Pour d'autres affaires du XIVe au XVIIIe siècle, voir mon inventaire LES PROCÈS DE SODOMIE EN FRANCE
Pour les textes grecs et latins du Moyen-Âge, CES PETITS GRECS
En juin 1323, Arnaud de Verniolle, la
trentaine, ancien franciscain (précisément sous-diacre apostat des Frères
mineurs), est en délicatesse avec l'autorité ecclésiastique, à la suite d'une
dénonciation. Il a entendu des étudiants en confession, " pour connaître
leur conscience et leurs péchés ". Surtout, il a couché avec eux. L'affaire
vient aux oreilles de Jacques Fournier, évêque de Pamiers (Ariège actuelle) en 1323, et futur pape Benoît XII. C'est comme
cela que ces tranches de vie, exceptionnellement bien documentées pour la
période, nous sont parvenues.
Références : mss latin Vatican
4030, n° 72, folios 226a-233d, édité par Jean Duvernoy dans : Registre de
Jacques Fournier, Toulouse : Privat, 1965, tome III, pages 14-50 (texte latin seul) ;
traduit et annoté par Jean Duvernoy dans : Le Registre d'Inquisition de
Jacques Fournier, évêque de Pamiers, Paris/La Haye : Mouton, 1977-1978.
Emmanuel Le RoyLadurie (1929-2023) évoqua cette affaire dans Montaillou, village occitan ..., chapitre VIII Le geste et le sexe.
L'auteur décida de sortir du cadre de son village médiéval pour donner la biographie d'Arnaud de Vernioles, car, écrit-il, le registre de l’inquisiteur Jacques Fournier « s'élargit à la biographie psychologique. Il déborde la notation sèche, il débouche sur une véritable étude de la personnalité. Il autorise, en l'occurrence, l'élucidation d'un dossier d'homosexuel. » Le non conformisme sexuel possède ici une double fonction d'appel au discours, d'incitation à la communication, puisque l'évêque de Pamiers délaissa son inquisition routinière pour donner dans la psychologie, et que l'historien de la ruralité s’éloigna de son village pour se pencher sur les réseaux urbains de l'amour entre hommes ; il s'en excusa auprès des lecteurs :
« « C'est seulement au niveau de la ville que les jeunes garçons de bonne famille, venus de leur campagne afin d'étudier " aux écoles ", risquent de se prendre, hors des domus, aux quelques réseaux d'homosexualité qui peuvent fonctionner à cette époque. Ces réseaux sont donc plus urbains que campagnards, et plus cléricaux que laïques. En dépit de Virgile, ils participent des raffinements de l'existence citadine, bien davantage que des rusticités de la vie pastorale. Sur ce point précis, relatif à l'homosexualité non villageoise, le registre de [l'inquisiteur] Jacques Fournier s'élargit, derechef, à la biographie psychologique. Il déborde la notation sèche, il débouche sur une véritable étude de la personnalité. Il autorise, en l'occurrence, l'élucidation d'un dossier d'homosexuel. On me permettra, dans cette conjoncture spéciale, de sortir de mon village de référence : les campagnes ne se comprennent que par relation avec la cité qui les domine ; l'amour à Montaillou ne se peut décrire que comparé avec l'amour à Pamiers, dont les variétés sont bien plus diverses. Face à la très relative innocence champêtre, Pamiers c'est déjà la Ville, la grande Babylone. C'est Sodome, sinon Gomorrhe. » (chapitre VIII " Le geste et le sexe ").
* * * * *
J'ai, tout en utilisant la traduction
de Jean Duvernoy, retraduit mot à mot la plupart des tournures latines
utilisées. Il faut avoir bien présent à l'esprit que ces récits nous parviennent par le filtre des réponses
faites aux questions de l'évêque inquisiteur.
ARNAUD DE
VERNIOLLE
Lorsque'il avait environ onze ans, son père l'avait mis en pension chez
un maître d'école, dans la chambre duquel il dormait. Il avait couché pendant
au moins six semaines dans le même lit qu'un certain Auriol, de la Bastide
Sérou [Ariège actuelle], qui se rasait déjà la barbe. Après deux ou trois
nuits, Auriol, estimant qu'Arnaud dormait, l'embrassa et lui mit son membre
viril entre les cuisses, remuant " comme s'il avait la chose avec une
femme ", et éjaculant. Cela continua ainsi presque chaque nuit, aussi
longtemps qu'ils couchèrent dans le même lit. Arnaud n'était encore qu'un
enfant, celui lui déplaisait, mais il avait honte d'en parler (*) ; à
cette époque, il n'avait pour ce péché ni volonté ni désir, parce qu'il n'avait
pas encore de tels désirs. Au bout de six semaines, ils changèrent de maison,
et Arnaud dormit alors avec son frère Bernard et le maître d'école Pons, qui ne
le sollicita pas.
*. Ce témoignage d'enfant ne va pas dans le sens de l'argumentation habituelle des pédophiles.
