mercredi 17 juin 2020

DONO (Don Sauveur PAGANELLI)

Mon grand-oncle Don Sauveur Dominique Antoine Paganelli, Dono pour les intimes (déformation du corse Donu), né le 4 août 1888 (acte n° 17) à 4 heures du matin à Sainte-Lucie-de-Tallano, canton de ce nom, Corse (actuelle Corse-du-Sud), décédé le 19 juin 1979 (acte n° 390) à 12 heures 30 avenue Napoléon III, à Ajaccio (Corse-du-Sud).Il fut universitaire, haut fonctionnaire et essayiste.


A / Généalogie
B / Biographie
C / Ouvrages publiés
D / Bibliographie



A / Généalogie :

Ses parents :
 - Marc Marie Paganelli, né à Sartène (Corse-du-Sud) le 6 juillet 1866 (vue 81D/143), commis auxiliaire puis employé des Postes et Télégraphes, puis comptable et fondé de pouvoir, et

 - Marie Françoise Orsatti, née à Ghisoni (Haute-Corse) le 4 octobre 1862, sans profession.
Marc Marie Paganelli était fils d'Antoine Marc Paganelli, laboureur et journalier, et d'Angèle Marie Olivieri, ménagère.
 - Mariage AM Paganelli x AM Oliviéri le 12 février 1866 à Sartène.


Antoine Marc (Anton Marco) Paganelli (1) né à Foce (Corse-du-Sud, arrondissement de Sartène, canton de Sartenais-Valinco) le 15 octobre 1829 (vue 69D/183), laboureur-journalier, fils de
 - feu Michel Paganelli décédé à Foce le 26 mai 1858 et de - feue Angèle Marie, décédée à Foce le 2 juin 1858,
ET
Angèle Marie Olivieri, née à Zérubia, canton de Scopamèna, arrondissement de Sartène, le 8 mars 1827 (vue 76G/237), fille de
 - Louis Olivieri, né en 1790, décédé à Zérubia le 15 mars 1829 (vue 96G/237) et de - Marie Félicité née Tramoni, née à Molo hameau de Sartène en 1791, décédée à Zérubia le 4 septembre 1854 (vue 44/126).
en présence des nommés Olivieri Alphonse 55 ans [né en 1811] propriétaire, frère de l'épouse et Paganelli Charles 42 ans frère de l'époux.


1. Secondes noces le 21 novembre 1877 à Sartène (vues 93D-94/150):
Paganelli Paul Marie, 28 ans, né dans la commune de Foce le 4 janvier 1850 (vue 100G/117), laboureur, fils majeur
 - du nommé Paul Marie Paganelli dit Antoine Marc, né vers 1825, journalier domicilié à Sartène, et de
 - feue Anne Marie née Andréani, née vers 1825
ET
la demoiselle Andréani Blanche Marie, 24 ans, née dans le courant du mois de novembre 1854 à Saint Michel territoire de Sartène, bergère, fille de
 - Paul Noël Andréani et de
 - Marie Angéline Alfonsi.

en présence de Paganelli Michel 24 ans frère de l'époux, Andréani Pierre Marie, 35 ans, frère de l'épouse.

Marie Françoise Orsatti était la fille de Don Sauveur Orsatti (d'où le prénom de mon grand-oncle), né en 1822 à Sainte-Lucie-de-Tallano,
(fils légitime de Orsatti Jean Augustin et de Marie Françoise Quilichini),
maréchal des logis de gendarmerie à pied, décédé à Sainte-Lucie-de-Tallano le 8 septembre 1870 (vue 217D-218G/229), et d'Angèle Marie Filippi, propriétaire, demeurant à Sainte-Lucie-de-Tallano.

Mariage MM Paganelli x MF Orsatti le 18 avril 1887 à Sartène (Corse-du-Sud), acte N° 10.


Village natal du grand-oncle Dono,
Sainte-Lucie-de-Tallano (Corse-du-Sud)


B / Biographie :

Études au collège Rollin (devenu depuis lycée Jacques-Decour) de Paris et à la Faculté de lettres (Sorbonne) de Paris. 

1908 :


Mariage le 11 juillet 1919 à Paris IIIe arrondissement à trois heures du soir avec la sœur unique de ma grand-mère corse Marie Madeleine, Jacqueminette Baptistine Olivieri (née le 24 juin 1895 à Ajaccio, sans profession, décédée le 18 janvier 1984 à Ajaccio.), " Tantine " pour les intimes. Ils n'ont pas eu d'enfants.
Témoins du mariage :
Louis Ornano, 59 ans, chef de service dans une compagnie d'assurances, oncle de l'époux ;
Alphonse Olivieri, 29 ans, interne en médecine, cousin de l'épouse ;
Édouard Éon, 47 ans, carrossier, beau-frère de l'épouse ;
Paul Olivieri, 30 ans, inspecteur au Contentieux du Phénix espagnol, cousin de l'épouse.

Domicile parisien : rue d'Orsel, 18e, puis Bd du Temple, 3e. Agrégé de lettres classiques, il fut notamment professeur délégué au lycée Charlemagne à Paris en 1919 puis au lycée de Reims (Marne) jusqu'en 1922, inspecteur d'académie du Gard, et inspecteur général (lettres) de l'Enseignement secondaire.

Il fut aussi résistant (contact dès décembre 1942, action individuelle jusqu'en janvier 1944, entre alors au Front national), puis il fut le 56e préfet du Gard : d'abord désigné dans la clandestinité par le MLN et le Front national pour occuper ces fonctions, puis nommé par le général de Gaulle à la Libération, du 25 août 1944 jusqu'à sa démission le 1er février 1946 ; il participa assez activement à l'Épuration.

« Il fallait faire vite, aussi a-t-on improvisé, et les groupes de résistance, les F.F.I., la police, chacun pour son compte, ont arrêté ou libéré suivant leurs tendances et leurs vues strictement personnelles. » Rapport au ministre de l'Intérieur, début octobre 1944, cité dans Henri Amouroux, La Grande histoire des Français après l'Occupation, tome 9, pages 250-251.



Une rue de Nîmes porte son nom depuis juin 1994.
Chevalier de la Légion d'honneur par décret du 08/11/1920 avec prise de rang le 16/06/1920 sur proposition du Ministère de la Guerre, en qualité de lieutenant hors cadres.
Officier par décret du 19/05/1924 avec prise de rang le 28/02/1947
Commandeur par décret du 02/03/1947, sur proposition du ministère de l'Éducation Nationale en qualité d'inspecteur général de l'enseignement du second degré.

Il fut président de l'Académie de Nîmes en 1945, 1654 et 1960 :
Bulletin des séances, Séance du 2 février 1945

