vendredi 3 octobre 2025

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Index amoureux et philosophique des Essais de Montaigne, entreprise ancienne sur ce grand passeur, après Diogène Laërce, de la philosophie antique, précurseur de la philosophie française moderne. Premier des post-Anciens, il fut très apprécié par Shakespeare, Voltaire et Nietzsche.

Raphaël, " École d'Athènes " (détail), Platon
tenant le Timée et Aristote l'Éthique à Nicomaque.

Descartes inutile et incertain ? Sur un livre de l'agrégé de philosophie et journaliste Jean-François Revel (1924-2006).

Seize index thématiques des Écrits publiés et posthumes de Nietzsche. Ma recension du Dictionnaire Nietzsche, Paris : Robert Laffont,  2017, collection Bouquins, dirigé par Dorian Astor.

Quand le futur candidat à la présidence Emmanuel Macron disait avoir été " rééduqué " philosophiquement par Paul Ricœur (Article de 2015). Suivi d'un florilège de déclarations déplacées et intempestives (2014-2025).

Définitions de la philosophie, naissance du philosophe. Avec ma définition empirique de la philosophie et une réponse à la question banale À quoi sert la philosophie ?

Doxographie de la dialectique ET antécédents de la dialectique marxiste.

L'esprit faux, et deux autres types hésiodiens : sur l'injonction grecque reprise notamment par l'Humanisme, les Lumières et Nietzsche " Penser par soi-même ".

La philosophie noyée en cafés et en fausses citations, réflexions sur les cafés-philo parisiens fréquentés à la fin des années 1990, avec, dans la partie D, une analyse des bonnes et mauvaises pratiques du genre philosophique et littéraire de la citation (hypertextualité).

CYCLE " ATHÉISME, LAÏCITÉ, RELIGIONS "

Aperçu historique et critique de l'athéisme en Europe. " Dieu ", la foi, suivi de Sur l'encyclique Fides et ratio.

Le dialogue de la foi et de l'incroyance du marquis de Sade.

Les religions, suivi d'une Note sur l'obscurantisme religieux.

La laïcité façon président Macron... Autour de la loi du 9 décembre 1905.

" Le caractère religieux du socialisme " (article de 1906).

Alfred Naquet, article " Le Sionisme " (1911).

Pas de laïcité au Maghreb. Extraits des Constitutions de cinq pays nord-africains.


CYCLE " CULTURE ET ÉDUCATION " ,

Nietzsche, passages référencés sur la culture, l'éducation et les sciences.

Le déclin du savoir, suivi de L'éducation française selon le socialiste Jean Jaurès.

Raccourci de phonétique française.

À vrai lire : pour rendre justice à l'écrivain André Gide accusé à tort d'avoir truqué son Journal.

Pierre Momet, mon professeur de maths sup' à Nice, lycée Masséna. Un professeur aux qualités humaines et intellectuelles exceptionnelles.

Deux petites questions de mathématiques élémentaires.


CYCLE " DROIT, POLITIQUE, SOCIÉTÉ "

Je souscris à cette conclusion de Frédéric Nietzsche : " Toute philosophie qui croit qu’un événement politique puisse écarter, ou qui plus est résoudre, le problème de l’existence [Dasein] est une plaisanterie de philosophie, une pseudo-philosophie. " (Schopenhauer éducateur, § 4).

Notes critiques sur le marxisme, idéologie totalitaire, essentiellement sur le marxisme et les communistes en France. Avec un appendice sur l'état de la Russie tsariste en 1917.

Édouard Dolléans, Le caractère religieux du socialisme (article de 1906).

La connaissance ouverte et ses ennemis : la correction politique, un totalitarisme qui monte en puissance. (L'expression correction politique, correction au double sens de rectification et de sanction, remplace avantageusement celle plus ancienne de politiquement correct.)

Albert Camus en Suède (discours de Stockholm à l'occasion de son prix Nobel de littérature, 1957), avec une note sur le principe " La fin justifie les moyens ".

L'avocat Robert Badinter s'exprimait au Sénat sur l'immigration (1997).

En faveur de la souveraineté nationale, opposé au vote des étrangers hors U. E. et aux nationalités multiples. Sur la nécessaire distinction entre Français et étrangers niée par le wokisme.

Mes suggestions pour une refonte constitutionnelle, par voie de référendum.

Notes contre la pédophilie et sur les seuils de consentement. Le " Bazar " de Daniel Cohn-Bendit (extraits).


CYCLE " ISLAM "

Humanisme, Lumières et chrétiens face à l'islam et au Coran.

Mauvaises (et bonnes) réputations de l'islam (Époques moderne et contemporaine).

Violence, feu et anathèmes dans les sourates du Coran.

Le Coran et l'homosexualité masculine.

Absence de laïcité dans cinq pays du Maghreb (extraits de Constitutions).

Calendrier 2025-2026 des commémorations de 100 attentats et crimes islamistes en France ou contre des Français.

CYCLE " AMOUR GREC "

Mon Dictionnaire français de l'homosexualité masculine (version numérique augmentée et illustrée de mon Vocabulaire... paru en janvier 1985 chez Payot), 640 termes ou expressions.

Références exactes et précises aux grands auteurs et textes anciens de l'Antiquité et du Moyen Âge, textes grecs et latins référencés.

Les procès dits " de sodomie " en France (XIVe-XVIIIe siècles).

Le thème de l'amour grec souvent abordé dans les Essais de Montaigne.

Les Assemblées de la manchette (archives policières de Paris dans le deuxième quart du XVIIIe siècle)

Voltaire et l'Amour dit socratique, mon édition critique de l'article des Questions sur l'Encyclopédie (développement de l'article du Dictionnaire philosophique).

La Knabenliebe dans les Écrits (publiés et posthumes) de Frédéric Nietzsche.

Folio 2235 : notes sur le Corydon d'André Gide publié en 1924.

L'homophobie selon le juriste Daniel Borrillo.



Avec une page sur mon cousin un peu éloigné Jean-Charles Gille, ingénieur de l'armement spécialisé en aéronautique, médecin et graphologue ; et une autre page sur mon grand-oncle maternel Don Sauveur Paganelli, préfet du Gard à la Libération, inspecteur général de l'Éducation nationale, essayiste.



DIALOGUE DE LA FOI ET DE L'INCROYANCE (SADE et alii)

Par le marquis Donatien de SADE (1740 - 1814)


Portrait par Charles Amédée Philippe van Loo, 1760, quand Sade avait 19 ans.

Dialogue entre un Prêtre et un Moribond 
écrit vers 1782?
suivi de

Paraphrase de l'Ode à Priape de Piron

Dialogue entre un Prêtre et un Moribond  :

Les huit premières notes (1 à 8) et les liens sont de moi Cl. C. ; la dernière note est de Sade.


Le prêtre : Arrivé à cet instant fatal, où le voile de l'illusion ne se déchire que pour laisser à l'homme séduit le tableau cruel de ses erreurs et de ses vices, ne vous repentez-vous point, mon enfant, des désordres multipliés où vous ont emporté la faiblesse et la fragilité humaine ? 

Le moribond : Oui, mon ami, je me repens.

Le prêtre : Eh bien, profitez de ces remords heureux pour obtenir du ciel, dans le court intervalle qui vous reste, l'absolution générale de vos fautes, et songez que ce n'est que par la médiation du très saint sacrement (1) de la pénitence qu'il vous sera possible de l'obtenir de l'éternel.

1. Expression représentative du style ecclésiastique ; un sacrement ne peut être un simple sacrement, ni même saint ; il doit être très saint.

Le moribond : Je ne t'entends pas plus que tu ne m'as compris.
Le prêtre : Eh quoi !
Le moribond : Je t'ai dit que je me repentais. 
Le prêtre : Je l'ai entendu.
Le moribond : Oui, mais sans le comprendre.
Le prêtre : Quelle interprétation ?...

Le moribond : La voici... Créé par la nature avec des goûts très vifs, avec des passions très fortes; uniquement placé dans ce monde pour m'y livrer et pour les satisfaire, et ces effets de ma création n'étant que des nécessités relatives aux premières vues de la nature ou, si tu l'aimes mieux, que des dérivations essentielles à ses projets sur moi, tous en raison des ses lois, je ne me repens que de n'avoir pas assez reconnu sa toute-puissance, et mes uniques remords ne portent que sur le médiocre usage que j'ai fait des facultés (criminelles selon toi, toutes simples selon moi) qu'elle m'avait données pour la servir ; je lui ai quelquefois résisté, je m'en repens. Aveuglé par l'absurdité de tes systèmes, j'ai combattu par eux toute la violence des désirs, que j'avais reçus par une inspiration bien plus divine, et je m'en repens, je n'ai moissonné que des fleurs quand je pouvais faire une ample récolte de fruits... Voilà les justes motifs de mes regrets, estime-moi assez pour ne m'en pas supposer d'autres.

Le prêtre : Où vous entraînent vos erreurs, où vous conduisent vos sophismes ! Vous prêtez à la chose créée toute la puissance du créateur, et ces malheureux penchants vous ont égaré - vous ne voyez pas qu'ils ne sont que des effets de cette nature corrompue, à laquelle vous attribuez la toute-puissance.

Le moribond : Ami - il me paraît que ta dialectique est aussi fausse que ton esprit. Je voudrais que tu raisonnasses plus juste, ou que tu ne me laissasses mourir en paix. Qu'entends-tu par créateur, et qu'entends-tu par nature corrompue ?

Le prêtre : Le créateur est le maître de l'univers, c'est lui qui a tout fait, tout créé, et qui conserve tout par un simple effet de sa toute-puissance (2).

2. La toute-puissance ne peut exister, selon Aristote, Horace et Sénèque le Jeune.
En effet, « la seule chose que Dieu n’a pas, le pouvoir de défaire ce qui s’est fait » (Éthique à Nicomaque, VI, ii, 6) ;
« Dieu ne peut pas faire que ce qui a eu lieu ne se soit pas produit » (Odes, III, xxix, 43) ;
« Le souverain créateur du monde a pu dicter les destinées, il y est soumis, il obéit incessamment, il a commandé une seule fois » (De la Providence, V, 8).
Cette impossibilité d'une toute-puissance du Dieu, qui nuisait gravement au concept, fut niée, mais sans arguments convaincants, par Jérôme (vers 347 / 420) puis par Pierre Damien (vers 1007 / 1072).


Le moribond : Voilà un grand homme assurément. Eh bien, dis-moi pourquoi cet homme-là qui est si puissant a pourtant fait selon toi une nature si corrompue.

Le prêtre : Quel mérite eussent eu les hommes, si Dieu ne leur eût pas laissé leur libre arbitre, et quel mérite eussent-ils à en jouir s'il n'y eût sur la Terre la possibilité de faire le bien et celle d'éviter le mal ?

Le moribond : Ainsi ton dieu a voulu faire tout de travers pour tenter, ou pour éprouver sa créature ; il ne la connaissait donc pas, il ne se doutait donc pas du résultat ?

Le prêtre : Il la connaissait sans doute, mais encore un coup il voulait lui laisser le mérite du choix.

Le moribond : À quoi bon, dès qu'il savait le parti qu'elle prendrait et qu'il ne tenait qu'à lui, puisque tu le dis tout-puissant, qu'il ne tenait qu'à lui, dis-je, de lui faire prendre le bon.

Le prêtre : Qui peut comprendre les vues immenses et infinies de Dieu sur l'homme et qui peut comprendre tout ce que nous voyons ?

Le moribond : Celui qui simplifie les choses, mon ami, celui surtout qui ne multiplie pas les causes (3), pour mieux embrouiller les effets. Qu'as-tu besoin d'une seconde difficulté, quand tu ne peux pas expliquer la première, et dès qu'il est possible que la nature toute seule ait fait ce que tu attribues à ton dieu, pourquoi veux-tu lui aller chercher un maître ? La cause de ce que tu ne comprends pas (4), est peut-être la chose du monde la plus simple. Perfectionne ta physique et tu comprendras mieux la nature, épure ta raison, bannis tes préjugés et tu n'auras plus besoin de ton dieu.

3. C'est le principe du rasoir d'Okham, ne pas multiplier les essences sans nécessité.
4. Rapprocher de : « Comment voulez-vous que j’admette pour cause de ce que je ne comprends pas, quelque chose que je comprends encore moins ? » (Sade, Philosophie dans le boudoir, troisième dialogue, Paris, Gallimard, 1998, édition Jean Deprun).
Et aussi : « Ceux qui veulent nous persuader de l’existence de leur abominable Dieu, osent effrontément nous dire, que parce que nous ne pouvons assigner la véritable cause des effets, il faut que nous admettions nécessairement la cause universelle. Peut-on faire un raisonnement plus imbécile, comme s’il ne valait pas mieux convenir de son ignorance, que d’admettre une absurdité ; ou comme si l’admission de cette absurdité devenait une preuve de son existence. » (Sade, Histoire de Juliette, 1ère partie, Paris, Gallimard, 1998, édition Michel Delon).

Le prêtre : Malheureux ! je ne te croyais que socinien - j'avais des armes pour te combattre, mais je vois bien que tu es athée, et dès que ton cœur se refuse à l'immensité des preuves authentiques que nous recevons chaque jour de l'existence du créateur - je n'ai plus rien à te dire. On ne rend point la lumière à un aveugle.

Le moribond : Mon ami, conviens d'un fait, c'est que celui des deux qui l'est le plus, doit assurément être plutôt celui qui se met un bandeau que celui qui se l'arrache. Tu édifies, tu inventes, tu multiplies, moi je détruis (5), je simplifie. Tu ajoutes erreurs sur erreurs, moi je les combats toutes. Lequel de nous deux est aveugle ?

5. Cf Nietzsche, Fragment posthume, U I 2b, fin 1870 - avril 1871 : 7[17] : « La pensée philosophique ne peut pas construire, mais seulement détruire. » Ainsi qu'Alfred de Vigny : « La philosophie de Voltaire […] fut très belle, non parce qu’elle révéla ce qui est, mais parce qu’elle montra ce qui n’est pas. » (Journal d’un poète, 1830).

