jeudi 7 avril 2022

DES CHRÉTIENS FACE À L'ISLAM




Arrivée des croisés à Constantinople : Louis VII le Jeune et Conrad, empereur d'Allemagne, entrent dans
la ville, suivis d'un important cortège de seigneurs et de chevaliers. 
Grandes Chroniques de France, enluminées par Jean Fouquet, Tours, vers 1455-1460
Paris, BnF, département des Manuscrits, Français 6465, fol. 202


PIERRE LE VÉNÉRABLE, THOMAS d'AQUIN, BOSSUET, JURIEU, CHATEAUBRIAND, CHARLES DE FOUCAULD, PAUL VI, JEAN PAUL II, FRANÇOIS, RÉMI BRAGUE


1150 environ : Pierre le Vénérable (vers 1093 - 1156), abbé de Cluny :

« Qu’on donne à l’erreur mahométane le nom honteux d’hérésie ou celui, infâme, de paganisme, il faut agir contre elle, c’est-à-dire écrire. Mais les Latins et surtout les modernes, l’antique culture périssant, suivant le mot des Juifs qui admiraient jadis les apôtres polyglottes, ne savent pas d’autre langue que celle de leur pays natal. Aussi n’ont-ils pu ni reconnaître l’énormité de cette erreur ni lui barrer la route. Aussi mon cœur s’est enflammé et un feu m’a brûlé dans ma méditation. Je me suis indigné de voir les Latins ignorer la cause d’une telle perdition et leur ignorance leur ôter le pouvoir d’y résister ; car personne ne répondait, car personne ne savait. Je suis donc allé trouver des spécialistes de la langue arabe qui a permis à ce poison mortel d’infester plus de la moitié du globe. Je les ai persuadés à force de prières et d’argent de traduire d’arabe en latin l’histoire et la doctrine de ce malheureux et sa loi même qu’on appelle Coran. Et pour que la fidélité de la traduction soit entière et qu’aucune erreur ne vienne fausser la plénitude de notre compréhension, aux traducteurs chrétiens j’en ai adjoint un Sarrasin. Voici les noms des chrétiens : Robert de ChesterHerman le DalmatePierre de Tolède ; le Sarrasin s’appelait Mohammed. Cette équipe après avoir fouillé à fond les bibliothèques de ce peuple barbare en a tiré un gros livre qu’ils ont publié pour les lecteurs latins. Ce travail a été fait l’année où je suis allé en Espagne et où j’ai eu une entrevue avec le seigneur Alphonse, empereur victorieux des Espagnes, c’est-à-dire en l’année du Seigneur 1141. » (cité par Jacques le Goff, Les Intellectuels au Moyen Âge, " Le temps qui court ", Paris : Le Seuil, 1957 ; merci à Jean-Baptiste de Morizur).


1265 : THOMAS d'AQUIN (1224 ou 25 / 1274), Somme contre les Gentils.

Livre I, chapitre 2 : " Réfuter toutes les erreurs est difficile, pour deux raisons. La première, c'est que les affirmations sacrilèges de chacun de ceux qui sont tombés dans l'erreur ne nous sont pas tellement connues que nous puissions en tirer des arguments pour les confondre. C'était pourtant ainsi que faisaient les anciens docteurs pour détruire les erreurs des païens, dont ils pouvaient connaître les positions, soit parce qu'eux-mêmes avaient été païens, soit, du moins, parce qu'ils vivaient au milieu des païens et qu'ils étaient renseignés sur leurs doctrines. - La seconde raison, c'est que certains d'entre eux, comme les Mahométans et les païens, ne s'accordent pas avec nous pour reconnaître l'autorité de l'Écriture, grâce à laquelle on pourrait les convaincre, alors qu'à l'encontre des Juifs, nous pouvons disputer sur le terrain de l'Ancien Testament, et qu'à l'encontre des Hérétiques, nous pouvons disputer sur le terrain du Nouveau Testament Mahométans et Païens n'admettent ni l'un ni l'autre. Force est alors de recourir à la raison naturelle à laquelle tous sont obligés de donner leur adhésion. Mais la raison naturelle est faillible dans les choses de Dieu. "

Livre I, chapitre 6 : " Dieu, même de nos jours, ne cesse de confirmer notre foi par les miracles de ses saints. Les fondateurs de sectes ont procédé de manière inverse. C'est le cas évidemment de Mahomet qui a séduit les peuples par des promesses de voluptés charnelles au désir desquelles pousse la concupiscence de la chair. Lâchant la bride à la volupté, il a donné des commandements conformes à ses promesses, auxquels les hommes charnels peuvent obéir facilement. En fait de vérités, il n'en a avancé que de faciles à saisir par n'importe quel esprit médiocrement ouvert. Par contre, il a entremêlé les vérités de son enseignement de beaucoup de fables et de doctrines des plus fausses. Il n'a pas apporté de preuves surnaturelles, les seules à témoigner comme il convient en faveur de l'inspiration divine, quand une œuvre visible qui ne peut être que l'œuvre de Dieu prouve que le docteur de vérité est invisiblement inspiré. Il a prétendu au contraire qu'il était envoyé dans la puissance des armes, preuves qui ne font point défaut aux brigands et aux tyrans. D'ailleurs, ceux qui dès le début crurent en lui ne furent point des sages instruits des sciences divines et humaines, mais des hommes sauvages, habitants des déserts, complètement ignorants de toute science de Dieu, dont le grand nombre l'aida, par la violence des armes, à imposer sa loi à d'autres peuples. "


1665 : Jacques-Bénigne Bossuet (1627-1704) :

Par Hyacinthe Rigaud, 1698.