Séance du 16 novembre 1945 :
Procédant à la réception de M. Dupont, M. le Préfet Paganelli s'exprime ainsi :
Monsieur, « Souffrez, dès l'abord, ce vocable protocolaire et froid, que le frère doit dire au frère et l'ami à son ami, dans une réception comme celle-ci et souffrez aussi que, sans attendre, je déclare, dès le début de cette trop modeste allocution, tout l'attachement que je vous ai, — discret, profond et de longue date. Vous rappelez-vous, en Alès, certaine matinée d'il y a. vingt ans, — guère moins, — où un jeune professeur de talent, d'une élégante distinction, à la ,parole simple, aisée, au regard clair et lumineux, à la ferveur contenue mais communicative, faisait gravir à de jeunes lycéens, dans un enthousiasme appollinien, aux flancs de l'Acropole, les hauteurs du Parthénon ? Par un privilège dont, jamais, plus que ce jour-là, je n «ai apprécié la faveur, j'étais à vos côtés, rajeuni, et de cette heure ensoleillée date notre connaissance. Nous nous sommes retrouvés plus voisins et plus familiers à Nimes ; j'y ai suivi des yeux et du cœur votre ascension universitaire et, avec tous ceux que le vrai, que le rare mérite enchante et satisfait pleinement, ainsi qu'une victoire de l'homme sur la fortune, je me suis félicité de vous voir monter, vous la modestie par excellence, à votre place, la première, dans une chaire de l'Enseignement Supérieur, tout comme je me félicite et comme nous nous honorons tous de vous accueillir au sein de notre Compagnie, à ce siège qu'occupait noblement Monsieur Jacques Sagnier. 1 Il était la distinction même et son érudition raffinée, qui sentait son siècle et sa race, nous le rendait précieux en même temps que cher ; que notre souvenir ému, ce soir, se tourne vers lui et salue ses mânes, telle une invisible présence. Dirai-je, Messieurs, pour recevoir son successeur, dans l'appareil et l'apparat d'un discours, ce que la science et l'histoire doivent à Monsieur Dupont ? Non, je ne saurais l'exprimer avec compétence et d'ailleurs vous le savez assez de vous-mêmes. Formé aux disciplines sévères, nuancées et, — quoiqu'en dise le trop sceptique Renan, — aux disciplines positives de la recherche, notre nouveau confrère nous a donné, il donne au Languedoc, comme tant d'autres de ses fils, sa part et une belle part. Plus encore que votre carrière, plus même, que votre œuvre d'historien, ce que séduit et retient en vous, mon cher ami, c'est le sentiment, — la certitude bienfaisante que l'on acquiert à votre contact, — que vous êtes non seulement un humaniste mais un homme, — de ces hommes qui nous manquent tant en cette époque de désarroi ; oui, la certitude le sentiment que, quelle que soit votre culture, en raison même de son élévation, vous faites passer l'humanité avant les humanités ; aussi bien ne devraient-elles pas être toujours inséparables et se fondre, harmonieuse et vivante synthèse, dans cette « humanitas », dont parle et que vante avec amour ce gréco-latin, avant la lettre, qui s'appelle Cicéron. Jadis, en des temps très anciens, on parlait des têtes bien pleines et des têtes bien faites ; il nous suffirait peut-être aujourd'hui qu'elles fussent bien droites et que la notion, la simple notion de bon sens ne fût point altérée ou perdue. Que de productions, que de manifestations, en France ou a l'Etranger, dans tous les ordres d'activité, — la technique exceptée, — qui donnent une piètre idée et de nos cerveaux et de nos cœurs ! Les traits d'une bêtise savante, perfectionnée, prétentieuse, aux essais absurdes et malsains pour notre hygiène générale, sont innombrables ; mais à quoi bon découvrir le mal, si ce n'est pas pour en guérir ? Mes chers confrères, je vous dois des excuses et encore plus de regrets ; en remerciant et en félicitant Monsieur le Colonel Blanchard de sa présidence, j'avoue que je l'ai plus d'une fois envié : sera-ce un titre suffisant pour mériter votre indulgence et me faire pardonner ces quelques réflexions non découragées mais irritées ? Vous me pardonnerez tout à fait, je l'espère, quand j'aurai ajouté que je reviens de Paris, que j'y ai vu le Louvre s'éveillant de sa longue léthargie et retrouvant, avec la foule des adorateurs, l'élite des connaisseurs : n'y a-t-il pas là, mon cher ami, Messieurs, un signe, entre tant d'autres, un signe et un témoignage de résurrection ? ».

Séance du 25 janvier 1946 :

« M. le Président sortant Paganelli s'étant excusé de ne pouvoir assister à la séance, M. le Colonel Blanchard, nouveau président, remercie ses confrères de l'avoir élevé à cette présidence. Mes chers collègues, « Dans une Académie telle que la nôtre, il est d'usage que chaque année les membres du bureau, entrant en fonctions, soient installés par le président du bureau sortant. Cette année-ci, à titre exceptionnel, il n'en sera pas de même. Ne croyez pas qu'il s'agisse d'un coup de force des nouveaux venus ou d'une entorse volontairement donnée .par eux à nos statuts. Non pas, rassurez-vous; la raison en est bien plus simple. Notre président sortant, M. Paganelli, qui a eu à faire face si longtemps à des obligations écrasantes, a été obligé de s'absenter aujourd'hui, comme il le fera après-demain, jour fixé pour notre séance publique. Nous le regrettons vivement ; car, nous perdons, à deux reprises, l'occasion d'entendre sa parole chaude et vibrante ; et particulièrement, dans la séance de ce jour, nous sommes privés du plaisir que nous aurions eu à lui adresser ici, dans l'intimité, nos respectueuses félicitations pour la sagesse et la fermeté avec laquelle il avait su administrer notre département dans des circonstances particulièrement difficiles.»

Séance du 22 janvier 1954 :
M. Dupont :
« Je rentre dans le rang en toute sérénité, avec le sentiment que ma succession est recueillie par une personne de qualité. Je n'ai pas à faire l'éloge de M. l'Inspecteur Paganelli qui est connu de nous tous et dont le renom dépasse largement les limites de cette salle et de cette cité. Sa vaste et sûre érudition ; ses connaissances extrêmement étendues, son humanisme courtois ; l'inlassable activité qu'il a déployée et qu'il déploie dans tous les domaines ; l'autorité souple et ferme dont il a su faire une heureuse application dans des circonstances parfois délicates ; son passé d'universitaire et de chef, sont le gage d'une présidence dont notre Compagnie, j'en suis convaincu, retirera le plus grand profit. C'est donc avec le plus grand plaisir que je le prie de vouloir bien occuper le fauteuil présidentiel. »

D. S. Paganelli :
M. Paganelli prend alors la parole. « Monsieur le Président, Mes chers confrères, L'honneur qui m'est fait, ce soir, pour toute une année, j'en apprécie, croyez-le bien, et la qualité et la portée. Et j'aurais voulu que ce bref remerciement ne vous parût pas trop indigne des suffrages que vous m'avez si libéralement apportés ; retenez du moins, je vous prie, la sincérité de mon intention comme la force de ma gratitude. Vous dirai-je, Messieurs, que cette installation me donne l'impression quant à moi d'une seconde investiture académique ; agréable rajeunissement, mais illusion coupable. A quelque chose retard est bon, cependant, puisque ce fauteuil, dans lequel je suis invité à m'asseoir, je le reçois, si je puis ainsi parler, je le reçois des mains d'un ami, le Président André Dupont, que j'eus, vous le savez, le privilège, avec la profonde satisfaction, d'accueillir dans cette enceinte, le 8 Juin 1945, en une heure d'éphémère présidence. Messieurs, dussé-je vous paraître immodeste, dès rencontres de cette nature, si je ne.. saurais les dire providentielles je ne puis les estimer fortuites : laissez-moi croire, Messieurs, que l'harmonie préétablie peut avoir d'humbles, mais non moins réconfortants effets. Depuis huit ans, vous avez pu juger combien lut heureuse la cooptation de cet homme de science et de talent, aussi généreux de cœur que d'esprit, qui honore sa petite patrie cigaloise, la grande métropole de Némausus et tout cet État de Languedoc, dont il est l'historien vivant, le fils aimant. Votre succession, cher ami, m'impose une double obligation, facile, douce, pour ce qui est de vous exprimer, et avec chaleur, en notre nom à tous, les félicitations, la reconnaissance que vous vaut, que vous vaudra, dans les annales de notre Compagnie, votre belle année de charge ; l'autre, dangereuse, qui est, précisément, de vous remplacer et dont la perspective ne laisse pas de me troubler...
Académie de Nîmes - 16 rue Dorée, Nîmes ® Académie de Nîmes 2020

Mes chers confrères, vous tous que je vois couronnant cette table, centre et symbole de vos travaux ; anciens et nouveaux membres de l'Académie de Nîmes, je vous assure de mon dévouement et de mon assiduité ; permettez-moi de me tourner, en toute amitié, vers le Bureau que vous avez élu et de saluer nommément, votre Vice-Président, Monsieur Hubert-Rouger, heureusement rétabli ; votre Secrétaire perpétuel, Monsieur Emmanuel Lacombe, à l'expérience et à l'autorité de qui je ferai, sans cesse, appel ; je leur dis cordialement, je vous dis à tous : pour le renom de notre Compagnie, pour son labeur à venir, sinon « ad multos aunos » (encore que nous soyons immortels) ; du moins « ad multos » et félices-menses ; oui, de longs mois, et féconds et heureux ».

