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samedi 28 octobre 2023

INDEX NIETZSCHE (16/16) : LA PROBITÉ



L'HONNÊTETÉ INTELLECTUELLE
(LA PROBITÉ )

Errare humanum est, perseverare diabolicum,
sed rectificare divinum.

A / AVANT NIETZSCHE
B / Ehrlichkeit, Probität, Rechtschaffenheit, Redlichkeit, Sauberkeit,

Montaigne :

Ajouter de son invention, autant qu’il voit être nécessaire en son conte, pour suppléer à la résistance Essais, III, xi, 1028 

II, xii, 448 (On couche volontiers le sens des écrits d'autrui à la faveur des opinions qu'on a préjugées en soi : et un athéiste se flatte à ramener tous auteurs à l'athéisme).

Notre vérité de maintenant, ce n'est pas ce qui est, mais ce qui se persuade à autrui : comme nous appelons monnaie non celle qui est loyale seulement, mais la fausse aussi qui a mise. II, xviii, 666

« Ils commencent ordinairement ainsi : comment est-ce que cela se fait-il ? – Mais se fait-il ? faudrait-il dire. » III, xi, 1026-1027. 

Nous fuyons à la correction ; il s'y faudrait présenter et produire, notamment quand elle vient par forme de conférence, non de régence.  III, viii, 924

Je m’avance vers celui qui me contredit, qui m’instruit III, viii, 924

Nous ne sommes pas seulement lâches à nous défendre de la piperie, mais [que] nous cherchons et convions à nous y enferrer. Nous aimons à nous embrouiller en la vanité, comme conforme à notre être. III, xi, 1027

III, xi, 1027-1028 " Les premiers qui sont abreuvés de ce commencement d'étrangeté, venant à semer leur histoire, sentent par les oppositions qu'on leur fait où loge la difficulté de la persuasion, et vont calfeutrant cet endroit de quelque pièce fausse. Outre ce, que, insita hominibus libidine alendi de industria rumores (1), nous faisons naturellement conscience de rendre ce qu'on nous a prêté sans quelque usure et accession de notre cru. L'erreur particulière fait premièrement l'erreur publique, et à son tour après, l'erreur publique fait l'erreur particulière. Ainsi va tout ce bâtiment, s'étoffant et formant de main en main: de manière que le plus éloigné témoin en est mieux instruit que le plus voisin, et le dernier informé mieux persuadé que le premier. C'est un progrès naturel. Car quiconque croit quelque chose, estime que c'est ouvrage de charité de la persuader à un autre; et pour ce faire, ne craint point d'ajouter de son invention, autant qu'il voit être nécessaire en son compte, pour suppléer à la résistance et au défaut qu'il pense être en la conception d'autrui. "
1. Tite-Live : Histoire, XXVIII, 24 : " Par la tendance innée des hommes à grossir les faux bruits. "

Cette arrogance importune et querelleuse, se croyant et fiant toute à soi, ennemie capitale de discipline et de vérité III, xiii, 1075 

Voltaire, les plus petites choses
* * * * *


B / Ehrlichkeit, Probität, Rechtschaffenheit, Redlichkeit, Sauberkeit,


Voir aussi, dans les Dictionnaire Nietzsche 2013 et Dictionnaire Nietzsche, 2017 les excellentes entrées " Philologie " par Cécile Denat et Patrick Wotling, et " Probité " par Marc de Launay.

* * * * *

De l’utilité et des inconvénients de l’histoire (1874),

§ 5 : « Personne n’ose s’appliquer à soi-même la loi de la philosophie, personne ne vit en philosophe, avec cette probité simple et virile [einfachen Mannestreue] qui obligeait un Ancien, une fois qu’il avait juré fidélité à la Stoa, à se conduire toujours et partout comme un stoïcien. » [Niemand darf es wagen, das Gesetz der Philosophie an sich zu erfüllen, Niemand lebt philosophisch, mit jener einfachen Mannestreue, die einen Alten zwang, wo er auch war, was er auch trieb, sich als Stoiker zu gebärden, falls er der Stoa einmal Treue zugesagt hatte. Alles moderne Philosophiren ist politisch und polizeilich, durch Regierungen, Kirchen, Akademien, Sitten und Feigheiten der Menschen auf den gelehrten Anschein beschränkt]


Schopenhauer éducateur, 1874, 
§ 2 : " Que la probité soit quelque chose, que ce soit même une vertu, c'est là, à vrai dire, à notre époque d'opinion publique, une de ces opinions privées dont l'affirmation est interdite. Et c'est pourquoi je n'aurai pas loué Schopenhauer, mais je l'aurai seulement caractérisé lorsque j'aurai répété : il est loyal, même en tant qu'écrivain ; si peu d'écrivains le sont que l'on devrait en somme se méfier de tous les hommes qui écrivent. Il n'y a qu'un seul écrivain que je place au même rang que Schopenhauer pour ce qui est de la probité, et je le place même plus haut, c'est Montaigne."

Fragment posthume, 1874,
Mp XIII 3, printemps-été 1874 :
35[11] : « Schopenhauer est simple et probe, il ne se met en quête ni de phrases ni de feuilles de vigne, il dit seulement à un monde qui s'étiole dans l'improbité [Unehrlichkeit] " voyez, de nouveau un homme ! " Quelle force ont toutes ses conceptions, la volonté (qui nous rattache à Augustin, à Pascal, aux Hindous), la négation, la doctrine du génie de l'espèce. »
35[12] : cette sous-culture du monde et du devenir […] se concrétise dans l’essence infâme du journaliste, de l’esclave des trois M. (1) : du moment, des opinions [Meinungen] et des modes ; et plus un individu s’apparente à cette culture, plus il ressemblera à un journaliste. Or ce que la philosophie a de plus précieux, c’est précisément d’enseigner sans cesse le contraire de tout ce qui est journalistique [Journalistischen].
1. Cf Vigny : " Il n’y a qu’une devise pour tous les journaux. Je n’en ai lu un dans ma vie qui n’y fût soumis : Médiocrité, mensonge, méchanceté. " Alfred de Vigny, Journal d’un poète, 14 mai 1832. Le nom de Vigny ne figure que deux fois dans les écrits de Nietzsche, dans les fragments posthumes de 1887-1888.


Fragment posthume, 1875-1876,
U II 8b, printemps-automne 1875, 5[45] :
[Hegen sie dieselben nicht — wie steht es dann mit ihrer Redlichkeit! Wo zeigt sich aber, daß sie dieselben absichtlich zerstörten?]
U II 5c, octobre-décembre 1876, 19[1] : La philologie, en un temps où on lit trop, est l'art d'apprendre et d'enseigner à lire. Seul le philologue lit lentement et médite une demie-heure sur six lignes. Ce n'est pas son résultat, c'est cette sienne habitude qui fait son mérite. [1. Philologie ist die Kunst, in einer Zeit, welche zu viel liest, lesen zu lernen und zu lehren. Allein der Philologe liest langsam und denkt über sechs Zeilen eine halbe Stunde nach. Nicht sein Resultat, sondern diese seine Gewöhnung ist sein Verdienst.]


Humain, trop humain, 1878,

II " Histoire des sentiments moraux ", § 81 : " Le journaliste qui égare l’opinion publique par de menues malhonnêtetés. " [welcher mit kleinen Unredlichkeiten die öffentliche Meinung irre führt.]

V " Caractères de haute et basse civilisation " § 270 L'art de lire. : « Tout le Moyen Age fut radicalement incapable d'une explication strictement philologique, c'est-à-dire du pur et simple désir de comprendre ce que dit l'auteur, — ce fut tout de même quelque chose que de trouver ces méthodes, il ne faut pas le sous-estimer ! Toutes les sciences n'ont acquis de continuité et de stabilité que du moment où l'art de bien lire, c'est-à-dire la philologie, est parvenu à son apogée. »

VI " L'homme en société ",
§ 355 : Probité [Ehrlichkeit] méconnue. : lorsque l’on situe une de ses pensées dans le passé. Probité qui ne veut pas orner et attifer l'instant présent d'idées qui appartiennent à un moment du passé..


Le Voyageur et son ombre, 1879,

§ 17 Explications profondes. : " Qui explique tel passage d'un auteur plus " profondément " qu'il n'était conçu aura, non pas éclairé, mais bien obscurci l'auteur. " [Tiefe Erklärungen. — Wer die Stelle eines Autors „tiefer erklärt“, als sie gemeint war, hat den Autor nicht erklärt, sondern verdunkelt.]


Fragments posthumes, 1880,

N V 4, automne 1880
6[65]
6[67] : pulsion de probité envers soi-même, de justice envers les choses [der Trieb der Redlichkeit gegen mich, der Gerechtigkeit gegen die Dinge]
6[127] : Unsere moralischen Triebe drängen den Intellekt, sie zu vertheidigen und absolut zu nehmen, oder sie neu zu begründen. Unsere Selbsterhaltstriebe treiben den Intellekt, die Moral als relativ oder nichtig zu beweisen. Es ist ein Kampf der Triebe — im Intellekt abgespielt. Der Trieb der Redlichkeit tritt dazwischen — nebst den Trieben nach Aufopferung, Stolz, Verachtung: ich.]
6[130] : " Dans nos plus grands moments de justice et de probité, il y a volonté aspirant à la puissance, visant l'infaillibilité de notre personne. [...] Nous ne voulons pas être dupes, pas même de nos pulsions ! mais qu'est-donc qui ne le veut pas ? Une pulsion, certainement ! "[Der Intellekt ist das Werkzeug unserer Triebe und nichts mehr, er wird nie frei. Er schärft sich im Kampf der verschiedenen Triebe, und verfeinert die Thätigkeit jedes einzelnen Triebes dadurch. In unserer größten Gerechtigkeit und Redlichkeit ist der Wille nach Macht, nach Unfehlbarkeit unserer Person: Skepsis ist nur in Hinsicht auf alle Autorität, wir wollen nicht düpirt sein, auch nicht von unseren Trieben! Aber was eigentlich will denn da nicht? Ein Trieb gewiß!]