« Cet objet lugubre d'un chrétien captif dans les prisons des mahométans, me jette dans une profonde considération des grands et épouvantables progrès de cette religion monstrueuse. O Dieu, que le genre humain est crédule aux imposture de Satan! O que l'esprit de séduction et d'erreur a d'ascendant sur notre raison! Que nous portons en nous-mêmes, au fond de nos cœurs, une étrange opposition à la vérité, dans nos aveuglements, dans nos ignorances, dans nos préoccupations opiniâtres. Voyez comme l'ennemi du genre humain n'a rien oublié pour nous perdre, et pour nous faire embrasser des erreurs damnables. Avant la venue du Sauveur, il se faisait adorer par toute la Terre sous les noms de ces fameuses idoles devant lesquelles tremblaient tous les peuples; il travaillait de toute sa force à étouffer le nom du vrai Dieu. Jésus-Christ et ses martyrs l'ont fait retentir si haut depuis le levant jusqu'au couchant, qu'il n'y a plus moyen de l'éteindre ni de l'obscurcir. Les peuples qui ne le connaissaient pas, y sont attirés en foule par la croix de Jésus-Christ; et voici que cet ancien imposteur, qui dès l'origine du monde est en possession de tromper les hommes, ne pouvant plus abolir le saint nom de Dieu, frémissant contre Jésus-Christ qui l'a fait connaître à tout l'univers, tourne toute sa furie contre lui et contre son Évangile : et trouvant encore le nom de Jésus trop bien établi dans le monde par tant de martyrs et tant de miracles, il lui déclare la guerre en faisant semblant de le révérer, et il inspire à Mahomet, en l'appelant un prophète, de faire passer sa doctrine pour une imposture; et cette religion monstrueuse, qui se dément elle-même, a pour toute raison son ignorance, pour toute persuasion sa violence et sa tyrannie, pour tout miracle ses armes, armes redoutables et victorieuses, qui font trembler tout le monde, et rétablissent par force l'empire de Satan dans tout l'univers.  »
Panégyrique de saint Pierre Nolasque.


1683 JURIEU (1637-1713)

Pierre Jurieu, par Étienne Desrochers

" Il n'y a point du tout de comparaison entre la cruauté des Sarrasins contre les chrétiens, et celle du papisme contre les vrais fidèles. En peu d'années de guerre contre les Vaudois, ou même dans les seuls massacres de la Saint-Barthélémi, on a répandu plus de sang pour cause de religion, que les Sarrasins n'en ont répandu dans toutes leurs persécutions contre les chrétiens. Il est bon qu'on soit désabusé de ce préjugé, que le mahométisme est une secte cruelle, qui s'est établie en donnant le choix de la mort ou de l'abjuration du christianisme ; cela n'est point, et la conduite des Sarrasins a été une débonnaireté évangélique, en comparaison de celle du papisme, qui a surpassé la cruauté des cannibales. Ce n'est donc pas la cruauté des mahométans qui a perdu le christianisme de l'orient et du midi, c'est leur avarice. Ils faisaient acheter bien cher aux chrétiens la liberté de conscience, ils imposaient sur eux de gros tributs. " (Pierre Jurieu, Apologie [...] pour la Réformation, 1683).


1797 : François-René de CHATEAUBRIAND (1768-1848) :

« Peut-on supposer que quelque imposteur, quelque nouveau Mahomet, sorti d’Orient, s’avance la flamme et le fer à la main, et vienne forcer les Chrétiens à fléchir le genou devant son idole ? La poudre à canon nous a mis à l’abri de ce malheur*. »
* Non pas si les gouvernements chrétiens ont la folie de discipliner les sectateurs du Coran. Ce serait un crime de lèse-civilisation que notre postérité, enchaînée peut-être, reprocherait avec des larmes de sang à quelques misérables hommes d’État de notre siècle. Ces prétendus politiques auraient appelé au secours de leurs petits systèmes les soldats fanatiques de Mahomet, et leur auraient donné les moyens de vaincre en permettant qu’on leur enseignât l’art militaire. Or, la discipline militaire n’est pas la civilisation ; avec des renégats chrétiens pour officiers, les brutes du Coran peuvent apprendre à vaincre dans les règles les soldats chrétiens.
Le monde mahométan barbare a été au moment de subjuguer le monde chrétien barbare ; sans la vaillance de Charles Martel nous porterions aujourd’hui le turban : le monde mahométan discipliné pourrait mettre dans le même péril le monde chrétien discipliné. (nouvelle édition 1826). » Cf SAINT-FOIX (1698-1776) : « Abdérame, lieutenant du calife de Damas, après avoir conquis l'Espagne, franchit les Pyrénées, s'avança jusqu'à Tours à la tête de quatre cent mille Sarrasins. Charles-Martel, par son activité, sa prudence et sa valeur, remporta la victoire la plus complète sur cette formidable armée, le 22 juillet 732 ; à peine, disent la plupart des historiens, en échappa-t-il vingt-cinq mille. Si ce vaillant homme n'avait pas arrêté cet impétueux torrent, on verrait peut-être aujourd'hui autant de turbans en France qu'en Asie ; quelle obligation ne lui avons-nous donc point ! » Essais historiques sur Paris et sur les Français, 1754-1757.
Essai sur les révolutions, 1797, IIe partie, chapitre LV " Quelle sera la religion qui remplacera le christianisme ".

1811 : « L’esprit du mahométisme est la persécution et la conquête : l’Évangile au contraire ne prêche que la tolérance et la paix […] Où en serions-nous si nos pères n’eussent repoussé la force par la force ? Que l’on contemple la Grèce et l’on apprendra ce que devient un peuple sous le joug des Musulmans. Ceux qui s’applaudissent tant aujourd’hui du progrès des Lumières auraient-ils donc voulu voir régner parmi nous une religion qui a brûlé la bibliothèque d’Alexandrie, qui se fait un mérite de fouler aux pieds les hommes et de mépriser souverainement les lettres et les arts ? Les croisades, en affaiblissant les hordes mahométanes au centre même de l’Asie, nous ont empêchés de devenir la proie des Turcs et des Arabes. »
Itinéraire de Paris à Jérusalem.

