Bastiat, a été de penser que, pour répondre aux critiques des socialistes, il était nécessaire de montrer que l'harmonie des intérêts est dès à présent réalisée, car elle ne l'est pas. Pourquoi ne pas accepter les prémisses des socialistes ? Du fait que des antagonismes existent dans la société actuelle, il ne résulte pas que la société puisse être réformée en ce point, et que, par des organisations artificielles, on puisse mettre un terme à la naturelle opposition des forces, qu'on puisse rendre les intérêts harmoniques. L'antagonisme des intérêts et l'opposition des forces peuvent être les lois de la vie en société; elles paraissent être aussi une condition du mouvement et du progrès tout comme l'inégalité, fait naturel irréductible, est la condition même du développement des puissances de l'individu comme de la société. L'égalité sociale ne peut être réalisée qu'aux dépens de la productivité matérielle et artistique comme à ceux de la spontanéité sociale et de la liberté individuelle. Malgré les apparences libérales que veulent se donner les systèmes égalitaires et socialistes, malgré le respect qu'ils prétendent avoir de l'individualité humaine, ces systèmes sont contraints, pour être fidèles à leurs principes, de créer, par un mécanisme impitoyablement autoritaire, une société d'automates dont on pourrait dire ce que Proudhon disait de l'Icarie de [Étienne] Cabet : « On ne conçoit pas pourquoi en Icarie il existerait plus d'un homme, plus d'un couple, le bonhomme Icare ou M. Cabet et sa femme. A quoi bon tout ce peuple? A quoi bon cette répétition interminable de marionnettes taillées et habillées de la même manière? La nature ne tire pas ses exemplaires à la façon des imprimeurs et en se répétant ne fait jamais deux fois la même chose… » [lien Nasardinov : Proudhon, Contradictions économiques. II] »
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