Séance du 23 avril 1954 :
Il est procédé à la réception de M. Barnouin. M. Paganelli l'accueille en ces termes : « Monsieur, L'Académie de Nimes s'est constamment honorée de compter, dans son sein, des magistrats ; à votre tour, vous venez vous insérer dans la haute lignée de la Justice ; et votre élection nous vaut le privilège de poursuivre une tradition avec la satisfaction d'accueillir une personnalité marquante. Retracerai-je votre carrière} ? Je ne le saurais, car votre concision et votre modestie m'ont mesurés les détails et les précisions. Je dirai seulement que vous êtes magistrat depuis 1913. On le demeure, vous le savez, toute sa vie, en vertu de cette ordination intime qui se trouve à la source ainsi qu à la base des grands Ordres. Si vos préférences furent toujours pour cette magistrature debout, dont la tâche, parfois rude dans sa noblesse, vous avait une fois pour toutes conquis, lorsque vous avez pris place au Tribunal et à la Cour, vous y avez apporté, également, et votre savoir de juriste et votre expérience d'homme. Dans des circonstances difficiles, en des heures douloureuses, vous avez témoigné d'une belle indépendance, d'un grand courage, au point d'en être victime. Qu'importe,' ! la conscience était satisfaite. Vous vous êtes souvenu, sans cesse, que l'impartialité, la sérénité, — sinon l'impassibilité —, doit être la qualité souveraine du Juge et du Jugement. La passion, d'où qu'elle souffle, est, comme la colère, une courte, mais terrible folie. Dès 1937, à l'Audience solennelle de Rentrée, vous avez prononcé un discours magistral sur l'Assassinat du Maréchal Brune : Le 2 Août 1815, en Avignon, dans une période de Terreur, — blanche ou rouge elle est toujours le Crime, — le Maréchal Brune avait été assassiné ; les magistrats avaient conclu au suicide ; quatre ans après, — après avoir réuni assez de preuves, — la Maréchale présentait au roi sa requête et le Procureur Général près la Cour royale de Nimes ordonnait des poursuites ; ce fut la Cour de Riom et le Procureur général Pagès qui « soulevant le voile d'iniquité » reconnurent que le Maréchal Brune, avait été assassiné. Vous avez vous-même écrit, Monsieur, en conclusion de votre étude, que « ce douloureux épisode comportait certainement des enseignements profitables ». Je n'en dirai pas plus. Je rappellerai seulement ce que M. le Procureur Général, en 1937, déclarait, après votre discours il citait les instructions de M. le Garde des Sceaux : « Il n'est pas sans intérêt qu'au cours d'une audience solennelle un magistrat, prenant la parole en présence des autorités civiles et militaires, du barreau, des auxiliaires de la Justice et de l'élite de la société locale, témoigne, par une dissertation érudite et élevée, de l'aptitude et du goût de la magistrature pour la science du droit et les choses de l'esprit». Et M. le Procureur général de conclure : « M. le conseiller Barnouin a répondu pleinement aux préoccupations de M. le Garde des Sceaux et prouvé que la science du droit savait s'allier chez lui au goût des choses de l'esprit. Son étude très fouillée d'un sujet particulièrement intéressant de notre histoire a fait revivre, de façon saisissante, un des épisodes les plus émouvants de cette terreur Blanche, qui a fait tant de victimes dans nos régions. Il l'a fait sobrement, avec le seul souci d'être à la fois impartial et juste ; il a pleinement réussi ». Je me permets d'ajouter : il a pleinement réussi dans le fond et dans la forme. Monsieur, en 1910, âgé de vingt-trois ans, vous faisiez vos premières armes sous la direction et l'autorité d'un Administrateur de grande classe, M. 'le Préfet Maitrot de Varenne ; pendant la Grande Guerre, durant 43 mois de front, vous avez combattu dans les rangs de cette Infanterie sublime et martyre, dont on n'exaltera jamais assez le sacrifice ; si vous êtes né en Algérie, et c'est une patrie adoptive dont vous pouvez vous montrer fier, vous n'en êtes pas moins de souche gardoise, tant et si bien que les traditions régionales voire régionalistes et l'histoire locale ont votre amour ; et nous espérons bien goûter prochainement ce que vous appelez votre essai sur .le village de Sauzet, votre village. Et, par là encore, vous rejoignez votre prédécesseur Henry Bauquier. Prenez donc place à ce fauteuil qu'il a illustre et soyez, mon cher confrère, le bienvenu parmi nous »

Séance du 21 janvier 1960 :
« Monsieur le Président, Mademoiselle, Messieurs, Sur le point de m'asseoir de nouveau à votre fauteuil présidentiel, j'éprouve, — comment ne pas l'avouer, dès l'abord — sinon des scrupules, du moins des regrets et une crainte. Je vous les dirai très simplement ; mais permettez que je commence par vous remercier de l'honneur, de la confiance et de l'amitié que votre désignation me manifeste. Je ne les mériterais guère, si votre indulgente et compréhensive bienveillance ne suppléaient aux mérites qui me manquent et ne surestimaient les qualités que vous pourriez me reconnaître. Aussi bien, pourquoi des doyens, — comme moi, par l'âge, ou bien par l'élection, — notre Compagnie s'énorgueillit et se réjouit d'en compter de nombreux dans son sein, pourquoi n':ont-ils pas pu prendre place, aujourd'hui, au centre de cette table qui, d'évidence, tout ovale qu'elle soit, n'en est pas moins ronde. C'est mon regret et ma crainte de ne pouvoir vous apporter ce dont leur absence vous privera à coup sûr. Mon cher Président et ami, nulle investiture ne pouvait m'être plus agréable que celle de ce soir; confiée à vos soins, vous m'en remettez, vous m'en transmettez la charge ainsi que le bénéfice. Vous succéder ? certes ; vous remplacer? assurément pas. Vous ne l'ignorez pas, Messieurs, chacun de nous colore son activité, voire son action, des nuances ou des reflets multiples de son tempérament propre ; et cette vision prismatique, sans devenir jamais un jeu, encore moins une illusion, n'est dépourvue ni de charme ni de profit ; elle constitue la singulière originalité de nos modestes sociétés, dites savantes, où la science, sans l'appareil ou l'apparat de ce qu'on nomme les spécialités, s'appelle, le plus souvent, réflexion, sagesse, personnalité. Avec notre sens de la mesure et de l'ironie, grâce à votre courtoisie d homme et d'humaniste, mon cher Président, vous avez tout au long de ces douze mois, conduit notre Compagnie comme elle doit l'être, activement, libéralement, dans une mutuelle et fraternelle intelligence de nos fins et moyens respectifs ; à fa haute et vivifiante atmosphère des « templa serena ». Soyez félicité. Chers confrères, souffrez, je vous prie, que, par ma voix, nous témoignions à notre Président nos sentiments unanimes d'affectueuse gratitude. Messieurs, les lettres de noblesse, exceptionnelles, de notre Académie, lui créent des devoirs hors série. Je sais de quelle conscience avertie vous y répandiez, et animés de quelle fierte ! La sévérité de vos choix, le sérieux de vos travaux, le prestige de votre renom, tout concourt à ce rayonnement qui demeure votre, ambition. Que, demain, nos portes s'ouvrent, encore, à d'autres mérites ; que, sans les rechercher, nous ne perdions aucune de ces occasions qui sont la moitié de l'influence ; mieux, de l'ascendant qu'il nous faut légitimement exercer ; que nos liaisons, que notre collaboration méthodique se fassent de plus en plus suivies et effectives, avec le monde de l'esprit, avec le monde de l'âme, ici et ailleurs. Une Académie, nous le pensons tous, ne saurait être un théâtre ; elle ne doit pas rester un cénacle. M. le Président, mes chers confrères, vous me pardonnerez, j espère, ces quelques réflexions ou souhaits, à peine des anticipations, puisque tout cela est déjà en train et qu'il nous suffirait, Messieurs, de lui imprimer une plus grande accélération. »

