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mardi 19 septembre 2023

INDEX NIETZSCHE (4/16) : LES SOCIALISTES






« Il faut être un crétin pour se définir comme un nietzschéen de gauche. »
Michel Houellebecq, entretien avec Jérôme Garcin, Le Nouvel Observateur, 25 août 2005. Allusion évidente à Michel Onfray.

Pour une note générale sur mes indexations de Nietzsche, voir le début de "Dieu", la religion, dans l'œuvre de Frédéric Nietzsche.




Fragments posthumes, 1871,

U I 2b, fin 1870 - avril 1871 : 7[182] : " Refuser la déification du peuple : nous ne mettons ici nos pas que dans ceux du grand individu. Un pareil amoncellement de pareils débris peut-il être appelé civilisation [Cultur] , peut-il constituer une fin ? "
7[183] : " Est-ce que ce qui est utile à ceux de la multitude est une fin ? Ou bien ceux de la multitude ne sont-ils qu’un moyen ? "

U I 4a, 1871 : [69] : " Le socialisme est une conséquence de l’inculture générale, de l’éducation abstraite, de la grossièreté d’âme. [allgemeiner Unbildung, abstrakter Erziehung, Gemüthsroheit]. "
[70] : " Égalité de l’enseignement pour tous jusqu’à quinze ans. Car la prédestination au lycée par les parents, etc., est une injustice. "


Naissance de la tragédie (1872, 1874) :
§ 18 : " Il n’y a rien de plus terrifiant qu’un barbare état d'esclavage qui a appris à considérer son existence comme une injustice et qui se prépare à en prendre vengeance, non seulement pour elle, mais pour toutes les générations. [Es giebt nichts Furchtbareres als einen barbarischen Sclavenstand, der seine Existenz als ein Unrecht zu betrachten gelernt hat und sich anschickt, nicht nur für sich, sondern für alle Generationen Rache zu nehmen.] "


Cinq préfaces à cinq livres qui n'ont pas été écrits, 1980 [1872],
§ 3 L'État grec [Der griechische Staat] :
" La misère des hommes qui vivent péniblement doit encore être accrue pour permettre à un nombre restreint d'Olympiens de produire le monde de l'art. Voilà d'où provient ce ressentiment qu'ont entretenu de tout temps les communistes et les socialistes, ainsi que leurs pâles rejetons, la race blanche des "libéraux", à l'encontre des arts, mais aussi à l'encontre de l'Antiquité classique. Si la civilisation était réellement laissée au gré d'un peuple, si d'inexorables puissances n'y régnaient qui soient à l'individu lois et limites, on verrait alors le mépris de la civilisation, la glorification de la pauvreté d'esprit, la destruction iconoclaste des exigences artistiques, ce serait bien plus qu'une insurrection des masses opprimées contre quelques frelons oisifs : ce serait le cri de compassion qui renverserait les murs de la civilisation ; l'instinct [Trieb] de justice, le besoin d'égalité dans la souffrance submergeraient toutes les autres représentations. "


Schopenhauer éducateur, 1874,
§ 4 : " Toute philosophie qui croit qu’un événement politique puisse écarter, ou qui plus est résoudre, le problème de l’existence est une plaisanterie de philosophie, une pseudo-philosophie. Depuis que le monde existe, on a vu souvent se fonder des États ; c'est une vieille histoire. Comment une innovation politique suffirait-elle à faire des hommes, une fois pour toutes, les heureux habitants de la Terre ? 3


Fragments posthumes, 1875-1877,

U II 8b, printemps-été 1875 : 5[188] : " L'État idéal, dont rêvent les socialistes, détruit les fondements des grandes intelligences, l'énergie forte. " [Der ideale Staat, den die Socialisten träumen, zerstört das Fundament der großen Intelligenzen, die starke Energie.]

N II 3, fin 1876 – été 1877 : 21[43] : " Le socialisme se fonde sur la résolution de poser les humains égaux et d’être juste envers chacun : c’est la moralité la plus élevée. [Der Socialismus beruht auf dem Entschluss die Menschen gleich zu setzen und gerecht gegen jeden zu sein: es ist die höchste Moralität.] "

Mp XIV 1b, fin 1876 - été 1877 : 23[16] : la navigation aérienne sera favorable au socialisme ;
23[25] : " On reproche au socialisme de ne pas tenir compte de l’inégalité de fait entre les hommes ; toutefois ce n’est pas là un reproche, mais bien une caractéristique, car le socialisme décide de négliger cette inégalité et de traiter les hommes en égaux […] c’est dans cette décision de passer outre les différences que réside sa force exaltante. [Man wirft dem Socialismus vor, daß er die thatsächliche Ungleichheit der Menschen übersehe; aber das ist kein Vorwurf, sondern eine Charakteristik, denn der Socialismus entschließt sich, jene Ungleichheit zu übersehen und die Menschen als gleich zu behandeln [...] In jenem Entschluß, über die Differenzen hinweg zu sehen, liegt seine begeisternde Kraft.] "
Mp XIV 1 d, automne 1877 : 25[1] : Socialisme :
Améliorer la condition des couches les plus basses revient à améliorer leur capacité de souffrance ; le grand homme et la grande œuvre ne s’épanouissent que dans la liberté.
Les socialistes ont pour la plupart le tempérament sombre, débile, songe-creux, fielleux.


Humain, trop humain (1878, 1886),

V, § 235 : « Les socialistes aspirent à créer un état de bien-être pour le plus grand nombre possible. Si le foyer permanent de ce bien-être, l’État parfait, était réellement atteint, ce bien-être même détruirait le terrain sur lequel se développent la grande intelligence et, d’une manière générale, la forte individualité. »

VIII, § 446 : Pour ceux qui, en toute chose, envisagent l’utilité supérieure, le socialisme ne présente qu’un problème de puissance.
VIII, § 463 : Une chimère dans la théorie de la révolution.
Tout bouleversement de ce genre fait chaque fois revivre les énergies les plus sauvages, ressuscitant les horreurs et les excès depuis longtemps enterrés d’époques reculées.
VIII, § 473 : Le socialisme au point de vue de ses moyens d’action.
Le socialisme est le frère cadet et fantasque du despotisme agonisant dont il veut recueillir l’héritage ; ses aspirations sont donc réactionnaires au sens le plus profond. Car il désire la puissance étatique à ce degré de plénitude que seul le despotisme a jamais possédé, il surenchérit même sur le passé en visant à l’anéantissement pur et simple de l’individu […] Ce qu’il lui faut, c’est la soumission la plus servile de tous les citoyens à l’État absolu, à un degré dont il n’a jamais existé l’équivalent. […] Il ne peut nourrir l’espoir d’arriver ici ou là à l’existence que pour peu de temps, en courant au terrorisme extrême. Aussi se prépare-t-il en secret à l’exercice souverain de la terreur, aussi enfonce-t-il le mot de « justice » comme un clou dans la tête des masses semi-cultivées, pour les priver complètement de leur bon sens (ce bon sens ayant déjà beaucoup souffert de leur demi-culture) […] Le socialisme peut servir à enseigner de façon bien brutale et frappante le danger de toutes les accumulations de puissance étatique, et à inspirer une méfiance correspondante envers l’État lui-même.
VIII, § 480 : les deux partis adverses, le parti socialiste et le parti national sont dignes l’un de l’autre : l’envie et la paresse sont les puissances motrices de l’un comme de l’autre.
Les troupes socialistes sont déjà nivelées de l’intérieur, tête et cœur.

IX, § 483 : Ennemis de la vérité. — Les convictions sont des ennemis de la vérité plus dangereux que les mensonges. [Feinde der Wahrheit. — Ueberzeugungen sind gefährlichere Feinde der Wahrheit, als Lügen.]
IX, § 630 : « Si tous ceux qui nourrissaient une si grande idée de leur conviction, lui faisaient des sacrifices de toute nature et ne ménageaient à son service ni leur honneur, ni leur vie, avaient plutôt consacré ne serait-ce que la moitié de leurs forces à rechercher à quel titre ils tenaient à telle ou telle conviction, par quelle voie ils y étaient arrivés, quel air pacifique aurait l’histoire de l’humanité ! Quel surcroît de connaissances nous aurions ! »


Fragment posthume, 1878,

N II 7, été 1878, 30[3] : « J'ai vu le goût pour la sphère de pensée socialiste se répandre dans les classes supérieures : et j'ai dû dire, avec Goethe : " On ne semblait pas sentir qu'il faudrait d'abord tout perdre pour obtenir d'une certaine manière des bénéfices douteux. " » [« Man schien nicht zu fühlen, was alles erst zu verlieren sei, um zu irgendeiner Art zweideutigen Gewinnes zu gelangen. » (Kampagne in Frankreich, Pempelfort, novembre 1792)].


Opinions et sentences mêlées (1879),

§ 99 : Le poète montrant la voie de l’avenir.
Pourvu qu’on ne l’entende pas comme si la tâche du poète était, à l’instar de quelque utopiste de l’économie politique (1), de préfigurer dans ses images des conditions de vie plus favorables pour la nation et la société, ainsi que les moyens de les rendre possibles.
1. Allusion probable à Karl Marx. " Quant à Marx, rien non plus [non plus que pour Sade], bien qu'une Internationale se soit tenue à Bâle en 1869 en présence de Marx et Engels, à l'époque où Nietzsche s'y établit. Il est possible que Wagner ait mentionné le nom de Marx devant Nietzsche, mais le compositeur lui-même s'y intéressa peu, malgré son passé révolutionnaire (cf. ses amitiés avec Bakounine, Röckel, Herwegh qui, eux, le connaissaient bien). Dans les années 1870, le nom de Marx était peut-être même devenu tabou chez les Wagner... " (Dorian Astor, communication personnelle via facebook).