1821 : Joseph de MAISTRE :
Les Soirées de Saint-Pétersbourg, dixième entretien.


1828 François-René de CHATEAUBRIAND (1768-1848) « Considérée sous le double rapport des intérêts généraux de la société et de nos intérêts particuliers, la guerre de la Russie contre la Porte [l'empire turc] ne doit nous donner aucun ombrage. En principe de grande civilisation, l'espèce humaine ne peut que gagner à la destruction de l'empire ottoman : mieux vaut mille fois pour les peuples la domination de la Croix à Constantinople que celle du Croissant. Tous les éléments de la morale et de la société politique sont au fond du christianisme, tous les germes de la destruction sociale sont dans la religion de Mahomet. On dit que le sultan actuel a fait des pas vers la civilisation : est-ce parce qu'il a essayé, à l'aide de quelques renégats français, de quelques officiers anglais et autrichiens, de soumettre ses hordes fanatiques à des exercices réguliers ? Et depuis quand l'apprentissage machinal des armes est-il la civilisation ? C'est une faute énorme, c'est presqu'un crime d'avoir initié les Turcs dans la science de notre tactique : il faut baptiser les soldats qu'on discipline, à moins qu'on ne veuille élever à dessein des destructeurs de la société.  »
Lettre à M. le comte de La Ferronnays, Rome, 30 novembre 1828, Mémoire, seconde partie.


1916 : Charles de FOUCAULD :

« Des musulmans peuvent-ils être vraiment français ? Exceptionnellement, oui. D'une manière générale, non. Plusieurs dogmes fondamentaux musulmans s'y opposent ; avec certains il y a des accommodements ; avec l'un, celui du « Medhi », il n'y en a pas : tout musulman, (je ne parle pas des libre-penseurs qui ont perdu la foi), croit qu'à l'approche du jugement dernier le Medhi surviendra, déclarera la guerre sainte, et établira l'islam par toute la terre, après avoir exterminé ou subjugué tous les non musulmans. Dans cette foi, le musulman regarde l'islam comme sa vraie patrie et les peuples non musulmans comme destinés à être tôt ou tard subjugués par lui musulman ou ses descendants ; s'il est soumis à une nation non musulmane, c'est une épreuve passagère ; sa foi l'assure qu'il en sortira et triomphera à son tour de ceux auxquels il est maintenant assujetti ; la sagesse l' engage à subir avec calme son épreuve; " l'oiseau pris au piège qui se débat perd ses plumes et se casse les ailes ; s'il se tient tranquille, il se trouve intact le jour de la libération ", disent-ils. » Lettre du Père Charles de Foucauld adressée le 29 juillet 1916 à René Bazin (1853-1932), de l'Académie française, président de la Corporation des publicistes chrétiens, parue dans le Bulletin du Bureau catholique de presse, n° 5, octobre 1917.


1964 Pape PAUL VI : " Le dessein de salut enveloppe également ceux qui reconnaissent le Créateur, en tout premier lieu les musulmans qui, professant avoir la foi d’Abraham, adorent avec nous le Dieu unique, miséricordieux, futur juge des hommes au dernier jour. " (Lumen Gentium, 16, Concile Vatican II, 1964).


1965 DÉCLARATION SUR LES RELATIONS DE L'ÉGLISE AVEC LES RELIGIONS NON CHRÉTIENNES, "NOSTRA AETATE", 28 octobre 1965 :

« 3. La religion musulmane

L’Église regarde aussi avec estime les musulmans, qui adorent le Dieu unique, vivant et subsistant, miséricordieux et tout-puissant, créateur du ciel et de la terre [Saint Grégoire VII, Épître III, 21 ad Anzir (El-Nâsir), regem Mauritaniae, éd. E. Caspar in mgh, Ep. sel. II, 1920, I, p. 288, 11-15 ; Migne éd.,  Patrologia Latina 148, colonne 451 A], qui a parlé aux hommes. Ils cherchent à se soumettre de toute leur âme aux décrets de Dieu, même s’ils sont cachés, comme s’est soumis à Dieu Abraham, auquel la foi islamique se réfère volontiers. Bien qu’ils ne reconnaissent pas Jésus comme Dieu, ils le vénèrent comme prophète ; ils honorent sa Mère virginale, Marie, et parfois même l’invoquent avec piété. De plus, ils attendent le jour du jugement, où Dieu rétribuera tous les hommes après les avoir ressuscités. Aussi ont-ils en estime la vie morale et rendent-ils un culte à Dieu, surtout par la prière, l’aumône et le jeûne. »


1979 Pape Jean-Paul II

" Musulmans et Chrétiens, nous sommes dépositaires d’inestimables trésors spirituels, parmi lesquels nous reconnaissons des éléments qui nous sont communs, même vécus selon nos propres traditions : l’adoration du Dieu miséricordieux, la référence au patriarche Abraham, la prière, l’aumône, le jeûne… éléments qui, vécus d’une manière sincère, peuvent transformer la vie et donner une base sûre à la dignité et à la fraternité des hommes. Reconnaître et développer cette communauté spirituelle – à travers le dialogue interreligieux – nous aide aussi à promouvoir et à défendre dans la société les valeurs morales, la paix et la liberté (cf. Jean-Paul II, Discours à la communauté catholique d’Ankara, 29 novembre 1979). "
2014-11-29 Radio Vatican