6[216] : Auf die Dauer muß die Menschheit jeden Irrthum furchtbar büßen — denn damit er aufrecht erhalten bleibe, muß eine hundertfache Fälschung anderer Dinge eintreten. Etwa Nicht-einsehenwollen d.h. Verschlechterung der Redlichkeit, Abnahme des Intellekts, Zunahme der Gefährlichkeit des Lebens.
6[223] : [Bei der Liebesleidenschaft kann man sehen, wie weit die Redlichkeit vor uns selber fehlt: ja man setzt das voraus und gründet darauf die Ehe (mit Versprechen, wie sie kein Redlicher gegen sich geben kann!) So früher bei der Treue von Untergebenen gegen Fürsten oder gegen das Vaterland, oder die Kirche: man schwor die Redlichkeit gegen sich feierlich ab! ]
6[224] :
6[229] :
6[232] : [Hüteten wir uns auch gegen Personen vor blinden Liebe- und Haß-Anfällen — wie viel weniger haben wir gut zu machen d.h. einen Irrweg zurückgehen! (wobeiunser Weg Zeit verloren hat) Größere Redlichkeit gegen uns selber hält uns in Hut: gewöhnlich geben wir unseren zurückgehaltenen Trieben einmal plötzlich nach, in dieser Liebe und Haß zu Personen.]
6[234] : [Die Triebe haben wir alle mit den Thieren gemein: das Wachsthum der Redlichkeit macht uns unabhängiger von der Inspiration dieser Triebe. Diese Redlichkeit selber ist das Ergebniß der intellektuellen Arbeit, namentlich wenn zwei entgegengesetzte Triebe den Intellekt in Bewegungen setzen. Das Gedächtniß führt uns in Bezug auf ein Ding oder eine Person bei einem neuen Affekt die Vorstellungen zu, die dies Ding oder Person früher, bei einem anderen Affekt in uns erregte: und da zeigen sichverschiedene Eigenschaften, sie zusammen gelten lassen ist ein Schritt der Redlichkeit d.h. es dem, welchen wir jetzt hassen, nachtragen, daß wir ihn einst liebten und sein früheres Bild in uns mit dem jetzigen vergleichen, das jetzige mildern ausgleichen. Dies gebeut die Klugheit: denn ohne dies würden wir, als Hassende, zu weit gehen und uns in Gefahr bringen. Basis der Gerechtigkeit: wir gestehen den Bildern desselben Dinges in uns ein Recht zu!6[236] : Die Redlichkeit gegen uns selber ist älter als die R gegen Andere. Das Thier merkt, daß es oft getäuscht wird, ebenso muß es sich oft verstellen. Dies leitet es zu unterscheiden zwischen Irren und Wahrsehen, zwischen Verstellung und Wirklichkeit. Die absichtliche Verstellung ruht auf dem ersten Sinne der Redlichkeit gegen sich.
6[240] : École de la philologie : comme école d’honnêteté. L’Antiquité a péri de sa décadence. [Lob der Philologie: als Studium der Redlichkeit. Das Alterthum gieng am Verfall derselben zu Grunde.]
6[461] : Passio Nova ou Sur la passion de la probité [oder Von der Leidenschaft der Redlichen].


Aurore Pensées sur les préjugés moraux, 1881,

Préface, § 5: « On n'a pas été philologue en vain, on l'est peut-être encore, à savoir un maître de lecture lente : — après tout, on écrit aussi lentement. » [Man ist nicht umsonst Philologe gewesen, man ist es vielleicht noch, das will sagen, ein Lehrer des langsamen Lesens: — endlich schreibt man auch langsam.]

V, § 456. Vertu en devenir. : " Remarquons bien que la probité ne fait partie ni des vertus socratiques ni des vertus chrétiennes : c'est l'une des plus récentes vertus, encore peu mûre, encore souvent confondue et méconnue, encore à peine consciente d'elle-même, — une chose en devenir que nous pouvons encourager ou entraver, selon notre sentiment. " [Man beachte doch, dass weder unter den sokratischen, noch unter den christlichen Tugenden die Redlichkeit vorkommt: diese ist eine der jüngsten Tugenden, noch wenig gereift, noch oft verwechselt und verkannt, ihrer selber noch kaum bewusst, — etwas Werdendes, das wir fördern oder hemmen können, je nachdem unser Sinn steht.]


Fragments posthumes, 1881-1882,

M III 1, printemps-automne 1881, 11 [63] : " Nouveau : la PROBITÉ nie l’Homme, elle ne veut d’aucune morale pratique universelle, elle nie des buts communs. L'humanité est la masse de puissance pour l'exploitation et l'orientation de laquelle les individus se font concurrence. [Neu: die Redlichkeit leugnet den Menschen, sie will keine moralische allgemeine Praxis, sie leugnet gemeinsame Ziele. Die Menschheit ist die Machtmenge , um deren Benutzung und Richtung die Einzelnen conkurriren .]

N V 9a, juillet-août 1882, 1[42].
La probité, c'est ce qui fait preuve de probité à l'égard de la passion [Leidenschaft], et même à l'égard de la probité [Gerecht sein gegen Alles, über Neigung und Abneigung hinweg, sich selber in die Reihe der Dinge einordnen, über sich sein, die Überwindung und der Muth nicht nur gegen das Persönlich-Feindliche, Peinliche, auch in Hinsicht auf das Böse in den Dingen,Redlichkeit , selbst als Gegnerin des Idealismus und der Frömmigkeit, ja der Leidenschaft, sogar in Bezug auf die Redlichkeit selber; liebevolle Gesinnung gegen Alles und Jedes und guter Wille, seinen Werth zu entdecken, seine Berechtigung, seine Nothwendigkeit.]

Z I 1, automne 1882 : 3[1] : 46. la forme la plus fréquente de non probité [Unredlichkeit] des sujets connaissants : ils nient les Facta.


Le Gai savoir, 1882,1887,

II, § 107 : sans l’art, en tant que consentement à l’apparence, la probité [Redlichkeit] aurait pour conséquence le dégoût et le suicide.
III, § 159 : l’inflexibilité est une vertu d’un autre âge que la probité.
IV, § 329 : il ne reste que rarement des heures où la probité serait permise.

§ 335 " Vive la physique " : Et donc : Vive la physique ! Et davantage encore ce qui nous y contraint, – notre probité.






V, § 366 : refus catégorique de tout ce qui ne saurait faire preuve d’une absolue probité [Probität] de discipline et d’apprentissage


Fragment posthume, 1884-1885,

N VI 9, automne 1884 – début 1885 : je devrais plutôt dire : ta bonne conscience, c’est-à-dire le reste de probité que tu possèdes.


Par-delà Bien et Mal, 1886,

I, § 5 : manque de probité [Redlichkeit] des philosophes ; ne font que défendre, avec des arguments découverts après coup, quelque thèse arbitraire ou quelques vœu de leur cœur.

VII " Nos vertus ", § 227 : La probité [Redlichkeit] — à supposer que ce soit la vertu dont nous ne pouvons nous affranchir, nous, les esprits libres —, cette probité, nous voulons la cultiver en nous avec toute notre méchanceté et tout notre amour, nous ne nous lasserons pas de nous " accomplir " dans notre vertu, qui seule nous est restée ; puisse son éclat s'étendre un jour, comme un rayon vespéral, ironique et doré, sur cette civilisation vieillissante et son morne, son triste sérieux ! Et si notre probité en vient à se lasser et soupire et s'étire et nous juge trop durs, si elle réclame l'existence confortable et douillette d'un vice aimable, restons durs, nous les derniers Stoïciens [Stoiker] ! Et envoyons tous nos diables à sa rescousse : notre dégoût de la pesanteur et de l'à-peu-près, notre nitimur in vetitum [Nous courons au défendu], notre courage d'aventuriers, notre curiosité agile et subtile, notre volonté de puissance et de domination du monde la plus déliée, la plus déguisée, la plus intellectuelle, qui convoite sans cesse tous les royaumes de l'avenir, — courons avec nos "diables" au secours de notre "dieu" ! Il est probable que notre acharnement ne créera que malentendus et confusion ; qu'importe ! On dira : " Leur 'probité' [Redlichkeit], c'est leur démon et rien de plus ", qu'importe ! Et nos adversaires eussent-ils raison ! Tous les dieux connus n'ont-ils pas été des diables rebaptisés et sanctifiés ? Et que savons-nous de nous-mêmes en fin de compte ? Savons-nous le nom que veut porter l'esprit qui nous guide ? (C'est une affaire de nom.) Et combien d'esprits nous hantent ? Notre probité, nous esprits libres, prenons garde qu'elle ne devienne notre vanité, notre parure et notre parade, notre limite, notre sottise ! Toute vertu tend à la sottise, toute sottise à la vertu ; " sot jusqu'à la sainteté ", dit-on en Russie. Craignons que notre probité ne nous transforme en saints et en raseurs ! La vie n'est-elle pas cent fois trop courte pour qu'on s'y ennuie ? Il faudrait croire à la vie éternelle pour... [Redlichkeit, gesetzt, dass dies unsre Tugend ist, von der wir nicht loskönnen, wir freien Geister — nun, wir wollen mit aller Bosheit und Liebe an ihr arbeiten und nicht müde werden, uns in unsrer Tugend, die allein uns übrig blieb, zu „vervollkommnen“: mag ihr Glanz einmal wie ein vergoldetes blaues spöttisches Abendlicht über dieser alternden Cultur und ihrem dumpfen düsteren Ernste liegen bleiben! Und wenn dennoch unsre Redlichkeit eines Tages müde wird und seufzt und die Glieder streckt und uns zu hart findet und es besser, leichter, zärtlicher haben möchte, gleich einem angenehmen Laster: bleiben wir hart, wir letzten Stoiker! und schicken wir ihr zu Hülfe, was wir nur an Teufelei in uns haben — unsern Ekel am Plumpen und Ungefähren, unser „nitimur in vetitum“, unsern Abenteuerer-Muth, unsre gewitzte und verwöhnte Neugierde, unsern feinsten verkapptesten geistigsten Willen zur Macht und Welt-Überwindung, der begehrlich um alle Reiche der Zukunft schweift und schwärmt, — kommen wir unserm „Gotte“ mit allen unsern „Teufeln“ zu Hülfe! Es ist wahrscheinlich, dass man uns darob verkennt und verwechselt: was liegt daran! Man wird sagen: „ihre „Redlichkeit“ — das ist ihre Teufelei, und gar nichts mehr!“ was liegt daran! Und selbst wenn man Recht hätte! Waren nicht alle Götter bisher dergleichen heilig gewordne umgetaufte Teufel? Und was wissen wir zuletzt von uns? Und wie der Geist heissen will, der uns führt? (es ist eine Sache der Namen.) Und wie viele Geister wir bergen? Unsre Redlichkeit, wir freien Geister, — sorgen wir dafür, dass sie nicht unsre Eitelkeit, unser Putz und Prunk, unsre Grenze, unsre Dummheit werde! Jede Tugend neigt zur Dummheit, jede Dummheit zur Tugend; „dumm bis zur Heiligkeit“ sagt man in Russland, — sorgen wir dafür, dass wir nicht aus Redlichkeit zuletzt noch zu Heiligen und Langweiligen werden! Ist das Leben nicht hundert Mal zu kurz, sich in ihm — zu langweilen? Man müsste schon an’s ewige Leben glauben, um....]