§ 304 : Esprits révolutionnaires et esprits possédants.
« Le seul moyen contre le socialisme qui soit encore en votre pouvoir est de ne pas le provoquer, c'est-à-dire de mener vous-mêmes une vie sobre et modeste, d'empêcher de votre mieux l'exhibition de toute opulence et d'aider l'État quand il frappe d'impôts cuisants le superflu et tout ce qui ressemble à du luxe. Vous ne voulez pas de ce moyen ? Alors, vous les riches bourgeois qui vous dites "libéraux", confessez-le donc, c'est votre propre et chère mentalité que vous trouvez si effroyable et menaçante chez les socialistes, mais qu'en vous-mêmes vous acceptez comme inévitable, comme si elle y était quelque chose de tout à fait différent. Si, tels que vous êtes, vous n'aviez ni votre fortune, ni le souci de la conserver, cette mentalité-là ferait de vous des socialistes : seule la possession vous distingue de ceux-ci. »


Fragments posthumes, 1879,
N IV 2, juin-juillet 1879 : [5] : « La sujétion [Unfreiheit] de l'opinion et de la personne est attestée par le penchant révolutionnaire.
La liberté par la satisfaction, l'adaptation [Sich-ein passenet le mieux-faire personnel. »


Le Voyageur et son ombre , 1879,

§ 285 : « Nos socialistes [...] gardent rancune à ce fameux juif ancien [Moïse] d’avoir dit : Tu ne voleras point. D’après eux, le septième commandement doit plutôt s’énoncer : Tu ne posséderas point. [...]
Il n'y a jamais eu deux lots réellement égaux, et quand il y en aurait, jamais l’envie de l’homme pour son voisin ne croirait à leur égalité. [...]
La mélodie fondamentale de l’utopie platonicienne, que continuent aujourd’hui encore à chanter les socialistes, repose sur une connaissance défectueuse de l’homme. [Plato’s utopistische Grundmelodie, die jetzt noch von den Socialisten fortgesungen wird, beruht auf einer mangelhaften Kenntniss des Menschen]. »
[Cf Leszek Kolakowski : « L’absence du corps et de la mort, l’absence de sexualité et d’agressivité, l’absence de conditions géographiques ou démographiques, bref, une interprétation qui ne voit en tous ces éléments que des facteurs purement sociaux, constitue l’une des dimensions les plus caractéristiques de l’utopie marxiste. » Histoire du marxisme, XVI].

§ 286 : « L’exploitation de l’ouvrier, on le comprend maintenant, fut une sottise, un gaspillage aux dépens de l’avenir, une menace pour la société. Voici que déjà on a presque la guerre : et en tout cas, pour maintenir la paix, signer des contrats et obtenir la confiance, les frais seront désormais très grands, parce que la folie des exploitants aura été si grande et si durable. »

§ 292. Victoire de la démocratie.
« Toutes les puissances politiques essaient maintenant d'exploiter la peur du socialisme pour consolider leur force. Mais à la longue, seule la démocratie en tirera avantage : car tous les partis sont aujourd'hui obligés de flatter le "peuple" et de lui donner des facilités et libertés de tous genres, grâce auxquelles il finit par devenir omnipotent. Le peuple est on ne peut plus éloigné du socialisme en tant que théorie visant à modifier l'acquisition de la propriété ; et quand un beau jour il aura en main la vis des impôts, grâce aux grandes majorités de ses parlements, il s'attaquera aux magnats du capitalisme, du négoce, de la bourse, et donnera lentement naissance, dans le fait, à une classe moyenne qui pourra oublier le socialisme, comme une maladie heureusement passée. — Le résultat pratique de cette démocratisation envahissante sera tout d'abord une fédération des peuples européens »


Fragments posthumes, 1880,
N V 4, automne 1880 : [106] : L’objection majeure contre le socialisme, c’est sa volonté de donner des loisirs aux natures vulgaires. Le vulgaire oisif est à charge à lui-même et au monde. [À rapprocher de cette réflexion de Julien Green : « Hier soir, erré à Montmartre dans le vent et la pluie. Tristesse immense du boulevard de Clichy, de cette foule qui ne sait pas comment s’amuser. Quel bonheur pour elle si l’esclavage était rétabli ! Elle ne connaîtrait plus l’angoisse du loisir. » Journal, 5 décembre 1932].
[109] : L'alcoolisme est beaucoup plus funeste que toutes les oppressions sociales.


Aurore. Pensées sur les préjugés moraux (1881, 1887),

II, § 132 : " Tous les systèmes socialistes reposent sans le vouloir sur le sol commun des doctrines de la compassion. [alle socialistischen Systeme haben sich wie unwillkürlich auf den gemeinsamen Boden dieser Lehren gestellt]. "


Fragments posthumes, 1881,

M III 1, printemps-automne 1881 : 11[188] : En général la direction du socialisme comme celle du nationalisme est une réaction contre le devenir individuel. [Im Allgemeinen ist die Richtung des Socialism wie die des Nationalismus eine Reaktion, gegen das Individuellwerden. Man hat seine Noth mit dem ego, dem halbreifen tollen ego: man will es wieder unter die Glocke stellen.]

N V 7, automne 1881 : 12[81] : Comprend beaucoup d'insatisfaits, qui autrefois se fussent raccrochés à Dieu [Die Unbefriedigten müssen etwas haben, an das sie ihr Herz hängen: z.B. Gott. Jetzt, wo dieser fehlt, bekommt z.B. der Socialismus viele solche, die ehemals sich an Gott geklammert hätten — oder patria (wie Mazzini)].


Le Gai Savoir. "la gaya scienza" (1882, 1887)

I, § 40 : Les masses [...] sont disponibles pour n'importe quel esclavage [le XXe siècle l'a bien montré]

V, § 356 : L'espèce d'hommes la plus myope, peut-être aussi la plus sincère, en tout cas la plus bruyante d'aujourd'hui, Messieurs les socialistes.


Fragments posthumes, 1884-1886,

W I 1, printemps 1884 : 25[263] : Le socialisme moderne veut créer le pendant laïque du Jésuitisme : chacun est absolument instrument. Mais le but n’a pas encore été trouvé jusqu’ici. [Der moderne Socialismus will die weltliche Nebenform des Jesuitismus schaffen: Jeder absolutes Werkzeug. Aber der Zweck ist nicht aufgefunden bisher. Wozu!]

W I 2, été-automne 1884 : 26[360] : Comme je trouve ridicules les socialistes avec leur optimisme imbécile portant sur « l'homme bon » qui attendrait au coin du bois qu'on ait d'abord supprimé l' « ordre » connu jusqu'ici et qu'on lâche ensuite tous les « instincts naturels ». [Wie mir die Socialisten lächerlich sind, mit ihrem albernen Optimismus vom „guten Menschen“, der hinter dem Busche wartet, wenn man nur erst die bisherige „Ordnung“ abgeschafft hat und alle „natürlichen Triebe“ losläßt.]

 [364] : le grand mensonge « égalité des hommes ».

N VII 1, avril-juin 1885 : [75] : Sottise des socialistes qui expriment toujours les seuls besoins du troupeau.
Le socialisme rêve tout à fait naïvement à la stupidité grégaire du "bon, vrai, beau" et aux droits égaux.

W I 6a, juin-juillet 1885 : 37[11] : Le socialisme – tyrannie extrême des médiocres et des sots, c’est-à-dire des esprits superficiels, des jaloux, de ceux qui sont aux trois quarts des comédiens – est en réalité la conséquence des idées modernes et de leur anarchisme latent ; une chose aigrie et sans avenir ; rien n’est plus risible que la contradiction entre les visages venimeux et désespérés de nos socialistes, – et de quels lamentables sentiments d’écrasement leur style même ne rend-il pas témoignage ! – et la jovialité moutonnière et anodine de leurs espérances et de leurs rêves.
La doctrine socialiste dissimule mal la " volonté de nier la vie " ; ce sont des déshérités, hommes ou races, qui ont dû inventer pareille théorie.
Le socialisme retarde l'avènement de la "paix sur la Terre" et du caractère débonnaire de la bête de troupeau démocratique ; il oblige l'Européen à garder de l'esprit.
37[14] : Le plus grand des mensonges – égalité des êtres humains.

W I 8, automne 1885 – automne 1886 : [180] : Tous les partis politiques actuels me répugnent, le socialiste n’est pas seulement l’objet de ma pitié.


Par-delà bien et mal (1886),

I " Des préjugés des philosophes ", § 21 : sorte d'apitoiement socialiste de ceux qui prennent la défense des criminels. [tellement actuel]

V " Contribution à l'histoire naturelle de la morale ", § 202 : ni dieu ni maître dit une formule socialiste [devise d’Auguste Blanqui].
§ 203 : « La dégénérescence générale de l'humanité, son abaissement au niveau de ce que les rustres et les têtes plates du socialisme tiennent pour « l'homme futur », — leur idéal — cette déchéance et ce rapetissement de l'homme transformé en bête de troupeau (l'homme, comme ils disent, de la "société libre"),  cette bestialisation des hommes ravalés au rang de gnomes ayant tous les mêmes droits et les mêmes besoins, c'est là une chose possible, nous ne pouvons en douter ! Quiconque a pensé jusqu'au bout cette possibilité connaît un dégoût de plus que les autres hommes — et peut-être aussi une tâche nouvelle ! » — —

IX " Qu'est-ce qui est aristocratique ? ", § 259 : « De nos jours on s’exalte partout, fût-ce en invoquant la science, sur l’état futur de la société où "le caractère profiteur" n’existera plus [allusion probable à Karl Marx] : de tels mots sonnent à mes oreilles comme si on promettait d’inventer une forme de vie qui s’abstiendrait volontairement de toute fonction organique. L’ "exploitation" [Ausbeutung] n’est pas le propre d’une société vicieuse ou d’une société imparfaite et primitive : elle appartient à l’essence du vivant dont elle constitue une fonction organique primordiale, elle est très exactement une suite de la volonté de puissance, qui est la volonté de la vie. – À supposer que cette théorie soit nouvelle, en tant que réalité c’est le fait premier de toute l’histoire : ayons donc l’honnêteté de le reconnaître ! – ».


Généalogie de la morale (1887),

I "  « Bon et méchant »« bon et mauvais » ", § 5 : " Qui nous garantit que la démocratie moderne, l''anarchisme encore plus moderne et surtout cette tendance que l'on observe aujourd'hui chez tous les socialistes d'Europe, à instaurer une " Commune ", c'est-à-dire à restaurer la forme sociale la plus primitive, ne soit pas un monstrueux atavisme ?