1987 Jacques ELLUL
Ce que je crois, Paris : Grasset, 1987


1999 : Pape Jean-Paul II :
" 1. En approfondissant le thème du dialogue interreligieux, nous réfléchissons aujourd'hui sur le dialogue avec les musulmans, qui « adorent avec nous le Dieu unique, miséricordieux » (Lumen Gentium, n. 16; cf. CEC; n. 841). L'Église les considère avec estime, convaincue que leur foi en Dieu transcendant concourt à la construction d'une nouvelle famille humaine, fondée sur les plus hautes aspirations du cœur de l'homme.
Les musulmans eux-aussi, comme les juifs et les chrétiens, considèrent la figure d'Abraham comme un modèle de soumission inconditionnée aux décrets de Dieu (Nostra Aetate, n. 3). A l'exemple d'Abraham, les fidèles s'efforcent de reconnaître dans leur vie la place qui revient à Dieu, origine, maître, guide et fin ultime de tous les êtres (Conseil pontifical pour le Dialogue interreligieux, Message aux musulmans pour la fin du Ramadan, 1417/1497). Cette disponibilité et ouverture humaine à la volonté de Dieu se traduit par une attitude de prière, qui exprime la situation existentielle de chaque personne devant le Créateur. 
Dans le sillage de la soumission d'Abraham à la volonté divine se trouve sa descendante, la Vierge Marie, Mère de Jésus qui, en particulier dans la piété populaire, est également invoquée avec dévotion par les musulmans. " (Audience générale, 5 mai 1999, " Le dialogue avec l'Islam " ).


2013 : Pape François : " Nous chrétiens, nous devrions accueillir avec affection et respect les immigrés de l’Islam qui arrivent dans nos pays, de la même manière que nous espérons et nous demandons être accueillis et respectés dans les pays de tradition islamique. Je prie et implore humblement ces pays pour qu’ils donnent la liberté aux chrétiens de célébrer leur culte et de vivre leur foi, prenant en compte la liberté dont les croyants de l’Islam jouissent dans les pays occidentaux ! Face aux épisodes de fondamentalisme violent qui nous inquiètent, l’affection envers les vrais croyants de l’Islam doit nous porter à éviter d’odieuses généralisations, parce que le véritable Islam et une adéquate interprétation du Coran s’opposent à toute violence. " (Evangelii Gaudium, § 253)


2016 Rémi BRAGUE

Rémi Brague, Le Figaro, 20 juillet 2016


Pour répondre à l'objection : " Dans la Bible aussi il y a de la violence ".

Dans quelques Psaumes (LVIII ; CVIII, 14 ; CIX ; etc.), l'auteur (le roi David) en appelle à Dieu pour qu'il punisse ses ennemis. Mais dans le Coran, c'est Dieu qui est supposé enjoindre directement aux musulmans d'être violents envers les mécréants. C'est complètement différent !

Quelques autres exemples de violence divine dans l'Ancien Testament :

NOMBRES XV, 35 Le Seigneur dit à Moïse : Cet homme [qui ramassait du bois le jour du sabbat] sera puni de mort, toute l'assemblée le lapidera hors du camp.
36 Toute l'assemblée le fit sortir du camp et le lapida, et il mourut, comme le Seigneur l'avait ordonné à Moïse. [35 Dixitque Dominus ad Moysen: “ Morte moriatur homo iste ; obruat eum lapidibus omnis turba extra castra ”. 
36 Cumque eduxissent eum foras, obruerunt lapidibus ; et mortuus est, sicut praeceperat Dominus.]
XVIII, 7 Toi [Aaron, grand prêtre], et tes fils avec toi, vous observerez les fonctions de votre sacerdoce pour tout ce qui concerne l'autel et pour ce qui est en dedans du voile: ce sera votre service. Je vous accorde en don l'exercice du sacerdoce. L'étranger qui approchera sera mis à mort. [7 Tu autem et filii tui custodite sacerdotium vestrum et omnia, quae ad cultum altaris pertinent et intra velum sunt, administrabitis. Ministerium do vobis sacerdotium in donum; si quis externus accesserit, occidetur.]

JOSUÉ VI-VIII : Massacres de Jéricho et d'Haï. Mais on ne trouve pas ce qu'avait cru y lire Michel Onfray : " la 'guerre sainte' selon l'expression terrifiante et hypermoderne du livre de Josué (VI,21)" (Traité d'athéologie, 4e partie, II, § 2 " L'invention juive de la guerre sainte ").
XI, 20 Car c'était l'intention du Seigneur qu'ils s'obstinassent à faire la guerre contre Israël, afin qu'Israël les dévouât par interdit, sans qu'il y eût pour eux de miséricorde, et qu'il les détruisît, comme le Seigneur l'avait ordonné à Moïse. [20 Domini enim sententia fuerat, ut indurarentur corda eorum, et pugnarent contra Israel et caderent et non mererentur ullam clementiam ac perirent, sicut praeceperat Dominus Moysi.]

I SAMUEL XV, 3 : " Va maintenant, et frappe Amalek, et vous détruirez entièrement tout ce qui est à lui, et tu ne l’épargneras pas, mais tu feras mourir les hommes et les femmes, les enfants et ceux qui tètent, les bœufs et les moutons, les chameaux et les ânes. " [3 Nunc igitur vade et demolire Amalec et percute anathemate universa eius; non parcas ei, sed interfice a viro usque ad mulierem et parvulum atque lactantem, bovem et ovem, camelum et asinum.]

II CHRONIQUES, XV, 13 Et quiconque ne chercherait pas le Seigneur, le Dieu d'Israël, devait être mis à mort, petit ou grand, homme ou femme[13 si quis autem non quaesierit Dominum, Deum Israel, moriatur a minimo usque ad maximum, a viro usque ad mulierem.].