Le prêtre : Vous ne croyez donc point en Dieu ?

Le moribond : Non. Et cela pour une raison bien simple, c'est qu'il est parfaitement impossible de croire ce qu'on ne comprend pas. Entre la compréhension et la foi, il doit exister des rapports immédiats ; la compréhension n'agit point, la foi est morte, et ceux qui, dans tel cas prétendraient en avoir, en imposent. Je te défie toi-même de croire au dieu que tu me prêches — parce que tu ne saurais me le démontrer, parce qu'il n'est pas en toi de me le définir, que par conséquent tu ne le comprends pas — que dès que tu ne le comprends pas, tu ne peux plus m'en fournir aucun argument raisonnable et qu'en un mot tout ce qui est au-dessus des bornes de l'esprit humain, est ou chimère (6) ou inutilité; que ton dieu ne pouvant être l'une ou l'autre de ces choses, dans le premier cas je serais un fou d'y croire, un imbécile dans le second.

6. « Qu’est-ce qui peut nous représenter l’idée de Dieu qui est évidemment une idée sans objet, une telle idée, leur ajouterez-vous, n’est-elle pas aussi impossible que des effets sans cause? Une idée sans prototype, est-elle autre chose qu’une chimère ? » (Sade, Philosophie dans le boudoir, cinquième dialogue).

Mon ami, prouve-moi l'inertie de la matière, et je t'accorderai le créateur, prouve-moi que la nature ne se suffit pas à elle-même, et je te permettrai de lui supposer un maître; jusque-là n'attends rien de moi, je ne me rends qu'à l'évidence, et je ne la reçois que de mes sens; où ils s'arrêtent ma foi reste sans force. Je crois le soleil parce que je le vois, je le conçois comme le centre de réunion de toute la matière inflammable de la nature, sa marche périodique me plaît sans m'étonner. C'est une opération de physique, peut-être aussi simple que celle de l'électricité, mais qu'il ne nous est pas permis de comprendre. Qu'ai-je besoin d'aller plus loin, lorsque tu m'auras échafaudé ton dieu au-dessus de cela, en serais-je plus avancé, et ne me faudra-t-il pas encore autant d'effort pour comprendre l'ouvrier que pour définir l'ouvrage ?
Par conséquent, tu ne m'as rendu aucun service par l 'édification de ta chimère, tu as troublé mon esprit, mais tu ne l'as pas éclairé et je ne te dois que de la haine au lieu de reconnaissance. Ton dieu est une machine que tu as fabriquée pour servir tes passions, et tu l'as fait mouvoir à leur gré, mais dès qu'elle gêne les miennes trouve bon que je l'aie culbutée, et dans l'instant où mon âme faible a besoin de calme et de philosophie, ne viens pas l'épouvanter de tes sophismes, qui l'effraieraient sans la convaincre, qui l'irriteraient sans la rendre meilleure; elle est, mon ami, cette âme, ce qu'il a plu à la nature qu'elle soit, c'est-à-dire le résultat des organes qu'elle s'est plu de me former en raison de ses vues et de ses besoins; et comme elle a un égal besoin de vices et de vertus, quand il lui a plu de me porter aux premiers, elle m'en a inspiré les désirs, et je m'y suis livré tout de même. Ne cherche que ses lois pour unique cause à notre inconséquence humaine, et ne cherche à ses lois d'autres principes que ses volontés et ses besoins.

Le prêtre : Ainsi donc tout est nécessaire dans le monde.
Le moribond : Assurément.
Le prêtre : Mais si tout est nécessaire - tout est donc réglé.
Le moribond : Qui te dit le contraire ?

Le prêtre : Et qui peut régler tout comme il l'est si ce n'est une main toute-puissante et toute sage ?

Le moribond: N'est-il pas nécessaire que la poudre s'enflamme quand on y met le feu ?
Le prêtre: Oui.
Le moribond : Et quelle sagesse trouves-tu à cela ?
Le prêtre : Aucune.

Le moribond : Il est donc possible qu'il y ait des choses nécessaires sans sagesse et possible par conséquent que tout dérive d'une cause première, sans qu'il y ait ni raison ni sagesse dans cette première cause.

Le prêtre : Où voulez-vous en venir? 

Le moribond : À te prouver que tout peut être ce qu'il est et ce que tu vois, sans qu'aucune cause sage et raisonnable le conduise, et que des effets naturels doivent avoir des causes naturelles, sans qu'il soit besoin de leur en supposer d'antinaturelles, telle que le serait ton dieu qui lui-même, ainsi que je te l'ai déjà dit, aurait besoin d'explication, sans en fournir aucune; et que, par conséquent dès que ton dieu n'est bon à rien, il est parfaitement inutile; qu'il y a grande apparence que ce qui est inutile est nul et que tout ce qui est nul est néant; ainsi, pour me convaincre que ton dieu est une chimère, je n'ai besoin d'aucun autre raisonnement que celui qui me fournit la certitude de son inutilité.

Le prêtre : Sur ce pied-là, il me paraît peu nécessaire de vous parler de religion.

Le moribond : Pourquoi pas, rien ne m'amuse comme la preuve de l'excès où les hommes ont pu porter sur ce point-là le fanatisme et l'imbécillité ; ce sont des espèces d'écarts si prodigieux, que le tableau selon moi, quoique horrible, en est toujours intéressant. Réponds avec franchise et surtout bannis l'égoïsme. Si j'étais assez faible que de me laisser surprendre à tes ridicules systèmes sur l'existence fabuleuse de l'être qui me rend la religion nécessaire, sous quelle forme me conseillerais-tu de lui offrir un culte ? Voudrais-tu que j'adoptasse les rêveries de Confucius, plutôt que les absurdités de Brahma, adorerais-je le grand serpent des nègres, l'astre des Péruviens ou le dieu des armées de Moïse, à laquelle des sectes de Mahomet voudrais-tu que je me rendisse, ou quelle hérésie de chrétiens serait selon toi préférable ? Prends garde à ta réponse.

Le prêtre : Peut-elle être douteuse. 
Le moribond : La voilà donc égoïste. 
Le prêtre : Non, c'est t'aimer autant que moi que de te conseiller ce que je crois. 
Le moribond : Et c'est nous aimer bien peu tous deux que d'écouter de pareilles erreurs. 
Le prêtre : Et qui peut s'aveugler sur les miracles de notre divin rédempteur ?
Le moribond : Celui qui ne voit en lui que le plus ordinaire de tous les fourbes et le plus plat de tous les imposteurs

Le prêtre : Ô dieux, vous l'entendez et vous ne tonnez pas !

Le moribond : Non, mon ami, tout est en paix, parce que ton dieu, soit impuissance, soit raison, soit tout ce que tu voudras enfin, dans un être que je n'admets un moment que par condescendance pour toi, ou si tu l'aimes mieux pour me prêter à tes petites vues, parce que ce dieu, dis-je, s'il existe comme tu as la folie de le croire, ne peut pas pour nous convaincre avoir pris des moyens aussi ridicules que ceux que ton Jésus suppose.

Le prêtre : Eh quoi, les prophéties, les miracles, les martyrs (7), tout cela ne sont pas des preuves ?

7. Cf Nietzsche, Antéchrist, § 53 : « Il est si peu vrai que des martyrs prouvent quoi que ce soit quant à la vérité d’une cause, que je suis tenté de nier qu’aucun martyr n’ait jamais rien eu à voir avec la vérité. Le ton sur lequel un martyr jette à la face du monde ce qu’il « tient pour vrai » exprime déjà un niveau si bas de probité intellectuelle, une telle indifférence bornée pour le problème de la vérité, qu’il n’est jamais nécessaire de réfuter un martyr. » Et André Gide : « N’a jamais rien prouvé le sang des martyrs. Il n’est pas religion si folle qui n’ait eu les siens et qui n’ait suscité des convictions ardentes. C’est au nom de la foi que l’on meurt ; et c’est au nom de la foi que l’on tue. L’appétit de savoir naît du doute. Cesse de croire et instruis-toi. » Nouvelles nourritures (IV).


Le moribond : Comment veux-tu en bonne logique que je puisse recevoir comme preuve tout ce qui en a besoin soi-même ? Pour que la prophétie devînt preuve, il faudrait d'abord que j'eusse la certitude complète qu'elle a été faite; or cela étant consigné dans l'histoire, ne peut plus avoir pour moi d'autre force que tous les autres faits historiques, dont les trois quarts sont fort douteux; si à cela j'ajoute encore l'apparence plus que vraisemblable qu'ils ne me sont transmis que par des historiens intéressés, je serai comme tu vois plus qu'en droit d'en douter. Qui m'assurera d'ailleurs que cette prophétie n'a pas été l'effet de la combinaison de la plus simple politique comme celle qui voit un règne heureux sous un roi juste, ou de la gelée dans l'hiver; et si tout cela est, comment veux-tu que la prophétie ayant un tel besoin d'être prouvée puisse elle-même devenir une preuve ?
A l'égard de tes miracles, ils ne m'en imposent pas davantage. Tous les fourbes en ont fait, et tous les sots en ont cru ; pour me persuader de la vérité d'un miracle, il faudrait que je fusse bien sûr que l'événement que vous appelez tel fût absolument contraire aux lois de la nature, car il n'y a que ce qui est hors d'elle qui puisse passer pour miracle, et qui la connaît assez pour oser affirmer que tel est précisément celui où elle est enfreinte ? Il ne faut que deux choses pour accréditer un prétendu miracle, un bateleur et des femmelettes; va, ne cherche jamais d'autre origine aux tiens, tous les nouveaux sectateurs en ont fait, et ce qui est plus singulier, tous ont trouvé des imbéciles qui les ont crus. Ton Jésus n'a rien fait de plus singulier qu'Apollonius de Tyane, et personne pourtant ne s'avise de prendre celui-ci pour un dieu; quant à tes martyrs, ce sont bien assurément les plus débiles de tous tes arguments. Il ne faut que de l'enthousiasme et de la résistance pour en faire, et tant que la cause opposée m'en offrira autant que la tienne, je ne serai jamais suffisamment autorisé à en croire une meilleure que l'autre, mais très porté en revanche à les supposer toutes les deux pitoyables. 
Ah! mon ami, s'il était vrai que le dieu que tu prêches existât, aurait-il besoin de miracles, de martyrs et de prophéties pour établir son empire, et si, comme tu le dis, le cœur de l'homme était son ouvrage, ne serait-ce pas là le sanctuaire qu'il aurait choisi pour sa loi? Cette loi égale, puisqu'elle émanerait d'un dieu juste, s'y trouverait d'une manière irrésistible également gravée dans tous, et d'un bout de l'univers à l'autre, tous les hommes se ressemblant par cet organe délicat et sensible se ressembleraient également par l'hommage qu'ils rendraient au dieu de qui ils le tiendraient, tous n'auraient qu'une façon de l'aimer, tous n'auraient qu'une façon de l'adorer ou de le servir et il leur deviendrait aussi impossible de méconnaître ce dieu que de résister au penchant de son culte. Que vois-je au lieu de cela dans l'univers, autant de dieux que de pays, autant de manières de servir ces dieux que de différentes têtes ou de différentes imaginations, et cette multiplicité d'opinions dans laquelle il m'est physiquement impossible de choisir serait selon toi l'ouvrage d'un dieu juste ?
Va, prédicant tu l'outrages ton dieu en me le présentant de la sorte, laisse-moi le nier tout à fait, car s'il existe, alors je l'outrage bien moins par mon incrédulité que toi par tes blasphèmes. Reviens à la raison, prédicant, ton Jésus ne vaut pas mieux que Mahomet, Mahomet pas mieux que Moïse, et tous trois pas mieux que Confucius qui pourtant dicta quelques bons principes pendant que les trois autres déraisonnaient ; mais en général tous ces gens-là ne sont que des imposteurs (8), dont le philosophe s'est moqué, que la canaille a crus et que la justice aurait dû faire pendre.

8. Cf « Ce n’est plus ni aux genoux d’un être imaginaire ni à ceux d’un vil imposteur qu’un républicain doit fléchir ; ses uniques dieux doivent être maintenant le courage et la liberté. » (Sade, Français, encore un effort si vous voulez être républicains, Les mœurs).

Le prêtre : Hélas, elle ne l'a que trop fait pour l'un des quatre.

Le moribond : C'est celui qui le méritait le mieux. Il était séditieux, turbulent, calomniateur, fourbe, libertin, grossier farceur et méchant dangereux, possédait l'art d'en imposer au peuple et devenait par conséquent punissable dans un royaume en l'état où se trouvait alors celui de Jérusalem. Il a donc été très sage de s'en défaire et c'est peut-être le seul cas où mes maximes, extrêmement douces et tolérantes d'ailleurs, puissent admettre la sévérité de Thémis; j'excuse toutes les erreurs, excepté celles qui peuvent devenir dangereuses dans le gouvernement où l'on vit; les rois et leurs majestés sont les seules choses qui m'en imposent, les seules que je respecte, et qui n'aime pas son pays et son roi n'est pas digne de vivre.

Le prêtre : Mais enfin, vous admettez bien quelque chose après cette vie, il est impossible que votre esprit ne se soit pas quelquefois plu à percer l'épaisseur des ténèbres du sort qui nous attend, et quel système peut l'avoir mieux satisfait que celui d'une multitude de peines pour celui qui vit mal et d'une éternité de récompenses pour celui qui vit bien ?

Le moribond : Quel, mon ami ? celui du néant ; jamais il ne m'a effrayé, et je n'y voit rien que de consolant et de simple; tous les autres sont l'ouvrage de l'orgueil, celui-là seul l'est de la raison. D'ailleurs il n'est ni affreux ni absolu, ce néant. N'ai-je pas sous mes yeux l'exemple des générations et régénérations perpétuelles de la nature? Rien ne périt, mon ami, rien ne se détruit dans le monde; aujourd'hui homme, demain ver, après-demain mouche, n'est-ce pas toujours exister ? Et pourquoi veux-tu que je sois récompensé de vertus auxquelles je n'ai nul mérite, ou puni de crimes dont je n'ai pas été le maître; peux-tu accorder la bonté de ton prétendu dieu avec ce système et peut-il avoir voulu me créer pour se donner le plaisir de me punir, et cela seulement en conséquence d'un choix dont il ne me laisse pas le maître ?