Séance du 18 novembre 1960 :
Il est ensuite procédé à l'installation de M. le Chanoine Homs.
M. le Président Paganelli l'accueille ainsi :
« Marseillais d'origine, Gardois d'adoption, Nîmois d'élection ;
Helléniste de culture; professeur par vocation, orateur car conviction ;
Combattant des deux guerres et capitaine d'artillerie ;
avant tout, au-dessus de tout, prêtre, prêtre au service des âmes et de votre saint-ministère ;
Tel vous voient, Monsieur le Chanoine — et vous admirent — ceux qui vous connaissent ;
tel vous estiment et vous louent ceux qui apprennent à vous con- naîtra... Oui, Marseille-Saint-Victor, Marseille-Notre-Dame-de-la-Garde, chères et douces images, hautes résonances de votre cœur d'enfant ou d'adolescent, demeureront toujours associées, dans la fidélité du souvenir, au grand nom universitaire d'Aix-en-Provence. C'est d'abord le Petit Séminaire de Beaucaire qui devait vous prendre, cultiver et épanouir votre jeune saison, « spes messis in semine » ; vous deviez, un jour, par votre professorat, lui rendre en science et en dilection, tout le bienfait que vous aviez reçu de ses )maîtres.
En 1920, vous quittiez Beaucaire pour Nîmes, — et la chaire de Philosophie de Saint-Stanislas : durant vingt années, la qualité de vos dons le disputera à la durée; de vos leçons.
N'aviez-vous pas, à Aix, suivi l'enseignement accepté l'empreinte d'un Blondel ? Et ne semble-t-il pas que ces lignes aient été écrites pour vous ? ...
« Notre vie est faite de problèmes qui se posent et s'imposent à nous du dedans et du dehors, — du dehors peut-être plus encore que du dedans —, et que, pour le salut de notre corps et de notre âme, il nous faut avoir effectivement résolus en temps utile. Le terre à terre de nos occupations quotidiennes; l'habituelle placidité de notre horizon ont beau nous voiler ce que l'existence a avant tout de dramatique, nous sentons ' bien qu'une activité faite de programmes, une volonté réduite à des décrets, un vouloir enfin, qui ne serait pas un agir, — tôt ou tard, nous conduiraient, matériellement ou moralement, à la catastrophe et à la mort ».
Mais la pensée du philosophe si attachante qu'elle fût, ne vous détournait pas de vos études grecques ; elles devaient vous valoir, aux examens de la Licence ès lettres, un succès éclatant, exceptionnel. C'est ii vous que M. Fougères, Directeur de l'Ecole française d'Athènes, fit offrir une Bourse de séjour ; insigne honneur qui fut décliné, bonne fortune intellectuelle qui fut refusée, parce que vous vouliez servir, de nouveau et sans délai, dans les cadres du clergé diocésain.
La Ville et l'importante paroisse de La Grand'Combe vous ont retenu cinq ans ; Saint-Baudile vous retiendrait encore si votre état de sante l'eût permis et s'il, n'avait tenu qu'à vos paroissiens, — à d'autres aussi... Vous aviez fait de Saint-Baudile la Paroisse de Nîmes, — dont le Bulletin rayonnait au-delà et où l'on venait vous entendre ; goûter votre parole claire, apprécier la netteté de vos idées, la rigueur de votre logique. Profonde harmonie d'un tempérament de chef, à la volonté éclairée et tenace, — qui ne parle pas pour parler, n'écrit pas pour écrire, mais va droit au but comme au devoir ; au réel quotidien comme à l'idéal immuable ! Directeur de l'œuvre liturgique « du Suffrage », — grande œuvre, catholique, s'il en fut, dont l'universalisme convient à votre esprit de synthèse et d'humanisme, en même temps que de divine Charité, — vous lui apportez, vous lui consacrez et votre Foi et votre Espérance. Promoteur de valeurs spirituelles, — qu'elles soient de l'ordre terrestre ou de l'ordre céleste, qu'elles s'appellent l'Église ou la Patrie, — sans cesse, loin de composer avec les complaisances ou les lâchetés, loin de capituler, vous maintenez le Drapeau ; vous prônez ces richesses morales de vérité et de beauté, dont l'historien Thucydide disait déjà qu'elles sont un lien durable, une acquisition pour l'éternité. Noble exemple, rare modèle d'élégance et de conscience, mon cher confrère, — notre Compagnie ne pouvait vous ignorer ni manquer de vous honorer ; recevez donc, je vous prie, notre investiture académique ». 

* * * * *

Je l'ai connu surtout lors de vacances d'été à Génolhac (Gard), avec ma mère. Il n'était pas catholique (à la différence de sa femme), je le soupçonne d'avoir été franc-maçon. Ma mère était la dernière de quatre enfants ; pour soulager ma grand-mère, Dono et sa femme Jeannette, qui n'avaient pas pu avoir d'enfant, ont élevé ma mère pendant plusieurs années. Le retour chez ses parents, vers l'âge de 4 ans, fut une rupture douloureuse pour ma mère ; par la suite, Dono l'aida à s'orienter dans ses études ; notamment, il lui enseigna le grec ancien pendant l'été 1936 précédant son entrée en hypokhâgne (Lettres supérieures au Lycée Fénelon, Paris, VIe). Influence intellectuelle dont j'ai bénéficié indirectement. Dono fut mon troisième grand-père...

Ma mère m'avait dit qu'il eut une liaison avec une demoiselle Soboul, tante de l'historien Albert Soboul. Il s'agit de Marie Victorine Rose Soboul, née en 1884, professeur à l'École normale d'institutrices du Gard depuis 1909 et directrice de cet établissement en 1926.


Un dossier de carrière est conservé aux Archives nationales, site de Paris, 60 rue des Francs-Bourgeois :

Professeur au lycée de Reims (Marne)
Fin du dossier : 1922
Cote
AJ/16/1336
Sorbon : Pers. scient. et adm. Académie de Paris (1870-1940) AJ/16

Préfet du Gard
Date du dossier
1945 ; 1956-1958
Démissionnaire le 1er févr. 1946
Cotes
F/1bI/822  et F/1bI/1103
Personnel de ministère de l’Intérieur (XIXe-XXe s.)

Inspecteur général de l'enseignement secondaire
Cote
F/17/25339
Enseignants et personnels scientifiques de l'Instruction publique XIXe-XXe siècles

D'autre part, un autre dossier (que je n'ai pas encore pu consulter) est conservé sous la cote CA 780 aux Archives départementales du Gard, 20 rue des Chassaintes, Nîmes.


C / Ouvrages publiés :

Un petit-fils de Renan, Ernest Psichari, Saint-Raphaël : Éditions des Tablettes, 1923.

Édition et traduction du poète latin Properce (vers -47/vers -15), Élégies, Paris : Belles Lettres, 1929 (rééditions en 1947, 1961, 1964, 1980, 1990, 1995).




