vendredi 9 février 2024

LE SÉNATEUR ROBERT BADINTER SUR L'IMMIGRATION

 

Robert Badinter au Sénat, séance du 4 février 1997

Discussion d'un projet de loi sur l'immigration, cf loi n° 97-396 du 24 avril 1997 portant diverses dispositions relatives à l'immigration.
Photo babelio.com


« Les leçons de l'Histoire à cet égard ne nous font certes pas défaut. La première et la plus évidente est que la France a toujours été une terre d'immigration et qu'elle le demeurera, j'en suis convaincu. Depuis que le destin de la France s'est confondu avec la République, vague après vague, le flux d'immigrants n'a jamais cessé. Parce que la France était un pays de faible natalité, il lui a fallu, nous le savons bien, faire largement appel à la main-d'œuvre étrangère pour assurer son développement industriel, l'appel à la paysannerie n'y suffisant pas.

Ainsi sont venus les Belges et les Italiens avant 1914, les Polonais et les juifs d'Europe centrale et orientale dans l'entre-deux-guerres, les Espagnols, les Portugais et, enfin, les Maghrébins. Tous ont été appelés en renfort de main-d'œuvre à bon marché par les entreprises lors des grandes périodes d'expansion industrielle.

Mais, dans notre histoire, à chaque fois que la crise a succédé à la prospérité, on a vu renaître les mêmes tensions, les mêmes mouvements de xénophobie et de racisme, des mouvements toujours exploités par les pires démagogues et dégénérant, parfois, hélas ! en violences meurtrières contre les Belges, qui représentaient 40 % des immigrés il y a un siècle, en pogroms contre les Italiens à la fin du siècle dernier et, dans l'entre-deux-guerres en excès racistes trop connus pour que je les rappelle dans notre hémicycle ou, depuis les années soixante-dix, en chasses au faciès, parfois mortelles, contre les Maghrébins.

En vérité, mes chers collègues, la xénophobie n'a pas épargné la République ; mais, à ce jour, la République a toujours dominé la xénophobie. En effet, génération après génération, le principe républicain de l'intégration a toujours permis de fondre dans la nation française, dès la deuxième génération, ces courants successifs d'immigrés. Si la République a surmonté ainsi les passions et les pulsions, c'est parce qu'elle repose sur la conception citoyenne d'une nation composée de femmes et d'hommes tous égaux en droit et en dignité, quelle que soit leur origine, de femmes et d'hommes partageant la même culture et le même destin.

La République a refusé aussi bien la conception allemande d'un peuple fondé sur le sang et la langue que la conception américaine d'une nation, ou plutôt d'un Etat composé de communautés d'origines diverses, partageant, certes, les mêmes institutions, mais pas nécessairement la même culture, et conservant, au sein du même Etat, des identités particulières. La République française, elle, a été, ne l'oublions pas, toujours plus inspirée par [Ernest] Renan que par [Maurice] Barrès. C'est pourquoi elle a pu, non sans de grandes épreuves toujours renouvelées, fondre dans la communauté nationale tous les courants d'immigration. Je ne suis pas, au regard de cette histoire, pessimiste sur l'avenir. Je suis convaincu que la République, pourvu que nous demeurions fidèles à ses principes, continuera son œuvre et qu'elle sera fidèle à elle-même.

Quand je disais, monsieur [Christian] Bonnet, que j'étais sur ce point optimiste, je n'ai pas pu m'empêcher de relever que vous aviez commis une erreur en citant notre maître, Fernand Braudel. Dans une vision pessimiste - vous avez eu la courtoisie de le préciser, ce dont je vous remercie - vous avez dit que, comme Braudel, vous vous interrogiez : « Déjà très diverse, ce qui fait sa richesse, la France peut-elle courir le risque de le devenir davantage encore ? » La citation exacte, la voici : « Très diverse, la France ne peut-elle courir le risque de le devenir, biologiquement, davantage encore ? » [L'Identité de la France, 1986]. Nous aimions tous beaucoup Fernand Braudel. Et parfois, on a de la mémoire !