II " La « faute », la « mauvaise conscience » ", § 11 : " Un ordre juridique souverain et universel, conçu non pas comme instrument de lutte entre des complexes de puissance, mais comme arme contre toute lutte, répondant à peu près au cliché communiste de Dühring, selon lequel toute volonté devrait considérer toute autre volonté comme égale, cet ordre serait un principe hostile à la vie. un agent de destruction et de dissolution de l'homme, un attentat à l'avenir de l'homme, un symptôme de fatigue, un chemin détourné vers le néant... "


Fragments posthumes, 1887-1888,

W II 2, automne 1887 : [2] : Mon combat contre le christianisme latent (par exemple dans la musique, le socialisme)
[82] : Le socialisme n'est qu'un moyen d'agitation de l'individualiste : ce qu'il veut n'est pas la société comme fin du particulier, mais la société comme moyen.
[170] : Totalité de l'idéal socialiste : malentendu balourd de l'idéal moral chrétien.

W II 3, nov. 1887 - mars 1888 : [60] : l’ouvrier aujourd’hui éprouve son existence comme un état de détresse [Nothstand] (moralement parlant comme une injustice…)
[341] : dans un troupeau l’égalité peut primer [sur la liberté] ; […] dans le socialisme il n’y aura pas de convoitise.

W II 5, printemps 1888 :
14[6] :Concevoir l’étroite interdépendance de toutes les formes de corruption ; et, ce faisant, ne pas oublier la corruption chrétienne […] pas plus que la corruption socialiste-communiste (une conséquence de la chrétienne). [Wille zur Macht als Moral
Die Zusammengehörigkeit aller Corruptions-Formen zu begreifen; und dabei nicht die christliche Corruption zu vergessen
Pascal als Typus
ebensowenig die socialistisch-communistische Corruption (eine Folge der christlichen)]
La plus haute conception de la société des socialistes : la plus basse dans la hiérarchie des sociétés.
[höchste Societäts-Conception der Socialisten die niederste in der Rangordnung der Societäten]

14[29] : L’interprétation par laquelle le pécheur chrétien cherche à se comprendre est une tentative de trouver justifié son manque de puissance et d’assurance : il préfère se trouver coupable que de se sentir mal pour rien : en soi, c’est un symptôme de déclin qu’avoir seulement besoin de telles interprétations. Dans d'autres cas, le laissé pour compte en cherche la raison non dans sa "faute" (comme le chrétien), mais dans la société : le socialiste […] en ressentant son existence comme quelque chose qui est forcément la faute de quelqu'un, est en cela ce qu'il y a de plus proche du chrétien, qui croit aussi mieux supporter son mal-être [Sichschlechtbefinden] et son échec quand il a trouvé quelqu’un qu’il puisse en rendre responsable.
haine de l'égoïsme des autres chez le socialiste.
14[30] : « Quand le socialiste, avec une belle indignation, réclame "justice", "droit", "droits égaux", il est seulement sous l'effet de sa culture insuffisante, qui ne sait comprendre pourquoi il souffre : d’un autre côté, il s’en fait un plaisir. » [Wenn der Socialist mit einer schönen Entrüstung „Gerechtigkeit“, „Recht“, „gleiche Rechte“ verlangt, so steht er nur unter dem Druck seiner ungenügenden Cultur, welche nicht zu begreifen weiß, warum er leidet].
14[75] : Ignominie de tous les socialistes systématiques : penser qu'il pourrait y avoir des circonstances, des "combinaisons" sociales, dans lesquelles le vice, la maladie, le crime, la prostitution, la détresse cessent de se développer … Mais c'est condamner la vie même.

W II 6a, printemps 1888 : [30] : Nous sommes tolérants envers des choses, seulement parce que de loin elles ont de vagues relents chrétiens …Les socialistes en appellent aux instincts chrétiens, et c'est encore leur plus fine habileté.


L'Antéchrist (1889, 1895),
§ 53 : Sens où tout socialiste prend le mot de "vérité".
§ 57 : Ceux que je hais le plus ? la canaille socialiste, ceux qui rendent le travailleur envieux, qui lui enseignent la vengeance.


Crépuscule des Idoles (1889),
Divagations d'un "inactuel", § 34 : Le socialiste attribue son mal-être aux autres.
Esprit de vengeance qui pousse l'ouvrier socialiste à dénigrer la société.
§ 37 : L’ "égalité", une vague assimilation de fait, qui ne fait que s’exprimer dans la doctrine de l’ " égalité des droits ", relève essentiellement de la décadence […] nos socialistes sont des décadents [en français dans le texte].

samedi 15 juillet 2023

INDEX NIETZSCHE (15/16) : LA VÉRITÉ



LA VÉRITÉ (Die Wahrheit)



Les notes entre [ ] sont de moi Cl. C., sauf les passages en allemand, alors mis en italiques.


Fragments posthumes, 1871-1872,
Mp XII 2, hiver 1871-1872 : [1] : « C’est toujours précisément le faux qui est pris au sérieux [Cf La Fontaine, « L’homme est de glace aux vérités, il est de feu pour les mensonges. » (Fables, IX, 6, " Le statuaire et la statue de Jupiter ")] :
Dans la religion – l’historique
Dans l’art – les lectures de distraction
Dans la science – la micrologique, les curiosités, les productions spécifiques
Dans la philosophie – le sot matérialisme. »

Vérité et mensonge au sens extra-moral, 1873,

§ 1 : « Les vérités sont des illusions dont on a oublié qu’elles le sont, des métaphores usées qui ont perdu leur force sensible, des pièces de monnaie qui ont perdu leur effigie et qu’on ne considère plus désormais comme telles mais seulement comme du métal. » [die Wahrheiten sind Illusionen, von denen man vergessen hat, dass sie welche sind, Metaphern, die abgenutzt und sinnlich kraftlos geworden sind, Münzen, die ihr Bild verloren haben und nun als Metall]


Humain, trop humain I, 1878,

IX, L’homme seul avec lui-même, § 483 : Les convictions sont des ennemis de la vérité plus dangereux que les mensonges.
§ 506 : « Ce n’est pas quand il est dangereux de la dire que la vérité trouve le moins de hérauts, mais quand c’est ennuyeux. »
[Cf Platon : « Leurs discours étaient persuasifs, ils n’ont pas dit un seul mot de vrai. Tant de mensonges, je suis habile à parler. A moins qu’ils n’appellent habile à parler celui qui dit la vérité. » (Apologie de Socrate, 17a-c) ;
Malebranche ! « Il faut bien distinguer la force et la beauté des paroles, de la force et de l’évidence des raisons. » (De la Recherche de la vérité, III, iii, 4) ;
Vauvenargues : « Ce que bien des gens, aujourd’hui, appellent écrire pesamment, c’est dire uniment la vérité, sans fard, sans plaisanterie et sans trait. » (Réflexions et maximes, 344) ;
Diderot : « Je parle mal, je ne sais que dire la vérité. » (Le Neveu de Rameau).]
§ 519 La vérité en Circé. : « De bêtes, l’erreur a fait des hommes ; la vérité serait-elle en état de refaire une bête de l’homme ? »

§ 609 L'âge et la vérité. : « La vérité ne dit guère ce qu’elle possède d’esprit sublime que sous un air de simplicité. »

§ 633 : « La passion que l'on a de la vérité a maintenant perdu presque toute valeur au regard de la passion, plus modeste et moins retentissante, de la recherche de la vérité, sans se lasser de réviser et réexaminer ses connaissances. » [das Pathos, dass man die Wahrheit habe, gilt jetzt sehr wenig im Verhältniss zu jenem freilich milderen und klanglosen Pathos des Wahrheit-Suchens, welches nicht müde wird, umzulernen und neu zu prüfen.]


Opinions et sentences mêlées, 1879,
§ 20 : " La vérité ne veut pas de dieux à ses côtés. — La croyance à la vérité commence avec le doute sur toutes les " vérités " crues jusqu'alors. " [Wahrheit will keine Götter neben sich. — Der Glaube an die Wahrheit beginnt mit dem Zweifel an allen bis dahin geglaubten „Wahrheiten“.]


Fragments posthumes, 1876-1880,

U II 5c, octobre-décembre 1876 : [39] : L’état d’esprit philosophique est un fatalisme froid ; la philosophie n’a pas à porter son attention sur les conséquences de la vérité.

N II 3, fin 1876 – été 1877 : [60] : Si l’homme était doué de la connaissance immédiate de la vérité, il ne serait pas passé par l’école de l’erreur ?

N V 4, automne 1880 : 6[441] : « Il n’existe en fait de " vérité " que dans les choses que l’homme invente, par exemple les nombres [Giambattista Vico (1668-1744) expliquait déjà que si les mathématiques atteignent le vrai, c’est parce que l’esprit les fait.]. Il y place quelque chose qu’il retrouve ensuite – telle est la vérité de la nature humaine. Ensuite, la plupart des vérités ne sont en fait que des vérités NÉGATIVES : " ceci n’est pas tel et tel " (bien qu’on les exprime généralement de façon positive.) Là prend sa source tout le progrès de la connaissance. » [„Wahrheit“ giebt es eigentlich nur in den Dingen, die der Mensch erfindet z.B. Zahl. Er legt etwas hinein und findet es nachher wieder — das ist die Art menschlicher Wahrheit. Sodann sind die meisten Wahrheiten thatsächlich nur negative Wahrheiten „dies und das ist jenes nicht“ (obschon meist positiv ausgedrückt.Letztes ist die Quelle alles Fortschrittes der Erkenntniß.]


Aurore, 1881, 1887,

III, § 196 : Les questions les plus personnelles de la vérité.

V, § 424 : « Jusqu’ici, les erreurs se sont révélées être des puissances consolatrices ; on attend maintenant des vérités reconnues les mêmes effets, on trouve le temps un peu long. […] La vérité dans sa totalité et sa cohérence n’est faite que pour les âmes à la fois puissantes et ingénues, joyeuses et pacifiques (comme l’était celle d’Aristote), les seules d’ailleurs qui soient également en état de la chercher : car les autres cherchent des remèdes à leur mal. »
§ 535 : La vérité a besoin de la puissance.