VII, § 230 : Il serait plus exact de nous imputer, de vanter en nous [les esprits libres], non pas la cruauté, mais une probité excessive, notre sincérité de libres, très libres esprits [In der That, es klänge artiger, wenn man uns, statt der Grausamkeit, etwa eine „ausschweifende Redlichkeit“ nachsagte, nachraunte, nachrühmte, — uns freien, sehr freien Geistern]

IX, § 295 : " Son courage d'explorateur et de découvreur, sa probité risquée, sa véracité et son amour de la sagesse. Mais un dieu tel que lui [Dionysos] n'a que faire de tous ce oripeaux vénérables, de tout ce fatras. [von seinem Forscher- und Entdecker-Muthe, seiner gewagten Redlichkeit, Wahrhaftigkeit und Liebe zur Weisheit zu machen haben. Aber mit all diesem ehrwürdigen Plunder und Prunk weiss ein solcher Gott nichts anzufangen.]

Fragments posthumes, 1887,

W II 2, automne 1887 : 10[45] : probité [Redlichkeit] : désapprendre la pudeur qui voudrait renier et escamoter les instincts naturels.
10[61] : 
10[110] :
10[97] : Lorsque, malgré une parfaite intégration à la probité [Rechtschaffenheit] bourgeoise, on donne tout de même libre cours aux besoins de son immoralité propre.
10[110]
10[184] : Qu’il n’importe guère si quelque chose est vrai ou faux mais comment cela agit – total manque de probité [Rechtschaffenheit] intellectuelle. [Daß es nicht darauf ankommt, ob etwas wahr ist, sondern wie es wirkt— absoluter Mangel an intellekt Rechtschaffenheit.]

Tout est bon, le mensonge, la calomnie, la plus impertinente accommodation, quand il s’agit d’élever le degré de chaleur - jusqu’à ce que l’on " croit " -.
Nous nous trouvons en présence d’une véritable école du moyen de séduction menant à une croyance : mépris systématique des sphères d’où pourrait venir la contradiction (- la raison, la philosophie et la sagesse, la méfiance, la prudence) [Alles ist gut, die Lüge, die Verleumdung, die unverschämteste Zurechtmachung, wenn es dient, jenen Wärmegrad zu erhöhen, — bis man „glaubt“ —
Eine förmliche Schule der Mittel der Verführung zu einem Glauben: principielle Verachtung der Sphären, woher der Widerspruch kommen könnte (— der Vernunft, der Philosophie und Weisheit, des Mißtrauens, der Vorsicht)]


L’Antichrist, 1888,

§ 12 : les Sceptiques à part ; les autres ignorent les exigences élémentaires de la probité [Rechtschaffenheit] intellectuelle
§ 26 : l’interprétation [Interpretation] ecclésiastique de l’histoire nous a rendus presque insensibles aux exigences de la probité [Rechtschaffenheit] in historicis.
§ 36 : probité [Rechtschaffenheit] instinctive et passionnée qui fait la guerre au "pieux mensonge"
§ 37 : l’Église : cette forme de haine implacable de toute probité [Rechtschaffenheit]
§ 38 : il suffit d’avoir les exigences les plus modestes en matière de probité [Rechtschaffenheit] pour ne pouvoir ignorer qu’un théologien trompe
§ 47 : le christianisme approuve tous les moyens de discréditer la discipline intellectuelle, la lucide et sévère probité dans les cas de conscience qui se posent à l’esprit, l’aristocratique froideur et la liberté de l’esprit
§ 50 : " Être probe dans les choses de l’esprit, qu'est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire être sévère pour ses inclinations, mépriser les " beaux sentiments ", faire de chaque oui, de chaque non, un cas de conscience... " [Was heisst denn rechtschaffen sein in geistigen Dingen? Dass man streng gegen sein Herz ist, dass man die „schönen Gefühle“ verachtet, dass man sich aus jedem Ja und Nein ein Gewissen macht! — — — Der Glaube macht selig: folglich lügt er…]
§ 52 : 
§ 53 : discipline intellectuelle, empire sur soi, indispensable pour trouver une vérité
§ 59 : un regard libre sur la réalité [Realität], la main prudente, la patience et le sérieux dans les plus petites choses (1), bref tout la probité [Rechtschaffenheit] de la connaissance – elle était déjà là ! il y a plus de deux mille ans !
1. « Personne n’excelle dans les grandes choses s’il est déficient dans les petites. » Quintilien, Institution oratoire, II, iii, 6. Cf Cicéron, « Les dieux s’occupent des grandes choses et négligent les petites » De Natura deorum, II, lxvi.
« Mais, me dira-t-on, que gagnerez-vous à détromper les hommes sur ces bagatelles ? Je ne gagnerai rien, sans doute ; mais il faut s’accoutumer à chercher le vrai dans les plus petites choses : sans cela on est bien trompé dans les grandes. » Voltaire, Des mensonges imprimés [1749], XXXVI.


Fragments posthumes, 1888,


W II 5, printemps 1888 : 14[57] : « Tous ces saints épileptiques et visionnaires ne possédaient pas un millième de cette probité [Rechtschaffenheit] de l’autocritique avec laquelle un philologue, aujourd’hui, lit un texte ou examine la vérité d’un événement … Ils sont, comparés à nous, des crétins moraux … »
14[109] : caractère falsificateur de la vénération …
La vénération est l’épreuve suprême de la probité [Rechtschaffenheit] intellectuelle : mais il n’y a dans toute l’histoire de la philosophie aucune probité intellectuelle.
14[116] : Où donc était, à cette époque la probité intellectuelle ? La culture grecque des sophistes avait pris naissance dans tous les instincts grecs ; elle fait partie de la culture de l’époque de Périclès aussi nécessairement que Platon n’en fait pas partie : elle a ses précurseurs en Héraclite, en
Démocrite, dans les types scientifiques de l’ancienne philosophie : elle trouve par exemple son expansion dans la culture supérieure d’un Thucydide. Et elle a fini par avoir raison : tout progrès de la connaissance psychologique ou morale a restitué les sophistes… Notre esprit d’aujourd’hui est
au plus haut point celui d’Héraclite, de Démocrite et de Protagoras… Il suffit même de dire qu’elle est protagorique parce que Protagoras résuma en lui les deux hommes, Héraclite et Démocrite. [die griechische Cultur der Sophisten war aus allen griechischen Instinkten herausgewachsen: sie gehört zur Cultur der Perikleischen Zeit, so nothwendig wie Plato nicht zu ihr gehört: sie hat ihre Vorgänger in Heraklit, in Demokrit, in den wissenschaftlichen Typen der alten Philosophie; sie hat in der hohen Cultur des Thukydides z.B. ihren Ausdruck — und, sie hat schließlich Recht bekommen: jeder Fortschritt der erkenntnißtheoretischen und moralistischen Erkenntniß hat die Sophisten restituirt … unsere heutige Denkweise ist in einem hohen Grade heraklitisch, demokritisch und protagoreisch… es genügte zu sagen, daß sie protagoreisch , weil Protagoras die beiden Stücke Heraklit und Demokrit in sich zusammennahm Plato: ein großer Cagliostro , — man denke, wie ihn Epicur beurtheilte; wie ihn Timon, der Freund Pyrrhos, beurtheilte — — Steht vielleicht die Rechtschaffenheit Platos außer Zweifel?]
[142] : La pure position de la connaissance, la probité [Rechtschaffenheit] intellectuelle, est abandonnée sur-le-champ dès que la morale exige ses réponses [Die Moral ist deshalb eine so curiose Wissenschaft, weil sie im höchsten Grade praktisch ist: so daß die reine Erkenntnißposition, die wissenschaftliche Rechtschaffenheit sofort preisgegeben wird, sobald die Moral ihre Antworten fordert.]
W II 6a, printemps 1888 : [25] : rien n’est plus rare parmi les philosophes que la probité intellectuelle
[28] :
W II 7a, printemps-été 1888 : [32] : L’erreur est une lâcheté … toute acquisition de la connaissance est la conséquence du courage, de la dureté envers soi, de la probité envers soi …
Juillet-août 1888 : [4] : l’esprit de système est, du moins pour nous autres penseurs, quelque chose de compromettant, une forme de notre immoralité.