En collaboration avec Georges Prévot, Textes anciens traduits en français, lectures suivies et dirigées pour la section moderne des classes de 6e, 5e, 4e, 3e des lycées et collèges et pour les cours complémentaires, Paris : Delagrave, 1950. 
Ernest Renan, Uzès : Ateliers Henri Péladan, 1966.
Jean Racine, Uzès : Ateliers Henri Péladan, 1966.
Laurent Spadale, 1914-1971, Uzès : H. Peladan, 1972. (Laurent Spadale fut sous-préfet de la Libération d'Alès).


D / Bibliographie :

René Bargeton (1917-2007), Dictionnaire biographique des préfets, Paris : Archives Nationales, 1994, sub nomine.

Patricia Boyer, « L'épuration et ses représentations en Languedoc et Roussillon (1944-1945) », Vingtième Siècle. Revue d'histoire, n° 68, octobre-décembre 2000, pages 19, 24, 26.

J'ai créé sa Notice wikipedia ; un contributeur anonyme y a ajouté l'appartenance à l'Académie de Nîmes.




dimanche 15 septembre 2019

VOLTAIRE : L'AMOUR SOCRATIQUE 2/2


AMOUR SOCRATIQUE (1)

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Fac simile du début de l'article dans l'édition de Kehl, volume 37, 1784.

« Si l’amour qu’on a nommé socratique et platonique n’était qu’un sentiment honnête, il y faut applaudir. Si c'était une débauche, il faut en rougir pour la Grèce. (2)

Comment s’est-il pu faire qu’un vice, destructeur du genre humain s’il était général ; qu’un attentat infâme contre la nature, soit pourtant si naturel ? (3) Il paraît être le dernier degré de la corruption réfléchie ; et cependant il est le partage ordinaire de ceux qui n’ont pas encore eu le temps d’être corrompus (4). Il est entré dans des cœurs tout neufs, qui n’ont connu encore ni l’ambition, ni la fraude, ni la soif des richesses. C’est la jeunesse aveugle qui, par un instinct mal démêlé, se précipite dans ce désordre au sortir de l’enfance, ainsi que dans l’onanisme. (Voyez Onanisme) (5)

Le penchant des deux sexes l’un pour l’autre se déclare de bonne heure ; mais quoi qu’on ait dit des Africaines et des femmes de l’Asie méridionale, ce penchant est généralement beaucoup plus fort dans l’homme que dans la femme; c’est une loi que la nature a établie pour tous les animaux, c’est toujours le mâle qui attaque la femelle. (6)

Les jeunes mâles de notre espèce, élevés ensemble, sentant cette force que la nature commence à déployer en eux, et ne trouvant point l’objet naturel de leur instinct, se rejettent sur ce qui lui ressemble. (7) Souvent un jeune garçon, par la fraîcheur de son teint, par l’éclat de ses couleurs, et par la douceur de ses yeux, ressemble pendant deux ou trois ans à une belle fille ; si on l’aime, c’est parce que la nature se méprend : on rend hommage au sexe, en s’attachant à ce qui en a les beautés (8) ; et quand l’âge a fait évanouir cette ressemblance, la méprise cesse.

Citraque juventum.
Aetatis breve ver et primos carpere flores
Ovide, Métamorphoses, X, 84-85 (9).

On n’ignore pas [1769 : " On sait assez "] que cette méprise de la nature est beaucoup plus commune dans les climats doux que dans les glaces du Septentrion, parce que le sang y est plus allumé, et l’occasion plus fréquente : aussi ce qui ne paraît qu’une faiblesse dans le jeune Alcibiade, est une abomination dégoûtante dans un matelot hollandais et dans un vivandier moscovite.
Je ne puis souffrir qu’on prétende que les Grecs ont autorisé cette licence. On cite le législateur Solon (10), parce qu’il a dit en deux mauvais vers :

Tu chériras un beau garçon,
Tant qu'il n'aura barbe au menton. (a, 11, 12).
Traduction d’Amyot, grand-aumônier de France.

Mais, en bonne foi, Solon était-il législateur quand il fit ces deux vers ridicules ? Il était jeune alors, et quand le débauché fut devenu sage, il ne mit point une telle infamie parmi les lois de sa république ; accusera-t-on Théodore de Bèze d’avoir prêché la pédérastie dans son église, parce que dans sa jeunesse il fit des vers pour le jeune Candide ? et qu’il dit :

Amplector hunc et illam
Je suis pour lui, je suis pour elle. (13)

Il faudra dire qu’ayant chanté des amours honteux dans son jeune âge, il eut dans l’âge mûr l’ambition d’être chef de parti, de prêcher la réforme, de se faire un nom. Hic vir, et ille puer. (14)

On abuse du texte de Plutarque, qui dans ses bavarderies, au Dialogue de l’amour, fait dire à un interlocuteur que les femmes ne sont pas dignes du véritable amour ; mais un autre interlocuteur soutient le parti des femmes comme il le doit. On a pris l’objection pour la décision. Voyez l'article Femme. (15)

Il est certain, autant que la science de l’Antiquité peut l’être, que l’amour socratique n’était point un amour infâme. C’est ce nom d’amour qui a trompé. Ce qu’on appelait les amants d’un jeune homme étaient précisément ce que sont parmi nous les menins (16) de nos princes, ce qu’étaient les enfants d’honneur (17), des jeunes gens attachés à l’éducation d’un enfant distingué, partageant les mêmes études, les mêmes travaux militaires ; institution guerrière et sainte dont on abusa comme des fêtes nocturnes et des orgies.

La troupe des amants instituée par Laïus (18) était une troupe invincible de jeunes guerriers engagés par serment à donner leur vie les uns pour les autres, et c’est ce que la discipline antique a jamais eu de plus beau.

Sextus Empiricus et d’autres ont beau dire que ce vice était recommandé par les lois de la Perse (19). Qu’ils citent le texte de la loi ; qu’ils montrent le code des Persans : et si cette abomination s’y trouvait, je ne la croirais pas ; je dirais que la chose n’est pas vraie, par la raison qu’elle est impossible. Non, il n’est pas dans la nature humaine de faire une loi qui contredit et qui outrage la nature, une loi qui anéantirait le genre humain si elle était observée à la lettre (20). Mais moi, je vous montrerai l’ancienne loi des Persans, rédigée dans le Sadder (21). Il est dit, à l’article ou porte 9, qu’il n’y a point de plus grand péché (22). C’est en vain qu’un écrivain moderne a voulu justifier Sextus Empiricus et la pédérastie (23) ; les lois de Zoroastre, qu’il ne connaissait pas, sont un témoignage irréprochable que ce vice ne fut jamais recommandé par les Perses. C’est comme si on disait qu’il est recommandé par les Turcs. Ils le commettent hardiment ; mais les lois le punissent (24).
Que de gens ont pris des usages honteux et tolérés dans un pays pour les lois du pays ! Sextus Empiricus, qui doutait de tout, devait bien douter de cette jurisprudence. S’il eût vécu de nos jours, et qu’il eût vu deux ou trois jeunes jésuites abuser de quelques écoliers [Cf l’article « Jésuites » des Questions], aurait-il eu droit de dire que ce jeu leur est permis par les constitutions d’Ignace de Loyola? (26)
Il me sera permis de parler ici de l’amour socratique du révérend père Polycarpe [Surnom un temps adopté par Gustave Flaubert, pour une raison encore non élucidée], carme chaussé de la petite ville de Gex [Ain actuel], lequel en 1771 enseignait la religion et le latin à une douzaine de petits écoliers. Il était à la fois leur confesseur et leur régent, et il se donna auprès d’eux tous un nouvel emploi. On ne pouvait guères avoir plus d’occupations spirituelles et temporelles. Tout fut découvert : il se retira en Suisse, pays fort éloigné de la Grèce. [Depuis « il me sera permis », c’est une addition de 1774.] Ces amusements ont été assez communs entre les précepteurs et les écoliers. Voyez Pétrone (30). Les moines chargés d’élever la jeunesse ont été toujours un peu adonnés à la pédérastie. C’est la suite nécessaire du célibat auquel ces pauvres gens sont condamnés (31). Les seigneurs turcs et persans font, à ce qu’on nous dit, élever leurs enfants par des eunuques : étrange alternative pour un pédagogue d’être ou châtré ou sodomité. (32)