De cette longue et souvent douloureuse histoire de l'immigration en France, il nous faut tirer aujourd'hui la leçon. Parmi ceux que l'on appelle « immigrés », et qui sont établis sur le territoire français - ai-je besoin de le rappeler ? - beaucoup sont devenus ou deviendront des Français par naturalisation. Par ailleurs, la quasi-totalité de leurs enfants, nés ou grandis sur le sol de France, sont voués à être français.
Le sort de ces immigrés-là, de loin les plus nombreux, est lié au nôtre, et leur avenir se confond avec le nôtre.
Vous me disiez à l'instant, monsieur le ministre, ou plutôt vous me murmuriez, qu'il ne doit s'agir, dans ce débat, que d'immigrés en situation irrégulière. Je vous répondrai que c'est précisément là, je le crains, que réside votre erreur de vision au regard d'un cadrage juridique. En effet, quand on parle de l'immigration, même quand il ne s'agit que d'immigration temporaire ou illégale, il est question d'un enjeu essentiel pour l'avenir de la France et de la République : l'intégration dans la communauté nationale des immigrés déjà français ou voués inévitablement à le devenir.
Or, selon les dispositions adoptées, selon le degré de contrôle et la mesure répressive auxquels les étrangers sont soumis, ces immigrés-là, qui sont ou deviendront français, par l'effet d'une sensibilité particulière que j'ai personnellement toutes les raisons de connaître, peuvent être amenés à ressentir qu'ils seront toujours considérés comme des étrangers sur la terre de France ou comme des Français de seconde catégorie, à l'image de ceux qu'à Athènes, jadis, on appelait d'un mot que ceux qui nous ont précédé ont bien connu : les « métèques ».
Or rien ne saurait être plus préjudiciable à la communauté nationale, ni plus contraire à l'idée républicaine que de laisser susciter ou de laisser se développer, à la faveur de législations successives, ce sentiment d'exclusion ou de rejet chez les jeunes immigrés de la seconde génération, qui sont ou seront français. De leur degré d'identification à la nation française dépend, pour une part, l'avenir de la République. Car, s'ils devaient s'éprouver différents des autres, à cet instant-là, ces Français issus de l'immigration se replieraient inévitablement sur des communautés particulières qui demeureraient étrangères à la communauté nationale. Ainsi aurait-on suscité sans le vouloir ce que nous redoutons tous la fin du modèle républicain d'intégration, et ce au plus grand profit de l'extrême droite de M. Le Pen.

C'est au regard de cette exigence particulière et si forte de toute loi concernant les étrangers que votre loi, en dehors de toute considération juridique - nous en débattrons demain - se révèle, je le crains, mauvaise. De quel message est-elle en effet porteuse, tout particulièrement à l'égard de ceux que j'évoquais et dont les valeurs et l'intérêt de la République requièrent l'intégration totale, l'adhésion entière ?
Avec ironie, on a qualifié jadis une loi célèbre de loi « de justice et d'amour ». La vôtre, monsieur le ministre, relèverait plutôt de l'ordre des lois « de police et de soupçons ».
S'agit-il de mettre un terme aux situations aberrantes, et parfois inhumaines, engendrées par les lois de 1993 qui ont été votées avec tant d'enthousiasme par votre majorité ? A l'époque déjà, les juristes attentifs pouvaient déceler les conséquences désastreuses qui résulteraient de la mise en œuvre de certaines dispositions de cette loi.