Crépuscule des Idoles (1889),
Maxime et traits, § 26 : l’esprit de système est un manque de probité [Rechtschaffenheit].

Ecce Homo (1908),
Avant-propos, § 3 : chaque pas en avant dans la connaissance est la conséquence de la probité [Sauberkeit] envers soi.
Nietzsche contre Wagner, Nous, les antipodes : par son axiome : " Heureux celui qui croit ", Épicure a poussé le principe de l’hédonisme bien au-delà de toute probité [Rechtschaffenheit] intellectuelle. 

* * * * *

C / APRÈS NIETZSCHE

André Gide : la foi tout court remplace la bonne (foi)

Bel exemple de mauvaise foi offert par Louis Aragon :

« Aux yeux de [Trofim Denissovitch] Lyssenko [1898-1976], des mitchouriniens, des kolkhosiens et sovkhosiens de l’U.R.S.S., du Parti bolchevik, de son Comité central, et de Staline, la victoire de Lyssenko est effectivement, comme le reconnaît avec stupeur le Dr Jacques Monod (1), une victoire de la science, une victoire scientifique, le refus le plus éclatant de politiser les chromosomes. »
Louis Aragon, « De la libre discussion des idées », Europe, octobre 1948.
1. « Ce qu'il s'agit de comprendre, c'est comment Lyssenko a pu acquérir assez d'influence et de pouvoir pour subjuguer ses collègues, conquérir l'appui de la radio et de la presse, l'approbation du comité central et de Staline en personne, au point qu'aujourd'hui la " Vérité " dérisoire de Lyssenko est la vérité officielle, garantie par l'État ,que tout ce qui s'en écarte est " irrévocablement banni " de la science soviétique (" Pravda ", cité d'après " Soviet news " [publication de l'ambassade soviétique à Londres] du 27 août [1948] et que les opposants qui contre lui défendaient la science, le progrès, les vrais intérêts de leur patrie sont honteusement chassés, cloués au pilori comme " esclaves de la science bourgeoise " et pratiquement accusés de trahison.
Tout cela est insensé, démesuré, invraisemblable. C'est vrai pourtant. Que s'est-il passé ? » — Jacques Monod, Combat, 15 septembre 1948.

Dialogue des « représentants de commerce du Peuple » de Jacques Prévert :
« – Qu’est-ce que cela peut faire que je lutte pour la mauvaise cause puisque je suis de bonne foi ? – Et qu’est-ce que cela peut faire que je sois de mauvaise foi puisque c’est pour la bonne cause ? », Spectacle, 1949)
La grande lumière/lueur à l'est Ricci. aurore ou incendie ?

Lectures gay friendly de la Bible et de Thomas d'Aquin.



INDEX NIETZSCHE (15/16) : LA VÉRITÉ


NOTE SUR MES INDEXATIONS DE NIETZSCHE


Les notes et les indications entre [ ] sont miennes, sauf les phrases entièrement en allemand qui sont évidemment l'original nietzschéen. La traduction est assez souvent revue vers une plus grande littéralité, à partir de celle des éditions Gallimard (Paris), Œuvres philosophiques complètes

Traducteurs de cette édition Gallimard : Anne-Sophie Astrup, Henri-Alexis Baatsch, Jean-Louis Backès, Pascal David, Maurice de Gandillac, Jean Gratien, Michel Haar, Cornélius Heim, Jean-Claude Hémery, Julien Hervier, Isabelle Hildenbrand, Pierre Klossowski, Philippe Lacoue-Labarthe, Jean Launay, Marc B. de Launay, Jean-Luc Nancy, Robert Rovini, Pierre Rusch.



mardi 3 octobre 2023

PHILOSOPHIES - NAISSANCE DU PHILOSOPHE suivi de E / DESCARTES INUTILE ET INCERTAIN

La discipline philosophique attire assez souvent des préjugés anti-intellectuels, préjugés que l'on rencontre formulés dans cette mauvaise vanne : " Un con qui marche va plus loin qu'un intellectuel assis. " Vanne qu'il est facile de contrer en faisant remarquer que le con, étant con par essence, va forcément dans la mauvaise direction, et donc qu'il vaut mieux pour lui rester assis que de s'égarer...

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Si je devais résumer en une phrase : La philosophie, selon mon idéal, sert la connaissance (elle n'est pas l'ancilla de la théologie), la protège des croyances et de la surestimation d'elle-même ; la connaissance sert l'action et en particulier permet le développement des techniques. L'étude des philosophies, pour moi, est passée par quatre sources : 1) Montaigne, lu dès le lycée, le premier des post-Anciens, excellent passeur vers les philosophes latins et grecs, passeur vers Diogène Laërce passeur lui-même. 2) Schopenhauer et son Die Welt als Wille und Vorstellung, ouvrage très pédagogique très ouvert sur les autres philosophes. 3) Nietzsche découvert au département de philosophie de l'Université Paris-X Nanterre et jamais quitté depuis ; cette université m'ayant accordé un peu trop facilement mes deux derniers diplômes, je me sentis obligé de faire un travail personnel complémentaire, dont je choisis les auteurs parmi ceux au programme de l'agreg externe de philo de ces années-là : Gottfried W. Leibniz et David Hume (sur l'entendement humain), George Berkeley, Platon et Aristote évidemment, Descartes et Pascal, Cournot, et quelques alii.

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À l'étymologie " amour de la sagesse ", je préfère le rappel de son lien initial avec la mathématique démonstrative et avec la logique. Ce qui apparut à la même époque en Chine mériterait plutôt le nom de " pensée chinoise ".
SOCRATE : « Moi, si je ne sais pas, je ne croie pas non plus savoir. Il me semble donc que je suis un peu plus sage que lui par le fait même que ce que je ne sais pas, je ne pense pas non plus le savoir. […] J’avais conscience de ne connaître presque rien. »
Platon, Apologie de Socrate, vi, 21d ; viii, 22d. 
Le distinguo entre savoir et croire savoir est fondateur de la philosophie (occidentale). Pour Aristote, la philosophie commençait avec l'étonnement, la prise de conscience d'une ignorance, le désir d'en sortir et d'accéder au savoir (Métaphysique, I, ii 5 ; cité par Arthur Schopenhauer ; mais déjà Platon dans Théétète, 155d). 

Marx (1) : " La philosophie parle des sujets religieux et philosophique autrement que vous [l'auteur de l'éditorial, Karl Heinrich Hermès] n'en avez parlé. Vous parlez sans étude, elle parle avec étude ; vous vous adressez à la passion, elle s'adresse à l'intelligence ; vous injuriez, elle enseigne ; vous promettez le Ciel et la Terre, elle ne promet rien que la vérité ; vous exigez qu'on ait foi en votre foi, elle n'exige pas la foi en ses résultats ; elle exige l'épreuve du doute ; vous épouvantez, elle apaise. Et vraiment, la philosophie est assez avisée sur le monde pour savoir que ses résultats ne flagornent pas la recherche du plaisir et l'égoïsme pas plus dans le Ciel que sur la Terre ; mais le public épris de la vérité, de la connaissance pour elle-même, pourra comparer sans doute son jugement et sa moralité au jugement et à la moralité de plumitifs ignares, serviles, inconséquents et stipendiés. " [Die Philosophie spricht anders über religiöse und philosophische Gegenstände, wie ihr darüber gesprochen habt. Ihr sprecht ohne Studium, sie spricht mit Studium, ihr wendet euch an den Affekt, sie wendet sich an den Verstand, ihr flucht, sie lehrt, ihr versprechet Himmel und Welt, sie verspricht nichts als Wahrheit, ihr fordert den Glauben an euren Glauben, sie fordert nicht den Glauben an ihre Resultate, sie fordert die Prüfung des Zweifels; ihr schreckt, sie beruhigt. Und wahrlich, die Philosophie ist weltklug genug, zu wissen, daß ihre Resultate nicht schmeicheln, weder der Genußsucht und dem Egoismus der himmlischen noch der irdischen Welt; das Publikum, das aber die Wahrheit, die Erkenntnis ihrer selbst wegen liebt, dessen Urteilskraft und Sittlichkeit wird sich wohl mit der Urteilskraft und Sittlichkeit unwissender, serviler, inkonsequenter und besoldeter Skribenten messen können.] (" L'éditorial du n° 179 de la " Gazette de Cologne " " , Gazette Rhénane [Rheinische Zeitung], juillet 1842 [Der leitende Artikel in Nr. 179 der „Kölnischen Zeitung])
1. Texte : MEW-Band-1.
Traduction (revue) : Karl Marx Friedrich Engels, Sur la religion, Paris : Editions sociales, 1972.


Nietzsche : « Platon [République IX, 580d] et Aristote [Métaphysique I, i, 980b] ont raison de considérer les joies de la connaissance comme la valeur la plus désirable, — à supposer qu’ils veuillent exprimer là une expérience personnelle et non générale : car pour la plupart des gens, les joies de la connaissance relèvent des plus faibles et se situent bien au dessous des joies de la table. » 
Frédéric Nietzsche, Fragments posthumes, M II 1 3[9], printemps 1880.
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A / Esquisse d'une définition de la philosophie
B / Premiers programmes philosophiques
C / Philosopher
D / À quoi sert la philosophie ?
E / DESCARTES INUTILE ET INCERTAIN


A / Esquisse d'une définition de la philosophie :
Althusser : " Ce que nous appelons la philosophie n'existait pas avant Platon. " Louis Althusser, " Du côté de la philosophie ", 1967-68, in Écrits philosophiques et politiques, tome II, Paris : Stock/IMEC, 1995-1997 : philosophie surgie à partir de la science mathématique (Alain Badiou est du même avis) ; cependant Euclide (vers -325 / vers -270) est postérieur à Aristote.