ÉZÉCHIEL, XXXIII, 13-16 (traduction Le Maistre de Saci) : 
13 Si après que j’aurai dit au juste qu’il vivra très-certainement, il met sa confiance dans sa propre justice, et commet l’iniquité ; toutes ses œuvres justes seront mises en oubli, et il mourra lui-même dans l’iniquité qu’il aura commise.
14 Si après que j’aurai dit à l’impie, Vous mourrez très-certainement ; il fait pénitence de son péché, et il agit selon la droiture et la justice ;
15 si cet impie rend le gage qu’on lui avait confié ; s’il restitue le bien qu’il avait ravi ; s’il marche dans la voie des commandements de la vie ; et s’il ne fait rien d’injuste, il vivra très-assurément, et ne mourra point.
16 Tous les péchés qu’il avait commis ne lui seront point imputés ; il a fait ce qui était droit et juste, et ainsi il vivra très-certainement.


Ces derniers passages semblent les seuls comparables aux dizaines de versets du Coran envisageant violence extrême envers les mécréants.

Quant aux Évangiles et aux Épîtres des chrétiens, s'ils contiennent quelques passages "énergiques" (le glaive, égorgez), difficile d'y trouver une incitation quelconque à la violence de masse :
« Je ne suis pas venu apporter la paix sur la Terre, mais le glaive. » (Matthieu, X, 34).
« Fais entrer les gens de force [compelle intrare], afin que ma maison se remplisse. » (Luc, XIV, 23).
« Quant à mes ennemis , ceux qui n'ont pas voulu que je règne sur eux , amenez les ici , et égorgez-les tous devant moi ! [adducite huc et interficite ante me!» (Luc, XIX, 27)
Soulignons aussi l'énorme mauvaise foi de nombreuses personnes de gauche ou bobos écolos qui ressassent qu'il ne faut pas stigmatiser, ou que " Coran et Ancien testament " c'est pareil, tout en ignorant ce texte du Coran, et pire, en refusant de le lire ! (même des profs de philosophie sont capables de ça !)



mardi 5 avril 2022

DFHM : Neutre à normal via Nicomède et non-conformiste, et Œillet à outing via ordinaire et oscariste



NEUTRE

« En une autre pièce, je voyais ce même homme étendu tout nu sur une table, et plusieurs à l’entour de lui qui avaient diverses sortes de serrements, et faisaient tout ce qui était possible pour le faire devenir femme : mais à ce que j’en pouvais juger par la suite de l’histoire il demeurait du genre neutre. […] Tout le langage, et tous les termes des Hermaphrodites sont de même que ceux que les Grammairiens appellent du genre commun, et tiennent autant du mâle que de la femelle. »
Anonyme, L’Ile des Hermaphrodites, 1605.

Ce genre neutre qui existait dans la langue latine (comme en allemand et en russe) fut le prétexte de bien des plaisanteries ; mais on avait pu également rattacher l’amour masculin au genre masculin (cf MASCULIN).

Cyrano de Bergerac reprocha à un impuissant :

« Vous n’êtes ni masculin, ni féminin, mais neutre »
Le Pédant joué, I, 1.


« Si la multiplication subite des moines qui ont envahi l’espace chrétien ne préparait pas aux merveilles de la procréation des êtres neutres, on ne croirait pas à la possibilité de leur existence : un controversiste prétend que les jésuites ont répandu des missionnaires dans le monde, pour fortifier leurs prosélytes et faire de nouvelles conversions. On promet une couronne civique à chaque femme qui aura reçu l’abjuration d’un membre de cette secte ; elle est recommandée surtout aux femmes aimables, qui doivent vaincre leur répugnance pour être utiles à l’humanité. »
Théveneau de Morande, Le Philosophe cynique, 1771 [Ce texte se trouve dans un volume intitulé Le Gazetier cuirassé].

« Combien de gens qui se croient les coryphées de leur sexe, seront surpris de se reconnaître dans les portraits que je ferai du sexe neutre, je veux dire de celui qui n’a ni les vertus du vôtre, ni les aimables qualités du mien [c’est une femme qui parle]. Ce qui me flatte le plus dans mon projet, c’est qu’il est neuf et original. » Jacques Vincent Delacroix, Peinture des mœurs du siècle (1777), « Conjecture pour un troisième sexe », tome I, pages 340-343.


" Enlevons la mention « sexe » de l’état-civil "
Le Monde.fr | 06.11.2015 à 15h45

En France, on peut désormais porter la mention « sexe neutre » sur son état civil [jugement du tribunal de grande instance (TGI) de Tours du 20 août 2015, mais le parquet a fait appel]. En admettant une troisième catégorie, l’état-civil se trouve assoupli, dans le même temps qu’il se prête à une forme d’essentialisation de ce sexe qu’on ne tardera pas à appeler « troisième ». L’apparition de cette catégorie naturalise en effet la différence : comme il y a des hommes et des femmes, il y a aussi, dans notre espèce, des « neutres ».

Mais la formule est ambiguë. D’une part, elle évoque une terminologie d’ordinaire appliquée aux abeilles et aux fourmis chez qui les ouvrières sont « neutres », c’est-à-dire stériles. Or, il n’est en rien nécessaire que la qualité de « neutre » chez les humains emporte avec elle la stérilité. D’autre part, et l’historienne Laure Murat l’a montré, la formule « troisième sexe » se prête à une double lecture : si elle conforte les identités désireuses d’échapper à l’alternative entre féminin et masculin, elle stigmatise aussi des anatomies et sexualités qui se trouvent par là étiquetées et marginalisées.