Le Gai Savoir, 1882,
V, § 344 : « L’inutilité et le danger de la " volonté de vérité ", de la " vérité à tout prix " sont constamment démontrés. […] Il pourrait tout aussi bien s’agir de quelque chose de pire [que la volonté de ne pas (se) tromper], d’un principe destructeur hostile à la vie. »


Fragments posthumes, 1882-1885,

N V 9a. N VI 1a, juillet-août 1882 : « Plus abstraite la vérité qu’on veut enseigner et plus ce sont d’abord les sens qu’il faut y attirer. »

W I 1, printemps 1884 : [165] : Caractère négatif de la "vérité" — en tant que suppression d’une erreur, d’une illusion. Mais la naissance de l’illusion a été une exigence de la vie — —. »

N VII 2a, août-septembre 1885 : [4] : « Ne pas " dire la vérité " ; qu’on cause ainsi un dommage est une naïveté. Si la valeur de la vie réside en certaines erreurs auxquelles on croit fortement, le dommage réside dans " dire la vérité " »


Par-delà Bien et mal, Prélude d'une philosophie de l'avenir, 1886,

Préface : À supposer que la vérité soit femme, n'a-t-on pas lieu de soupçonner que tous les philosophes, pour autant qu'ils furent dogmatiques, n'entendaient pas grand-chose aux femmes et que l'effroyable sérieux, la gauche insistance avec lesquels ils se sont jusqu'ici approchés de la vérité, ne furent que des efforts maladroits et mal appropriés pour conquérir justement les faveurs d'une femme ?

I, § 4 : « La fausseté d’un jugement n’est pas pour nous une objection [Einwand] contre ce jugement ; c’est là, peut-être, que notre nouveau langage paraîtra le plus déroutant. La question est de savoir dans quelle mesure un jugement est apte à promouvoir la vie, à la conserver, à conserver l’espèce, voire à l’améliorer, et nous sommes enclins à poser en principe que les jugements les plus faux (et parmi eux les jugements synthétiques a priori) sont les plus indispensables à notre espèce. »

II " L'esprit libre ", § 26 : " Nul ne ment autant que l’Indigné. " [Niemand lügt soviel als der Entrüstete. —]


Généalogie de la morale, 1887,

III, § 24 : « Consultez les philosophies les plus anciennes et les plus récentes : aucune n’a conscience que la volonté de vérité elle-même a besoin d’une justification. C’est là une lacune de toute philosophie. […] Nous devons une bonne fois, et de façon expérimentale, mettre en question la valeur de la vérité. »


Fragments posthumes, 1886-1887,

Mp XVII 3b, fin 1886 – printemps 1887 : [3] : Dans quelle mesure les interprétations [Auslegungen]  du monde sont symptômes d’une pulsion dominante.
[60] : Contre le positivisme, qui en reste au phénomène, « il n’y a que des faits », j’objecterais : non, justement, il n’y a pas de faits, seulement des interprétations [Interpretationen]. Nous ne pouvons constater aucun factum « en soi » : peut-être est-ce un non-sens de vouloir ce genre de chose. « Tout est subjectif », dites-vous : mais ceci est déjà une interprétation [Auslegung], le « sujet » n’est pas un donné, mais quelque chose d’inventé-en-plus, de placé-par-derrière. – Est-ce finalement nécessaire de poser en plus l’interprète [Interpreten] derrière l’interprétation ? Ceci est déjà de l’invention, de l’hypothèse.
Dans la mesure exacte où le mot « connaissance » a un sens, le monde est connaissable : mais il est interprétable [deutbar] autrement, il n’a pas un sens par-derrière soi, mais d’innombrables sens « Perspectivisme ».
Ce sont nos besoins qui interprètent [auslegen] le monde : nos pulsions et leurs pour et contre. Chaque pulsion est une manière de recherche de domination, chacune a sa perspective, qu’elle voudrait imposer comme norme à toutes les autres pulsions.

Crépuscule des Idoles, 1888,

« La "raison" en philosophie »,§ 2: « [ ... ] l'être est une fiction vide. Le monde "apparent" est le seul : le "vrai monde" n'est qu'ajouté par mensonge ... »

" Ceux qui veulent amender l’humanité ", 5 : « Le pieux mensonge, l’apanage de tous les philosophes et prêtres qui ont "amendé" l’humanité … Ni Manu, ni Platon, ni Confucius, ni les Pères du judaïsme et du christianisme n’ont jamais douté de leur droit à mentir … »


L’Antéchrist, 1888,

§ 9 : « Ce qu’un théologien ressent comme vrai doit être faux : voilà un critère à peu près infaillible de la vérité. »
§ 23 : « La vérité et la foi en la vérité de quelque chose : ce sont là deux sphères d’intérêts totalement différentes, presque deux mondes antithétiques – c’est par des voies opposées que l’on parvient à l’un et à l’autre. »
§ 50 : « J’ai foi en ce que la foi donne la béatitude » : par conséquent, elle est vraie … Pris comme critère de la vérité, ce « par conséquent » serait le comble de l’absurde.

§53 : Il est si peu vrai que des martyrs prouvent quoi que ce soit quant à la vérité d’une cause, que je suis tenté de nier qu’aucun martyr ait jamais rien eu à voir avec la vérité [Cf André Gide, Nouvelles nourritures, IV.]. Le ton sur lequel un martyr jette à la face du monde ce qu’il " tient-pour-vrai " exprime déjà un niveau si bas de probité intellectuelle, une telle indifférence bornée pour le problème de la vérité, qu’il n’est jamais nécessaire de réfuter un martyr. La vérité n’est pas quelque chose que l’un posséderait et que l’autre n’aurait pas : seuls des paysans et apôtres de paysans à la Luther peuvent concevoir ainsi la vérité. […] Prendre la "vérité" comme tout prophète, tout adepte d’une secte, tout libre penseur, tout socialiste, tout homme d’Église comprend ce mot, c’est la preuve absolue que l’on n’est pas encore sur la voie de cette discipline intellectuelle, de cet empire sur soi, indispensable pour trouver une vérité, si minime soit-elle.

§ 55 : « Depuis longtemps déjà j’ai proposé que l’on se demande si les convictions ne sont pas des adversaires plus dangereux de la vérité que les mensonges. […] Le " saint mensonge " est commun à Confucius, aux Lois de Manu [mythologie indienne], à Mahomet, à l’Église chrétienne – : il ne manque pas non plus chez Platon. " La vérité est là " : partout où l’on entend ces mots, cela signifie que le prêtre ment. »


Fragments posthumes, 1888,

W II 6a, printemps 1888 : 15[46] : Affirmer que la vérité est là et que c’en est fini de l’ignorance et de l’erreur, c’est là l’une des plus graves perversions qui soient. La « vérité » est […] plus funeste que l’erreur et l’ignorance, parce qu’elle entrave les forces nécessaires pour œuvrer en faveur des Lumières et de la connaissance.

WII 6a, printemps 1888 : 15[52] : La vérité, je veux dire la méthodique scientifique, a été comprise et stimulée par ceux qui y soupçonnèrent un instrument de combat – une arme d’anéantissement… Pour que leur hostilité paraisse respectable, il leur fallait en outre un appareil du genre de ceux qu’ils attaquaient : – ils affichèrent le concept « vérité » tout aussi absolument que leurs adversaires, – ils devinrent des fanatiques, au moins dans leur attitude, parce qu’aucune autre attitude n’était prise au sérieux. [Die Wahrheit, will sagen, die wissenschaftliche Methodik ist von solchen erfaßt und gefördert worden, die in ihr ein Werkzeug des Kampfes erriethen, — eine Waffe zur Vernichtung… Um ihre Gegnerschaft zu Ehren zu bringen, brauchten sie im Übrigen einen Apparat nach Art derer, die sie angriffen: — sie affichirten den Begriff „Wahrheit“ ganz so unbedingt, wie ihre Gegner, — sie wurden Fanatiker, zum Mindesten in der Attitüde, weil keine andere Attitüde ernst genommen wurde.]

W II 7a, printemps-été 1888 : 16[21] : Ce livre [Naissance de la Tragédie] est même antipessimiste : en ce sens qu’il enseigne quelque chose qui est plus fort que le pessimisme, qui est plus divin que la "vérité" : l’art.
16[32] : " Quelle dose de vérité un esprit sait-il supporter, quelle dose de vérité peut-il risquer ? Voilà qui devient pour moi le vrai critère des valeurs. L'erreur est une lâcheté... " [„Wie viel Wahrheit erträgt, wie viel Wahrheit wagt ein Geist?“ — dies wurde für mich der eigentliche Werthmesser. Der Irrthum ist eine Feigheit…]
16[40] : <6> « Il est indigne d’un philosophe de déclarer : le bon et le beau ne sont qu’un : si, en plus, il ajoute "le vrai également", il mérite la bastonnade. La vérité est laide : nous avons l’art afin que la vérité ne nous tue pas. »

Ecce Homo Comment on devient ce qu'on est, octobre 1988 - janvier 1889, publié en 1908,
Avant-propos, § 3 : « Quelle quantité de vérité un esprit sait-il supporter, sait-il risquer ? Voilà qui, de plus en plus, devint pour moi le vrai critère des valeurs. […] Nitimur in vetitum : c'est par ce signe que vaincra un jour ma philosophie, car jusqu’ici on n’a jamais, par principe, interdit que la vérité. — » [Wie viel Wahrheit erträgt, wie viel Wahrheit wagt ein Geist? das wurde für mich immer mehr der eigentliche Werthmesser. [...] Nitimur in vetitum : in diesem Zeichen siegt einmal meine Philosophie, denn man verbot bisher grundsätzlich immer nur die Wahrheit. —]
Ovide : " Nitimur in vetitum semper cupimusque negata ", Amours, III, iv, 17 : " Nous convoitons toujours ce qui nous est défendu, et désirons ce qu’on nous refuse " (traduction  Théophile Baudement, 1838)


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dimanche 18 juin 2023

L'ESPRIT FAUX, ET AUTRES TYPES HÉSIODIENS


I / Penser par soi-même
II / Le type I d'Hésiode
III / Définition du concept d'intelligence
IV / Analyse originale de Nicolò Franco

I / Penser par soi-même, ou penser sa pensée,

ce pourrait fort bien être une définition efficace et exacte de la philosophie (en revanche, on ne comprend pas bien ce que certains ont voulu dire en proposant des formules telles que « penser sa vie », ou « vivre sa pensée »). À l’aube de la philosophie occidentale, l'existence de différences intellectuelles entre les êtres humains (différences niées par la correction politique contemporaine), était clairement perçue. Ainsi le poète Homère (fin du -VIIIe siècle) faisait-il dire à son héros Ulysse que :
« en ce qui concerne l'esprit, les Dieux n'accordent pas les mêmes avantages à tous les hommes. » (Odyssée, VIII, 167).
Le meilleur des hommes est celui qui pense par lui-même à ce qui, plus tard et jusqu'au terme, sera le mieux ", écrivait, peu après Homère, l’autre grand poète grec de l’époque, Hésiode (vers l'an -700) dans Les Travaux et les jours (ligne 293).