Raphaël, " École d'Athènes " (détail), Platon tenant
le Timée et Aristote l'Éthique à Nicomaque

Raphaël, " École d'Athènes " (détail), Hypatie.


// -470/469 SOCRATE -399 // -460 DÉMOCRITE -370 // 
 // -428/427 PLATON -348 // -384 ARISTOTE -322 // -342/341 ÉPICURE -270 //


Esquisse d'une définition de la philosophie (ce qui devrait être le point commun des diverses philosophies)
1. Un principe général de libre examen posant le privilège absolu de la connaissance sur les croyances et impliquant le doute justifié, la prudence, l’ouverture d’esprit. « Est-il chose qu’on vous puisse proposer pour l’avouer ou refuser, laquelle il ne soit pas loisible de considérer comme ambiguë ? […] La vérité ne se juge point par autorité et témoignage d’autrui. […] Il ne faut pas croire à chacun, dit le précepte, parce que chacun peut dire toutes choses. » Montaigne, Essais, II, xii, pages 503, 507, 571 de l'édition Villey/PUF.

Le recours conjoint à des distinctions selon le principe de spécification (lien) et à des généralisations selon le principe d’homogénéité (lien).

La distinction entre le savoir, concept associé à celui, logique, de preuve, et ses formes dégradées : la simple documentation, l'élémentaire information. « Ce qu’on n’a jamais mis en question n’a point été prouvé. Ce qu’on n’a point examiné sans prévention n’a jamais été bien examiné. Le scepticisme est donc le premier pas vers la vérité. Il doit être général, car il en est la pierre de touche. Si, pour s’assurer de l’existence de Dieu, le philosophe commence par en douter, y a-t-il quelque proposition qui puisse se soustraire à cette épreuve ? » Denis Diderot, Pensées philosophiques, 1746, XXXI. 
Mieux et plus loin que Descartes : « L'enseignement de la métaphysique, de l'art de raisonner, des différentes branches des sciences politiques, doit être regardé comme entièrement nouveau. Il faut d'abord le délivrer de toutes les chaînes de l'autorité, de tous les liens religieux ou politiques. Il faut oser tout examiner, tout discuter, tout enseigner même. » Condorcet, Cinq mémoires... , 1791, " Cinquième mémoire, Sur l'instruction relative aux sciences ".

2. Un distinguo (cf l'adage scolastique distinguo - concedo ... nego ..., je distingue - j'accorde - je refuse) et la reconnaissance d’une complémentarité fondamentale entre les vérités de fait et les vérités de raison, entre la vérité-correspondance (l'adæquatio de Thomas d'Aquin) et la vérité-cohérence, entre l’empirique et le rationnel (Thomas Hobbes, Gottfried W. Leibniz), entre la déduction et l'induction (Victor Brochard) ; en conséquence, la réflexion critique doit porter aussi sur la réalité des éléments fournis par l’investigation, sur les données des sens, et requiert la réponse au Quid facti ?
Avant Fontenelle, Montaigne : " Comment est-ce que cela se fait ? – Mais se fait-il ? faudrait-il dire. " (Essais, III, xi)
« Assurons-nous bien du fait, avant que de nous inquiéter de la cause.  Il est vrai que cette méthode est bien lente pour la plupart des gens qui courent naturellement à la cause, et passent par-dessus la vérité du fait ; mais enfin nous éviterons le ridicule d’avoir trouvé la cause de ce qui n’est point. [...] Je ne suis pas si convaincu de notre ignorance par les choses qui sont, et dont la raison nous est inconnue, que par celles qui ne sont point, et dont nous trouvons la raison. Cela veut dire que, non seulement nous n’avons pas les principes qui mènent au vrai, mais que nous en avons d’autres qui s’accommodent très bien avec le faux. »
Œuvres de Fontenelle, tome 3, Paris : Salmon et Peytieux, 1825.
Fontenelle, Histoire des oracles, Première dissertation, chapitre IV. À propos de la dent d'or, Allemagne, fin du XVIe siècle :

3. La distinction, encore, entre ces vérités et les normes, entre la connaissance, théorique, concrète ou intermédiaire, et la morale. Distinction initiée par Sénèque le Jeune entre ce qui est dans le Ciel (métaphore de l'idéal) et ce qui devrait être sur notre Terre (Questions naturelles). Distinction humienne entre is et ought to, puis plus précisément juridique, kelsenienne, entre sein et sollen, entre ce qui est et ce qui doit (ou devrait) être ; autrement dit, entre la logique (au sens scolaire de connaissance) et l’éthique. Plus simplement dit : ne pas prendre ses désirs pour des réalités.

4. Ce qui se dégage des œuvres d’auteurs qui, sans s’accorder sur tout (loin de là !!), se reconnaissent comme ayant en commun à la fois un niveau de langage, une méthode et des problématiques, ce qui leur permet, en des temps forts de leurs philosophies, de dialoguer : c’est Aristote répliquant brillamment à Platon, Diogène Laërce retraçant les vies et doctrines des philosophes grecs anciens ; c'est Pascal répliquant à Montaigne (« Le sot projet qu'il a eu de se peindre ! »). Leibniz répliquant à Descartes (Remarque sur la partie générale des Principes), à Pascal (Lettres) et à Locke ; Voltaire à Descartes et à Leibniz, Arthur Schopenhauer à Kant, Nietzsche à Platon, Pascal et Schopenhauer ; Jacques Bouveresse à Michel Foucault, et alii. ; le domaine de cette reconnaissance mutuelle, c’est le champ, ou l’ordre, philosophique, même s’il y a souvent contestation quant aux strictes frontières de ce domaine, et s’il est, bien évidemment, historiquement et géographiquement évolutif.

5. Les traits communs des philosophies se précisent enfin par ces formules et interrogations :
« Rien n’existe sans raison » (Cicéron) ; « Vivre c'est penser  » (vivere est cogitare) (Cicéron, Tusculanes, V) ; « Nul ne vient au plaisir sans passion » (Tertullien) ; « Si je suis trompé, je suis (Si fallor, sum.) » (Augustin) ;
« Que sais-je ? » (Montaigne) ; « Se fait-il ? » (Montaigne) ; « Rien de beau ne se fait sans passion » (Montaigne, Diderot) ; « Je pense, donc je suis » (Descartes) ; « La clarté est la bonne foi des philosophes » (Vauvenargues) ; « Que dois-je faire ? » (Kant) ;
« Pourquoi suis-je moi ? » (Stendhal) ; « Où allons-nous renouveler le jardin d'Épicure ? » (Nietzsche) ; « Dieu est mort » (Nietzsche) ; « Qu'est-ce que l'éducation ? » (Nietzsche) ; « Qu’est-ce qui est bien ? Qu’est-ce qui est mal ? Comment devons-nous vivre ? » (question posée à Tolstoï) ;
« Qu’est-ce que l’étant ? » (Martin Heidegger) ; « Qui est l’homme ? » (Heidegger) ;
« Pourquoi des philosophes ? » (Jean-François Revel) ; « Qu’est-ce qu’un civilisé ? » (Pierre Kaufmann) ; « Y a-t-il ou non deux couleurs dans les stylos de P. V. Spade ? » (Alain de Libera) – et par leurs explicitations.


Le Dîner des philosophes (vers 1772-1773) de Jean Huber. À la gauche de Voltaire : le peintre
Jean Huber, Diderot et Marmontel ; à sa droite, d'Alembert, La Harpe, Grimm, le père Adam ;
face à lui, de dos, probablement Condorcet (Voltaire Foundation, Oxford).


Kant caractérisa la philosophie comme la législation de la raison humaine (Critique de la raison pure [CRP], II " Théorie transcendantale de la méthode ", chapitre III "Architectonique de la raison pure ")

Condorcet : " La raison rendue méthodique et précise " (Cinq mémoires sur l'instruction publique, Second mémoire " De l'instruction commune pour les enfants ", II " Études de la première année ")
« Par la même raison l'on doit préférer les parties de la physique qui sont utiles dans l'économie domestique ou publique, et ensuite celles qui agrandissent l'esprit, qui détruisent les préjugés et dissipent les vaines terreurs ; qui, enfin dévoilant à nos yeux le majestueux ensemble du système des lois de la nature, éloignent de nous les pensées étroites et terrestres, élèvent l'âme à des idées immortelles, et sont une école de philosophie plus encore qu'une leçon de science. » Second mémoire, II. 
« L'histoire des pensées des philosophes n'est pas moins que celle des actions des hommes publics une partie de l'histoire du genre humain. [...] Une des principales utilités d'une nouvelle forme d'instruction, une de celles qui peuvent le plus tôt se faire sentir, c'est celle de porter la philosophie dans la politique, ou plutôt de les confondre.  » Troisième mémoire, " Sur l’instruction commune pour les hommes "

Monique Canto-Sperber, directrice de recherche au CNRS et ancienne directrice de l'É.N.S-Ulm., proposa cette caractérisation en quatre points de la discipline :
– attitude réflexive,
– sens de la globalité des questions,
acuité dans la perception des problèmes,
– usage de l’argumentation.
(Cf Le Débat, n° 98, janvier-février 1998, pages 132-133).

Platon pensait que la géométrie, et plus généralement les mathématiques, étaient capables de " tirer l'âme vers la vérité et de modeler la pensée philosophique ".

Alain Badiou (avec Gilles Haéri), Éloge des mathématiques,
Paris : Flammarion, 2015 ; collection Café Voltaire

Nietzsche était venu à la philosophie universitaire par la philologie (ses travaux sur Diogène Laërce) ; pour Condorcet, c'était par les mathématiques ; dans les deux cas, à partir d'une formation scientifique.