L’amour des garçons était si commun à Rome, qu’on ne s’avisait pas de punir cette turpitude [1769 : "fadaise"], dans laquelle presque tout le monde donnait tête baissée. Octave-Auguste, ce meurtrier débauché et poltron, qui osa exiler Ovide, trouva très bon que Virgile chantât Alexis (33) ; Horace, son autre favori, faisait de petites odes pour Ligurinus (34). Horace, qui louait Auguste d’avoir réformé les mœurs, proposait également dans ses satires un garçon et une fille (b, 35) ; mais l’ancienne loi Scantinia, qui défend la pédérastie, subsista toujours : l’empereur Philippe la remit en vigueur (36), et chassa de Rome les petits garçons qui faisaient le métier (37) S’il y eut des écoliers spirituels et licencieux comme Pétrone, Rome eut des professeurs tels que Quintilien. Voyez quelles précautions il apporte dans le chapitre du Précepteur pour conserver la pureté de la première jeunesse :

« Carendum non solum crimine turpitudinis, sed etiam suspicione. » (38)

Enfin je ne crois pas qu’il y ait jamais eu aucune nation policée qui ait fait des lois contre les mœurs. (c, 39 à 48). »


NOTES DE VOLTAIRE :

a. Un écrivain moderne, nommé Larcher (12), répétiteur de collège, dans un libelle rempli d’erreurs en tout genre, et de la critique la plus grossière, ose citer je ne sais quel bouquin, dans lequel on appelle Socrate Sanctus Pederastes, Socrate saint b...... [bougre] Il n’a pas été suivi dans ces horreurs par l’abbé Foucher ; mais cet abbé, non moins grossier, s’est trompé encore lourdement sur Zoroastre et sur les anciens Persans. Il en a été vivement repris par un homme savant dans les langues orientales. (13)

b. Praesto puer impetus in quem
Continuo fiat. (35)

c. On devrait condamner messieurs les non-conformistes à présenter tous les ans à la police un enfant de leur façon. L’ex-jésuite Desfontaines fut sur le point d’être brûlé en place de Grève, pour avoir abusé de quelques petits Savoyards qui ramonaient sa cheminée ; des protecteurs le sauvèrent (39). Il fallait une victime : on brûla Deschaufours à sa place (40). Cela est bien fort ; est modus in rebus (41) : on doit proportionner les peines aux délits (42). Qu’auraient dit César, Alcibiade, le roi de Bithynie Nicomède, le roi de France Henri III (43), et tant d’autres rois ? (44). Quand on brûla Deschaufours, on se fonda sur les Établissements de saint Louis, mis en nouveau français au quinzième siècle. « Si aucun est soupçonné de b..... [bougrerie], doit être mené à l’évêque ; et se il en était prouvé, l’en le doit ardoir, et tuit li meuble sont au baron, etc. » (45) Saint Louis ne dit pas ce qu’il faut faire au baron, si le baron est soupçonné, et se il en est prouvé. Il faut observer que par le mot de b....., saint Louis entend les hérétiques, qu’on n’appelait point alors d’un autre nom (46). Une équivoque fit brûler à Paris Deschaufours, gentilhomme lorrain.
Despréaux eut bien raison de faire une satire contre l’équivoque (47) ; elle a causé bien plus de mal qu’on ne croit (48).


MES NOTES AU TEXTE DE VOLTAIRE

1. D’abord titré " Amour nommé socratique " dans le Dictionnaire Philosophique Portatif en 1764. Les premières versions de ce célébrissime article se lisent dans les éditions successives de ce Dictionnaire philosophique portatif (1764, 1765, 1767, 1769, etc.) ; on pourra se reporter à l’édition critique du Dictionnaire philosophique, tomes 35 et 36 des Œuvres complètes, Oxford : Voltaire Foundation, 1994.
Cet article fut repris et augmenté par Voltaire dans les Questions sur l’Encyclopédie par des amateurs en 1770, 1771, 1773, 1774, 1775 (Genève), etc., ainsi que dans l’édition Louis Moland des 
Œuvres complètes, 1877-1883, qui reproduit la première édition des Questions..., et dans l'édition Garnier Frères de 1878

2. Alinéa ajouté en 1770. Lord Bolingbroke (1678-1751) était plus affirmatif quant aux mœurs de l’Antiquité :
“ Sodomy was permitted among several nations, and if we dare not say that the moral Socrates practised it, we may say that the divine Plato recommended it, in some of his juvenile verses at least  : and yet sodomy is very inconsistent with the intention of nature, which can be carried on by the conjunction of the two sexes only. ” (Works, 1841, vol. IV, § xx)

3. Paradoxe également relevé par Arthur Schopenhauer qui en a proposé une explication ; voir Le Monde comme vouloir et comme représentation, Suppléments, appendice au chapitre 44. Cette phrase est trop souvent citée tronquée, par ignorance du mouvement de la pensée de Voltaire.

4. Voir le Traité de Métaphysique, 1735, « De la vertu et du vice », chapitre IX :
« L’adultère et l’amour des garçons seront permis chez beaucoup de nations ; mais vous n’en trouverez aucune dans laquelle il soit permis de manquer à sa parole ; parce que la société peut bien subsister entre des adultères et des garçons qui s’aiment, mais non pas entre des gens qui se feraient une gloire de se tromper les uns les autres. »

Voici la réaction du Monthly Review à la publication du Dictionnaire :
« […] there are some passages, particularly the whole article entitled amour nommé socratique, that we conceive could only come from the pen of the most inconsiderate, dissolute and abandoned of mankind. Nothing can be more infamous than what is advanced in pallation of the most detestable of all crimes ; nor can any thing be more false in fact that the imputing a vice to the naturel passions of youth and innocence, which is hardly ever practised but by wretches already debilitated by excessive debauchery, or by those in whom Nature never implanted the smallest germ of love or delicacy. Our courts of justice are sufficiently convinced, by hateful experience, that, if very youg persons are ever made accessory to this horrid species of guilt, the principal, the seducer, is ever some hypocritical monster, old enough to be hackneyed in the ways of vice and iniquity. »

5. Les sept derniers mots de l’alinéa ont été ajoutés en 1770. À l’article « Onanisme » des Questions, on lit : « Cette habitude honteuse et funeste, si commune aux écoliers, aux pages et aux jeunes moines. »

6. Rapprocher Blaise Pascal, Discours sur les passions de l’amour : « Ce n’est point un effet de la coutume, c’est une obligation de la nature, que les hommes fassent les avances pour gagner l’amitié d’une dame. »

7. Cf G. Edwards, 1760, cité dans mon Vocabulaire de l’homosexualité masculine, Paris : Payot, 1985, pages 231-233, repris sur la page Appendices de 1985 et 2022.

8. Cf l’audacieux La Mettrie, dans L’Art de jouir, 1751 : « Tout est femme dans ce qu’on aime, l’empire de l’amour ne connaît pas d’autres bornes que celles du plaisir. »

9. Ovide, Métamorphoses, X, 84-85 : soit dans la traduction des Belles Lettres : « cueillir les premières fleurs de ce court printemps de la vie qui précède la jeunesse. »

10. Plutarque, Vies des hommes illustres, « Solon », 1.

11. Pierre-Henri Larcher (1726-1812), helléniste confirmé. Il citait la dissertation de J. M. Gesner, « Socrates Sanctus Pederasta », lue à l’Académie de Göttingue le 5 février 1752, et traduite depuis en français par Alcide Bonneau : Socrate et l’amour grec, Liseux, 1877.