Le prêtre : Vous l'êtes.

Le moribond : Oui, selon tes préjugés; mais la raison les détruit et le système de la liberté de l'homme ne fut jamais inventé que pour fabriquer celui de la grâce qui devenait si favorable à vos rêveries. Quel est l'homme au monde qui, voyant l'échafaud à côté du crime, le commettrait s'il était libre de ne pas le commettre? Nous sommes entraînés par une force irrésistible, et jamais un instant les maîtres de pouvoir nous déterminer pour autre chose que pour le côté vers lequel nous sommes inclinés. Il n'y a pas une seule vertu qui ne soit nécessaire à la nature et réversiblement, pas un seul crime dont elle n'ait besoin, et c'est dans le parfait équilibre qu'elle maintient des uns et des autres, que consiste toute sa science, mais pouvons-nous être coupables du côté dans lequel elle nous jette? Pas plus que ne l'est la guêpe qui vient darder son aiguillon dans ta peau.

Le prêtre : Ainsi donc, le plus grand de tous les crimes ne doit nous inspirer aucune frayeur ?

Le moribond : Ce n'est pas là ce que je dis, il suffit que la loi le condamne, et que le glaive de la justice le punisse, pour qu'il doive nous inspirer de l'éloignement ou de la terreur, mais, dès qu'il est malheureusement commis, il faut savoir prendre son parti, et ne pas se livrer au stérile remords; son effet est vain, puisqu'il n'a pas pu nous en préserver, nul, puisqu'il ne le répare pas; il est donc absurde de s'y livrer et plus absurde encore de craindre d'en être puni dans l'autre monde si nous sommes assez heureux que d'avoir échappé de l'être en celui-ci. À Dieu ne plaise que je veuille par là encourager au crime, il faut assurément l'éviter tant qu'on le peut, mais c'est par raison qu'il faut savoir le fuir, et non par de fausses craintes qui n'aboutissent à rien et dont l'effet est sitôt détruit dans une âme un peu ferme. La raison - mon ami, oui, la raison toute seule doit nous avertir que de nuire à nos semblables ne peut jamais nous rendre heureux, et que notre cœur, que de contribuer à leur félicité, est la plus grande pour nous que la nature nous ait accordé sur la terre; toute la morale humaine est renfermée dans ce seul mot: rendre les autres aussi heureux que l'on désire de l'être soi-même et ne leur jamais faire plus de mal que nous n'en voudrions recevoir. 
Voilà, mon ami, voilà les seuls principes que nous devions suivre et il n'y a besoin ni de religion, ni de dieu pour goûter et admettre ceux-là, il n'est besoin que d'un bon cœur. Mais je sens que je m'affaiblis, prédicant, quitte tes préjugés, sois homme, sois humain, sans crainte et sans espérance; laisse là tes dieux et tes religions; tout cela n'est bon qu'à mettre le fer à la main des hommes, et le seul nom de toutes ces horreurs a plus fait verser de sang sur la terre, que toutes les autres guerres et les autres fléaux à la fois. Renonce à l'idée d'un autre monde, il n'y en a point, mais ne renonce pas au plaisir d'être heureux et d'en faire en celui-ci. Voilà la seule façon que la nature t'offre de doubler ton existence ou de l'étendre. Mon ami, la volupté fut toujours le plus cher de mes biens, je l'ai encensée toute ma vie, et j'ai voulu la terminer dans ses bras : ma fin approche, six femmes plus belles que le jour sont dans ce cabinet voisin, je les réservais pour ce moment-ci, prends-en ta part, tâche d'oublier sur leurs seins à mon exemple tous les vains sophismes de la superstition, et toutes les imbéciles erreurs de l'hypocrisie.

NOTE de Sade

Le moribond sonna, les femmes entrèrent et le prédicant devint dans leurs bras un homme corrompu par la nature, pour n'avoir pas su expliquer ce que c'était que la nature corrompue.

* * * * *

APPENDICE : Paraphrase (ou parodie) de l'Ode à Priape de Piron, dans la quatrième partie de l'Histoire de Juliette.

Avec quatre notes de Sade.

Foutre des Saints et de la Vierge,
    Foutre des Anges et de Dieu !
    Sur eux tous je branle ma verge,
    Lorsque je veux la mettre en feu...
    C'est toi que j'invoque à mon aide,
    Toi qui dans les culs, d'un trait raide,
    Lanças le foutre à gros bouillons !
    Du Chaufour, soutiens mon haleine,
    Et pour un instant, à ma veine
    Prête l'ardeur de tes couillons
 (1).

    Que tout bande, que tout s'embrase ;
    Accourez, putains et gitons :
    Pour exciter ma vive extase,
    Montrez-moi vos culs frais et ronds,
    Offrez vos fesses arrondies,
    Vos cuisses fermes et bondies,
    Vos engins roides et charnus,
    Vos anus tout remplis de crottes ;
    Mais, surtout, déguisez les mottes :
    Je n'aime à foutre que des culs.

    Fixez-vous, charmantes images,
    Reproduisez-vous sous mes yeux ;
    Soyez l'objet de mes hommages,
    Mes législateurs et mes Dieux !
    Qu'à Giton l'on élève un temple
    Où jour et nuit l'on vous contemple,
    En adoptant vos douces mœurs.
    La merde y servira d'offrandes,
    Les gringuenaudes de guirlandes,
    Les vits de sacrificateurs.

    Homme, baleine, dromadaire,
    Tout, jusqu'à l'infâme Jésus,
    Dans les cieux, sous l'eau, sur la terre,
    Tout nous dit que l'on fout des culs ;
    Raisonnable ou non, tout s'en mêle,
    En tous lieux le cul nous appelle,
    Le cul met tous les vits en rut,
    Le cul, du bonheur est la voie,
    Dans le cul gît toute la joie,
    Mais hors du cul, point de salut.

    Dévots, que l'enfer vous retienne :
    Pour vous seuls sont faites ses lois ;
    Mais leur faible et frivole chaîne
    N'a sur nos esprits aucun poids.
    Aux rives du Jourdain paisible,
    Du fils de Dieu la voix horrible
    Tâche en vain de parler au cœur :
    Un cul paraît (2), passe-t-il outre ?
    Non, je vois bander mon jean-foutre.
    Et Dieu n'est plus qu'un enculeur.

    Au giron de la sainte Église,
    Sur l'autel même où Dieu se fait,
    Tous les matins je sodomise
    D'un garçon le cul rondelet.
    Mes chers amis, que l'on se trompe
    Si de la catholique pompe
    On peut me soupçonner jaloux.
    Abbés, prélats, vivez au large :
    Quand j'encule et que je décharge,
    J ai bien plus de plaisirs que vous.

    D'enculeurs l'histoire fourmille,
    On en rencontre à tout moment.
    Borgia, de sa propre fille,
    Lime à plaisir le cul charmant ;
    Dieu le Père encule Marie ;
    Le Saint-Esprit fout Zacharie :
    Ils ne foutent tous qu'à l'envers.
    Et c'est sur un trône de fesses
    Qu'avec ses superbes promesses,
    Dieu se moque de l'univers.

    Saint Xavier aussi, ce grand sage
    Dont on vante l'esprit divin,
    Saint Xavier vomit peste et rage
    Contre le sexe féminin.
    Mais le grave et charmant apôtre
    S'en dédommagea comme un autre.
    Interprétons mieux ses leçons :
    Si, de colère, un con l'irrite,
    C'est que le cul d'un jésuite
    Vaut à ses yeux cent mille cons.

    Près de là, voyez saint Antoine
    Dans le cul de son cher pourceau,
    En dictant les règles du moine (3),
    Introduire un vit assez beau.
    A nul danger il ne succombe ;
    L'éclair brille, la foudre tombe,
    Son vit est toujours droit et long.

    Et le coquin, dans Dieu le Père
    Mettrait, je crois, sa verge altière
    Venant de foutre son cochon.

    Cependant Jésus dans l'Olympe,
    Sodomisant son cher papa,
    Veut que saint Eustache le grimpe,
    En baisant le cul d'Agrippa (4).
    Et le jean-foutre, à Madeleine,
    Pendant ce temps, donne la peine
    De lui chatouiller les couillons.
    Amis, jouons les mêmes farces :
    N'ayant pas de saintes pour garces,
    Enculons au moins des gitons.

    Ô Lucifer ! toi que j'adore,
    Toi qui fais briller mon esprit,
    Si chez toi l'on foutait encore,
    Dans ton cul je mettrais mon vit.
    Mais puisque, par un sort barbare,
    L'on ne bande plus au Ténare,
    Je veux y voler dans un cul.
    Là, mon plus grand tourment, sans doute,
    Sera de voir qu'un démon foute,
    Et que mon cul n'est point foutu.

    Accable-moi donc d'infortunes,
    Foutu Dieu qui me fais horreur ;
    Ce n'est qu'à des âmes communes
    A qui tu peux foutre malheur :
    Pour moi je nargue ton audace.
    Que dans un cul je foutimasse,
    Je me ris de ton vain effort ;
    J'en fais autant des lois de l'homme :
    Le vrai sectateur de Sodome
    Se fout et des Dieux et du sort.


1. Tout le monde a connu ce héros de la bougrerie, publiquement brûlé en place de Grève [en 1726] par le jugement des putains qui menaient tout alors dans Paris.
2. Celui de Jean-Baptiste, bardache aimé du fils de Marie [de Nazareth].
3. Il est généralement regardé comme le patriarche des moines et l'instituteur de leurs règles.
4. Dernier roi des Juifs.

* * * * *

Voir aussi mes pages

A / LES RELIGIONS suivi de B / NOTE SUR L'OBSCURANTISME RELIGIEUX

"DIEU", LA FOI suivi de (§ X) SUR « FIDES ET RATIO »








dimanche 28 septembre 2025

LA CONNAISSANCE OUVERTE ET SES ENNEMIS

PORTAIL DU BLOG

« Socrate : Moi qui effectivement ne sais rien, je ne vais pas m'imaginer que je sais quelque chose.
En tout cas, j'ai l'impression d'être plus savant que lui [un de ceux qui passent pour être des savants, 21b] du moins en ceci, qui représente peu de chose : je ne m'imagine même pas savoir ce que je ne sait pas. » […] « J’avais conscience de ne savoir pratiquement rien.
» Platon, Apologie de Socrate (genre éthique), vi, 21d ; viii, 22c. Traduction Brisson/Flammarion/ 2017, pages 57, 59 en collection GF. 

KANT  : « L’opinion est une croyance qui a conscience d’être insuffisante subjectivement aussi bien qu’objectivement. Quand la croyance n’est suffisante que subjectivement, et qu’en même temps elle est tenue pour objectivement insuffisante, elle s’appelle foi. Enfin, celle qui est suffisante subjectivement aussi bien qu’objectivement s’appelle savoir. La suffisance subjective s’appelle conviction (pour moi-même), la suffisance objective, certitude (pour chacun). » Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, " II Théorie transcendantale de la méthode ", chapitre II " Canon de la raison pure",, troisième section " De l'opinion, du savoir et de la foi "; traduction Alexandre Delamarre et François Marty, Paris : Gallimard, 1980, collection « Bibliothèque de la Pléiade », pages 1377-1378.

GF 1059, page 28. En complète opposition au Dei Verbum judéo-chrétien.
 

§ I /   Les obstacles à la probité ou à l'objectivité
§ II /  Dualisme épistémologique
§ III / Autres dualismes
§ IV -  Le mouvement PC (alias correction politique
§ V - Constructionnisme, biculturalisme interne
§ VI - Fin de l'école républicaine ?
§ VII Une nouvelle " loi des suspects "
§ VIII - Déclin du savoir
§ IX - Notes et références
§ X - Appendice : notice nécrologique de Desanti par Balibar


§ I /   Les obstacles à la probité ou à l'objectivité, c'est-à-dire notamment à la possibilité de prendre connaissance d'un texte sans y ajouter des interprétations ni y opposer des dénis, à la capacité de reconnaître des faits véritablement établis, demeurent (l'ignorance crasse et pure mise à part) l'esprit de parti et l'esprit de système, deux antagonistes de l'esprit d'examen ; les esprits totalitaires adeptes du " tout est politique ", les esprits asservis [cf Nietzsche, die gebundenen Geister (1876), opposés aux esprits libres], cumulent ces handicaps et suggèrent leur appartenance au troisième et dernier type hésiodien, celui de l'esprit faux. Après le communisme, suivi du nazisme, voilà que nous devons faite face à la correction politique (ou politiquement correct), héritière du stalinisme et mutée en wokisme, qui monte en puissance ; - et enfin à l'islam(isme) assorti de son terrorisme.

I - Les traits principaux du totalitarisme, repérés notamment par Hannah Arendt (1906/1975) et Raymond Claude Aron (né en 1905 à Paris VIe - décédé le 17 octobre 1983 à Paris IVe), et qui s'appliquent de plus en plus à la " correction politique ", m'apparaissent être les suivants :

A/ Idéologie officielle et parti ou religion unique dont les organisations (syndicats, mouvements de jeunesse, associations cultuelles et culturelles) sont à la fois concurrentes et libres dans l'État (1).

B/ Pénétration des activités sociales avec exigence de participation intense des adultes et jeunes aux diverses manifestations, fêtes et journées mondiales, rites ; suppression de la barrière entre vie publique et vie privée.