GUILLAUME ROS,
DE Ribouisse [Aude actuelle]
Ce garçon âgé de 16 ans étudiait la grammaire à Pamiers. Vers Noël de
l'an 1322, Arnaud le rencontra dans une église et lui parla d'un certain
chanoine de Saint-Saturnin à Toulouse, qui avait l'habitude de se faire
frictionner les pieds par des jeunes garçons, et qui recherchait aussi la
compagnie des femmes. Ros objecta qu'aller avec des femmes était un péché ; Arnaud
répondit que ce n'était pas grave. Ils allèrent ensemble dans la maison, dans
la chambre d'Arnaud ; celui-ci ajouta que si un homme couchait avec un autre
homme et que la semence se répandait à cause de la chaleur de leurs corps, ce
n'était pas un péché aussi grave que de connaître charnellement une femme,
" à cause de ce que la nature requiert ".
Ros n'était pas d'accord ; Arnaud soutint que c'était écrit dans les Décrétales [de Grégoire IX],
puis il renversa Ros sur le lit, le déshabilla et se déshabilla, lui plaça son
membre viril entre les cuisses, et jouit en remuant comme avec une femme. Ros
fit de même avec Arnaud, puis tous deux jurèrent sur un calendrier de ne plus
le faire. Ros ayant dit qu'ils avaient commis un grave péché et une hérésie,
Arnaud promit de le conduire à un Frère mineur qui lui donnerait l'absolution
moyennant une pénitence légère. Arnaud lui donna ensuite un livre d'Ovide, et
lui proposa de rester dormir, mais Ros refusa et s'en alla.
Par la suite, quand Arnaud rencontrait ce garçon, il l'appelait par
dérision " hérétique ". Quelques temps après, ils allèrent ensemble à
la cabane que possédait le frère d'Arnaud au lieu-dit Le Pomarol. Là, Arnaud,
s'étant heurté au refus de Ros, lui tordit le bras, sortit un couteau ; il le
traîna de force, et jouit de la même façon que la première fois. Avant et après, Arnaud avait
répété que ce péché était moins grave que la connaissance charnelle d'une
femme. Ros refusa d'abord de pécher à son tour, mais Arnaud le délivra de son
serment ; le garçon jouit à son tour avant de s'en aller, Arnaud restant dans
la vigne à côté de la cabane.
Plusieurs autres fois, ils commirent le " crime de sodomie ", le
franciscain ayant promis à Guillaume de lui donner des livres. Vers le jour de
l'Ascension, le garçon rencontra Arnaud qui promit de lui donner une tablette à
écrire. Ils allèrent ensemble dans une maison de Pamiers, dont Ros ne savait
pas à qui elle appartenait. Arnaud lui demanda de se mettre sur le lit et commit
avec lui, couché sur le côté, le crime de sodomie. Ensuite le franciscain
l'invita à en faire autant ; cela fait, Ros retourna à l'école.
Un jour, comme ils discutaient du péché de sodomie, Ros proposa à Arnaud
: " Veux-tu que je te montre ce que peut faire un homme qui veut coucher
avec un autre homme et n'en a pas la possibilité ? " Ros frottait
fréquemment son membre de la main pour satisfaire sa concupiscence.
GUILLAUME
BERNARD, de Gaudiès (Ariège)
Ce garçon avait 15
ans et il était étudiant en grammaire à Pamiers.
Dans une église, il rencontra Arnaud qui lui demanda d'où il venait,
puis lui promit, s'il jurait de n'en rien dire à personne, qu'il lui
dévoilerait les habitudes du chanoine de Toulouse. Guillaume jura sur une Bible. Ils rencontrèrent la mère d'Arnaud en allant dans la chambre haute de la
maison. Une fois la porte fermée, Arnaud redemanda à Bernard s'il désirait bien
connaître les habitudes du chanoine ; l'étudiant répondit que oui.
Arnaud lui dit alors de se déshabiller et de se mettre au lit ; il se
mit à côté de lui, se dénuda complètement, et demanda au garçon d'en faire
autant ; puis il lui mit son membre entre les cuisses, couché sur le côté, le
serra et l'embrassa, répandit sa semence entre les cuisses de son partenaire.
Bernard refusa l'offre de réciprocité. Arnaud lui dit alors que le chanoine
avait cette habitude. Là-dessus, l'étudiant quitta la maison.
Une autre fois, dans la chambre d'Arnaud, Bernard refusa d'abord de se
déshabiller ; le franciscain insista, ils se déshabillèrent tous les deux et se
mirent au lit. Arnaud se plaça sur le garçon, lui mit son membre entre les
cuisses, et, faisant comme s'il avait la chose avec une femme, perpétua avec
lui le crime de sodomie. Bernard déclara vouloir sortir du lit, mais cette fois
il commit quand même le crime à son tour avant de s'en aller. Arnaud décida
qu'ils allaient jurer de ne pas faire cela avec d'autres, puis se ravisa :
l'étudiant ne jurera pas, parce que plus tard il ne pourrait peut-être pas
s'empêcher de le faire avec un autre ; le franciscain jura donc seul, sur son
calendrier, de ne jamais faire cela avec quelqu'un d'autre.