12. Les réprimandes faites à l’abbé Foucher sont les deux lettres mentionnées dans une note de Voltaire à l’article « Académie » des Questions.


13. Théodore De Bèze, Juvenilia, XC : Amplecto quoque sic et hunc et illam ;
c’est-à-dire littéralement : « Je serre dans mes bras tout autant le premier [Audebert] que la seconde [Candide]. » Voir la discussion dans le Dictionnaire historique et critique de Pierre Bayle.

14. Alinéa ajouté en 1770. Avant Jean-Paul Sartre, Voltaire avait donc réfléchi à « l’enfance d’un chef ». ; voir aussi la remarque de Voltaire dans la lettre de 1724 à la marquise de Bernières.

15. Phrase ajoutée en 1770. Voltaire y reproche à Montesquieu d’avoir avancé que « chez les Grecs les femmes n’étaient pas regardées comme dignes d’avoir part au véritable amour, et que l’amour n’avait chez eux qu’une forme qu’on n’ose dire » ; voir De l’Esprit des lois, VII, 9. Voltaire note que Plutarque, sous le nom de Daphnéus, réfutait les discours de Protogènes en faveur de « la débauche des garçons » ; cf Plutarque, De l’amour, 751-752.

16. Menin : même racine espagnole que mignon.

17. Enfant d’honneur : cf La Fontaine, Contes, 3, xiii, « Le petit chien ». Et mon Dictionnaire français de l'homosexualité masculine en ligne : DFHM.

18. Laïos fut considéré comme le fondateur de l’amour des garçons ; mais selon Plutarque, c’est Gorgidas qui aurait institué en -378 cette troupe d’amants évoquée abstraitement par Platon.

19. Sextus Empiricus, philosophe sceptique grec des IIe/IIIe siècles ; dans ses Esquisses Pyrrhoniennes, I, § 152, il distinguait bien loi et usage ; Voltaire fait ici le contresens que lui reprochera à juste titre Larcher.

20. Pseudo-Lucien, Amours, 22 ; à cet argument on peut opposer la réponse du philosophe anglais Jeremy Bentham : « […] most evidently and strictly true with regard to celibacy. If then merely out of regard to population it were right that paederasts should be burn alive, monks ought to be roasted alive by a slow fire. » (Journal of Homosexuality, vol. 3(4), Summer 1978, p. 397 ; édition réalisée par Dr Louis Crompton).

21. Abrégé du livre de Zend, ou Avesta.

22. « Fuis surtout le péché contre nature ; il n’y en a point de plus grand. »

23. Pierre-Henri Larcher, Supplément à la philosophie de l’histoire, 1767, pages 99-103.

24. Depuis « Mais moi, je » addition de 1770. Sur l’amour des garçons chez les Turcs, voir G. Postel, Histoire des Turcs, 1560, 3e partie, cité par Montaigne, Essais, III, iii, 827.

26. Ce passage provoqua cette réaction de Larcher : « Les jésuites n’avaient rien à démêler ici. Pourquoi troubler mal à propos leurs mânes ? » (Supplément à la philosophie de l’histoire, 1767, p. 100). L’ordre des jésuites venait d’être supprimé dans plusieurs pays d’Europe pour des raisons politiques.

30. Écrivain latin, auteur du roman Satiricon. L’article « Pétrone » des Questions reproduit le XIVe chapitre du Pyrrhonisme de l’Histoire.

31. Alinéa ajouté en 1774. Les polémistes protestants avaient souvent dénoncé le célibat des prêtres catholiques comme responsable des égarements pédophiles d’une partie d’entre eux (notamment lors de la grande affaire d’Ollioules en 1601-1603). L’anticléricalisme républicain de la fin du XIXe siècle fera de même.

32. Alinéa ajouté en 1774. Peut-être convient-il de lire sodomite, ou encore sodomisé.

33. Virgile, Bucoliques, notamment la 2e églogue avec le personnage de Corydon.

34. Horace, Odes, livre IV, i , 33-40, et x.

35. Horace, Satires, I, ii :

"tument tibi cum inguina, num, si ancilla aut verna est praesto puer, impetus in quem continuo fiat, malis tentigine rumpi ?
non ego."

Soit dans la traduction Belles-Lettres : « Quand ton membre se gonfle, si tu as une servante à ta disposition, ou un petit esclave domestique, sur qui te jeter sans retard, tu aimerais mieux rester tendu à en crever ? non pas moi. »

36. Marcus Julius Philippus, empereur romain de 244 à 249 ; voir Histoire Auguste, « Alexandre Sévère », 24 ; il semble que la loi Scantinia (vers -150) ait été dirigée contre la pédophilie (sexualité avec des enfants impubères) plus que contre l’amour masculin per se ; cette loi était tombée en désuétude au début de l’ère chrétienne.

37. Sur le sens homosexuel de métier depuis la fin du Moyen-Âge, voir mon Dictionnaire français de l’homosexualité masculine en ligne, à la lettre M

38. Depuis « S’il y eut », addition de 1770. Quintilien, Institution oratoire, II : « le précepteur devra non seulement être pur, mais encore exempt de tout soupçon. »

39. Voltaire était intervenu en faveur de l’abbé le 29 mai 1725 ; voir Roger Peyrefitte, Voltaire, sa jeunesse et son temps, tome 2, pages 242-244.

40. En 1726, pour des faits de meurtre et de proxénétisme homosexuel ; il ne peut pas être véritablement considéré comme une victime de la justice royale, et il y a quelque inconscience à parler de répression de la liberté sexuelle à son sujet.

41. Horace, Satires, I, 106 : « il y a une mesure à toutes choses ».

42. Exigence que l’on retrouvera formulée dans la Déclaration des droits de 1789, article 8 : « La loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires […] ; on sait qu’en ce qui concerne l’homosexualité, le Code de 1791 abandonne toute forme de répression pénale. Un auteur très apprécié de Voltaire, Vauvenargues, avait lui aussi anticipé sur la Déclaration ; sa maxime 164 : « Ce qui n’offense pas la société n’est pas du ressort de sa justice » préfigurait l’article 5 : « La loi n’a le droit de défendre que les actions nuisibles à la société. »

43. Parmi les auteurs d’allusions antérieures aux mœurs d’Henri III, on relève les noms de Pierre de L’Estoile, Agrippa d’Aubigné et Saint-Simon. Mais Jules Michelet était d’un avis différent : « Puisque ce mot de mignon est arrivé sous ma plume, je dois dire pourtant que je ne crois ni certain ni vraisemblable le sens que tous les partis, acharnés contre Henri III, s’acharnèrent à lui donner. » (Histoire de France au XVIe siècle, chapitre 5). Voir aussi Emmanuel Le Roy Ladurie, L’État royal, 1987, page 239.

44. Louis XIII et Louis XV notamment ; sur ce dernier, voir la lettre de Voltaire à la marquise de Bernières, juillet 1724. En Angleterre, Édouard II et Jacques Ier, en Prusse Frédéric II.

45. Le chapitre 99 des Établissements de Saint Louis (recueil de droit coutumier rédigé vers 1270) continuait ainsi : « Et de cette manière doit-on faire d’homme hérite [hérétique], s’il y a preuve ; et tous ses [biens] meubles sont au baron, ou au prince. Et est écrit en Décrétales, au titre Des significations de parole, au chapitre Super quibusdam. Et coutume s’y accorde. »

46. Tout comme Montaigne, Voltaire ne fait pas état des condamnations bibliques et théologiques de l’amour masculin ; Dans Corydon, André Gide ne le fera pas davantage. Peu auparavant, le sens originel de bougrerie fut ainsi discuté par le juriste Charles- Clément-François de L’Averdy (1723 ou 24-1793) :
« Le mot de bougrerie est appliqué par les uns aux Albigeois qui ont suivi la même hérésie que les Bulgares ; et ils se fondent sur ce par l’intitulé du chapitre, où il paraît que l’on n’a eu en vue que les mécréants et hérites, c’est-à-dire hérétiques. Les autres appliquent la première partie de ce chapitre au crime contre nature, parce qu’on a donné le même nom à ceux qui s’en rendent coupables : d’ailleurs la manière dont ce chapitre est conçu paraît l’indiquer, puisque l’on y distingue deux espèces de crimes. » (Code pénal, 1752)
L’interprétation privilégiée par L’Averdy est soutenue par le fait que les Décrétales de Gégoire IX, au chapitre indiqué, n’envisagent aucune infraction sexuelle.