« S’entretenir avec un homme que l'on tient pour un homme, c’est s’informer de ses opinions et lui découvrir en détail les siennes propres. » (Épictète, Entretiens, III, ix, 12). Car penser par soi-même, ce n'est certainement pas penser dans sa tour d'ivoire. Cette phrase d'Épictète pourrait être la devise de facebook, ça l'est pour un certain nombre de ses membres.

" Penser d'après soi " et " penser par soi-même ", formules de Voltaire (1736)



puis de D'Alembert (" apprendre à penser par soi-même ", Discours préliminaire, in Encyclopédie..., tome I, 1751), et " osez penser par vous-même ", injonction répétée de Voltaire (Dictionnaire philosophique, " Liberté de penser ", édition de 1765), voilà ce que l'on présente presque toujours comme constituant l'idéal neuf et original des Lumières ; ainsi faisait même Kant, peu après D'Alembert et Voltaire :
« Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ta propre intelligence ! est aussi la devise des Lumières. » (Qu'est-ce que les Lumières?, 1784. La source de l'expression latine est Horace, aux Épîtres, I, ii, 40 : " Ose être sage : commence. Qui retarde l'heure de vivre honnêtement attend comme le campagnard que le fleuve ait cessé de couler " ; c’était la devise de Pierre Gassendi.). [Sapere aude! Habe Mut, dich deines eigenen Verstandes zu bedienen! ist also der Wahlspruch der Aufklärung.] 

Was ist Aufklärung ?, 1784.
 

Selbst zu denken : « La maxime de penser par soi-même en tout temps, c'est les Lumières. » (Qu’appelle-t-on : s'orienter dans la pensée ?, 1786 : Die Maxime, jederzeit selbst zu denken, ist die Auflärung).

Nicolas de Condorcet, dans le Journal d'instruction sociale par les citoyens Condorcet, Sieyès et Duhamel, 1793, " Prospectus " :


   Il s'agissait là d'une exigence fondamentale de toute la science et du meilleur de la philosophie depuis les Grecs ; « Toute la probité de la connaissance  elle était déjà là ! depuis plus de deux mille ans ! [die ganze Rechtschaffenheit der Erkenntniss — sie war bereits da! vor mehr als zwei Jahrtausenden bereits !] » notait Nietzsche dans L’Antéchrist (§ 59) ; l’expression « raison des Lumières » est donc historiquement  inadéquate ; et contrairement à ce qu'avait déclaré Michel Onfray, la philosophie des Lumières n'était pas née avec Montaigne.

* * * * *
Ce type I d'Hésiode correspond à " celui qui est davantage pourvu de Logos que les autres " selon Héraclite d’Éphèse, au " naturel philosophe " selon Platon (République, VI), à ceux qui " savent chercher " selon Archytas de Tarente ; également à la " tête bien faite " que Michel de Montaigne souhaitait, non chez l'élève car on ne le choisissait déjà pas à l'époque, mais seulement chez un précepteur ou conducteur. Il correspond, enfin, à l'être intelligent selon notre façon de parler presque contemporaine (avant la correction politique issue notamment de mai 1968).

Le type II est " celui qui se rend aux bons avis "


(Travaux..., ligne 295), ce qui correspond à l'esclave par nature selon Aristote : il n'a la raison en partage que dans la mesure où il la perçoit chez les autres (Les Politiques, I, v, 1254b) ; c'est aussi bien l'état de tutelle selon Kant : " La minorité, c'est l'incapacité de se servir de son intelligence sans utiliser la direction d'un autre. Cette minorité est coupable quand ce n'est pas le manque d'intelligence qui en est la cause mais le manque de décision et de courage à s’en servir sans utiliser la direction d'un autre. " (Qu'est-ce que les Lumières ?, 1784) ; chez l'enfant à instruire, cette incapacité est, idéalement, provisoire.

De ces individus du deuxième type hésiodien, lorsqu'ils sont adultes, on dit généralement qu'ils ont du bon sens (" cette amorce de raison qu'est le simple bon sens ", écrit Adrien Barrot). Lors de l'éducation selon cet idéal humaniste, la méthode érotématique dialogique, c'est-à-dire par questions et réponses, vise à obtenir la transformation du type II en type I.

  lE type III, le pénible (comme on dit dans le 1-3), le " mauvais homme [schlechter Mann selon la traduction de Nietzsche] qui ne sait ni voir par lui-même ni accueillir conseils d'autrui " (Travaux, lignes 296-297),
correspond précisément au sot avec lequel " il est impossible de traiter de bonne foi ", aux " esprits ineptes et mal nés ", à l' " esprit mal rangé " et à la bêtise selon Montaigne (Essais, III, viii, pages 925, 926, 927 et 929 de l'édition Villey/PUF/Quadrige, pages 970, 972 et 974 de l'édition Gallimard/Pléiade/2007) ; à l'esprit faux ou boiteux selon Blaise Pascal (Pensées, Br. 1, Br 80), ou selon François VI de La Rochefoucauld :
« On est faux en différentes manières. Il y a des hommes faux qui veulent toujours paraître ce qu’ils ne sont pas. Il y en a d’autres, de meilleure foi, qui sont nés faux, qui se trompent eux-mêmes, et qui ne voient jamais les choses comme elles sont. Il y en a dont l’esprit est droit, et le goût faux. D’autres ont l’esprit faux, et ont quelque droiture dans le goût. Et il y en a qui n’ont rien de faux dans le goût, ni dans l’esprit. Ceux-ci sont très rares, puisque, à parler généralement, il n’y a presque personne qui n’ait de la fausseté dans quelque endroit de l’esprit ou du goût. » (Réflexions Diverses, XIII. Du faux).
à l'esprit faux encore selon Voltaire (Dictionnaire philosophique, édition de 1765, " Esprit faux ") :
« Pourquoi rencontre-t-on souvent des esprits assez justes d’ailleurs, qui sont absolument faux sur des choses importantes ? Pourquoi ce même Siamois qui ne se laissera jamais tromper quand il sera question de lui compter trois roupies, croit-il fermement aux métamorphoses de Sammonocodom ? [...]
Les plus grands génies peuvent avoir l’esprit faux sur un principe qu’ils ont reçu sans examen. Newton avait l’esprit très faux quand il commentait l’Apocalypse.
Tout ce que certains tyrans des âmes désirent, c’est que les hommes qu’ils enseignent aient l’esprit faux. » (article développé dans les Questions sur l'Encyclopédie, 1770-1774, "Esprit", section VI,)

ou encore à la bêtise, " quelque chose d'inébranlable ; rien ne l’attaque sans se briser contre elle. Elle est de la nature du granit, dure et résistante. " selon Gustave Flaubert, lettre à l'oncle François Parain, 6 octobre 1850 (1), insensible à toute correction. Ce type d'esprit se rencontre assez souvent chez les autodidactes purs.

Démocrite : « Vouloir raisonner quelqu'un qui se figure être intelligent, c'est perdre son temps. » Stobée, Florilège, III, x, 42, cité dans Les Présocratiques, fragment B LII (Édition Jean-Paul Dumont, Paris : Gallimard, 1988, collection " Bibliothèque de la Pléiade ").

Platon : « Je n'aime pas à blâmer ; la race des sots est en effet innombrable ; tellement que, si on prend plaisir à les reprendre, on trouve à critiquer à satiété. » (Protagoras, XXXI, 346c).

Ces trois types hésiodiens, " hiérarchie des êtres " selon Christine Hunzinger (maître de conférences à Sorbonne-Université), furent repris par Aristote :
ᾧ δὲ μηδέτερον ὑπάρχει τούτων, ἀκουσάτω τῶν Ἡσιόδου : “οὗτος μὲν πανάριστος ὃς αὐτὸς πάντα νοήσῃ,ἐσθλὸς δ᾽ αὖ κἀκεῖνος ὃς εὖ εἰπόντι πίθηται.
ὃς δέ κε μήτ᾽ αὐτὸς νοέῃ μήτ᾽ ἄλλου ἀκούων
ἐν θυμῷ βάλληται, ὃ δ᾽ αὖτ᾽ ἀχρήιος ἀνήρ.
Éthique à Nicomaque, I, iv, 1095b : " Celui-là a une supériorité absolue, qui sait tout par lui-même
Sage aussi est celui qui écoute les bons conseils ;
Mais ne savoir rien par soi-même et ne pas graver dans son cœur
Les paroles d'autrui, c'est n'être absolument bon à rien. "

Ensuite par le stoïcien Zénon (voir plus loin), par Cicéron, Tite-Live (Histoire romaine, XXII, xxix, 8), Aristide, Clément d'Alexandrie, ainsi que par Diogène Laërce :
« Il [Zénon de Kitium] aurait aussi récrit de la sorte les vers d'Hésiode ;
Le meilleur, c'est celui qui obéit à l'homme qui parle bien,
mais il est bon aussi celui qui pense tout par lui-même,
car celui qui est capable de bien écouter ce qui est dit et de le mettre à profit est meilleur que celui qui a tout conçu par lui-même. À l'un n'appartient en effet que la conception, tandis qu'à celui qui sait obéir s'ajoute aussi la pratique. »
Vies et doctrines, VII " Zénon de Kitium ", §§ 25-26.
Machiavel distinguait des " cerveaux de trois sortes, les uns qui entendent les choses d'eux-mêmes, les autres quand elles leur sont enseignées, les troisièmes qui ni par soi-même ni par entendement d'autrui veulent rien comprendre " ; Le Prince, XXII " Des secrétaires des princes ", traduction d'Edmond Barinco (Gallimard, 1952), qui résume joliment en note : " Hésiode distingue l'homme supérieur du médiocre et du bon à rien. ".

Traduction de Jean Vincent Périès (1825) : « On peut distinguer trois ordres d’esprit, savoir : ceux qui comprennent par eux-mêmes, ceux qui comprennent lorsque d’autres leur démontrent, et ceux enfin qui ne comprennent ni par eux-mêmes, ni par le secours d’autrui. Les premiers sont les esprits supérieurs, les seconds les bons esprits, les troisièmes les esprits nuls. » [E perché sono di tre generazione cervelli, l'uno intende da sé, l'altro discerne quello che altri intende, el terzo non intende né sé né altri, quel primo è eccellentissimo, el secondo eccellente, el terzo inutile.]