C/ Violence physique utilisée en politique comme moyen de lutte contre l'ennemi (classe, peuple, race, religion, opposants) ; victimes en grand nombre. Albert Camus : « De quelque manière qu’on tourne la question, la nouvelle position de ces gens qui se disent, ou se croient, de gauche, consiste à dire: il y a des oppressions qui sont justifiables parce qu'elles vont dans le sens, qu'on ne peut justifier, de l'histoire. Il y aurait donc des bourreaux privilégiés, et privilégiés par rien. [...] C’est une thèse que, personnellement, je refuserai toujours. Permettez-moi de lui opposer le point de vue traditionnel de ce qu'on appelait jusqu'ici la gauche : tous les bourreaux sont de la même famille. » (" L'artiste et son temps " (1953), Actuelles II, in Essais, Paris : Gallimard, 1965, collection Bibliothèque de la Pléiade.).
Pour Albert Camus, l'emploi de la violence en politique (le fascisme) ne pouvait se justifier en aucun cas.

/ Abolition de la liberté d'expression et de la liberté d'opinion, criminalisation, diabolisation, voire  psychiatrisation, des pensées dissidentes.

/ Valeurs communes : le corps, la force physique, le sport. L'opposition de la force et du savoir, qui préfigure celle de l'idéologie totalitaire et de la connaissance ouverte, fut repérée par les philosophes présocratiques.
Xénophane de Colophon (vers -570/-460) : " Ma science prévaut sur la force des hommes [...] Ce n'est pas à bon droit qu'on préfère la force à la science, en laquelle est sise la valeur. " (Rapporté par Athénée de Naucratis [Égypte actuelle : Kom Gi’eif, el-Nibeira et el-Niqrash], Les Sages attablés, livre X, 414ab).

Selon le physicien Werner Heisenberg (1901-1976), la force supérieure de la culture occidentale réside dans la relation, établie depuis les Grecs, entre l'énoncé de la question de principe et l'action ; d'où l'intérêt de puiser aux sources antiques pour les travaux d'aujourd'hui. (" Les rapports entre la culture humaniste, les sciences de la nature et l'Occident ", dans La Nature dans la physique contemporaine, Paris : Gallimard, 1962, collection Idées.)

   Quelques définitions anciennement acceptées de la culture classique ou académique :
Apprendre à calculer, à penser causalement, à prévenir, à croire à la nécessité (Nietzsche) ;
le processus de symbolisation d’un groupe social (Pierre Kaufmann) ;
l’ensemble des œuvres de l’esprit humain (François Furet).
Mais on entend aujourd’hui plutôt par culture une appartenance héritée du simple fait de la naissance dans une civilisation donnée, une identité (Robert Legros).

À l’opposé de la valorisation classique du savoir, les régimes totalitaires ont toujours privilégié les compétitions sportives et le militarisme. En ce qui concerne le savoir, c'est l'opposition entre les idéologies, de classe, de race, de religion ou de dominés, d'une part — et le savoir objectif, si j'ose ce pléonasme, d'autre part ; opposition qui réalise un dualisme épistémologique, que je repère comme un trait totalitaire.

F / Sentiment excessif de leur importance inculqué aux enfants, embrigadement de la jeunesse.


§ II / A  Dualisme épistémologique : Dualisme découlant du précepte " tout est politique ". Théorie des deux sciences : aryenne/juive avec le nazisme, prolétarienne/bourgeoise avec le marxisme ; théorie des deux cultures (exposée dans les premiers numéros de La Nouvelle Critique), des deux logiques, voire des deux pensées, théorie elle aussi commune aux totalitarismes (2) majeurs du XXe siècle, et présente, on le verra, chez un de leurs successeurs, ce politiquement correct, ou mieux correction politique, dont la mécanique monte inexorablement en puissance ; l'autre successeur étant l'islamisme.

   La question a pu être posée : le christianisme de la période inquisitoriale (1233 - fin XIVe siècle, en France), l’islam actuel, sont-ils assimilables à un totalitarisme, comme semblait le penser Ernest Renan ? : « Le christianisme, avec sa tendresse infinie pour les âmes, a créé le type fatal d'une tyrannie spirituelle, et inauguré dans le monde cette idée redoutable, que l'homme a droit sur l'opinion de ses semblables. L’Église ne se fit pas l’État, mais elle força l’État à persécuter pour elle. Si le bras séculier exécutait la sentence, le prêtre la prononçait. » ; et sur l’islam : « le fanatisme […] le dédain de la science, la suppression de la société civile » (Ernest Renan, L'Avenir religieux des sociétés modernes, 1850, III ; De la part des peuples sémitiques …, 1862).

Jean-Jacques Rousseau décelait une affinité entre christianisme et tyrannie :
Via Gallica BnF.
« Je me trompe en disant une République Chrétienne : chacun de ces deux mots exclut l'autre. Le Christianisme ne prêche que servitude et dépendance. Son esprit est trop favorable à la tyrannie pour qu’elle n’en profite pas toujours. Les vrais chrétiens sont faits pour être esclaves ; ils le savent et ne s’en émeuvent guère ; cette courte vie a trop peu de prix à leurs yeux. ». (Du Contrat social, 1762, IV, viii " De la religion civile ", ).

À part le E /, cela s'applique assez bien au christianisme pendant une assez longue période.

  Quid de la Révolution française après 1792, qui n'avait pas besoin de poètes ni de savants — croyait-elle  qui guillotina André de Chénier et Antoine de Lavoisier, qui emprisonna Condorcet (qui en mourut), Révolution qui, en somme, reprit avec brutalité les méthodes de l’Inquisition et des papes aux noms de la Liberté et de l'Égalité ?

« Nous appelons esprit révolutionnaire, le désir exalté de sacrifier violemment tous les droits à un but politique, et de ne plus admettre d’autre considération que celle d’un mystérieux et variable intérêt d’État. » (Jean Étienne Marie Portalis, Discours préliminaire sur le projet de Code civil). « À beaucoup d'égards, la Révolution française a correspondu à une sorte de purge à la russe », concluait l'ethnologue Robert Jaulin dans L'Univers des totalitarismes, Essai d'ethnologie du " non être ", Paris : Loris Talmart, 1995.

Quant à l'islamisme, ses mythes fondateurs sont celui de la terre d’islam, celui de l’unité de la nation islamique, celui de la guerre sainte et celui de la régénération religieuse :
ZARKA : « On se trompe en effet du tout au tout lorsqu’on imagine que le terrorisme islamiste qui s’attaque radicalement aux valeurs de l’Occident (la recherche du bien-être, la démocratie, l’émancipation des femmes, la liberté, les droits de l’homme, etc.) n’est que l’expression de la cassure entre le Nord et le Sud, entre les pays riches et les pays pauvres, entre les exploiteurs et les exploités, entre les dominateurs et les dominés. Bien entendu, cette cassure, cette exploitation et cette domination existent, mais elles ne sauraient en aucune manière suffire à expliquer la guerre sainte lancée par l’islamisme contre un Occident dit satanique, infidèle et corrompu. Le principe de l’affrontement est ailleurs. Il ne repose pas sur la revendication d’une amélioration économique d’une partie du monde, il ne repose pas non plus sur une revendication de liberté ou de souveraineté. Il s’appuie en revanche sur des mythes : celui de la terre d’islam de laquelle il faut chasser tous les infidèles (juifs et chrétiens, c’est évidemment à cette source que s’alimente le rejet de l’existence d’Israël [Cf. Quel avenir pour Israël ?, entretien de Shlomo Ben-Ami et Yves Charles Zarka, Jeffrey Barash et Elhanan Yakira, Paris, PUF, 2001], celui de l’unité de la nation islamique, celui de la guerre sainte comme instrument de victoire non seulement militaire mais aussi morale contre un Occident qu’il faut humilier, celui de la régénération religieuse de l’islam visant à lui rendre sa grandeur des origines. » 
Yves Charles Zarka, " Que s’est-il passé le 11 septembre 2001 ? ", Cités – Philosophie, Politique, Histoire, n° 8, novembre 2001.

Or une société ouverte se fonde non sur une Révélation sur le mont Sinaï, mais sur une culture qui, loin d’être réduite à des mythes, est largement ouverte aux techniques, aux sciences, aux lettres, au droit, à la philosophie et à l’art. Les religions abrahamiques, d'origine asiatique géographiquement parlant, opposent une méthode particulière de lecture, l'exégèse, notamment chrétienne, à la philologie classique ; mais avant de lire entre les lignes, il faudrait savoir lire les lignes. Avec les post-modernes, apparaît enfin l'opposition de deux conceptions de l'école, l'apprentissage des pédagogues , qui place l'enfant au centre du système éducatif - opposé à l'enseignement des professeurs où le savoir est central ; les partisans de l'apprentissage parlant à ce sujet d'un " changement de paradigme ".

Selon des propos rapportés d'Adolf Hitler, " La science est un phénomène social [...] Le slogan de l'objectivité scientifique n'est rien d'autre qu'un argument inventé par les chers professeurs qui désiraient se soustraire au contrôle de la puissance étatique, alors que ce contrôle est indispensable. [...] Il existe bel et bien une science nordique et une science national-socialiste et elles doivent s'opposer à la science judéo-libérale. " (Hermann Rauschning, Hitler m'a dit, Aimery Somogy, 1979, chapitre XV. [Gespräche mit Hitler, 1939]. Traduction revue). Le philosophe Jacques Derrida (né en 1930 en Algérie - décédé le 9 octobre 2004 à Paris Ve) pensait que « les nazis voulaient aussi éradiquer, d’une certaine façon, la science elle-même [et pas seulement la psychanalyse], le principe "universaliste" et "abstrait" de la science » cf Jacques Derrida/Élisabeth Roudinesco, De quoi demain …Dialogue, Paris : Fayard/Galilée, 2001, page 307. Mais mis à part cet éclair de lucidité, cet ouvrage ignore les problèmes de sécurité, de clash des cultures, d'immigration, d’éducation et d’écologie ; il ne cultive que l’obsession de l’antisémitisme, notamment « inconscient » : on croirait lire Augustin : « Comme nous savons quels sont sur cela vos véritables sentiments, nous ne pouvons ignorer en quel sens vous avez dit ces paroles » (Contre Julien, IV, iii, 29).


II / B / La distinction nazie entre deux formes de connaissances, cette « sociologie de la science », se retrouve, peu après la chute du nazisme, chez les marxistes français, dont l' influent Jean Desanti (1914-2002, ancien élève de l'ENS, agrégé de philosophie) :

Jacques Duclos signala, dans Les Droits de l'intelligence, Paris : Éditions sociales internationales, 1938, page 50, la formule que Staline venait d’employer à propos de Lénine : « Je veux m’arrêter sur un de ces coryphées de la science, qui est, en même temps, un des plus grands hommes des temps modernes. J’ai en vue Lénine, notre maître, notre éducateur. » Dans la foulée, « Comment peut-on parler de science sans citer une seule fois le nom du plus grand savant de notre temps, du premier savant d’un type nouveau, le nom du grand Staline ? ; Victor Joannès, responsable communiste, en 1948, cité après repentir par Jean-Toussaint Desanti dans Dominique Desanti, Les Staliniens, Paris : Fayard/Marabout, 1975, page 362.

" La science est la connaissance objective des lois de la nature. Mais cette objectivité est le fruit de la lutte, de l'histoire, de la société. "
" L'opposition de la science bourgeoise et de la science prolétarienne [...] reflète simplement ce fait que la pratique bourgeoise et la pratique prolétarienne sont contradictoires. "
" Aujourd'hui les mêmes mots ont un sens contradictoire, selon que ce sens est celui auquel s'attache encore la classe qui meurt, ou au contraire celui que forge la classe qui va de l'avant, la classe ouvrière. Le mot "science" ne fait pas exception. "
" La science prolétarienne est aujourd'hui la véritable science [...] Les nouveaux et modernes Galilée s'appellent Marx, Engels, Lénine et Staline. " (Jean Desanti).
" La véritable science est dans le camp de la classe ouvrière, de la révolution, de l'Union soviétique, de Staline. " (a)
a.
M. Darciel [H. Provisor], Jean-T. Desanti, Gérard Vassails :

" Science bourgeoise et science prolétarienne ", La Nouvelle Critique, n° 8, juillet-août 1949, pages 32-51.



Laurent Casanova, Jean Desanti, Gérard Vassails, Francis Cohen, Raymond Guyot : Science bourgeoise et science prolétarienne, LNC, 1950.

Aussi Louis Aragon, " De la libre discussion des idées  ", Europe, octobre 1948 : " La victoire de Lyssenko est [...] une victoire de la science ". Aragon, c’est « la force d’un Lénine et la logique d’une guillotine », disait déjà André Germain en 1924 (La Revue européenne, n° 22).

" L’affaire Lyssenko appelle sous la plume de ceux qui se penchent sur elle les superlatifs les plus réprobateurs : « l’épisode le plus étrange et le plus navrant de toute l’histoire de la Science », selon le prix Nobel de biologie Jacques Monod [Préface à Jaurès Medvedev Grandeur et chute de Lyssenko, Paris :Gallimard, 1971, page 7.] ; « une régression, unique dans les annales de la science contemporaine », pour les journalistes Joël et Dan Kotek [L’affaire Lyssenko, Bruxelles, Ed. Complexes, 1986, page 10.] et rien moins que la « plus grande aberration rencontrée dans l’histoire des sciences de tous les temps » [Denis Buican, Lyssenko et le lyssenkisme, Paris : PUF, Que-sais-je ?, 1988.], si l’on suit le généticien Denis Buican [Denis Buican, L’éternel retour de Lyssenko, Paris : Ed Copernic, 1978, page 7.] "
" L’affaire Lyssenko, ou la pseudo-science au pouvoir " par Yann Kindo, SPS n° 286, juillet-septembre 2009.