Stigmatisation Ainsi, si le marquage du sexe « neutre » rend dicibles des existences qui étaient niées par le schéma du sexe binaire, il risque fort de devenir une catégorie fourre-tout, qui rassemblera des individus divers en les rendant repérables à leurs concitoyens. Surtout, la décision du TGI de Tours, bien loin de détacher l’état-civil de l’anatomie, renforce ce lien : en assouplissant le sexe d’état-civil (non pas deux, mais trois catégories), il s’agit de le rendre plus exact et d’arrimer plus solidement l’état-civil aux parties génitales. Selon le mot de Benjamin Pitcho et Mila Petkova, les avocats du plaignant, il s’agissait de « mettre en accord le droit avec la nature » ou « transcrire dans le droit la réalité biologique ».

Mais quelle réalité ce sexe « neutre » recouvre-t-il ? Autant une anatomie « mâle » ou « femelle » se laisse décrire selon une forme « typique », autant il n’y a pas de représentation « type » de ce que peut être le « sexe neutre ». La catégorie juridique « neutre » vient donc plutôt décrire un sexe indéterminé et indéterminable, inassignable à aucun des deux pôles typiques mâle et femelle. Plutôt que de sexe « neutre », il faudrait parler de sexe « neutralisé ». Mais en ce cas, pourquoi la catégorie « sexe » serait-elle neutralisée pour certains individus et maintenue pour les autres ? Si le sexe est une catégorie caduque et dont l’état-civil peut se passer, c’est l’ensemble de la population que cette mesure doit concerner. L’État n’a que faire de l’anatomie génitale des personnes : sexus nullus pour tous !
Thierry Hoquet, philosophe, Université de Lyon, auteur de Sexus Nullus ou l’égalité (éditions iXe, 176 p., 17 €) ; Frank Cézilly, biologiste, Université de Bourgogne, auteur de De mâle en père : à la recherche de l’instinct paternel (Buchet Chastel, 2014).
http://www.lemonde.fr/idees/article/2015/11/06/abolissons-la-categorie-du-sexe-pour-tous_4804687_3232.html#UvL5ZVKo567ybSt1.99


Benjamin Pierret : « Agenre : Se dit d'une personne qui ne s'identifie pas à un genre en particulier. Elle n'est pas nécessairement mal à l'aise dans le corps dans lequel elle est née, mais ne cherche pas à se définir comme un homme ou une femme. Tagath, dans un texte explicatif publié sur le site Asexualité-s, se définit comme suit : "Je ne suis ni un homme, ni une femme, ni entre les deux." On parle également de "genre neutre". Tandis que la non-binaire peut se trouver n'importe où sur la ligne horizontale évoquée précédemment, la personne agenre ne se situe même pas sur ce spectre. 
De genre fluide : Lorsque le genre peut varier de masculin à féminin. C'est le cas d'Anna, qui s'est confiée au Quatre heures dans un article consacré au genre fluide, explique les fluctuations de son identité de genre : "J’ai des périodes, très rares, où je suis clairement une fille et des périodes où je suis plus ou moins un garçon. Mais le plus souvent, je suis de genre neutre." »
Paris : Le Seuil, 2021


NICOMÈDE

« Tels on a vu Thibouville et Villars,
Imitateurs du premier des Césars,
Tout enflammés du feu qui les possède,
Tête baissée attendre un Nicomède ;
Et seconder, par de fréquents écarts,
Les vaillants coups de leurs laquais picards. »
Voltaire, La Pucelle, variante du chant XXI.

NON-CONFORMISME, NON-CONFORMISTE, NON-CONFORMITÉ

Ces termes proviennent du vocabulaire religieux anglais, dans lequel ils exprimaient la non-appartenance à l’Église anglicane. À la fin du XVIIe siècle, le linguiste Gilles Ménage leur donna un sens sexuel. La comparaison de l’orientation sexuelle à l'adhésion à une religion était aussi présente dans l’expression « hérétique en fait d’amour », ainsi que dans les connotations des termes culte, ordre, rite ou secte. Cela faisait de l’homosexualité un élément de la personnalité, comme nous dirions en vocabulaire juridique contemporain.

« Marc Antoine] Muret fut ensuite à Rome, où il fut fait citoyen romain : ce qui donna occasion à Bèze de faire contre lui une épigramme où il  dit que Muret, pour le crime de non-conformité, fut chassé de France, et ensuite de Venise, et que pour ce même crime il fut fait à Rome citoyen romain. […] Les Allemands n’accusaient Monseigneur de La Case que d’avoir fait le Capitolo del Forno, mais un transfuge qui était parmi eux prétendait que l’amour des non-conformistes était loué dans ce poème. »
Gilles Ménage, L’Anti-Baillet, 1688, tome I, page 319 et tome II, page 104.

« Non-conformité : Quelques-uns appellent en badinant l’amour des garçons le péché de non-conformité. Mr Ménage s’est servi de cette expression pour parler plus honnêtement de cette débauche. »

« Il [le pape Jules II] avait aimé le vin et les femmes ; et on l’accuse même d’avoir été non-conformiste. […] On me passera ce mot, quand on saura que le péché contre nature s’appelle le péché de non-conformité. Mr Ménage s'est servi de cette expression dans l'Anti-Baillet. »
Pierre Bayle, Dictionnaire Historique et Critique, 1730, pages 872-873, article « Jules II  «  et note M à cet article.