On est bien surpris de ne pas en trouver mention chez Montaigne. Il faut attendre Nicolo Franco :


Puis Frédéric Nietzsche mentionnant les trois possibilités hésiodiques :
Fragments posthumes Mp XII 2 hiver 1871-72 - printemps 1782, 18[3] et 18[4]).

La division de l'Humanité en trois types intellectuels se retrouve également dans cette pensée :  " ...[Henry Thomas Buckle's] thoughts and conversations were always on a high level, and I recollect a saying of his which not only greatly impressed me at the time, but which I have ever since cherished as a test of the mental calibre of friends and acquaintances. Henry Thomas Buckle  [1821-1862] said, in his dogmatic way :
Charles Stewart, Haud immemor [Je ne l'oublierai pas]. Reminescences of legal and social life in Edinburgh and London. 1850-1900, 1901, page 33 : 
«  Men and women range themselves into three classes or orders of intelligence ; you can tell the lowest class by their habit of always talking about persons, the next by the fact that their habit is always to converse about things ; the highest by their preference for the discussion of ideas. »
Le concept d'intelligence est défini depuis l'époque moderne comme " connaissance distincte de l'objet de la délibération " par Leibniz, comme " compréhension nette et facile " par Littré, comme " aptitude à comprendre, pénétration d'esprit ", par Pierre Larousse dans son Grand Dictionnaire Universel ; par Henri Bergson comme « faculté d'arranger "raisonnablement" les concepts et de manier convenablement les mots » (La Pensée et le mouvant, 1934), comme « faculté d'adaptation » par André Gide ; c'est, pour le neurologue et psychologue suisse Édouard Claparède, « la capacité de résoudre par la pensée des problèmes nouveaux. ». Selon Merleau-Ponty, il s'agirait d'une " réorganisation active du champ perceptif " (2).
« L’intelligence explique, l’esprit raconte seulement » nota encore André Gide dans son Journal.

Quelques psychologues et sociologues contestèrent la pertinence du concept : Howard Gardner, et en France Michel Deleau et Pierre Bourdieu, entre autres.
Le terme intelligence artificielle, en fait un abus de langage, a été promu par le mathématicien et informaticien américain John McCarthy en 1956 lors de la conférence de Dartmouth College (New Hampshire, USA).
L'Américain Robert Sternberg introduisit en 1988 les notions d'intelligence pratique et d'intelligence créative ou imaginative., réservant (en gros) la qualification d'intelligence analytique à l'intelligence classiquement définie.
Le terme d’intelligence émotionnelle fut proposé en 1989 par les psychologues américains Peter Salovey et John D. Mayer. Ils la définissent comme " the ability to monitor one's own and other people's emotions, to discriminate between different emotions and label them appropriately, and to use emotional information to guide thinking and behavior " (la capacité à contrôler ses émotions et celles des autres, à faire la distinction entre elles et à utiliser cette information pour guider la pensée et le comportement.)

Pour le sociologue Pierre Bourdieu (1930-2002) – l'intelligence n’était que "ce que mesure le système scolaire (3) " (cf Alfred Binet, « l’intelligence, c’est ce que mesure mon test »). 

Dommage que cette analyse originale sur la haine qui résulte de ces conflits n'ait pas été poursuivie plus longuement par Montaigne, à propos du concept d'ineptie, dans son fameux chapitre "L'art de conférer" (Essais, III, viii).
Nicolò Franco, Dix plaisants dialogues, III, 1579 (Dialoghi piacevolissimo, 1540) :
« Hésiode très ancien poète a écrit qu'il y a trois sortes d'hommes : aucuns sont sages, qui se savent se vertueusement conduire, sans le conseil d'autrui: les autres n'ont pas ce don de nature, et connaissant le peu de jugement qui est en eux, se gouvernent par le conseil d'autrui, desquels on doit certainement faire cas, combien qu'ils ne soient parfaits, pour ce qu'ils ont plus de sagesse que de folie : les autres, d'eux-mêmes ont bien peu de jugement, et néanmoins présument tant de leurs personnes, qu'ils ne font compte du sain et parfait jugement d'autrui : et ceux-là sont véritablement aveugles, pour ce qu'ils ne voient guères, ou du tout rien, et sont sourds, pour ce qu'ils ne veulent entendre ceux-là qui les conseillent sagement : au nombre desquels facilement vous pourrez mettre celui qui entendra ce que vous vous êtes induit en la fantaisie, que vous pensez bien devoir retourner à profit et avantage, tant vous êtes dépourvu de sens et de jugement. Il n’y a chose en l’homme plus vitupérable que la fausse persuasion imprimée en l’entendement pour la dernière [la plus sûre] : car de là procèdent deux très grandes haines. La première vient de celui qui écoute, pour ce que l’écoutant, il est contraint de haïr soudainement celui qui a une telle persuasion. L’autre vient de celui qui se persuade telle chose, et est plus grande que la première, en tant qu’il se fait accroire être louable ce qu’il imagine, de manière qu’à l’instant il porte une haine mortelle à celui qui se détracte de telle imagination. » (traduction Gabriel Chappuys).
   Blaise Pascal ne fit qu'effleurer la question. Arthur Schopenhauer fit bien état du phénomène, mais sans distinguer suffisamment l'un de l'autre les deuxième et troisième types hésiodiens. La Bruyère estimait que
« C'est abréger et s'épargner mille discussions, que de penser de certaines gens qu'ils sont incapables de parler juste, et de condamner ce qu'ils disent, ce qu'ils ont dit, et ce qu'ils diront. » (Les Caractères, "Jugements", § 70) ;
et plus loin :
« Tout l'esprit qui est au monde est inutile à celui qui n'en a point ; il n'a nulles vues, et il est incapable de profiter de celles d'autrui. » (Ibid., "De l'homme", § 87).
  " Parler juste " ... Pour l'esprit faux, les termes sont interchangeables, et pour échapper à la critique de ce qu'il a dit, il parle aussitôt avec d'autres mots ; c'est un des grands moyens de la mauvaise foi.

NOTES

1. « Avez-vous réfléchi quelquefois, cher vieux compagnon, à toute la sérénité des imbéciles ? La bêtise est quelque chose d’inébranlable ; rien ne l’attaque sans se briser contre elle. Elle est de la nature du granit, dure et résistante. À Alexandrie, un certain Thompson, de Sunderland, a sur la colonne de Pompée écrit son nom en lettres de six pieds de haut. Cela se lit à un quart de lieue de distance. Il n’y a pas moyen de voir la colonne sans voir le nom de Thompson, et par conséquent sans penser à Thompson. Ce crétin s’est incorporé au monument et se perpétue avec lui. Que dis-je ? Il l’écrase par la splendeur de ses lettres gigantesques. N’est-ce pas très fort de forcer les voyageurs futurs à penser à soi et à se souvenir de vous ? Tous les imbéciles sont plus ou moins des Thompson de Sunderland. Combien, dans la vie, n’en rencontre-t-on pas à ses plus belles places et sur ses angles les plus purs ? Et puis, c’est qu’ils nous enfoncent toujours ; ils sont si nombreux, ils reviennent si souvent, ils ont si bonne santé ! En voyage on en rencontre beaucoup, et déjà nous en avons dans notre souvenir une jolie collection ; mais, comme ils passent vite, ils amusent. Ce n’est pas comme dans la vie ordinaire où ils finissent par vous rendre féroce. »  Gustave Flaubert, lettre à François Parain, 6 octobre 1850).

2. On sait que l'intelligence fut l'objet de nombreuses tentatives de mesures par Francis Galton (1822/1911), James McKeen Cattell, Alfred Binet, Lewis M. Terman, David Wechsler, Raimond B. Cattell et René Zazzo (inter alii).