ALTHUSSER : « Je commençais à me douter de son suivisme [celui de Jean T. Desanti, dit Touki] quand je le vis emboîter le pas à Laurent Casanova, corse comme lui, dans toutes ses manipulations politiques de la science bourgeoise et de la science prolétarienne, en laquelle jamais je ne tombais. Chaque fois que je rencontre Victor Leduc, alors un cadre important aux "intellectuels" du Parti, il me rappelle ma position dans les discussions de ce temps : " Tu étais contre l'opposition des deux sciences, et tu étais pratiquement le seul de ton avis chez les intellectuels du Parti. " Les ouvriers s'en foutaient tout naturellement. Ce que je sais, c'est que, pour sa honte, Touki écrivit " sur commande ", comme il le dit plus tard, un invraisemblable article théorique dans La Nouvelle Critique, pour " fonder " (toujours la même affaire) la théorie des deux sciences dans la lutte des classes. Personne ne lui demandait en conscience de désavouer publiquement sa conscience et sa culture philosophiques. Mais il le fit et n'avait pourtant pas l'excuse d'un procès au Conseil communal. » L’Avenir dure longtemps suivi de Les faits, XV, Paris : Stock, 1992. Réédité par Flammarion en collection Champs-essais en 2013.

Même dualisme chez Sartre, avec sa critique de l'objectivisme bourgeois : « [André] Gide nous a libérés de ce chosisme naïf [de la deuxième génération symboliste] : il nous a appris ou réappris que tout pouvait être dit – c'est son audace – mais selon certaines règles du bien-dire – c'est sa prudence. De cette prudente audace procèdent ses perpétuels retournements, ses oscillations d'un extrême à l'autre, sa passion d'objectivité, il faudrait même dire son « objectivisme » – fort bourgeois, je l'avoue –, qui le fait chercher la Raison jusque chez l'adversaire et se fasciner sur l'opinion d'autrui. » (" Gide vivant ", Les Temps modernes, mars 1951).

§ III -  Parmi les conséquences dans les différents domaines de la philosophie de cette singulière sociologie de la connaissance, ou sociologie de la culture, qui considère donc l'objectivité scientifique et intellectuelle comme relevant bien plus du sociologique plus que du logique, et mettant cause le statut classique de la connaissance établie dans les sociétés occidentales, on pense tout d'abord à l'opposition ancienne entre l'histoire dite bourgeoise et le matérialisme historique des marxistes. 

Dualisme logique : la dialectique, qui admet et promeut le contradictoire, l’identité des contraires, le raisonnement circulaire, et que Lénine appelait, a-t-on dit, " l'algèbre de la révolution ", est opposée à la logique classique qui exigeait et exige toujours la non-contradiction. En 1947, l'ancien élève de Sartre Jean Kanapa opposait le « rationalisme des Facultés de philosophie, confit, desséché et momifié, simple précepte épistémologique » au « rationalisme total, vivant, dialectique ». Mais Staline finit par être obligé, vers 1950, de réintroduire l'enseignement universitaire de cette logique classique. Dualisme biologique aussi, au moins le temps que dura la renommée de Mitchourine et Lyssenko, négateurs de l'hérédité. Quant au dualisme linguistique (ébauché par le bien contradictoire Victor Hugo ...), un temps envisagé, il fut écarté, en 1950, par l'oukaze de Staline : la langue n'est pas une superstructure, elle n'émane pas de la bourgeoisie (Joseph Staline, Le Marxisme et les questions de linguistique, Paris : Éditions sociales, 1951) – mais une « guerre des mots » se trouve pratiquée par le mouvement PC (politically correct), alias (akacorrection politique ou woke, notamment par ses composantes féministe, homosexuelle et trans, ces dernières s’incarnant actuellement dans une « Interassociative lesbienne, gaie, bi et trans (LGBT), pratiquée aussi par les tenants de l'écriture dite " inclusive ". ».

On discutait, vers la fin du XXe siècle, du bien-fondé d’un parallèle entre nazisme et stalinisme : « Si je crois qu’il ne faut pas céder à la symétrisation ce n’est donc pas pour signifier que le goulag serait moins "grave" que la Shoah », écrivait le philosophe Jacques DerridaLa réflexion critique compare « ce qui est comparable, à savoir la destruction massive de dizaines de millions d’êtres humains » (Jacques Derrida/Élisabeth Roudinesco, De quoi demain …Dialogue, Paris : Fayard/Galilée, 2001, page 137). Elle reconnaît que les deux régimes totalitaires sont fondés sur « une fausse conception de l’homme, génératrice, dans leurs applications historiques, de crimes de masse qui n’ont pas été seulement de l’ordre de l’idée. » Jean-François Mattéi (1941-2014), La Barbarie intérieure. Essai sur l'immonde moderne, Paris : PUF, 1999, page 247. Voir aussi Stéphane Courtois, " Crimes communistes : le malaise français ", Politique Internationale, n° 80, été 1998, pages 365-376.). Jean-François Mattéi considérait que la dissimulation de la barbarie stalinienne (« Petit père des peuples », libération humaniste) était plus grave logiquement et intellectuellement (communication personnelle en 2000). L’examen des seuls aspects épistémologiques de ces deux idéologies renforce en tout cas la thèse de la légitimité du parallèle ; l’extension au christianisme d'Ancien Régime constate l’hostilité des trois totalitarismes occidentaux, qu’ils relèvent d’une foi religieuse ou d’une conviction idéologique, au pluralisme, à la liberté d'expression et à la connaissance ouverte. On peut désormais y ajouter l'islamisme.


§ IV -  Le mouvement PC (alias correction politique ou wokisme) prolonge en la renversant la sociologie de la science ; les élites occidentales blanches, mâles, hétérosexuelles et leurs œuvres de culture, voilà l'ennemi désormais proposé aux masses et aux pseudo-élites qui s'en détachent péniblement, aux communautés et à leurs porte-parole. L'ethnicisation de la culture, de l'enseignement public, est envisagée par les tenants les moins extrémistes du culturalisme tiers-mondiste ; un exemple en est les tentatives appuyées pour revenir sur notre laïcité (pourtant bien incomplète), pour financer et organiser, malgré tous les risques que cela présente, la religion islamique au pays de Voltaire, pour créer un Institut français d'islamologie ; un autre, l'obligation d'apprendre le corse en Corse. Comme l'expliquait l'historienne Annie Kriegel (1926-1995, normalienne, agrégée d'histoire) dès 1985, " Tout se passe en vérité comme si le déclin et la défaite du marxisme qui avait eu, lui, la prétention d'imposer la classe, la lutte des classes, la mission émancipatrice de la classe ouvrière comme mode unique de la structuration et de la stratification sociale, comme " moteur de l'histoire ", n'avait donné sa chance, à gauche, qu'à un autre manichéisme élisant l'ethnie — expression pudique, équivalent respectable du concept de race — comme principe organisateur de la société en général et de la société de l'avenir en particulier. Encore la classe jouit-elle d'attributs qui sont ceux d'une société relativement moderne. Tandis que la race, hors des sociétés les plus archaïques, n'est plus qu'un concept tout à la fois scientifiquement récusé et socialement redoutable. " (" Une vision panraciale ", Le Figaro, 2 avril 1985.).

   Dans la revendication d'égalité juridique permanente entre homosexuels et hétérosexuels, l'encouragement au coming out, la chasse aux LGBTQIA+phobes, il y a une indistinction imposée entre vie publique et vie privée et une indifférence à la liberté ; cette confusion entre l’ordre public, au sens juridique de ce terme, et la sphère privée est caractéristique des totalitarismes ; elle est aussi une des causes des difficultés actuelles de l’institution scolaire. Enfin, la promotion démesurée du sport (traînant derrière lui la pub et la prospère médecine sportive …) et de la violence – au cinéma, à la télévision et sur Internet  — manifeste que nous régressons d'une civilisation du savoir croissant à une société dont la force physique est une des principales valeurs, avec le pouvoir financier ; d'où le rapprochement avec le totalitarisme. Mais si l’idéologie PC commence effectivement à exercer une influence négative sur le savoir, une étatisation de la pensée, il lui manque encore un peu l’organisation de l’enthousiasme... Voir le parallèle entre le soviétisme et le fascisme décrit par Élie Halévy, « L’Ère des tyrannies », Bulletin de la Société française de Philosophie, séance du 28 novembre 1936, pages 181-253. Article développé dans l’ouvrage L’Ère des tyrannies. Études sur le socialisme et la guerre, Paris : Gallimard, 1938 (ouvrage hélas non consulté).

   Dans l'ordre épistémologique, un nouveau dualisme historique apparaît donc ; à la fin du deuxième millénaire, le matérialisme historique de Marx et Engels échappait aux règles de la connaissance et de la logique ordinaires ; aujourd'hui, la mémoire collective à usage politique et communautaire récuse le savoir, et précisément l'histoire méthodique et objective, jusque dans l'enseignement, au nom du principe « tout est politique » ; il semble que l'on suive le slogan du Parti dans 1984 de George Orwell (1903-1950) : " Who controls the past controls the future : who controls the present controls the past ". Dans ce qui est bien davantage une mutation qu'un déclin de l'idéologie marxiste, le sélectif  " devoir de mémoire " de l'individu communautaire prend la place de la " prise de conscience " proposée au prolétaire exploité ; il entraîne une surenchère permanente dans la culpabilisation collective des mononationaux de souche (par opposition aux bi-nationaux), traités de xénophobes, et une dérive intolérante dans l'opinion et les médias les plus engagés ; voir Paul Yonnet, " Sur la crise du lien national ", Le Débat, n° 75, mai-août 1993, pages 132-144. En revanche, comme le remarqua le philosophe Jacques Bouveresse, l'abandon du marxisme n'est l'objet d'aucun commencement de réflexion de la part de ses anciens fidèles ; mais l’ont-ils véritablement abandonné ? On peut en douter.


§ V -  Le dualisme logique prend en sociologie la forme du constructionnisme dont un des partisans, Philippe Corcuff, tenta désespérément d'élaborer une logique autre que celle du raisonnement classique en introduisant un " raisonnement circulaire " (Le Débat, n° 103, janvier-février 1999, page 117), qui rejoint la "logique" hégélienne de l'identité de l'identité et de la différence (et, avant Hegel, le second Pascal, celui du manuscrit inachevé nommé Pensées). On retrouve la circularité chrétienne chère aux papes Jean-Paul II et Benoît XVI : la foi en Dieu fondée sur le témoignage de Dieu, la vérité de la Révélation réservée à ceux qui croient en Dieu, la raison et la foi qui ne peuvent se contredire car [sic] elles viennent toutes deux de Dieu (Voir les §§ 9, 15 et 43 de la Lettre encyclique de Jean-Paul II, Fides et Ratio [La foi et la raison], 15 octobre 1998).

Philippe de Lara, dans sa réponse à Corcuff, relevait que " si grandioses que soient ces tentatives, elles butent sur le mur du non-sens " (" Nouvelle sociologie ou vieille philosophie ", Le Débat, n° 103, janvier-février 1999, pages 121-129 ; la vieille philosophie en question est la dialectique hégéliano-marxiste.) Pour maintenir à tout prix l'erreur marxiste, on devrait changer le critère d'appréciation, ici, rien de moins que la logique ... L’idée que l’on a de ce qui doit être fausse alors la vision de ce qui est.  Dans ce déni de réalité, le réel passe en jugement devant l'irréel. Maurice Merleau-Ponty osa soutenir que le marxisme ne critique la pensée formelle « qu’au profit d’une pensée prolétarienne plus capable que la première de parvenir à l’"objectivité", à la "vérité", à l’"universalité", en un mot de réaliser les valeurs du libéralisme. » (Humanisme et terreur, Paris : Gallimard, 1947, deuxième partie, chapitre I).

   Un cas particulier du multiculturalisme, le " biculturalisme interne ", est la valorisation post-moderne de la "culture" et de la "créativité" des couches populaires, des jeunes, dans un État de tradition républicaine, valorisation évidemment associée à l'anti-intellectualisme ambiant. Ainsi les cafés-philo, créés par le trotskyste (lambertiste) Marc Sautet (1947/1998), développèrent-ils à leur tour une théorie des deux philosophies : d'un côté la philosophie universitaire, muséale, poussiéreuse, érudite ; de l'autre, la "philo" populaire, créative, originelle (c'était, quasiment, Socrate sur l'Agora, Socrate et l’Agora enfin harmonieusement réunis ...). En 1997, un des participants au café-philo L'Escholier, (place de la Sorbonne, Paris Ve) Jacques Diament, autodidacte, se flattait publiquement de ce qu'il n'avait pas eu l'esprit « déformé » par les études universitaires, soit à peu de choses près ce que confiait Adolf Hitler à Rauschning (chapitres XV et XVI) : " Je remercie mon destin de ce qu'il m'a épargné les œillères d'une formation [Bildung] scientifique " ; " Je ne veux aucune éducation intellectuelle [keine intellektuelle Erziehung] ". Voir aussi dans le même sens Mein Kampf [Mon combat], tome II, chapitre 2 : " L'instruction scientifique viendra en dernier. ".

Cette émergence actuelle d’une haine anti-intellectuelle, que l’on croyait réservée aux régimes totalitaires, confirme que la correction politique et le wokisme sont révélateurs de l’essor d’un nouveau totalitarisme. Sous ce rapport, l'islam n'est pas mieux loti, lui qui, en dehors des grotesques élucubrations de ses prétendus " savants ", n'admet d'autres connaissances qu'utilitaires.


§ VI -  Dans cet affrontement entre deux conceptions de la culture, le savoir universitaire passe en jugement devant la "culture" populaire des jeunes (voir sur ce blog "Le déclin du savoir"), des ignorants relevant du type III hésiodien, les esprits faux ; devant les médias les plus généralistes aussi, ce qui est quasiment comme le réel passant en jugement devant l'irréel. Niant la diversité des aptitudes intellectuelles, le sociologue Pierre Félix Bourdieu, né en 1930 à Denguin (Pyrénées-Atlantiques), décédé le 23 janvier 2002 à Paris (XIIe) produisit la thèse proprement insensée du " racisme de l'intelligence " (cité en note sur ma page L'Esprit faux). L'autorité en matière de culture semble venir de plus en plus d'en bas (trait spécifique des totalitarismes) : spectacles, musiques et bruits divers, sport, look, tags, jeux télévisés ou vidéo, cultes religieux, tout peut désormais être dit " culturel " par n'importe quel homme politique, pédagogue, journaliste ou militant associatif, par le biais des modes, avec le relais de l'orchestration médiatique et mercantile, dans un " contentement de soi arrogant autant que stupide " (Cornélius Castoriadis). Le savoir, lui, est repoussé hors de l'espace public, au nom de la démocratie radicalisée (nouvelle " pensée unique ") et de la supposée légitimité intellectuelle de la parole spontanée de chacun ; voir Alain Renaut, Sartre, le dernier philosophe, Paris : Grasset, 1993, avant-propos ; Jean-François Mattéi, op. cit.La Barbarie intérieure, chapitre V.