47. Despréaux est aujourd’hui plus connu sous le nom de Boileau ; voir sa Satire XII, où l’on trouve : « Socrate […] Très équivoque ami du jeune Alcibiade. »

48. Cette note c. fut ajoutée en 1769.


Note de l’édition de Kehl (1785-1789), par Condorcet :

Note à l’article « Amour socratique » du volume 37 (Dictionnaire philosophique), 1784 des Œuvres complètes de Voltaire. Texte repris dans le volume 7 (1804) des Œuvres complètes de Condorcet.

« On nous permettra de faire ici quelques réflexions sur un sujet odieux et dégoûtant, mais qui malheureusement fait partie de l’histoire des opinions et des mœurs.


Cette turpitude remonte aux premières époques de la civilisation : l’histoire grecque, l’histoire romaine, ne permettent point d’en douter. Elle était commune chez ces peuples avant qu’ils eussent formé une société régulière, dirigée par des lois écrites.
Cela suffit pour expliquer par quelle raison ces lois ont paru la traiter avec trop d’indulgence. On ne propose point à un peuple libre des lois sévères contre une action, quelle qu’elle soit, qui y est devenue habituelle. Plusieurs des nations germaniques eurent longtemps des lois écrites qui admettaient la composition pour le meurtre. Solon se contenta donc de défendre cette turpitude entre les citoyens et les esclaves [Plutarque, Solon, I, 3] ; les Athéniens pouvaient sentir les motifs politiques de cette défense, et s’y soumettre : c’était d’ailleurs contre les esclaves seuls, et pour les empêcher de corrompre les jeunes gens libres, que cette loi avait été faite ; et les pères de famille, quelles que fussent leurs mœurs, n’avaient aucun intérêt de s’y opposer.


La sévérité des mœurs des femmes dans la Grèce, l’usage des bains publics, la fureur pour les jeux où les hommes paraissaient nus, conservèrent cette turpitude de mœurs, malgré les progrès de la société et de la morale. Lycurgue, en laissant plus de liberté aux femmes, et par quelques autres de ses institutions, parvint à rendre ce vice moins commun à Sparte que dans les autres villes de la Grèce.
Quand les mœurs d’un peuple deviennent moins agrestes, lorsqu’il connaît les arts, le luxe des richesses, s’il conserve ses vices, il cherche du moins à les voiler. La morale chrétienne, en attachant de la honte aux liaisons entre les personnes libres, en rendant le mariage indissoluble, en poursuivant le concubinage par des censures, avait rendu l’adultère commun : comme toute espèce de volupté était également un péché, il fallait bien préférer celui dont les suites ne peuvent être publiques ; et par un renversement singulier, on vit de véritables crimes devenir plus communs, plus tolérés, et moins honteux dans l’opinion que de simples faiblesses. Quand les Occidentaux commencèrent à se policer, ils imaginèrent de cacher l’adultère sous le voile de ce qu’on appelle galanterie ; les hommes avouaient hautement un amour qu’il était convenu que les femmes ne partageraient point ; les amants n’osaient rien demander, et c’était tout au plus après dix ans d’un amour pur de combats, de victoires remportées dans les jeux, etc., qu’un chevalier pouvait espérer de trouver un moment de faiblesse. Il nous reste assez de monuments de ce temps, pour nous montrer quelles étaient les mœurs que couvrait cette espèce d’hypocrisie. Il en fut de même à peu près chez les Grecs devenus polis ; les liaisons intimes entre des hommes n’avaient plus rien de honteux ; les jeunes gens s’unissaient par des serments, mais c’étaient ceux de vivre et de mourir pour la patrie ; on s’attachait à un jeune homme, au sortir de l’enfance, pour le former, pour l’instruire, pour le guider ; la passion qui se mêlait à ces amitiés était une sorte d’amour, mais d’amour pur. C’était seulement sous ce voile, dont la décence publique couvrait les vices, qu’ils étaient tolérés par l’opinion.
Enfin, de même que l’on a souvent entendu chez les peuples modernes faire l’éloge de la galanterie chevaleresque, comme d’une institution propre à élever l’âme, à inspirer le courage, on fit aussi chez les Grecs l’éloge de cet amour qui unissait les citoyens entre eux.


Platon dit que les Thébains firent une chose utile de le prescrire, parce qu’ils avaient besoin de polir leurs mœurs, de donner plus d’activité à leur âme, à leur esprit, engourdis par la nature de leur climat et de leur sol ([Platon, Banquet, 182ab ; Condorcet ne rend pas exactement compte du texte]. On voit qu’il ne s’agit ici que d’amitié pure. C’est ainsi que, lorsqu’un prince chrétien faisait publier un tournoi où chacun devait paraître avec les couleurs de sa dame, il avait l’intention louable d’exciter l’émulation de ses chevaliers, et d’adoucir leurs mœurs ; ce n’était point l’adultère, mais seulement la galanterie qu’il voulait encourager dans ses États. Dans Athènes, suivant Platon, on devait se borner à la tolérance. Dans les États monarchiques, il était utile d’empêcher ces liaisons entre les hommes ; mais elles étaient dans les républiques un obstacle à l’établissement durable de la tyrannie. Un tyran, en immolant un citoyen, ne pouvait savoir quels vengeurs il allait armer contre lui ; il était exposé sans cesse à voir dégénérer en conspirations les associations que cet amour formait entre les hommes.
Cependant, malgré ces idées si éloignées de nos opinions et de nos mœurs, ce vice était regardé chez les Grecs comme une débauche honteuse, toutes les fois qu’il se montrait à découvert, et sans l’excuse de l’amitié ou des liaisons politiques. Lorsque Philippe vit sur le champ de bataille de Chéronée tous les soldats qui composaient le bataillon sacré, le bataillon des amis à Thèbes, tués dans le rang où ils avaient combattu : « Je ne croirai jamais, s’écria-t-il, que de si braves gens aient pu faire ou souffrir rien de honteux » [Plutarque, Pélopidas, 18]. Ce mot d’un homme souillé lui-même de cette infamie, est une preuve certaine de l’opinion générale des Grecs.
À Rome, cette opinion était plus forte encore : plusieurs héros grecs, regardés comme des hommes vertueux, ont passé pour s’être livrés à ce vice, et chez les Romains on ne le voit attribué à aucun de ceux dont on nous a vanté les vertus ; seulement il paraît que chez ces deux nations on n’y attachait ni l’idée de crime, ni même celle de déshonneur, à moins de ces excès qui rendent le goût même des femmes une passion avilissante. Ce vice est très rare parmi nous, et il y serait presque inconnu sans les défauts de l’éducation publique.
Montesquieu prétend qu’il est commun chez quelques nations mahométanes, à cause de la facilité d’avoir des femmes ; nous croyons que c’est difficulté qu’il faut lire. » 

Dans sa Vie de Voltaire, Condorcet écrivait, sur l'abbé Desfontaines :
" Accusé d’un vice honteux, que la superstition a mis au rang des crimes, il avait été emprisonné dans un temps où, par une atroce et ridicule politique, on croyait très à propos de brûler quelques hommes, afin d’en dégoûter un autre de ce vice [voir plus haut la note c de Voltaire] pour lequel on le soupçonnait faussement de montrer quelque penchant. "


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