3. 
LE RACISME DE L'INTELLIGENCE *
Pierre Bourdieu
Questions de sociologie
Editions de Minuit, 1980 (pages 264-268)

Je voudrais dire d'abord qu'il faut avoir à l'esprit qu'il n'y a pas un racisme, mais des racismes : il y a autant de racismes qu'il y a de groupes qui ont besoin de se justifier d'exister comme ils existent, ce qui constitue la fonction invariante des racismes.
Il me semble très important de porter l'analyse sur les formes du racisme qui sont sans doute les plus subtiles, les plus méconnaissables, donc les plus rarement dénoncées, peut-être parce que les dénonciateurs ordinaires du racisme possèdent certaines des propriétés qui inclinent à cette forme de racisme. Je pense au racisme de l'intelligence. Le racisme de l'intelligence est un racisme de classe dominante qui se distingue par une foule de propriétés de ce que l'on désigne habituellement comme racisme, c'est-à-dire le racisme petit-bourgeois qui est l'objectif central de la plupart des critiques classiques du racisme, à commencer par les plus vigoureuses, comme celle de Sartre.
Ce racisme est propre à une classe dominante dont la reproduction dépend, pour une part, de la transmission du capital culturel, capital hérité qui a pour propriété d'être un capital incorporé, donc apparemment naturel, inné. Le racisme de l'intelligence est ce par quoi les dominants visent à produire une « théodicée de leur propre privilège », comme dit Weber, c'est-à-dire une justification de l'ordre social qu'ils dominent. Il est ce qui fait que les dominants se sentent justifiés d'exister comme dominants; qu'ils se sentent d'une essence supérieure. Tout racisme est un essentialisme et le racisme de l'intelligence est la forme de sociodicée caractéristique d'une classe dominante dont le pouvoir repose en partie sur la possession de titres qui, comme les titres scolaires, sont censés être des garanties d'intelligence et qui ont pris la place, dans beaucoup de sociétés, et pour 1'accès même aux positions de pouvoir économique, des titres anciens comme les titres de propriété et les titres de noblesse.
Ce racisme doit aussi certaines de ses propriétés au fait que les censures à l'égard des formes d'expression grossières et brutales du racisme s'étant renforcées, la pulsion raciste ne peut plus s'exprimer que sous des formes hautement euphémisées et sous le masque de la dénégation (au sens de la psychanalyse) : le G.R.E.C.E. tient un discours dans lequel il dit le racisme mais sur un mode tel qu'il ne le dit pas. Ainsi porté à un très haut degré d'euphémisation, le racisme devient quasi méconnaissable. Les nouveaux racistes sont placés devant un problème d'optimalisation: ou bien augmenter la teneur du discours en racisme déclaré (en s'affirmant, par exemple, en faveur de l'eugénisme) mais au risque de choquer et de perdre en communicabilité, en transmissibilité, ou bien accepter de dire peu et sous une forme hautement euphémisée, conforme aux normes de censure en vigueur (en parlant par exemple génétique ou écologie), et augmenter ainsi les chances de « faire passer » le message en le faisant passer inaperçu.
Le mode d'euphémisation le plus répandu aujourd'hui est évidemment la scientifisation apparente du discours. Si le discours scientifique est invoqué pour justifier le racisme de l'intelligence, ce n'est pas seulement parce que la science représente la forme dominante du discours légitime; c'est aussi et surtout parce qu'un pouvoir qui se croit fondé sur la science, un pouvoir de type technocratique, demande naturellement à la science de fonder le pouvoir; c'est parce que l'intelligence est ce qui légitime à gouverner lorsque le gouvernement se prétend fondé sur la science et sur la compétence « scientifique » des gouvernants (on pense au rôle des sciences dans la sélection scolaire où la mathématique est devenue la mesure de toute intelligence). La science a partie liée avec ce qu'on lui demande de justifier.
Cela dit, je pense qu'il faut purement et simplement récuser le problème, dans lequel se sont laissés enfermer les psychologues, des fondements biologiques ou sociaux de l'« intelligence ». Et, plutôt que de tenter de trancher scientifiquement la question, essayer de faire la science de la question elle-même; tenter d'analyser les conditions sociales de l'apparition de cette sorte d'interrogation et du racisme de classe, qu'elle introduit. En fait, le discours du G.R.E.C.E n'est que la forme limite des discours que tiennent depuis des années certaines associations d'anciens élèves de grandes écoles, propos de chefs qui se sentent fondés en « intelligence » et qui dominent une société fondée sur une discrimination à base d'« intelligence », c'est-à-dire fondée sur ce que mesure le système scolaire sous le nom d'intelligence. L'intelligence, c'est ce que mesurent les tests d'intelligence, c'est-à-dire ce que mesure le système scolaire. Voilà le premier et le dernier mot du débat qui ne peut pas être tranché aussi longtemps que l'on reste sur le terrain de la psychologie; parce que la psychologie elle-même (ou, du moins, les tests d'intelligence) est le produit des déterminations sociales qui sont au principe du racisme de l'intelligence, racisme propre à des «élites» qui ont partie liée avec l'élection scolaire, à une classe dominante qui tire sa légitimité des classements scolaires.
Le classement scolaire est un classement social euphémisé, donc naturalisé, absolutisé, un classement social qui a déjà subi une censure, donc une alchimie, une transmutation tendant à transformer les différences de classe en différences d'«intelligence», de «don », c'est-à-dire en différences de nature. Jamais les religions n'avaient fait aussi bien. Le classement scolaire est une discrimination sociale légitimée et qui reçoit la sanction de la science. C'est là que l'on retrouve la psychologie et le renfort qu'elle a apporté depuis l'origine au fonctionnement du système scolaire. L'apparition de tests d'intelligence comme le test de Binet-Simon est liée à l'arrivée dans le système d'enseignement, avec la scolarisation obligatoire, d'élèves dont le système scolaire ne savait pas quoi faire, parce qu'ils n'étaient pas « prédisposés », « doués », c'est- à-dire dotés par leur milieu familial des prédispositions que présuppose le fonctionnement ordinaire du système scolaire : un capital culturel et une bonne volonté à l'égard des sanctions scolaires. Des tests qui mesurent la prédisposition sociale exigée par l'école - d'où leur valeur prédictive des succès scolaires - sont bien faits pour légitimer à l'avance les verdicts scolaires qui les légitiment.
Pourquoi aujourd'hui cette recrudescence du racisme de l'intelligence ? Peut-être parce que nombre d'enseignants, d'intellectuels - qui ont subi de plein fouet les contrecoups de la crise du système d'enseignement - sont plus enclins à exprimer ou à laisser s'exprimer sous les formes les plus brutales ce qui n'était jusque-là qu'un élitisme de bonne compagnie (je veux dire de bons élèves). Mais il faut aussi se demander pourquoi la pulsion qui porte au racisme de l'intelligence a aussi augmenté. Je pense que cela tient, pour une grande part, au fait que le système scolaire s'est trouvé à une date récente affronté à des problèmes relativement sans précédent avec l'irruption de gens dépourvus des prédispositions socialement constituées qu'il exige tacitement; des gens surtout qui, par leur nombre, dévaluent les titres scolaires et dévaluent même les postes qu'ils vont occuper grâce à ces titres. De là le rêve, déjà réalisé dans certains domaines, comme la médecine, du numerus clausus. Tous les racismes se ressemblent. Le numerus clausus, c'est une sorte de mesure protectionniste, analogue au contrôle de l'immigration, une riposte contre l'encombrement qui est suscitée par le phantasme du nombre, de l'envahissement par le nombre.
On est toujours prêt à stigmatiser le stigmatiseur, à dénoncer le racisme élémentaire, « vulgaire », du ressentiment petit-bourgeois. Mais c'est trop facile. Nous devons jouer les arroseurs arrosés et nous demander que1le est la contribution que les intellectuels apportent au racisme de l'intelligence. Il serait bon d'étudier .le rôle des médecins dans la médicalisation, c'est-à-dire la naturalisation, des différences sociales, des stigmates sociaux, et le rôle des psychologues, des psychiatres et des psychanalystes dans la production des euphémismes qui permettent de désigner les fils de sous-prolétaires ou d'émigrés de telle manière que les cas sociaux deviennent des cas psychologiques, les déficiences sociales, des déficiences mentales etc. Autrement dit, il faudrait analyser toutes les formes de légitimation du second ordre qui viennent redoubler la légitimation scolaire comme discrimination légitime, sans oublier les discours d'allure scientifique, le discours psychologique, et les propos mêmes que nous tenons.* *

* Intervention au Colloque du MRAP en mai 1978, parue dans Cahiers Droit et liberté (Races, sociétés et aptitudes: apports et limites de la science), 382, pages 67-71. 
** On trouvera des développements complémentaires dans : Pierre Bourdieu, " Classement, déclassement, reclassement ", Actes de la recherche en sciences sociales, 24, novembre 1978, pages 2-22.



L'intelligence, comme faculté susceptible de variations d'un individu à un autre, fut reconnue et analysée par des écrivains et des philosophes ; les expressions données en exemple par Pierre Larousse sont sans ambiguïté : avoir de l'intelligence, être dépourvu d'intelligence, faire preuve d'intelligence. Selon Edmond et Jules de Goncourt, « la mesure de l'intelligence chez les individus est le doute, l'esprit critique ; de l'inintelligence, la crédulité. » (Journal. Mémoires de la vie littéraire, 1er janvier 1862) ; critère à adjoindre à celui d’André Gide (« L’intelligence explique, l’esprit raconte seulement »).

Renan : « Tout en disant avec M. Michelet : « [Tu as chaud, les autres ont froid... ce n'est pas juste...] Oh ! qui me soulagera de la dure inégalité ! » [Le Peuple, 1846, À M. Edgar Quinet, " Exemple tiré de ma famille "], tout en reconnaissant qu'en fait d'intelligence l'inégalité est plus pénible au privilégié qu'à l'inférieur, il faut avouer que cette inégalité est dans la nature et que la formule théologique conserve ici sa parfaite vérité : tous ont la grâce suffisante pour faire leur salut, mais tous ne sont pas appelés à la même perfection. » Ernest Renan (L'Avenir de la science, 1848, § XVII).

Selon un de nos mathématiciens, Laurent Schwartz (médaille Fields 1950), « Proclamer que tous les hommes sont égaux à tout point de vue et à tout instant, y compris dans leurs capacités soit en force musculaire, soit en don musical, soit en intelligence, c'est tout simplement faux. » (« L'enseignement malade de l'égalitarisme », Esprit, n° 171, mai 1991). Pour de nombreux marxistes au contraire, ceux qui refusent éternellement tout enseignement différencié dans l’enseignement primaire et en collège, l'inégalité des capacités intellectuelles ne ferait que refléter l'inégalité des conditions sociales ; il ne s'agit alors plus, selon Lucien Sève par exemple, que de réfuter « l'idéologie bourgeoise des "dons" intellectuels » (Marxisme et théorie de la personnalité, Paris: Éditions Sociales, 1974, pages 21-22) ; cette tentative de réfutation est aujourd'hui devenue un des thèmes favoris de l'idéologie égalitariste de la correction politique, idéologie portée par les pédagogistes.

" Penser par soi-même " ne signifie pas pour autant penser en se dispensant de connaître les œuvres majeures de la philosophie occidentale, celles que Louis Althusser (1918-1990) appelait, un peu péjorativement, les " textes sacrés " (expression reprise par le bistrosophe Marc Sautet), mais penser par et au delà d'elles. Cela n'exclut pas, ce serait même plutôt le contraire, la libre confrontation dialogique avec les autres : « frotter et limer notre cervelle contre celle d'autrui », prônait Montaigne (Essais, I, xxvi, page 153), après Socrate qui ne faisait que cela du matin au soir, et aussi du soir au matin...

« Confronter notre entendement à celui des autres, au lieu de nous isoler avec le nôtre », (Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique, § 53). Encore moins est-ce un encouragement en direction du profane, surtout si par son esprit faux il relève du type hésiodien III ..., à donner libre cours à son imagination et à parler avec la plus grande assurance de ce dont il ignore tout.

« Surprendre un esprit borné en train de philosopher, la chose est insupportable » déplorait Arthur Schopenhauer (Sur la philosophie universitaire), souscrivant ainsi aux remarques de Socrate adressées à Adimante, le frère de Platon d'Athènes, sur les finasseries produites par des gens inaptes à la philosophie ; remarques retenues par Montaigne : « Les faibles, dit Socrate, corrompent la dignité de la philosophie en la maniant. » (Essais, III, viii, page 932 ; Platon, République, livre VI, 494-496).