Pour bon nombre de « sans-papiers », leur condition a été le fruit de ces textes qui interdisaient aussi bien la régularisation de leur situation que la reconduite à la frontière. Leur sort s'est inscrit dans une sorte de vide juridique, dans une zone singulière - puisque l'on ne peut pas parler de non-droit, disons d'absence de droit - suscitée par un législateur plus préoccupé, je le crains, de l'effet produit sur l'opinion publique que des conséquences humaines.
Face à une telle situation, n'aurait-il pas été plus sage, plus humain aussi, de s'en rapporter aux critères de régularisation proposés par les médiateurs des « sans-papiers » ou, à défaut, de demander l'intervention du médiateur de la République ? Le Conseil d'Etat, consulté, a rappelé, ce qui était une évidence juridique, qu'il n'existe pas de droit acquis à la régularisation - il n'était point besoin de consulter le Conseil d'Etat pour le savoir - mais que celle-ci, en présence de situations individuelles, pouvait toujours relever d'une telle possibilité.
Quelle a été la voie choisie ? La télévision, en a donné, hélas ! des images qui saisissaient le cœur. Tout à l'heure, Michel Rocard vous dira l'impression, désastreuse pour la France, qu'elles ont donnée à l'étranger. Pour ma part, je me bornerai à une simple question : quels mouvements de l'âme de telles actions à force ouverte peuvent-elles faire naître chez des jeunes Français immigrés de la seconde génération ?

Alors, que nous proposez-vous pour prévenir le renouvellement de telles extrémités ? La logique, le bon sens, l'humanité commandaient la solution préconisée par M. [Pierre] Mazeaud à l'Assemblée nationale, à la page 45 de son rapport : « l'attribution, de plein droit, d'une carte de séjour à toutes les personnes non expulsables, pour peu que leur présence ne constitue pas une menace à l'ordre public... » Mais, singulièrement, ni la majorité à l'Assemblée nationale ni vous-même, monsieur le ministre, n'avez pu vous résoudre à une pareille disposition générale de régularisation. Les cartes de séjour seront donc délivrées dans telle ou telle hypothèse, et nous savons que l'Assemblée nationale en a encore réduit le nombre.
Nous débattrons au cas par cas en montrant les limites et les conséquences de ces choix. Mais faut-il vraiment, en France, marchander à ce point la générosité et, plutôt qu'une large disposition générale réglant tous les cas, sélectionner certains et vouer les autres à l'illégalité ? Je n'emploie pas le terme de clandestinité, qui est trop chargé de sens dans un domaine où l'imagination prend trop de place, où les phantasmes sont redoutables et où les périls sont masqués par l'ombre.
Pourquoi refuser la proposition du président Mazeaud ? Quel risque faisait-elle courir ? Quelle impression une pareille frilosité dans la régularisation des situations les plus cruelles peut-elle susciter dans le cœur de ces jeunes immigrés qu'il s'agit d'intégrer, sans réticence et avant tout, à la communauté nationale ?

J'en viens au deuxième volet de votre texte, monsieur le ministre : le renforcement des dispositions répressives à l'encontre des étrangers en situation irrégulière. Nous en débattrons également.
Nous aurons aussi l'occasion d'examiner leur portée et, éventuellement - mais, sur ce point, je rends hommage à l'habilité et à la précision de notre excellent rapporteur, M. [Marc] Masson - d'en écarter certaines où j'ai décelé un certain parfum d'inconstitutionnalité. À propos de ces dispositions, on a évoqué le manteau d'Arlequin, une mosaïque, un patchwork. En tout cas, une sorte de fil rouge court à travers ces dispositions et leur donne au moins une unité d'inspiration : la volonté d'accroître, autant que faire se peut, dans les limites de la jurisprudence du Conseil constitutionnel, les pouvoirs de l'administration, de réduire les garanties et les droits reconnus aux étrangers en situation irrégulière, de rendre toujours plus difficiles la venue et l'hébergement temporaire de parents et d'amis étrangers, au moins de ceux qui sont originaires des pays les plus pauvres et les plus défavorisés.