   Hors de l'enseignement aussi, ce qui est plus inquiétant, puisque les cours donnés au lycée doivent désormais être brefs (surtout pas de " prise de tête "!), que l’explication, qui était le centre et la raison d’être du cours classique, est désormais bannie (" certains risqueraient de ne pas les comprendre "...), et que les élèves sont officiellement encouragés à s'exprimer plus qu'à étudier, à construire eux-mêmes leur savoir plutôt qu'à acquérir et assimiler les connaissances et méthodes établies de longue date ; c’est une dérive par rapport aux « méthodes actives » qui faisaient place aux questions et au désir de savoir des élèves. La devise de la pédagogie moderne semble bien être devenue : « Pourquoi enseigner quelque chose plutôt que rien ? » (Adrien Barrot, ancien élève de l'École Normale Supérieure [Ulm, 1988], agrégé de philosophie, L'Enseignement mis à mort, Paris : E. J. L., 2000, collection Librio, page 73).

   Certains ont appelé cela " la fin de l'école républicaine ". D'autres, comme François et Liliane Lurçat, y ont vu un pas " vers une école totalitaire ", école dont la finalité n'est plus d'enseigner des contenus, mais bien de réaliser de façon non républicaine un changement de société, une « transformation sociale » par le biais de la destruction de la culture classique (la table rase de l'Internationale) et l'imposition de cette " culture commune" qui « garantit la cohésion sociale et évite l'exclusion » (Philippe Meirieu, Rapport d'étape, principe 8). Exit le rapport au savoir, la rigueur intellectuelle, et notamment, en mathématiques, les démonstrations systématiques (les programmes oscillent entre « on justifiera » et « on admettra »). Les lycéens ont certes davantage d'informations sur le monde que jadis, mais ils le comprennent moins, ils en savent moins, car des informations juxtaposées ne font pas un savoir, ni même une documentation. L’intérêt de la compréhension du monde physique (pourquoi le ciel est-il bleu plutôt que rouge ou vert ? par exemple) et de la connaissance de données astronomiques est trop souvent sous-estimé.

   Sans doute faut-il voir là, plus que les prémices d'une déviation totalitaire de notre République, une dérive effectivement en cours, qui tend à évacuer le travail intellectuel classique, ses instruments et les règles traditionnelles du débat intellectuel – non seulement on ne pourrait plus écrire de poésie après Auschwitz (injonction exorbitante de Theodor Adorno), mais il y aurait une logique d'avant Auschwitz et une logique depuis Auschwitz – . Noam Chomsky (né en 1928) nota que : « Dans certains milieux intellectuels français, les principes fondamentaux de toute discussion – à savoir, un respect minimum des faits et de la logique – ont été pratiquement abandonnés » (Réponses inédites, Interview non publiée, § 8, Cahiers Spartacus, n° 128, 1984).
  Au lieu de discuter des opinions, des informations et des connaissances qui les fondent, on déconsidère ceux qui défendent ces opinions et on présente ces informations en remontant à l’extrême droite, voire au nazisme (Gabriel Cohn-Bendit osa faire du nazisme l'enfant naturel de la culture allemande - Ce soir ou jamais, France 3, 8 avril 2010) ; jamais bien sûr au stalinisme, cette mémoire étant, on le sait, hémiplégique. L'existence d'une connaissance désintéressée, de type aristotélicien, est niée, la dérive tend à nous couper des sources anciennes de notre civilisation et de notre langue en appliquant avec succès ce vieux slogan internationaliste : " Du passé faisons table rase [...] Nous ne sommes rien, soyons tout ! ". Le refus des critères d'admission et de la sélection, les slogans "  Une place en fac, c'est un droit ", la validation des acquis professionnels, visent tout simplement à imposer l'égalitarisme dans les faits par le moyen d'un maximalisme de l'égalité dans les revendications. Ce changement de tactique par rapport à la préparation du grand soir de la révolution s'accompagne d'un changement de vocabulaire : le but est désormais la transformation, comme on a pu l'entendre dire en 1998 aux cérémonies du 150e anniversaire du Manifeste du parti communiste.

  Olivier Mongin et Joël Roman avaient perçu ce phénomène qu’ils appelèrent " populisme théorique " dans leur article " Le populisme version [Pierre] Bourdieu ou la tentation du mépris ", Esprit, n° 244, juillet 1998. Un mauvais usage des nouveautés technologiques (Internet), où le meilleur côtoie le pire, ainsi que la pression des médias les plus médiocres, apportent leur concours à ce déplorable résultat. Est en bonne voie d'achèvement le programme de mai 1968, que formulait ainsi un gréviste parisien : « Le savoir, c'est fini. La culture, aujourd'hui, ça consiste à parler. » (propos rapportés par Philippe Labro).


§ VII -  Une activité théorique n'est objective que dans la mesure où elle est ouverte à la discussion libre entre pairs (pairs d'intelligence et de travail) ; c'est cette discussion – et non le cours de l’histoire – qui produit l'objectivité. La disqualification des contradicteurs en tant qu'ennemis ou suspects par les " vigilants " (qui se croient infaillibles) évite d'avoir à leur répondre : « Le populisme recycle quelquefois des thèmes suspects auxquels il donne une douteuse respectabilité » (Thomas Ferenczi, " Vieilles idées, visages neufs ", Le Monde, 28 février 2002) : échappatoire à cette intersubjectivité pourtant seule fondatrice de la raison : avoir raison, c'est savoir rendre raison de ce que l'on sait. La pensée grecque et son logos, le discours rationnel, sont désormais mis en accusation, disqualifiés, en tant que responsables des crimes attribués à l'esclavagisme, au colonialisme ou au nazisme, par les démocrates maximalistes, radicaux, et aussi par certains intégristes religieux. Voir l'émission " Source de vie ", sur France 2, le 6 août 2000, avec Edouard Valdman (auteur de Le Retour du saint) ; The Pink Swastika, tentative d'attribuer, à la suite de Maxime Gorki, l'origine du nazisme aux homosexuels ; voir aussi les propos de Philippe Meirieu dans L’École ou la guerre civile, Paris : Plon, 1997, et ceux cités par J.-F. Forges dans Éduquer contre Auschwitz, histoire et mémoire, E.S.F., 1997.

   Les atteintes systématiques aux libertés d'information, d'expression et de penser sont un trait commun des totalitarismes. Lecture imposée dans les années 1990 aux chercheurs du rez-de-jardin de la BnF, à chaque utilisation, une Charte du bon usage des postes informatiques à la BnF indiquant que " L'utilisation des postes informatiques doit s'effectuer dans le respect des dispositions légales en vigueur réprimant notamment le racisme, le révisionnisme, la pédophilie et la diffamation. " Le trafic de drogue, l’espionnage, le proxénétisme ou le grand banditisme seraient-ils anodins ? Et pourquoi ne pas disposer ces avertissements devant les postes téléphoniques ? Si vous ne daigniez pas cliquer sur « J'ACCEPTE », tout s'éteignait ...

   Les accusations d'élitisme, d'incorrection politique ou d'antisémitisme ne sont jamais discutées " en contradictoire ", l'accusé est d'avance coupable et condamné, par un discours de haine et d'ignorance crasse, et ce qu'il dit est décrété, tout à fait à la façon des théologiens chrétiens du Moyen-Âge parlant du péché de sodomie, " tellement horrible qu'on ne peut l'entendre ". La discussion est refusée, une " autorité morale " demande le silence sur l'œuvre coupable, le combat contre les " élucubrations " et autres " atteintes à la dignité humaine " est revendiqué, attitude qui se rencontre assez souvent sur Internet : certains sites ont  un bouton de dénonciation à côté de chaque commentaire ; plus besoin de lettre anonyme ... Ce comportement militant, appelé radicalisme démocratique ou encore citoyennisme, selon Philippe Muray, né le 10 juin 1945 à Angers (Maine-et-Loire), décédé le 2 mars 2006 à Villejuif (Val-de-Marne), qui bafoue à la fois l'exigence antique et humaniste de connaissance rationnelle, la liberté d'information (trop souvent confondue avec la seule liberté de la presse écrite) et les droits de la défense, au profit du combat, de la polémique intimidatrice et de la suprématie des positions dites clean, monte en puissance et promet de devenir un totalitarisme conséquent ; Luc Ferry et Alain Renaut eurent raison de voir dans le totalitarisme « le phénomène politique de ce siècle » et non du seul demi [XXe] siècle. Relèvent déjà de l'incorrection politique : l'élitisme républicain de Condorcet, l'anticléricalisme républicain du début du siècle, l'enseignement humaniste, la laïcité traditionnelle, la répulsion à l'égard de la délinquance et des " incivilités ", les réticences vis-à-vis de l’organisation par l’État français de la religion islamique ou l'organisation d'un débat sur l'identité française.

   Dans mon article " Que  dit le Coran de l’homosexualité ?  ", (Têtu, n° 62, décembre 2001, page 72), la simple évocation de l’existence ancienne en France d’un courant libertin, et donc de la possibilité effective, pour les « beurs gays », de ne pas croire, fut coupée ; la dernière phrase de l’article fut modifiée et la phrase suivante supprimée ; je les rétablis ici : « Le rappel fondamentaliste des injonctions de Loth entraîne pour les gays musulmans en France un conflit d’identité que ne connaissent pas ceux qui se rattachent au courant moderne des Lumières et du libertinage philosophique, et beaucoup moins, voire plus du tout, les chrétiens homophiles et les homos communistes ; l’islam ne connaît pas encore la pastorale individualisée … S’il devait y avoir un clash des mentalités sur la question gay, ce ne serait cependant pas entre judéo-christianisme et islam, mais bien plutôt entre la civilisation scientifique et humaniste gréco-latine et les trois religions asiatiques du Livre qui ne sont pas en phase avec la modernité occidentale … »


§ VIII - Ce nouvel esprit de démocratie radicalisée mobilise en permanence l’esclavage, la colonisation et Auschwitz pour dénigrer la France, la langue française non " inclusive ", la culture, le droit, la philosophie, la science, ainsi que leur transmission, dénoncés comme inadmissibles et scandaleux dénis de l'égalité inter homines et irrespect violent de la diversité de l'autre ; esprit de système royalement servi par " l'incroyable muflerie des journalistes qui jugent de tout, sans rien lire, sans rien comprendre, avec une ignorance heureuse et en se disant que là ils sont dans le bien ; [mais] le bien n'est jamais donné. " (Alain Finkielkraut). Le terme "journalisme" désigne désormais « autant une idéologie qu’un métier », concluait, après une longue fréquentation de la presse française, Paul Thibaud (né en 1933 en Loire-Inférieure), ancien directeur de la revue Esprit. Ce qui se défait de plus grave dans notre société, avec cette plus ou moins discrète mutation du marxisme en correction politique, c'est une certaine forme (objective) de probité, de relation au savoir. « Le virus marxiste a contaminé tout l’héritage de la gauche des Lumières » (Philippe Nemo) ; d’où un mépris de la méthode scientifique et des lettres classiques qui ne peut, soit dit en passant, que conforter les islamistes et leurs amis gauchistes dans leur obscurantisme. Mépris de l’art aussi, qui se trouve instrumentalisé, par exemple dans cet étonnant article d'Alain Lompech ; « Ce n’est pas Berlioz, l’antirépublicain, qui devrait entrer au Panthéon [pour le deux-centième anniversaire de sa naissance] mais Ravel, accompagné par ses mélodies hébraïques et par ses chansons malgaches. En 1925, elles dénonçaient la colonisation et exaltaient le grand art noir. » (“ Le beau martyre ”, Le Monde, 16 mars 2002). Cette sentence multiculturelle de l'ancien chroniqueur musical du Monde est un magnifique concentré de wokisme contemporain.

   Cependant, la vérité restera, selon la formule d'Edmond Goblot (1858-1935), ce qui :
a) a subi l'épreuve de la critique, et
b) en a triomphé. Autrement dit, le savoir véritable est ce qui, en position d'objet tiers, assigne la même discipline et la même exigence de probité au maître et à l'élève, au chercheur et à l’étudiant, au savant et à l'ignorant conscient de son ignorance, à celui qui énonce et à celui qui critique l'affirmation énoncée. Soit ce que Karl Popper (1902-1994) appela (après Kant) « l’intersubjectivité de la méthode scientifique » (The Open Society and its Ennemies (1945-1966), chapitre 23).

    Le déclin du savoir se caractérise par la passage d'une culture professorale, verticale et hiérarchique du savoir à une "culture" journalistique, faussement horizontale ; essayez donc de critiquer un journaliste...(aussi difficile que de critiquer un juge) et pseudo-démocratique de l'information, sous-produit qui passe de plus en plus par des témoignages radiodiffusés ou télévisés d’individus λ, souvent même de témoins masqués ou floutés. Le pouvoir médiatique, « caste médiatico-politico-culturelle [qui] ne se reproduit que par cooptation » comme le décrivit si bien Yves-Charles Zarka dans " Démocratie et pouvoir médiatique ", (Cités, n° 10, avril 2002, page 123), déplorant « le règne de la médiocrité et la mise en place de formes rampantes de despotisme » (page 120).), entraîne notre République vers la tyrannie démocratique de l’opinion prétendue dominante, bien davantage que vers la liberté de conscience.