« Non-conformiste : On dit dans un sens obscène qu’en amour les Italiens sont non-conformistes. »
Dictionnaire Universel des pères jésuites de Trévoux (1704). L’édition de 1771 tenait compte des changements survenus, mettant alors : « Non-conformiste en amour signifie celui qui pratique l’amour antiphysique. Voyez sodomiste. » Ce qui fit dire à l'écrivain Alfred Jarry, en 1902 : « Les pères de Trévoux ont élucubré onctueusement cette formule : le non-conformisme en amour. »

La comparaison de l'orientation sexuelle à une religion, suggérée ici, l'était aussi par l'expression « hérétique en fait d'amour », et par les termes confrérie, culte, ordre, rite ou secte, rencontrés à diverses époques. En 1724, l'avocat Mathieu Marais, décidément bavard sur les amours de même sexe, écrivait au magistrat Bouhier :

« Si vous achetez Sauval [H. Sauval, Amours des Rois de France sous plusieurs races], il faut avoir l’addition. Il n’a pas manqué de parler du maréchal de Rais parmi les non-conformistes. Et il dit que, sous le règne de Philippe de Valois [en 1333], deux clercs accusèrent Durant, procureur, d’avoir fait avec eux le péché pour lequel le maréchal de Rais fut brûlé. »
Mathieu Marais, lettre au président Bouhier, 11 mars 1725.

« Je ne sais si vous avez entendu parler de la secte des Non-Conformistes qui s’est élevée en Hollande. Pour épargner le bois qui est cher en ce pays-là, on les mets deux à deux dans des sacs et on les jette à la mer ; il y en a déjà huit ou neuf cents d’expédiés. J’ai vu une lettre de [Jean-Baptiste] Rousseau sur cette punition, où il dit qu’il n’y aura bientôt plus en Hollande que des femmes et des grenouilles. »
Mathieu Marais, lettre au président Bouhier, 20 juillet 1730. Selon les Mémoires du maréchal de Richelieu, ces exécutions firent une forte impression sur l’esprit du roi Louis XV, alors âge de 20 ans. Les chiffres réels sont inférieurs : soixante exécutions et une centaine de bannissements pour les deux années 1730-1731.

Mathieu Marais ayant mentionné une loi de Vintimille sur ceux qui pèchent contre nature, il répondit ainsi à une demande de précision de la part du président Bouhier :

« Je ne connais la loi de Vintimille que par la copie qu’en a envoyée [Jean-Baptiste] Rousseau avec sa lettre. Il faudrait savoir de lui où il l’a prise, mais je n’ai et ne veux avoir de commerce avec lui. Je lui ferai écrire par M. de Lasseré, qui a reçu cette lettre de non-conformité. »
Lettre du 3 août 1730.

Le marquis René-Louis d’Argenson disait dans son Journal, au sujet d’un certain de Vilaines, influent dans le parti de la manchette :

« — Le devoir et l'honnêteté m'ont contraint, ce matin, à aller à une lieue de chez moi rendre une visite à M. le marquis de Vilaines, quelques maisons après la barrière de Vaugirard.
Vilaines m'était venu voir le premier, conduit par le sieur G., et il était question des affaires de Bachelier et de Hogguer. Il me fit un compliment léger, cavalier et éloquent, où ma réputation entrait honorablement pour texte. Ce personnage est par sa nature porté à l'intrigue, utile à ses amis, et le fond de cette vue est un goût naturel de se mêler d'intrigues de cour. Il est célèbre dans l"ordre de la Manchette. Ce désordre de jeunesse porte à l'amitié et conduit au cœur tendre pour ses amis, quoique le désordre y cesse avec les violentes arsées (sic) [érections] qui font le b...... [bougre.] Celui-ci se trouve grand ami du cardinal de Tencin, que les jésuites lui ont donné pour ami, et il le sert avec jugement, selon le temps. [...] Il [le cardinal de Tencin] se sert de gens tous désavouables, et tel est de Vilaines jouant un grand rôle dans le parti de la Manchette, ayant vu Courcillon, Deschauffours et même Chausson. Il est le maître de quelques jeunes gens, secrets sectateurs de cette non-conformité, il est bien reçu aux Jésuites et commande à quantité d’évêques ; il va dicter et recevoir des dictées de politique chez la de Tencin, sœur du cardinal, il a de l'esprit, ce qui paraît par une grande facilité à parler de toutes sortes de choses, depuis la politique jusqu'aux marionnettes. Il est homme du monde, il y a toujours été reçu sur cette universalité, et comme homme de bonne compagnie. Ainsi il joint à ses amis de parti quantité de vieux amis, de tous partis indifférents. Il a servi, il a des procès, il est garçon commode, enfin il est dévot, car tous ces pauvres bougres meurent le c. [cul] dans un bénitier. »


René-Louis d’Argenson, ami de Voltaire, Journal et mémoires, tome 3 de l'édition de Paris : Vve Jules Renouard, 1861, à la date du 29 mai 1740, pages 86, 87, 88-89.

« Si la Madeleine avait eu quelque aventure galante avec le Christ ; si, aux noces de Cana, le Christ entre deux vins, un peu non-conformiste, eût parcouru la gorge d’une des filles de noce et les fesses de saint Jean, incertain s’il resterait fidèle ou non à l’apôtre au menton ombragé d’un duvet léger : vous verriez ce qu’il en serait de nos peintres, de nos poètes et de nos statuaires. »
Denis Diderot, Essai sur la peinture, 1765, chapitre IV.

« […] un certain vice de non-conformité dont on l’accusait [Cambacérès]. Vice qui, du reste, est fort ancien en France. »
Antoine Aubriet, Vie de Cambacérès, 1824.

Note à l'édition Sanson 1826 des Académiciens de Saint-Évremond :
" On accusait fort Boisrobert du vice de non-conformité, témoin ces deux vers de Gilles Ménage, dans sa Requête des Dictionnaires [1649] :
Cet admirable patelin
Aimant le genre masculin. "
« Le chapitre des Bougres [Jean Duret, Traité des peines et amendes, 1572] n’est pas tendre pour ces Messieurs […]
Nous croyons avec bien d’autres que les non-conformistes doivent être conspués et non mis à mort. »
Auguste Du Roure, Analectabiblion, tome 2, 1837, page 20.