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De même qu’il y a une coupure – bachelardienne – entre la connaissance générale et la connaissance scientifique, il y en eut une – platonicienne – entre l’utilisation courante du langage et cette activité philosophique caractérisée, selon l'excellente Monique Dixsaut, par un « usage différent du discours ». Cet autre usage présuppose la maîtrise de la langue, française chez nous, ce qui ne signifie pas qu’un individu tout seul puisse en être le maître. En philosophie, un minimum de  termes techniques
genre, espèce, sujet, objet, réel, imaginaire, symbolique, concept, analyse, synthèse, jugement analytique, jugement synthétique, forme, matière, substance, raison, passion, critique, épistémologie, morale, métaphysique, éthique, liberté, vérité, logique, dialectique, idéalisme, réalisme, matérialisme, spiritualisme, accident, essence, nécessité, contingence etc.
sont les moyens et instruments d’une pensée exempte de confusions dramatiques. Il faut déjà être un peu philosophe pour reconnaître la philosophie là où elle se trouve.


B / Premiers programmes philosophiques :

Connais-toi toi-même (Chilon ou Thalès dans Platon, Protagoras)
" Opposer à la fortune la hardiesse, à la loi la nature, à la passion la raison " (Diogène de Sinope (le Diogène du tonneau, vers -410 / vers -323) , in Diogène Laërce, Vie, doctrine et sentences des philosophes illustres, VI, § 38). Ce qui probablement inspira notre moraliste Chamfort :
" [Opposer] la nature à la loi, la raison à l'usage, sa conscience à l'opinion, et son jugement à l'erreur " (Nicolas de Chamfort, Maximes et pensées, I, Maximes générales). Ce à quoi j'ajouterais : Opposer à la Révélation (le Dei Verbum judéo-chrétien) la rationalité : le Logos (λόγος) grec, le ratio et oratio latin (Cicéron, De Officiis, I, xvi). 

Montaigne semble dresser un programme philosophique lorsqu'il espère une attirance de la licence vers la liberté et de l'immodération vers la raison (Essais, III, v, page 845 de l'édition Villey/Saulnier/PUF ; page 887 de l'édition Balsamo/Magnien/Magnien/Simonin/Pléiade)

Jacques DU ROURE (début XVIIe / vers 1685) : « Parce qu’encore dans la philosophie, on considère les choses et les sociétés purement naturelles, je n’y traite pas des religions. Outre que – la nôtre exceptée, dont les principaux enseignements sont la justice et la charité [la justice avant la charité ; exeunt les deux autres vertus théologales, la foi et l’espérance …], c’est-à-dire le bien que nous faisons à ceux qui nous en ont fait, et aux autres – elles sont toutes fausses et causes des dissensions, des guerres, et généralement de plusieurs malheurs. »
Abrégé de la vraie philosophie, "Morale", § 69, 1665. Remarquable pour l'époque. Je soupçonne ce Du Roure d'avoir dissimulé son athéisme.

Faire attention à la matière et à la forme, avancer lentement, répéter et varier l'opération, recourir à des vérifications et à des preuves, découper les raisonnements étendus, vérifier chaque partie par des preuves particulières (Leibniz)


Frédéric Nietzsche (lien)
(Portrait par E. Munch, vers 1906) Notamment ce fragment posthume :

W I 2, été-automne 1884 : 26[153]
« De la naissance du philosophe.
1. Le profond malaise à être parmi les braves gens – comme parmi les nuages – et le sentiment de devenir paresseux et négligent, vaniteux aussi. Cela corrompt. – Pour voir clairement à quel point le fondement ici est mauvais et faible, on les provoque et on entend alors leurs cris.
2. Dépassement du ressentiment et de la vengeance à partir d’un profond mépris ou de compassion pour leur sottise.
3. Hypocrisie comme mesure de sécurité. Et mieux encore, fuite dans sa solitude. »
[Von der Entstehung des Philosophen.
1. Das tiefe Unbehagen unter den Gutmüthigen — wie unter Wolken — und das Gefühl, bequem und nachlässig zu werden, auch eitel. Es verdirbt. — Will man sich klar machen, wie schlecht und schwach hier das Fundament ist, so reize man sie und höre sie schimpfen.
2. Überwindung der Rachsucht und Vergeltung, aus tiefer Verachtung oder aus Mitleid mit ihrer Dummheit.
3. Verlogenheit als Sicherheits-Maßregel. Und noch besser Flucht in seine Einsamkeit.]


C / Philosopher :

S'exercer à mourir (Platon, Phédon, 67-68 ; Cicéron, Tusculanes, I, xxx, 74 ; Rabelais, Tiers livre, XXXI ; Montaigne, Essais I, 20), soit se passer de la perspective d'une vie éternelle. La mort passe du domaine de la religion à celui de la philosophie. Dépourvu d'âme immortelle, le sujet ne vit jamais sa mort propre, seulement celle des autres.

Vivre conformément à la nature (Épictète, Montaigne) : soit l'écologie avant la lettre.
Rechercher ce qu'ont pensé les philosophes au sujet d'un problème (Sicher de Brabant) ; c'est toute l'histoire de la philosophie.
Douter (les Sceptiques, Montaigne, Descartes, Condorcet) [avant d'examiner et de conclure]
" Philosopher, c’est donner la raison des choses, ou du moins la chercher, car tant qu’on se borne à voir et à rapporter ce qu’on voit, on n’est qu’historien. " (Encyclopédie, entrée "Philosophie", tome 12, 1751). 
« La véritable manière de philosopher, c'eût été et ce serait d'appliquer l'entendement à l'entendement ; l'entendement et l'expérience aux sens ; les sens à la nature ; la nature à l'investigation des instruments ; les instruments à la recherche et à la perfection des arts, qu'on jetterait au peuple pour lui apprendre à respecter la philosophie. » (Denis Diderot, Pensées sur l'interprétation de la nature, § 18). 
Autrement dit, penser sa pensée, et non, comme on l'entend dire aujourd'hui, " vivre sa pensée et penser sa vie ".
Emmanuel Kant : Réfléchir et décider par soi-même. Cf Hésiode. (lien)

Gilles Deleuze : « La philosophie est l'art de former, d'inventer, de fabriquer des concepts. » (Qu'est-ce que la philosophie – Gilles Deleuze et Félix Guattari).
Concepts de Nietzsche : dévaluation [Umwertung] des valeurs, esprit libre, éternel retour, nihilisme, surhomme, volonté de puissance. Mais sa philosophie, comme Vigny le pensait de celle de Voltaire, vaut surtout en tant que critique.
U I 2b, fin 1870 - avril 1871 : 7[17] : « La pensée philosophique ne peut pas construire, seulement détruire [das philosophische Denken kann nicht bauen, sondern nur zerstören.]. » Cf Alfred de Vigny : « La philosophie de Voltaire […] fut très belle, non parce qu’elle révéla ce qui est, mais parce qu’elle montra ce qui n’est pas. » (Journal d’un poète, 1830).

Paul Ricœur : " L'une des tâches de la réflexion philosophique est de clarifier les concepts. Clarifiez d'abord votre langage, ne cessent de nous dire les Anglo-Saxons, distinguez les emplois des mots... " (La Critique et la conviction, " Éducation et laïcité ", Paris : Calmann-Lévy, 1995).

Idéalement, un programme d’introduction de la philosophie dans la Cité aurait dû opposer :
  1. au quotidien, les concepts (les notions les plus abstraites) ;
  2. à la Révélation (le Verbum judéo-chrétien), la rationalité du Logos grec, le ratio et oratio latin ;  Malebranche, Conversations chrétiennes, Entretien 1 : « Si donc vous n'êtes pas convaincu par la raison, qu'il y a un Dieu, comment serez-vous convaincu qu'il a parlé ? ». Et Jean-Jacques Rousseau, Émile ou de l'Éducation, IV " Profession de foi du vicaire savoyard " : « Ils ont beau me crier : Soumets ta raison ; autant m'en peut dire celui qui me trompe : il me faut des raisons pour soumettre ma raison. »
  3. à l’action/agitation collective, la réflexion (individuelle) ; ce qui n'exclut pas des retombées de ces réflexions individuelles sur les actions militantes.
  4. au risque, le courage ;
  5. au règne de l’opinion, enfin, le doute et le questionnement. 
Voir aussi : La philosophie noyée dans le café (mes notes critiques sur les cafés-philo parisiens)
Esprit, n° 239, janvier 1998, pages 200-205.


D / À quoi sert la philosophie ?

Via la logique, apparition de l'ordre déductif. Kant (qui ignorait la logique propositionnelle des Stoïciens) voyait dans la logique formelle [d'abord logique prédicative, plus tard logique des propositions], cette création d'Aristote injustement décriée et moquée par quelques auteurs de la Renaissance (Rabelais, Montaigne), puis par Molière, le signe principal de l'acquis en philosophie, mais la pensait à tort close et achevée  (Préface de la seconde édition de la CRP, 1787), peu avant que George Boole présente de cette logique une forme algébrisée.
  • Formalisation des raisonnements juridiques.
  • Fourniture de modèles aux sciences humaines.
  • Réfutation logique de la "preuve" ontologique de l'existence de "Dieu" (Gottlob Frege et Bertrand Russell).
- L'étude de l'histoire de la philosophie introduit efficacement et rapidement à l'histoire générale de l'Occident.