L'inventaire, le catalogue de ce que vous nous proposez, est, à cet égard éloquent. Quelle inflation de mesures coercitives ! Une simple énumération suffit pour en prendre conscience : relevés d'empreintes et création d'un fichier dactyloscopique ; visites sommaires et immobilisations de quelques heures des véhicules autres que les voitures particulières dans la zone frontière de Schengen ; extension des contrôles d'identité aux personnes se trouvant dans les locaux professionnels ; retenue du passeport de l'étranger en situation irrégulière contre remise d'un récépissé. Je poursuis l'énumération dans le domaine de la rétention administrative : doublement des délais de rétention avant l'intervention du juge judiciaire de vingt-quatre à quarante-huit heures ; refus de proroger de la même durée le délai de vingt-quatre heures accordé à l'étranger pour exercer les voies de recours ; droit pour le ministère public, et lui seul, si le juge met un terme à la rétention administrative, de demander que l'appel soit déclaré suspensif et l'étranger, du même coup, maintenu en détention ; élargissement du domaine de la rétention judiciaire.
Par ailleurs, les conditions de renouvellement de la carte de résident sont si obscures que j'attends des explications pour mesurer la précarisation éventuelle qu'elles risquent d'engendrer. Mais, surtout, pourquoi attenter au droit d'hébergement ? Pourquoi cette obligation faite à celui qui entend recevoir parents, amis ou fiancé d'en aviser l'autorité municipale ? Il va falloir dénoncer leur départ à la mairie. On évoque la possibilité de visites inopinées d'agents de l'OMI [Office des migrations internationales], qui, en vérité, ont bien autre chose à faire !
Vous me direz que ces dispositions ne peuvent gêner que les étrangers en situation irrégulière. Hélas, non ! Par ricochet, elles blesseront aussi les immigrés voués à demeurer en France et qui, pour beaucoup, sont déjà ou deviendront Français. C'est à eux que certains maires refusent déjà les certificats d'hébergement. Et quand ils les auront obtenus, que leur demandera-t-on ? De dénoncer non seulement l'arrivée en France, mais aussi le départ de leurs parents, de leur fiancé. Mettons-nous dans la situation de chacun de ceux-là. Qui ne voit ce que pareille exigence peut susciter chez des âmes fières et sensibles, surtout chez les jeunes gens ? Quelle aberration de vouloir aller toujours plus loin dans la voie du fichage, du contrôle, des surveillances ! En cet instant, je me souviens avec amertume de ce brillant jeune étudiant tunisien qui est venu m'annoncer son départ tant il était las d'être systématiquement interpellé, contrôlé, fouillé sans ménagement, et m'en donnait les détails. Aurait-il été traité différemment s'il avait été Français, né en France, d'origine tunisienne ?

Pensons-y toujours quand nous légiférons. La France ne doit pas être terre d'accueil et patrie des Droits de l'homme uniquement dans les grands discours à l'usage des forums internationaux.
Reste la question politique. Grâce à ces dispositions qu'une partie de votre majorité souhaiterait encore durcir - tenez ferme, à l'image du président de la commission des lois de l'Assemblée nationale, M. Mazeaud - vous espérez détacher de la tentation du Front national une partie des électeurs. Quelle erreur ! En durcissant toujours plus les lois contre l'immigration au-delà du nécessaire, en inventant des dispositifs toujours plus complexes et qui heurtent toujours plus les sensibilités, vous accréditez de plus en plus, dans l'opinion publique, le discours du Front national sur l'invasion de la France par des hordes d'immigrés clandestins ! Vous assurez ainsi ses succès électoraux puisque, dans ce domaine, il pourra toujours affirmer que vous ne serez jamais que sa pâle copie - tant mieux pour vous ! - et qu'il vaut toujours mieux préférer l'original. Il y a pis encore : des lois telles que celle-ci nourrissent inévitablement dans les esprits la plus dangereuse confusion. L'amalgame se fait entre étrangers entrés en fraude et étrangers devenus des « sans-papiers » ; l'amalgame se fait entre étrangers en situation irrégulière et immigrés qui ne le sont pas, puis entre immigrés et délinquants et, finalement, entre immigration et insécurité, renforçant par là même la confusion entretenue par le Front national.

Votre projet de loi, même pavé de bonnes intentions, en même temps qu'il nous aliène les cœurs de tant de jeunes Français issus de l'immigration ouvre un boulevard non seulement aux succès électoraux du Front national, mais, ce qui est plus grave encore pour nous tous aux progrès incessants de son idéologie xénophobe, à ce que j'appellerai la « lepénisation » des esprits. »

Robert Badinter (1828-2024).

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