   Le maître – l'élève – le savoir : schéma ternaire dans lequel l'homme de média et le militant n'ont pas de place à occuper, tant les procès médiatiques et la vigilance fébrile, voire hargneuse, les « rappels à l’ordre » (Daniel Lindenberg), se confondent avec la désinformation et constituent un nouvel obscurantisme, qui, quand il entend les mots références, savoir, pense élitisme, érudition ou encyclopédisme (trois termes voulus péjoratifs) ; mais il n’a aucune idée de ce qu’est l’érudition véritable ; quand il entend les mots culture, humanisme, il exhibe, sinon son revolver, du moins ses droits de l'homme, mais pas du tout à la manière des aristocrates du XVIIIe siècle ; il vous opposera éternellement (au mieux) le régime de Vichy, ou (au pire) Adolf Hitler, quand vous lui parlerez de la France, de sa culture, de son patrimoine, de ses paysages, de ses autochtones ou de ses institutions.
Cet obscurantisme s’exprimera aussi dans cette élégante devise, proférée par un apédefte (comme écrivaient Rabelais, Tallemant des Réaux et Gilles Ménage), un militant de l’inculture dans les cafés-philo parisiens, et peut-être lointainement inspirée de ce mot de l'Ecclésiaste IX, 4, "  Un chien vivant vaut mieux qu'un lion mort. [melior est canis vivus leone mortuo" : « Un intellectuel assis va moins loin qu’un con qui marche.» (Michel Audiard). Ce à quoi on peut facilement répondre que le con, comme tel, a toutes les chances d'aller dans la mauvaise direction, donc de s'égarer. Bref, la suffisance de la bonne conscience du Moi, de la fierté, mise au service des insuffisances et de la faiblesse de la cervelle, de la bêtise ...


§ IX NOTES ET RÉFÉRENCES


1. Le christianisme assimilable à un totalitarisme ? L'historien Jules Isaac répondait oui quand il mettait la charge de la construction de l'antisémitisme (trait affirmé des trois totalitarismes des XXe-XXIe siècles) sur la religion chrétienne. On peut envisager ces parallèles :
idéologie - dogmes religieux ;
parti - Église, ordres religieux ;
organisations - associations.
Édouard Dolléans liait christianisme et socialisme : " Les socialistes sont des chrétiens sans le savoir, des chrétiens qui sans doute ont perdu la douceur évangélique, mais n'ont rien oublié de l'intolérance de l'Église. " (" Le caractère religieux du socialisme ", Revue d'économie politique, 1906) ; dès 1885, Frédéric Nietzsche notait le christianisme latent du socialisme.

2. Le journaliste Nicolas Weill déplora en juin 2000 l'emploi du terme totalitarisme, " qui sert souvent de caution à la mise en relation entre le communisme et le nazisme ". Cette remarque sur Ernst Nolte relève-t-elle de l'information, du commentaire, ou d'un militantisme caché ? 


§ X APPENDICE

Étienne Balibar (né en 1942 à Avallon, Yonne), Nécrologie de Jean-Toussaint DESANTI, parue dans l’Annuaire de l’Association Amicale de Secours des Anciens Élèves de l’École Normale Supérieure (Recueil 2004)

« DESANTI (Jean-Toussaint), né à Ajaccio le 8 octobre 1914, décédé à Paris [Xe] le 21 janvier 2002. - Promotion de 1935 (Lettres).

Je n’ai pas été l’élève de Jean-Toussaint Desanti, et si son épouse Dominique m’a demandé de rédiger la notice le concernant pour l’Annuaire des Anciens Élèves de l’École Normale Supérieure, c’est au titre d’une vieille amitié de famille doublée de l’admiration que, comme toute ma génération, j’éprouve pour l’enseignement et l’œuvre de son mari. Je la remercie de sa confiance et de son aide, et je voudrais commencer par évoquer, parmi d’autres qui me sont chers, deux souvenirs de celui que ses camarades et ses amis appelaient affectueusement Touky.

Le premier remonte à 1961, alors que je venais d’entrer à l’École et d’y choisir la section de philosophie. Le Quartier latin était en effervescence. Le sentiment de l’urgence politique s’y mêlait à celui d’assister à de grands changements intellectuels, dont le structuralisme naissant n’était que l’un des noms. La guerre d’Algérie, proche d’une fin que rien ne garantissait, vivait ses heures les plus tragiques. L’événement philosophique du moment était la publication par Sartre du premier volume de sa Critique de la raison dialectique dans laquelle, pour situer sa propre version d’une philosophie de la praxis, il déclarait solennellement le marxisme « horizon indépassable de notre temps ». Avec quelques condisciples, j’avais adhéré à l’Union des Etudiants Communistes. Desanti, lui, après beaucoup de ses contemporains et avant d’autres, allait quitter sans bruit le Parti. Mais il participait toujours aux Semaines de la pensée marxiste, dont les débats passionnés et les séminaires studieux rassemblaient par milliers étudiants, militants et intellectuels. C’est ainsi que je me retrouvai avec d’autres « ulmiens » dans une petite salle de la rue Gît-le-Cœur pour écouter ce personnage mythique (auteur d’une Introduction à l’histoire de la philosophie en forme de lecture « matérialiste » de Spinoza, dont Picasso avait dessiné la couverture, et que nous avions cherchée chez tous les bouquinistes), un peu redoutable aussi (n’avait-il pas fulminé les jugements d’orthodoxie marxiste dans les pages de La Nouvelle Critique, que dirigeait le célèbre Jean Kanapa ?), et dont - bien qu’ayant notre propre « maître » dont nous soupçonnions qu’il lui était à la fois proche et très opposé - nous jalousions un peu l’enseignement à nos éternels rivaux de Saint-Cloud, qui étaient aussi nos amis et nos frères de manifs… Ces jours-là, au long d’une série de leçons consacrées à mettre en évidence les apories de la phénoménologie en tant qu’élucidation par la conscience de ses propres structures constitutives (le temps, la relation à autrui, l’histoire), je découvris pour ne plus l’oublier une pratique de la philosophie à la fois scrupuleuse et risquée, reprenant de l’intérieur le mouvement de la conceptualisation (à même le texte des Méditations cartésiennes de Husserl) et le portant à ses limites, pour en dégager la multiplicité des conséquences possibles. Parole d’une simplicité absolue, dénuée de tout jargon dans le commentaire des œuvres les plus spéculatives. Parole dont l’économie recouvrait une étonnante maîtrise des difficultés d’interprétation sur lesquelles nous nous échinions jour après jour, et que beaucoup des commentaires existants ne faisaient à nos yeux qu’obscurcir. On retrouve tout cela, je crois, dans le petit livre qui sortit de ces leçons, d’abord publié aux Editions Sociales en 1963 sous le titre Phénoménologie et praxis, puis réédité en 1976 comme Introduction à la phénoménologie (Idées Gallimard). A la circularité des « opérations réflexives » de la conscience, qu’il décelait dans le mouvement indéfiniment réitéré de la constitution husserlienne de l’ego, Desanti désignait alors comme porte de sortie la praxis marxienne définie comme activité socialement organisée et transformation du monde. Mais il prenait soin d’indiquer qu’il n’y avait là qu’une possibilité parmi d’autres. Et nous comprendrions plus tard qu’il s’agissait pour lui, en contrepoint de son grand travail sur les mathématiques, d’aménager l’horizon de sa propre entreprise épistémologique, pour en rendre « dépassables » les limites initiales.

L’autre souvenir auquel je veux m’attarder un instant me vient des années 80 et 90, à l’Université de Paris I (que nous continuions d’appeler « la Sorbonne », d’autant que nous y occupions toujours les locaux de l’Institut de philosophie où nous avions fait nos études, entre les salles aux noms de résistants héroïques et la bibliothèque poussiéreuse dont l’UFR avait gardé un volume sur deux après la « scission » de 1969). Avec Françoise Dastur, Élisabeth de Fontenay, Michel Fichant, Patrice Loraux, Pierre Macherey, Jean Maurel …, j’étais l’un de ces enseignants recrutés en nombre dans les années de l’explosion démographique et demeurés obstinément fidèles au « rang B », par un mélange de prudence (nous voyions trop bien à quelle restriction des possibilités de travail conduisait l’accumulation des thèses et la bureaucratie de la « recherche », qui n’en était pourtant qu’à ses débuts), d’idéologie démocratique (68 avait proclamé la fin du mandarinat, l’égalité de tous les enseignants devant le « cours-TD », et nous croyions cette révolution irréversible), et du désir que nous avions de maintenir avec les étudiants une relation d’ « aînesse » plutôt que d’autorité, qui nous plaçait à l’occasion dans une position d’intermédiaires inconfortable… Je voyais avec mélancolie notre groupe vieillissant, de moins en moins discernable des murs, même s’il m’arrivait aussi de sentir, au détour d’une conversation ou d’une querelle, que la passion vivait toujours au fond de chacun d’entre nous. Mais pourquoi parler de vieillesse ? Desanti était là, le plus jeune de tous. Sur le tard, il avait rejoint le corps des professeurs, prenant le relais de nos maîtres et de ses amis, [Yvon] Belaval, [Georges] Canguilhem, [Vladimir] Jankélévitch, perpétuant la même alliance souveraine de curiosité universelle et de confiance absolue envers l’interlocuteur, qui faisait notre admiration. Puis il avait atteint « l’âge de la retraite ». Et c’est alors que sa présence était devenue incontournable. Semaine après semaine, sans obligation ni sanction, marchant parfois difficilement (nous savions qu’une hernie discale le faisait cruellement souffrir) mais les yeux brillants (ces fameux yeux plissés…) du plaisir de la rencontre et de l’enseignement, il se dirigeait vers la Salle Cavaillès où l’attendait une armée d’étudiants. À l’occasion je me glissais parmi eux. Ouvrant le Livre IV de la Physique d’Aristote, ou les pages posthumes de Husserl sur Expérience et Jugement, il entreprenait d’en commenter la singularité d’écriture en même temps que la teneur théorique. La philosophie recommençait à exister comme expérience partagée, au point sans cesse déplacé qui fait se recouper l’objectivité des significations et la liberté des interprétations. Je me disais qu’une telle leçon s’entend pour elle-même, dans l’éternité de l’instant, mais qu’il faudrait aussi tenter d’en imiter quelque chose un jour, quand serait venu pour moi aussi le temps de « l’éméritat ».

Jean-Toussaint Desanti était né le 8 octobre 1914 à Ajaccio, dans une famille d’enseignants, d’artisans et d’officiers, marquée par l’expérience de la Grande Guerre. Après ses études secondaires au collège Fesch, il devient interne en khâgne sur le continent, au lycée Thiers de Marseille puis Lakanal à Sceaux (où il est l’élève de Jean Guéhenno). Il est reçu à l’E.N.S. en 1935 (promotion littéraire de Pierre Boutang, Marie-Claire Canque, Pierre-Georges Castex, Aimé Césaire, Renée Charleux, Henri Goube, Georges Pâques, Jacqueline Rochard, Jean Sauvagnargues …). Il suit les cours de Brunschvicg à la Sorbonne et de Kojève à l’École Pratique des Hautes Etudes, et il reçoit à l’École même l’enseignement de deux philosophes, alors en pleine invention de leur pensée, allés puiser aux sources de la nouvelle philosophie phénoménologique « allemande », mais pour en tirer des conclusions opposées : Jean Cavaillès et Maurice Merleau-Ponty, qui le marquent profondément. Il se lie d’une amitié étroite avec son aîné le mathématicien Laurent Schwartz et avec son cadet le philosophe Maurice Clavel. Au bal de l’Ecole de 1937, il rencontre Dominique Persky, née en 1919, fille d’un émigré russe, avocat libéral, écrivain et traducteur, dont il tombe amoureux. Ils se marient l’année suivante, officiellement pour émanciper la jeune étudiante encore mineure, et constituent pour toute la vie - sur la base d’un « contrat » de liberté et de fidélité périodiquement renouvelé - l’un des couples emblématiques, admiré et contesté, de la vie littéraire française. Chacun suivant sa voie (la journaliste et écrivaine, le philosophe et professeur), ils n’en partagent pas moins les engagements politiques, les amitiés et les rencontres, les après-coup de la réflexion. De tout cela ils ont témoigné ensemble dans leur livre (écrit avec Roger-Pol Droit) : La Liberté nous aime encore, Editions Odile Jacob, janvier 2001.

Dans les années de khâgne et d’École, Desanti, entré à l’Union fédérale des étudiants (communiste), non sans quelques sympathies pour le trotskisme, participe à la mobilisation antifasciste, faisant à l’occasion le coup de poing contre les Ligues, et défendant avec ses amis Pierre Hervé et Pierre Courtade la ligne « de gauche » au sein du Front populaire. Il ressent l’effet démoralisant de la non-intervention en Espagne, puis du Pacte germano-soviétique. Quand surviennent la guerre et la défaite, Desanti, mobilisé à Montpellier, n’est pas encore agrégé. Avec Dominique et quelques amis (dont le philosophe François Cuzin, connu en khâgne, qui sera fusillé en 1944), il crée un petit groupe de résistance (publiant le bulletin « Sous la botte »), qui se renforce avec l’arrivée de Sartre et de Simone de Beauvoir en 1941 et devient « Socialisme et liberté ». Nommé professeur à Vichy après sa réussite à l’agrégation en 1942, il réside à Clermont-Ferrand et devient membre du mouvement animé par les communistes, le Front National de lutte pour l’indépendance de la France. Il adhère au P.C.F. clandestin, participe à la libération de l’Auvergne et rédige (toujours avec Dominique) deux des journaux locaux issus de la Résistance (Le National et Le Patriote). Il enseigne ensuite la philosophie aux lycées de Saint-Quentin et de Chartres, Lakanal (Sceaux) et Saint-Louis (Paris), et fait un séjour de deux ans au CNRS, tout en poursuivant ses activités de militant et d’écrivain. Il est nommé en 1960 maître-assistant à l’É. N. S. de Saint-Cloud, dont il dirigera les études de philosophie jusqu’en 1971, date à laquelle il deviendra professeur à l’Université de Paris I (Panthéon-Sorbonne). En 1968, il soutient sa thèse intitulée « Recherches épistémologiques sur le développement de la théorie des fonctions de variables réelles ». De 1992 à 1994 il continue son séminaire comme « professeur émérite ». Il reçoit en 1989 le Grand Prix National des Lettres, est décoré de la Légion d’Honneur en 1993 et reçoit en 1999 le titre d’Officier du Mérite National.