- Par son insistance sur l'argumentation et le raisonnement, valeur de formation à l'autocritique rationnelle, au souci de vérification (tout comme dans les mathématiques). Errare humanum est, perseverare diabolum, sed rectificare divinum.
Vérifier notamment les citations qui circulent, soit que leur texte est souvent corrompu, ou la citation mal découpée, soit que l'on attribue à l'un ce que l'autre a écrit. 
John LockeEssai sur l’entendement humain, IV, xvi, § 11 :
« He that has but ever so little examined the citations of writers, cannot doubt how little credit the quotations [citations] deserve [méritent] when the originals are wanting [manquent] ; and consequently how much less quotations of quotations can be relied on [sont fiables]. »
- Le principe de raison suffisante (PRS) , le plus connu des principes logiques, établit un cadre de rationalité qui permettra l'essor des sciences exactes.
" Toutes les sciences ne reposent que sur le fondement général que leur offre le philosophe. " (Frédéric Nietzsche, Fragments posthumesP I 20b, été 1872 - début 1873, 19[136])
[Denn alle Wissenschaften ruhen nur auf dem allgemeinen Fundamente des Philosophen.]
- Contributions aux sciences :
  • Vers l'héliocentrisme : Philolaos de Crotone et Aristarque de Samos.
  • Démocrite d'Abdère : il n'y a que des atomes et du vide.
  • Hicétas de Syracuse : relativité galiléenne.
- Influence de la philosophie sur les conceptions générales de l'histoire (philosophie de l'histoire, Machiavel, Hobbes, Rousseau) ; avec la philosophie de l'éducation (Montaigne, Rousseau, Victor Cousin). Le droit public et la science politique dérivent de la philosophie politique. L'Humanisme et les Lumières aboutirent aux déclarations des droits (Habeas corpus, 1679 ; Bill of Rights, 1689 ; Declaration of Independence, 1776 ;  Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen, 1789).

- " La philosophie joua un rôle décisif dans la construction de la laïcité comme idéal d'émancipation. " (Henri Pena-Ruiz, Dictionnaire amoureux de la laïcité, entrée " Philosophie ", Paris : Plon, 2014). Montaigne précurseur de la liberté de conscience (penser par soi-même), elle-même principe clé de la laïcité. Condorcet est à l'origine du modèle français, égalitaire mais non égalitariste, d'instruction publique.
« Tous les individus ne naissent pas avec des facultés égales […] En cherchant à faire apprendre davantage à ceux qui ont moins de facilité et de talent, loin de diminuer les effets de cette inégalité, on ne ferait que les augmenter. » (Nature et objet de l’instruction publique, 1791)
- Satisfaction du désir personnel de mieux comprendre notre situation d'humain existant. Amour, amitié, souffrance, mort. Avec l'application au problème de la fin de vie.
Humain, trop humain I, 1878, II " Sur l'histoire des sentiments moraux ", § 80 Le vieillard et la mort : « Abstraction faite des exigences qu'imposent la religion, on doit bien se demander : pourquoi le fait d'attendre sa lente décrépitude jusqu'à la décomposition serait-il plus glorieux, pour un homme vieilli qui sent ses forces diminuer, que de se fixer lui-même un terme en pleine conscience ? Le suicide est dans ce cas un acte qui se présente tout naturellement et qui, étant une victoire de la raison, devrait en toute équité mériter le respect : et il le suscitait, en effet, en ces temps où les têtes de la philosophie grecque et les patriotes romains les plus braves mouraient d'habitude suicidés. Bien moins estimable est au contraire cette manie de se survivre jour après jour à l'aide de médecins anxieusement consultés et de régimes on ne peut plus pénibles, sans force pour se rapprocher vraiment du terme authentique de la vie. — Les religions sont riches en expédients pour éluder la nécessité du suicide : c'est par là qu'elle s'insinue flatteusement chez ceux qui sont épris de la vie. »
- Le droit public et la science politique dérivent de la philosophie politique. Les Lumières ont abouti  à la Déclaration... de 1789 qui est aujourd'hui un élément de notre bloc constitutionnel.
Condorcet :
" Ni la constitution française, ni même la déclaration des droits, ne seront présentés à aucune classe des citoyens, comme des tables descendues du ciel, qu'il faut adorer et croire. " (Rapport et projet de décret sur l'organisation générale de l'instruction publique, 20-21 avril 1792).
- Influence de la philosophie sur les conceptions politiques générales de l'histoire (philosophie de l'histoire, Machiavel, Hobbes, Rousseau, Burke, Tocqueville, et alii).


Genres, catégories, universaux (cadre général de la pensée) : 

Cinq genres platoniciens :
« L’Être, le Repos, le Mouvement, l’Autre, le Même […] il n’y a pas moins de cinq genres […] la nature des genres comporte la communication [participation] réciproque. » (Platon, Le Sophiste, 254e-257a).
Cette « communication réciproque », et la présence du Mouvement, répond par avance aux reproches que les idéologues marxistes firent à la métaphysique classique (qu’ils ne connaissaient pas) d’ignorer les relations, le contexte, le mouvement.

Dix catégories aristotéliciennes  de l’être : substance, quantité, manière d’être, relation ; endroit, moment, position, équipement, action, passion. » (Aristote, Catégories, IV, 1b)

Quatre catégories stoïciennes : substrat ou substance, qualités stables, manières d’être contingentes et manières d’être relatives (Stoicorum Vetera Fragmenta, II, 369 sqq.)

Cinq universaux (quinque voces) :
Le philosophe néo-platonicien Porphyre de Tyr (vers 234 / vers 305) : le genre, l’espèce, la différence spécifique, le propre, l’accident. (Isagoge, préface aux Catégories d'Aristote).

Sept catégories cartésiennes :
esprit, grandeur, repos, mouvement, relation, figure [forme], matière. 

Douze catégories kantiennes :
Quantité
unité
pluralité
totalité  

Qualité

réalité

négation

limitation

Relation
inhérence et subsistance
causalité et dépendance
communauté [Causalité d’une susbstance dans la détermination des autres]

Modalité

possibilité – impossibilité

existence – non-existence

nécessité [Existence donnée par la possibilité] - contingence

Deux catégories marxistes (matérialisme dialectique) : la matière, le mouvement (oubli notable de l'énergie). 

* * * * *

- Critique et dépassement de la mythologie et des religions. (opposition mythos/logos).
Pour le christianisme, la science doit être abolie (I Corinthiens XIII, 8), la philosophie est un vain leurre (Colossiens, II, 8), cependant récupéré en tant que ancilla théologiae (servante de la théologie) par Pierre Damien, Albert le Grand et Thomas d'Aquin.



La philosophie, comme toute entreprise humaine, n'est pas à l'abri de dévoiements :
« La philosophie peut prendre et même réussir jusqu’à un certain point à faire prendre ce que le véritable esprit critique considérerait comme l’expression la plus typique du dogmatisme et du conformisme idéologique du moment pour la forme la plus impitoyable et la plus sophistiquée de la critique. »
Jacques Bouveresse, Le Philosophe chez les autophages, I, Paris : Minuit, 1984.

E / DESCARTES INUTILE ET INCERTAIN

Ma critique de la pseudo preuve de Dieu par Descartes : voir le § VIII de cette page en lien.

Pour nombre de nos contemporains, le nom de René Descartes reste encore, via l’adjectif "cartésien", synonyme de bonne logique, de bon sens ; il n’est donc pas inutile de revenir sur une polémique datant de quelques années (1997) entre le scientifique Claude Allègre (né en 1937), géologue renommé mais contesté, et le philosophe des sciences Vincent-Pierre Jullien (né en 1953), polémique décalquée des profondes divergences entre Descartes et les alliés actuels ou futurs de Blaise Pascal.
" Descartes [...] n'a pas distingué le certain de l'incertain. " (Leibiz, De la Réforme de la philosophie première et de la notion de substance, 1694). Ce qui est vraiment un comble pour un philosophe. 

E / 1   Claude Allègre, peu avant d’être nommé ministre de l’Éducation dans le gouvernement de Lionel Jospin en juin 1997, révéla la superficialité de son information philosophique lorsqu’il attribua au regretté Jean-François Revel (1924-2006) la belle expression de ... Pascal, " Descartes inutile et incertain " (" Les erreurs de Descartes ", Le Point, n° 1279, 22 mars 1997). Soutenant que l’approche mathématique serait responsable des erreurs dans les sciences, Allègre montre qu’il ignore que la rigueur des mathématiques réside dans l'effectivité de la relation entre définitions et démonstrations, dans les notations et le calcul formel, et non (comme le pensait Descartes) dans le vain recours en l’évidence - la pernicieuse confiance en soi ... - Mais il n’est pas exact que les mathématiques soient complètement détachées de l’expérience ; le calcul (maintenant effectué par des machines électroniques) et le tracé de figures sont des formes à part entière d’expérience. 

   Ceci étant, je ne suis pas sûr que dans cette querelle des erreurs de Descartes, que Claude Allègre est loin d’avoir ouverte puisqu’elle remonte à Pascal et qu’elle fut entretenue publiquement par Huyghens, Leibniz, D’Alembert, Voltaire et alii, Vincent Jullien ait entièrement raison (" Monsieur Allègre et Descartes ", Le Monde, 22-23 juin 1997, page 15). Lorsque Claude Allègre reproche à Descartes de mêler considérations religieuses et considérations scientifiques, le reproche est parfaitement fondé. Que cette approche religieuse soit historiquement datée ne lui enlève pas ce côté irrationnel et non scientifique auquel plusieurs contemporains étaient déjà sensibles puisqu’ils ne faisaient plus intervenir “Dieu” dans l’explication des phénomènes physiques. À lire Vincent Jullien, on pourrait penser que les savants se sont trompés autant les uns que les autres, et les philosophes de même, et autant que les savants, lorsqu’ils ont fait des sciences. Ce qui excuserait G. W. Hegel, entre autres, pour son De Orbitis qui assénait des certitudes contredites peu après par le télescope.


E / 2   Il faut se donner la peine d’examiner de près les cinq petits mais puissants écrits épistémologiques de Blaise Pascal :
Expériences nouvelles touchant le vide (1647)
Lettre au père Noël (29 octobre 1647)
Lettre à M. Le Pailleur (printemps 1648)
Au lecteur 
Traité de la pesanteur de la masse de l’air (1651-53)
On y trouvera une réflexion philosophique, véritablement rationnelle - selon nos critères actuels, mais aussi selon les critères baconiens (ceux de Francis Bacon, auteur, vers 1600, du fameux traité "De l’Avancement du savoir") - dirigée contre la "méthode cartésienne". Contrairement à ce qu’écrivit Vincent Jullien, Blaise Pascal n’admettait aucune interaction entre science et métaphysique, aucun recours à des "qualités occultes" du type de la vertu dormitive de l’opium immortalisée par Molière, aucun recours à des "définitions" circulaires ne définissant rien ; il reconnaissait à la raison expérimentale priorité sur les hypothèses désordonnées telles que l’existence d' un éther ou d’une matière subtile.