Cette interprétation marxiste (égalitariste et obscurantiste) des Lumières, soit l'encouragement fait au profane afin qu'il s'exprime de façon déplacée, qu'il prenne la parole pour ne rien dire ou pour qu'il se raconte interminablement, se répand à grande vitesse de nos jours dans les médias (on l'observa lors des nombreuses émissions sur les cafés-philo parisiens à la fin des années 1990), à cause du dévoiement massif des concepts de démocratisation et de culture. On est bien loin des définitions admises de la culture classique ou académique :
- apprendre à calculer, à penser causalement, à prévenir, à croire à la nécessité (Nietzsche) ;
- le processus de symbolisation d’un groupe social (Pierre Kaufmann) ;
- l’ensemble des œuvres de l’esprit humain (François Furet).On n’entend plus aujourd’hui par culture qu’une appartenance héritée du simple fait de la naissance dans une civilisation donnée, une identité (Robert Legros).

Comme le montrèrent Jacques Bouveresse et Jean-François Mattéi, inter alii, il se trouve que, pour tout un tas de raisons, le vague, le faux, le confus, le superficiel, l’invérifié, l'immédiat et le médiatique, l’immédiatique, dominent aujourd'hui l'espace public alors que non pas toute relation au savoir, mais toute relation au savoir non-technique en est chassée (Cf Alain Renaut, Sartre, le dernier philosophe, Paris : Grasset, 1993 ; Jacques Bouveresse, Prodiges et vertiges de l'analogie, Raisons d'agir, 1999 ; Jean-François Mattéi, La Barbarie intérieure. Essai sur l'immonde moderne, Paris : PUF, 1999).

Louis Althusser souhaitait que l'on procède « avec patience et rigueur et sans jamais se payer de mots, en exigeant toujours (Kant, Marx), de " penser par soi-même " » (" Situation politique, analyse concrète ", L'Avenir dure longtemps, Paris: Stock/IMEC, 1994, page 526) ; il situait ainsi bien tardivement les vœux hésiodien, socratique, et dalembertien, et ne craignait vraiment pas le ridicule de l'évocation du nom de ... Karl Marx dans ce contexte, ses disciples ayant bien trop souvent donné le fort mauvais exemple du sectarisme et du dogmatisme ... Althusser lui-même reconnut avoir été " converti au communisme " par Pierre Courrèges (L'Avenir dure longtemps, page 129) ; dès 1937, André Gide se désolait : « Combien de jeunes marxistes d'aujourd'hui, empêtrés dans la " dialectique ", jurent par [Karl] Marx comme on jurait autrefois par Aristote. Leur " culture " commence et finit au marxisme. » (Journal, "Feuillets", été 1937).

Au contraire, Kant, lorsqu'il écrivait : « Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ta propre intelligence ! » (Qu'est-ce que les Lumières ?, 1784) entendait-il bien, loin de toute tabula rasa faite du passé culturel du monde occidental, souligner le lien essentiel existant entre le rationalisme grec (voir l’ouvrage collectif La Naissance de la raison en Grèce - Actes du congrès de Nice mai 1987, Paris : PUF, 1990 ; ouvrage dirigé par Jean-François Mattéi) – celui-là même dont les principes ont suscité le développement des mathématiques et des sciences exactes – et celui de l'Humanisme, des Latins aux Lumières. Les principes rationnels d'homogénéité et de spécification que le philosophe de Königsberg exposait dans la Critique de la raison pure (Appendice de la Dialectique transcendantale), trouvent leur origine dans la philosophie platonicienne.

Le propre de l'Humanisme et des Lumières, c'est plutôt la reconquête, contre les croyances et la morale religieuse alors établies, contre des siècles de domination intellectuelle chrétienne, de l’aristocratique (et non pas démocratique) liberté de conscience, de recherche scientifique et d'opinion ; « Dans un État libre il est loisible à chacun de penser ce qu'il veut et de dire ce qu'il pense. » (Spinoza, Traité théologico-politique, XX : " In libera Republica unicuique et sentire, qua velit, et qua sentiat discere licere. ") ; « l'esprit qui est naturellement indépendant se révolte contre l'autorité. » (Fontenelle, Rêveries diverses). C’est la conscience de l’attrait du faux, et de sa déplorable facilité à circuler, pour la plus grande partie du peuple ; « L’homme est de glace aux vérités, il est de feu pour les mensonges », notait La Fontaine (Fables, IX, 6). C'est la conquête de la laïcité et la promotion de la tolérance (quelles que soient les ambigüités de cette notion), c'est donc la reprise de l'expansion d'un rationalisme qui venait, lui, de bien plus loin, mais qui se libérait peu à peu de la longue domination des censeurs chrétiens et de leurs dogmes. Les Lumières, c’est la diffusion de l’athéisme et la possibilité nouvelle de la critique de la foi. Celui qui pense par lui-même récusera autant qu'il est possible (et pratiquement cela ne l'est pas toujours), tout argument d'autorité, toute " Révélation ".

« Qu'il lui fasse tout passer par l'étamine et ne loge rien en sa tête par simple autorité », voilà les conditions de l'instruction véritable que l'auteur des Essais attendait d'un précepteur ; la conscience et la vertu du jeune homme n'auront "que la raison pour guide" (I, xxvi, pages 151 et 155 de l'édition Villey/PUF). L'étamine, c'est ici, non la foi religieuse (que Montaigne ne partageait pas), mais le filtre, l'esprit critique; Condorcet exigeait que les droits de l'homme eux-mêmes n'y échappent pas ; il refusait par avance l'institution d'un oxymoral " Culte de la Raison ", d'une religion civile : « Ni la constitution française, ni même la déclaration des droits, ne seront présentés à aucune classe des citoyens, comme des tables descendues du ciel, qu'il faut adorer et croire. » (Condorcet, Rapport et projet de décret sur l'organisation générale de l'instruction publique, 20-21 avril 1792).

Mais avant de s'enhardir à penser par soi-même, il faudrait, selon le conseil du latin Térence dans le prologue de L'Andrienne, prendre connaissance, sans précipitation (le mal du siècle), des éléments du débat ; plus généralement, il conviendrait de suspendre le jugement pendant le temps pris pour s'informer et se documenter, largement et précisément, pour assimiler cette documentation et l’intégrer dans des connaissances. Le principe du libre examen implique donc la capacité de douter et l'absence de précipitation ; ce doute n'est ni une fin en soi, ni un négativisme, seulement une ouverture de l'esprit à la connaissance de plus de réel, à l'objectivité, à la pensée d'autrui, aux faits et aux textes qu'il invoque. Lire d'abord sans y glisser d'interprétation, lentement, à la manière d'un philologue. Un professeur de littérature suggéra qu'avant de lire entre les lignes, il convenait de lire [correctement] les lignes ... Dans cette perspective de travail, plus que la somme des connaissances acquises, c'est la probité et la qualité de la relation positive au savoir, la présence de ce que Blaise Pascal appelait libido sciendi (désir de connaître), qui constitue le "naturel philosophe", concept platonicien longuement analysé par Monique Dixsaut dans sa thèse d'État (Le Naturel philosophe. Essai sur les dialogues de Platon, Paris : Belles Lettres/Vrin, 1985, 2e édition 1994). Si la philosophie, et la psychanalyse, peuvent beaucoup contre l’ignorance ouverte, le désir de savoir non satisfait, elles ne peuvent rien contre les esprits faux ; Monique Dixsaut dit volontiers qu’elle n’est pas le « médecin des incurables ».

« Vive la physique ! Et davantage encore ce qui nous y contraint – notre probité ! », clame Frédéric Nietzsche (Le Gai savoir, IV Sanctus Januarius, § 335). Ce naturel philosophe, cette disposition de probité, restera longtemps l'apanage du petit nombre méritant (Selon Platon, Jamblique, le post-Anciens Montaigne, Voltaire, Nietzsche, Heidegger, et alii) hors de l'universalité donc, mais, le plus souvent, dans l'intérêt général. Pour Thomas Carlyle, « C'est le privilège permanent de l'imbécile que d'être gouverné par le sage ; être guidé suivant le bon chemin par ceux qui en savent plus. C'est le premier droit de l'homme » (Latter-day Pamphlets, 1850, 1).
Le devoir de l'État républicain serait de reconnaître, contre le courant égalitariste d'aujourd’hui, que les êtres humains n'ont ni l'envie ni la possibilité d'être identiques. La puissance publique devrait en particulier maintenir l'autonomie de la sphère intellectuelle (en renforçant l’autonomie des Universités) aussi bien contre les offensives obscurantistes de la démocratie radicalisée, oublieuse de l’autre pied d’une société évoluée – la culture – que contre certaines dérives de la "loi" du marché. Or les droits nouveaux des groupes et communautés dans la société de médiatisation, la pédagogie centrée sur les élèves « tels qu'ils sont » (en réalité nivelée basse), et le politiquement correct – défenseur des "cultures" communautaires et de leurs indigentes langues régionales – se rejoignent pour exiger la fin de la "dictature" de la culture classique dite élitiste et la disparition de cette culture occidentale qu'admirait Jean Jaurès ; notre origine gréco-latine ne serait plus aujourd'hui que l'œuvre coupable de mâles blancs chrétiens, hétérosexuels et antisémites, bref, à tous points de vue infréquentables ; voir la réaction de Bernard Lewis, " La culture occidentale doit disparaître ", Commentaire, n° 43, automne 1988, pages 819-820 (Traduction de "Western Culture must go", The Wall Street Journal (Europe), 2 mai 1988). Ces prétentions et ces exigences se rencontrent aujourd'hui pour promouvoir le Diktat de l'utilité et pour renforcer un " déclin régulier de l'intelligence critique ", une " solide indifférence à la lecture des textes critiques de la tradition " (Jean-Claude Michéa, L'Enseignement de l'ignorance et ses conditions modernes, Montpellier : Climats, 1999). Dès 1979, Christopher Lasch (1932/1994) parlait de " decline of critical thought ", " erosion of intellectual standards " (The Culture of Narcissism, 1979, VI, " Schooling and the New Illiteracy ", page 125), et de " steady decline of basic intellectual skills " (Ibid., page 128).

Frédéric Nietzsche, passant ce message : « Un haut niveau d'humanité sera possible quand l'Europe des nations sera un sombre passé oublié, mais vivra encore dans trente livres très anciens et jamais oubliés, ses classiques » (Humain, trop humain, II, " Le Voyageur et son ombre ", § 125), rejoignait Dante Alighieri, selon qui « Le terme extrême proposé à la puissance de l'humanité [était] l'intelligence » (Monarchie, I, iii-iv).