La vie publique et l’itinéraire intellectuel de Desanti sont partagés en deux par l’histoire de son adhésion au Parti communiste et de la critique à laquelle il l’a rétrospectivement soumise, qui le conduisit en quelque sorte à « changer de peau ». Desanti avait participé en 1948 à la fondation de La Nouvelle Critique. Revue du Marxisme militant, dont il devint l’un des principaux rédacteurs, et qui se proposait de mener la lutte idéologique dans le contexte de la guerre froide. Il y publia de nombreux articles alliant la polémique parfois violente avec l’élaboration théorique « marxiste », dont certains eurent un grand retentissement et lui valurent autant d’admirateurs d’un côté que d’adversaires irréconciliables de l’autre : en particulier « Science bourgeoise et science prolétarienne » ([n° 8, juillet-août ] 1949 [, pages 32-51]), dans lequel il reprenait à sa façon la thèse des « deux sciences » énoncée par Andreï Jdanov en 1947 ; « Staline, savant d’un type nouveau » ([n° 11, décembre] 1949) ; « Merleau-Ponty ou la décomposition de l’idéalisme », article qui le brouilla avec son maître et ami, dont la critique du communisme n’était pas moins virulente à l’époque (voir Humanisme et Terreur, 1947, et Les aventures de la dialectique, 1955) ; « Kant est-il existentialiste ? », 1953 ; « Sur les intellectuels et le communisme », 1956. Desanti expliquera ensuite que, venu au communisme pour des raisons essentiellement politiques, et concevant le « matérialisme dialectique » comme l’arme du parti de la classe ouvrière dans le champ de la culture et des idées, il avait concilié subjectivement sa « langue philosophique natale » avec la « langue de combat » que représentait le marxisme stalinien, au moyen d’une variante de la théorie classique de la double vérité. Cette duplicité fondée sur l’adhésion à une contre-société qui se fixe pour mission de faire triompher la justice au détriment de l’ordre établi, devint moralement et intellectuellement intenable quand furent dénoncés les « crimes de Staline » et que se manifestèrent l’ampleur de la répression politique et sociale en URSS, la logique de monopolisation du pouvoir par les appareils communistes, et la nature impérialiste des liens associant les pays du camp socialiste. Dominique Desanti quitta le PCF en 1956, après les événements de Hongrie. Jean-Toussaint, quant à lui, restera membre du parti jusqu’au début des années 60, abandonnant peu à peu toute activité militante et résistant aux sollicitations de prolonger son activité d’ « intellectuel organique de la classe ouvrière », tout en sympathisant avec certaines tentatives de critique interne, vite réduites à l’impuissance, dans lesquelles étaient engagés son ami l’historien des mathématiques Maurice Caveing et d’autres intellectuels comme Jean-Pierre Vernant ou Madeleine Reberioux. Il se refusa longtemps à entrer dans le jeu de l’autocritique, et ce n’est qu’en 1975, dans sa contribution à l’ouvrage de Dominique Desanti, Les Staliniens, une expérience politique, 1944-1956 (Fayard), qu’il commença à proposer une analyse du phénomène de la « croyance communiste », dont il avait été lui-même le porteur et le propagateur, à laquelle il consacrera ensuite de longues analyses à la fois personnelles et théoriques dans Un destin philosophique (Grasset, 1982). Chez Desanti comme chez bien d’autres, la fin de l’engagement au parti communiste n’entraîna pas toutefois le désintérêt pour la politique ou le refus de se mobiliser pour des causes progressistes. C’est ainsi qu’il participa activement aux manifestations et aux pétitions contre la guerre d’Algérie, ainsi qu’à quelques actions d’aide au F.L.N. clandestin, puis aux manifestations et débats de mai 1968 dans la Sorbonne « occupée » par les étudiants. Il entretiendra des relations assez étroites avec certains des leaders du mouvement maoïste dans les années 70, mais sans adhérer au mouvement lui-même comme le feront Sartre ou Foucault selon des modalités diverses. La décoration reçue des mains du Président Mitterrand en 1993 fut bien entendu motivée et justifiée par la reconnaissance tardive des actes de résistance de Desanti, mais elle signale aussi le rôle de référence qui fut le sien au sein de l’intelligentsia de gauche au cours de ses dernières années.

L’activité philosophique de Desanti est à double face, « ésotérique » et « exotérique » selon la distinction appliquée initialement à l’œuvre d’Aristote. Son enseignement a laissé une trace intense chez de très nombreux élèves dont plusieurs ont rendu éloquemment témoignage. L’œuvre publiée qui en recueille une partie des matériaux et en prolonge souvent la forme dialoguée, leur ajoute une élaboration savante et dégage peu à peu une cohérence, tout en se refusant à adopter la forme du système. Pour la commodité on distinguera deux groupes d’ouvrages, bien que le partage des styles et des matières ne s’y opère pas de façon stricte.

Dans le livre sur Les Idéalités mathématiques tiré de sa thèse (Editions du Seuil, 1968) et dans le recueil ultérieur La philosophie silencieuse ou critique des philosophies de la science (Seuil, 1975), Desanti a fourni une contribution remarquée à l’épistémologie des mathématiques et il a proposé une réflexion philosophique plus générale sur le statut de la « mathèsis ». Après la disparition de Cavaillès et de Lautman, la philosophie française de la deuxième moitié du XXe siècle a repris le projet d’une philosophie des mathématiques puisant aux sources d’une connaissance interne de la discipline et de ses développements récents. Trois noms, peut-être quatre s’imposent ici, et Desanti est l’un d’eux. Son originalité tient dans le choix de laisser de côté les problèmes traditionnels du critère ou du statut de la vérité mathématique, aussi bien sous la forme platonicienne (démarcation entre la certitude propre aux objets idéaux et l’incertitude des objets sensibles) que sous la forme transcendantale (définition des a priori de la connaissance, en particulier ses « intuitions » propres) ou sous la forme positiviste (description des procédures de formalisation et de leur sémantique), pour s’intéresser à une autre question qui est celle des « médiations » par lesquelles une théorie mathématique « naïve » ou élémentaire s’ouvre à sa propre généralisation, et par conséquent à sa refondation en termes plus abstraits. L’exemple choisi n’est évidemment pas quelconque : c’est celui de la théorie des fonctions de variables réelles, qui constitue le site du passage de la conception traditionnelle des nombres et des fonctions sur lesquels sont définies à l’origine les opérations d’intégration et de différenciation à la conception post-cantorienne des ensembles de points munis des structures de la topologie générale. D’où l’intérêt particulier de Desanti pour le processus (non pas historique, mais conceptuel) de la définition des axiomes à partir de la « conscience d’horizon » propre à une totalité théorique donnée. Les « idéalités » dont parle le titre (et dont il dira dans une formule frappante qu’elles ne sont « ni du Ciel ni de la Terre ») ne sont pas tant les êtres mathématiques eux-mêmes que les moments génétiques successifs de la mathématisation : « objets-théories », « formes d’axiomes », régions « aveugles », « thématisées » ou « non thématiques », dont la tension ne cesse de réactiver les significations sédimentées et autorise la mobilité de la conscience théorique du mathématicien. Tout ceci bien entendu n’est pas exposé comme une combinatoire abstraite, mais dans le cours d’une relecture (ou comme dit Desanti, d’un apprentissage) des textes mathématiques, qui s’efforce de reproduire la façon même dont l’enchaînement des abstractions finit par imprimer à la pensée les caractères de la concrétude. Il s’en est expliqué notamment dans un grand entretien qu’il faut citer avec son élève Hourya Sinaceur (« Le langage des idéalités », in Hommage à Jean-Toussaint Desanti, TER, Mauvezin 1991).

Cette méthode est ensuite généralisée (dans les essais de La Philosophie silencieuse) sous la forme d’une critique des discours philosophiques qui tentent (de Platon à Hegel et Husserl…) de procéder à une « intériorisation » des énoncés scientifiques à leur propre discours, ce qu’il est allé jusqu’à désigner de façon provocatrice comme un « phagocytage », dans les modalités du fondement, de la réflexion, ou de la totalisation (on pourrait ajouter la « structure »). Mais à cette tâche négative (qui n’en projette pas moins une lumière très vive sur le mode de pensée des philosophes et la genèse des grands systèmes) s’en conjoint immédiatement une autre, à la fois plus positive et « modeste » dans son obstination. Elle consiste, après avoir reproduit l’enchaînement des concepts et dégagé les opérations de leur « production », à cerner les vides du savoir constitué, ou encore à formuler les « problèmes de troisième espèce » qui, portant sur la nature même des objets de ce savoir (légitimité des procédures de construction des formalismes, domaine de validité du concept classique de causalité, naissance et disparition des structures…), obligent à en repenser les limites de façon critique.

Le second groupe des ouvrages de Desanti consiste en dialogues réécrits avec des disciples et interlocuteurs amicaux, qui transforment le cours de philosophie en « inversant » la relation pédagogique, pour soumettre le maître lui-même à la maïeutique. C’est là que Desanti a élaboré et soumis à la discussion sa philosophie politique et finalement sa métaphysique (Le Philosophe et les pouvoirs, Entretiens avec Pascal Lainé et Blandine Barret-Kriegel, Calmann-Lévy 1976 ; Réflexions sur le temps. Variations philosophiques I, Conversations avec Dominique-Antoine Grisoni, Grasset 1992 ; Philosophie : un rêve de flambeur. Variations philosophiques 2, Conversations avec Dominique-Antoine Grisoni, Grasset 1999). [Balibar : " Auxquels on ajoutera désormais l’ensemble à plusieurs voix assemblé par Marie José Mondzain autour de textes de Desanti : Voir ensemble, Gallimard 2003. "] Il est impossible d’en résumer les thèmes en quelques mots, mais on peut dire que s’y recoupent de différentes façons trois interrogations. Avant tout, bien entendu, celle qui porte sur la nature du temps, dont Desanti s’attache à expliciter la « circularité » aporétique à partir de la constatation que le flux de l’expérience vécue et la discursivité du langage se présupposent toujours l’un l’autre, ce qui le conduit à renouveler la définition du concept husserlien d’intentionnalité, en le rattachant non pas au mouvement de la conscience, mais à la constitution paradoxale du présent par la « marque » même (ou la visée) de l’absence, qu’on peut considérer comme la racine de toute activité symbolique. Mais aussi celle qui porte sur la constitution (« cristallisation ») du rapport subjectif par lequel une activité individuelle ou collective de contestation et d’exercice du pouvoir se « solidifie » en appartenance et en institution. Et enfin celle qui porte sur le genre d’activité discursive (et dialogique) de la philosophie, que Desanti pense selon la métaphore du « jeu », avec sa triple signification de liberté, de risque et de réciprocité, qu’il ramène à une notion plus primordiale d’écart, dans laquelle il désigne à la fois la condition de possibilité et l’antithèse de toute signification réifiée (ce qu’il appelle le « semblant-solide », dont la tâche de l’exercice philosophique est de nous délivrer).

À côté de ces deux séries d’ouvrages, et comme au point d’origine idéale de leur corrélation, Desanti avait publié un ouvrage singulier, en forme de réaction à une interpellation personnelle : Un Destin philosophique, écrit pour répondre à une question de Maurice Clavel et paru après la mort brutale de ce dernier [en avril 1979]. Le cœur en est une phénoménologie de la croyance collective, dont Desanti fait un moment du problème anthropologique beaucoup plus fondamental de la « capture » du sujet dans le réseau « symbolico-charnel », c’est-à-dire dans l’espace historique des corps incomplets que nous sommes, et qui n’ont d’autre ressource que l’usage des signes pour pallier le manque et la dépendance qu’ils éprouvent du fait de leur irrémédiable séparation. Le corrélat de cette capture, c’est un mode vécu, ou plutôt vital, du rapport à la vérité, que Desanti appelle non pas « adhésion », mais « adhérence », toujours guetté par la possibilité de son effondrement. C’est pourquoi il mène aussi bien à la constitution des « arrière-mondes » dans lesquels le sujet entend et parle « sur la scène de l’Autre » (celui des vérités de parti, d’Église, plus généralement d’institution), qu’à la décision éthique exceptionnelle appelée par l’anéantissement soudain de la loi, ou à l’exercice patient de la lecture philosophique qui se nourrit de la découverte permanente de l’altérité au sein des écritures transmises par la tradition.

Cette insistance simultanée sur la corporéité, le côté « charnel » de la pensée, et sur la fonction déterminante du symbolique (écart, signes, flèches, nominations et dialectisations) est caractéristique de la philosophie de Desanti. Par sa double critique des tentatives de « méta-langage » logique ou spéculatif et du recours au critère de la « conscience originaire » en philosophie, elle relève de ce qu’on peut appeler une pensée de l’immanence - mais qui se distingue d’autres antérieures ou contemporaines par sa défense intransigeante de la rationalité. Il faut voir là, sans doute, un trait de « spinozisme », bien que Desanti n’ait finalement jamais livré (du moins par écrit) le commentaire de Spinoza dont il dit avoir été constamment préoccupé. Mais on peut aussi la rattacher à la double inspiration héritée de Cavaillès, chez qui la pensée se rationalise à l’infini par la « dialectique du concept », et de Merleau-Ponty, chez qui l’horizon d’historisation du monde et des choses s’enracine dans l’expérience du « corps propre ». Ainsi Desanti aura-t-il su construire en fin de compte, pour ses deux maîtres, un espace de rencontre à la fois inattendu et non-arbitraire, jetant un pont par dessus ce que certains de ses contemporains avaient perçu comme le grand clivage de la philosophie française d’après-guerre. »