GUILLAUME
BOERI, 18 ans, étudiant en grammaire à Pamiers
Un jour, il rencontra Arnaud dans la rue ; le franciscain lui demanda
s'il savait quel était le plus grand péché : lorsqu'un mâle couche
charnellement avec un mâle, ou lorsqu'un homme se procure une pollution par le
contact entre la main et le membre viril. Boéri ne savait pas : sans répondre à
la question, Arnaud déclara que ces deux sortes de péchés étaient les plus
pratiqués par les religieux, ce qui étonna le jeune garçon.
Une fois arrivés dans la chambre haute, Arnaud s'assit, montra ses
livres. Puis ils se dirigèrent vers le camp de Pamiers, et près du camp Arnaud
déclara qu'il était bon de connaître charnellement Gaillarde, la servante d'un
certain Barthélémy. Le franciscain reprocha au garçon d'être bête et de ne rien
savoir faire ; Boéri répondit qu'il ne se souciait pas de choses semblables.
Après déjeuner, ils allèrent dans la cabane du frère d'Arnaud, au lieu-dit Le
Pomarol. Lorsqu'ils furent assis dans la cabane, le franciscain interrogea :
" Si nous avions une femme ici, que ferais-tu d'elle? " Guillaume ne
répondit rien, alors Arnaud le serra dans ses bras et l'embrassa sur les joues.
Boéri s'en alla.
FRERE PIERRE RECORT, de l'ordre des
Carmélites
Arnaud lui avait dit qu'on l'accusait du crime de sodomie commis avec
trois jeunes, de s'être dit prêtre, d'avoir entendu des confessions et d'avoir
absous des péchés ; il avait fait porter du vin, de l'argenterie et des
victuailles dans la cabane où il avait commis le péché, ce qu'il avait fait
aussi dans la chambre haute de sa maison.
Certains jours, les trois jeunes s'étaient mis dans le lit d'Arnaud, et
avaient commis mutuellement le péché de sodomie, l'un ayant fait, les autres
ayant regardé, par vice. À l'époque de la lèpre, Arnaud demeurait à Toulouse,
et avait fait " la chose " avec une prostituée ; après quoi son visage
avait enflé, et il avait eu peur d'être devenu lépreux. Il avait juré alors de
ne plus connaître charnellement les femmes, et pour respecter son serment il
avait abusé des jeunes garçons de la façon que l'on savait. Arnaud avait dit
encore que le seigneur évêque aurait eu fort à faire s'il avait arrêté tous
ceux qui à Pamiers étaient infectés de ce péché, parce qu'il y en avait "plus
de mille trois" (a).
a. À rapprocher du poème de Paul Verlaine, " Mille et tre ", dans Hombres ; et avant cela, d'un texte de l'opéra Don Giovanni de Mozart.
ARNAUD
Arnaud sentait en lui-même un alourdissement de son corps s'il restait
plus de huit à quinze jours dans l'abstinence, sans faire la chose avec une
femme ou un mâle. Il ne pensait pas commettre un plus grand péché en pratiquant
la sodomie avec un mâle que s'il avait connu charnellement une femme.
Il était convaincu que sa nature l'inclinait à ce péché de sodomie (b).
Pour lui, la défloration illicite des vierges, l'adultère et l'inceste étaient
des péchés plus graves que la connaissance charnelle des mâles (c).
Il dut exprimer son
repentir et prononça une formule d'abjuration.
c. À rapprocher du paradoxe de Jean Cocteau : " Une femme féconde se déforme à l'usage, ce qui prouve sa noblesse, et qu'il est plus fou d'en user stérilement que d'un homme qui n'offre qu'un objet de luxe aux désirs aveugles de la chair. " (La difficulté d'être).
JACQUES
FOURNIER, inquisiteur
Arnaud de Verniolle fut dégradé et condamné à la détention perpétuelle
le 12 août 1324 ; il fut enfermé dans la prison du château épiscopal de la Tour du Crieu (actuel arrondissement de Pamiers, Ariège). La sentence
était conforme au canon 11 du troisième concile de Latran (1179). Les garçons
ne semblaient pas avoir été inquiétés. Jacques Fournier, originaire de Saverdun
(Ariège), devint pape d'Avignon en 1334 sous le nom de Benoît XII (1334-1342)
et il y entreprit la construction du palais des Papes qui se visite encore.
COMPLÉMENTS
Pour une analyse de ce procès, voir Gary Fergusson, Queer (Re)Readings in the French Renaissance: Homosexuality, Gender, Culture, chapter 6 " Towards Modernity... ", Aldershot (UK) - Burlington (USA) : Ashgate, 2008 ; London and New York : Routledge, 2016, pages 305-306.
COMPLÉMENTS
Pour une analyse de ce procès, voir Gary Fergusson, Queer (Re)Readings in the French Renaissance: Homosexuality, Gender, Culture, chapter 6 " Towards Modernity... ", Aldershot (UK) - Burlington (USA) : Ashgate, 2008 ; London and New York : Routledge, 2016, pages 305-306.
Une première version du présent article de blog fut publiée (par moi Cl. C) en
septembre-octobre 1991 dans Gaie France Magazine, puis traduite en
portugais en 1992.
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