   Relativement au mouvement de la Terre, on trouve dans la table des Principes de la Philosophie de Descartes, en III, 28, " on ne peut pas proprement dire que la Terre ou les planètes se meuvent " ; puis, en III, 38-39, " suivant l’hypothèse de Tycho ... " Claude Allègre eut donc tort de parler de façon générale de "l’immobilité de la Terre" soutenue par Descartes. Mais la prudence du penseur du Cogito était telle qu’il est difficile de suivre Vincent Jullien se hasardant à vanter un " héliocentriste puissant et efficace ".

Descartes utile selon Condorcet :
" [Descartes] voulait étendre sa méthode à tous les objets de l’intelligence humaine ; Dieu, l’homme, l’univers étaient tour à tour le sujet de ses méditations. Si dans les sciences physiques, sa marche est moins sûre que celle de Galilée, si sa philosophie est moins sage que celle de Bacon, si on peut lui reprocher de n’avoir pas assez appris par les leçons de l’un, par l’exemple de l’autre, à se défier de son imagination, à n’interroger la nature que par des expériences, à ne croire qu’au calcul, à observer l’univers, au lieu de le construire, à étudier l’homme, au lieu de le deviner ; l’audace même de ses erreurs servit aux progrès de l’espèce humaine. Il agita les esprits, que la sagesse de ses rivaux n’avait pu réveiller. Il dit aux hommes de secouer le joug de l’autorité, de ne plus reconnaître que celle qui serait avouée par leur raison ; et il fut obéi, parce qu’il subjuguait par sa hardiesse, qu’il entraînait par son enthousiasme. " (Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain, Huitième époque)
  L’historien des sciences William Whewell nota que Descartes récusait les travaux de Galilée ; on lit avec stupeur : " Pour les expériences que vous me mandez de Galilée, je les nie toutes " dans une lettre à Mersenne d'avril 1634. Descartes faisait, pour Whewell, piètre figure à côté du savant italien :
" Parmi les vérités en mécanique qui étaient facilement saisissables au début du XVIIe siècle, Galilée a réussi à en atteindre autant, et Descartes aussi peu, qu’il était possible à un homme de génie " (" Of the mechanical truths which were easily attainable in the beginning of the 17th century, Galileo took hold of as many, and Descartes of as few, as was well possible for a man of genius ", History of Inductive Sciences, 1847, VI, ii, tome 2, page 52).

   Descartes reconnut le principe d’inertie ; mais, comme pour Georg W. F. Hegel d’ailleurs, la liste de ses erreurs dans le domaine des sciences expérimentales est bien longue ; parmi ces erreurs :

- les tourbillons de matière subtile.
- six règles du mouvement (sur sept).
" Cette première règle cartésienne du mouvement est la seule qui soit parfaitement exacte. " (Leibniz, Remarques sur la partie générale des principes de Descartes, 2e partie)
" Selon Descartes, schéma bizarre "
Leibniz, Remarques sur la partie générale des principes de Descartes, 2e partie, " Sur l'art. 53",
traduction Paul Schrecker in Opuscules philosophiques choisis, Paris : Vrin, 1962.


- la génération spontanée.
- la "matière" calorique.
- le rejet des expériences de Galilée.
- la négation de l’attraction terrestre.
- la propagation plus rapide des sons aigus.
- la propagation des sons aussi rapides dans le sens du vent que contre le vent.
- la vitesse de la lumière plus élevée dans le milieu d’indice plus élevé.


E / 3  Il était donc assez cavalier de renvoyer dos à dos l’imperfection de la science à une époque donnée et les erreurs des philosophes,  ce qu'osa pourtant Jacques D’Hondt (né en 1920 en Indre-et-Loire - décédé le 10 février 2012 à Paris VIIIe) pour excuser Hegel : " Ce qui était vérité scientifique à l’époque de Hegel se trouve maintenant aussi périmé que les erreurs du philosophe" (Hegel et l’hégélianisme, Paris : Puf, 1982, colletion Que-sais-je ?, page 29). Ces erreurs de Hegel étaient relatives à la question dite des matières : éther, phlogistique (1), calorique, matière électrique ; en 1813, il imaginait leur compénétrabilité (Science de la logique, I, 2) ; en 1827, il les rejetait toutes, y compris donc l’électron (Encyclopédie des Sciences philosophiques). On sait que dans sa thèse de doctorat (le fameux De Orbitiis planetarum, août 1801), Hegel croyait avoir prouvé qu’il ne pouvait y avoir plus de sept planètes dans le système solaire ... ; ceci peu après la découverte de Cérès le 1er janvier 1801 par Giuseppe Piazzi.

   Invoquer en regard de ces erreurs la méthode qui permet de penser « librement », c’est tout d’abord jeter des doutes sérieux sur la valeur de la dite méthode ... C’est ensuite oublier qu’il ne s’agit pas seulement de penser librement, dans un fantasme de toute puissance de la pensée (fantasme qui relève très précisément d’une critique de la raison pure ; cf la colombe de Kant, oiseau imaginaire qui pensait son vol contrarié par l’air) ; il s’agit, surtout, de penser juste, donc en rapport permanent avec l’expérience du réel ainsi qu'avec la cohérence des concepts. La pensée scientifique ménage une place à la réalité extérieure qu’elle représente, précisément par le biais de la démarche expérimentale et de la spirale : hypothèse 1 - expérience - théorie - hypothèse 2 .... L’observation kantienne de la pratique déplorable du concept sans intuition, ou pensée vide (Critique de la raison pure, " Logique transcendantale ", I), c’est ce qui poussait déjà Leibniz à énoncer cette magnifique devise : « J’aime mieux un Loeuwenhoek [Antoni van Leeuwenhoek] qui me dit ce qu’il voit qu’un cartésien qui me dit ce qu’il pense. » (Lettre à Huyghens, 2 mars 1691).
   Vincent Jullien semble s’accorder avec Claude Allègre sur l’erreur que constituerait la conservation de la somme des quantités de mouvement (produit de la masse par la vitesse) dans le choc mécanique de deux solides ; elle se conserve effectivement, comme le savent les étudiants, mais vectoriellement seulement ; se conservent également, en mécanique classique (non relativiste), les grandeurs scalaires (numériques) que sont l’énergie cinétique totale et les masses (dans un référentiel donné). Pour Descartes, à qui faisait défaut la notion de vecteur (introduite au XIXe siècle), cette conservation des valeurs numériques (donc fausse) résultait "de ce que Dieu est immuable" ... (Les Principes de la Philosophie, II, 39).

  C’est ce recours à cette argumentation non scientifique, pour ne pas dire pitoyable, pré-aristotélicienne, recours déjà fort choquant au XVIIe siècle pour bon nombre de savants de cette époque, que Claude Allègre eut raison de signaler, le sauvant ainsi de l’oubli. L’esprit de la méthode et de la probité scientifiques résidait alors chez Bacon, Galilée et Newton, davantage que chez leurs critiques mal inspirés. Selon le Néerlandais Christian Huygens (1629-1695),
" M. Descartes avait trouvé la manière de faire prendre ses conjectures et fictions pour des vérités. Et il arrivait à ceux qui lisaient ses Principes de philosophie quelque chose de semblable qu’à ceux qui lisent des romans qui plaisent et font la même impression que des histoires véritables. " « En voulant faire croire qu’il a trouvé la vérité, comme il le fait partout […] il a fait une chose qui est de grand préjudice au progrès de la philosophie. » Remarques de Huygens sur la vie de Descartes par Baillet, éd. de Victor Cousin, Fragments philosophiques pour servir à l’histoire de la philosophie – Philosophie moderne, volume I, Paris, 1866, page 119.
Condorcet nota dans son éloge de Huyghens que celui-ci n'avait pas suivi, dans ses recherches sur les lois des chocs des corps, " cette métaphysique qui avait égaré son maître ". (Éloge de Hyughens, dans Œuvres complètes, tome 1, Mélanges de littérature et de philosophie, " Éloges des académiciens de l'Académie royale des sciences, morts depuis l'an 1666, jusqu'en 1699 ", Brunswick et Paris : An XIII = 1804).

VOLTAIRE : " Il faut avouer qu'il n'y eut pas une seule nouveauté dans la physique de Descartes qui ne fût une erreur. Ce n'est pas qu'il n'eût beaucoup de génie ; au contraire, c'est parce qu'il ne consulta que ce génie, sans consulter l'expérience et les mathématiques : il était un des plus grands géomètres de l'Europe, et il abandonna sa géométrie pour ne croire que son imagination. Il ne substitua donc qu'un chaos au chaos d'Aristote. Par là il retarda de plus de cinquante ans les progrès de l'esprit humain. Ses erreurs étaient d'autant plus condamnables qu'il avait pour se conduire dans le labyrinthe de la physique un fil qu'Aristote ne pouvait avoir, celui des expériences, les découvertes de Galilée, de Toricelli, de Guéricke, etc., et surtout sa propre géométrie. " Questions sur l'Encyclopédie, article "Cartésianisme".


NOTE

1. Matière imaginée par le chimiste allemand Georg Ernst Stahl (1659-1734) pour expliquer les réactions d’oxydo-réduction ; d’autre part Stahl recourait à l’âme comme principe d’explication des phénomènes biologiques. Les chimistes français Antoine Lavoisier (1743-1794) et Pierre Bayen (1725-1798) refusèrent  cette croyance en un "phlogistique".