« Non-conformisme : […] Dans un autre sens, se dit de ceux qui ont des habitudes contre nature, qui ne se conforment pas aux lois de la nature. »
Littré, Dictionnaire …

Alfred Delvau : « NON-CONFORMISTE. Pédéraste, qui est pour le schisme en amour. » (Dictionnaire érotique..., 1864.
« NON-CONFORMISTE. Pédéraste, ce qui est le schisme en amour. » (Dictionnaire érotique, 2e édition).

« Prêtres et moines non-conformistes en amour », tel était le titre d’un ouvrage paru en 1902 aux Éditions de la Raison (collection Les Infâmes) et qui fit l’objet de ce commentaire d’Alfred Jarry :

« Environ cent cinquante cas de ce « non-conformisme » ecclésiastique ou monacal sont cités, avec une érudition qui défie toute critique, puisque les documents n’y manquent point, par M. Dubois-Desaulle. »
Revue Blanche, 15 décembre 1902.

Dans une lettre adressée à Ramon Fernandez en 1934, André Gide s’analysait ainsi :
« Je crois fort juste de dire (ainsi que vous l’avez fort bien fait) que la non-conformité sexuelle est, pour mon œuvre, la clé première ; mais je vous sais gré tout particulièrement d’indiquer déjà, par quel glissement, par quelle invitation, après ce monstre de la chair, premier sphinx sur ma route, et des mieux dévorants, mon esprit, mis en appétit de lutte, passa outre pour s’en prendre à tous les autres sphinx du conformisme, qu’il soupçonna dès lors d’être les frères et cousins du premier. » Le Grand Robert de 1985 ne mentionne pas le sens homosexuel de non-conformisme, mais offre un exemple qui le suggère : « Le non-conformisme de Gide. » 

« M. André Gide est pédéraste. Ce n'est pas le diffamer que de le dire, il s'en fait gloire. Il a écrit un petit livre (Corydon) pour s'en flatter et défendre l'uranie, et un gros bouquin (Si le grain ne meurt...) pour s'en confesser.
Je ne le lui reproche pas. Je m'en moque éperdument. Chacun prend son plaisir où il le trouve. Il me semble seulement aussi puéril d'avouer et de proclamer le goût qu'on a pour les jeunes gens qu'il me parait déplacé d'ouïr les confidences d'un érotomane déclarant n'aimer que les dames à gros derrière ou les jeunes filles aux seins inexistants.
Ce n'est pas du non-conformisme. C'est de l'exhibitionnisme... Une triste manie, sans plus.
Cependant, voici un article du réquisitoire d'André Gide contre l'U.R.S.S. (note au bas de la page 63) qu'il vient de publier et par lequel il accède pour la première fois, à soixante et un ans, aux gros tirages : " Que penser, au point de vue marxiste (sic) de celle (la loi) plus ancienne contre les homosexuels qui, les assimilant à des contre-révolutionnaires (car le non-conformisme est poursuivi jusque dans les questions sexuelles) les condamne à la déportation pour cinq ans, avec renouvellement de peine s'ils ne se trouvent pas amendés par l'exil ? "
On a le droit et peut-être le devoir de penser que ces dispositions sont bien rigoureuses. Mais on ne peut pas sous-estimer le poids dont elles ont pesé, au trébuchet de M. Gide, et la mesure dans laquelle elles ont aidé à sa déception.
Passons. Au sens propre du mot, M. André Gide est un pauvre bougre. »
" Un pauvre bougre : André Gide " Le Merle blanc siffle et persifle le samedi, N° 140, 5 décembre 1936, page 1.

« Quant à la loi dont André Gide ne sait "que penser au point de vue marxiste", qui condamne les homosexuels (car "le conformisme est poursuivi jusque dans les questions sexuelles") je me garderai bien de la juger. Je n’oublie pas que, dans les dures premières années de l’édification socialiste, il s’agit de nourrir, vêtir, loger, instruire "une immense majorité". Au surplus, j’aurais peur, si j’en discutais, d’être amené à confondre le non-conformisme et l’opposition à quelque pouvoir que ce soit, le conformisme et le soutien sans relâche à la Révolution vivante, – et, finalement, la Révolution et la pédérastie. »
André Wurmser (1899-1984), « L’URSS jugée par André Gide », Commune, janvier 1937.

NON-GAY, NON-HÉTÉROSEXUEL, NON-LGBT

Sur le modèle de « non-juif » ; le non-gay sera-t-il bientôt le goy de l’homosexualité ?

Existent déjà :

« Non-LGBT »
Robert Kozérawski (ancien président de Lusogay), Bandol (Var), 14 juillet 2003.

« Le mot holebi est pour homosexuel , lesbienne et bisexuel. Les holebis sont des gens avec un caractère non-hétérosexuel . Ce sont des hommes qui tombent pour des hommes, des femmes qui tombent pour des femmes ou des hommes et femmes qui tombent autant pour des hommes que pour des femmes. Le point de vue idéal de la société , homme - femme , fait souffrir les holebis. Des gens considèrent les holebis, encore en ce jour-ci, comme anormaux. Pourtant ce sont des gens normaux comme vous et nous. »
Amnesty international (Belgique), 3 avril 2006.

NORMAL, NORMALSEXUEL

« Ah ! les pauvres amours banales, animales,
Normales ! Gros goûts lourds ou frugales fringales,
Sans compter la sottise et des fécondités ! »
Paul Verlaine, Ces passions … [Parallèlement].

« Nous encaguions ces cons avec leur air bonasse,
Leurs normales amours et leur morale en toc, »
Paul Verlaine, Hombres, XI.

« Il y a entre l’attraction homosexuelle de l’homme normal et l’attraction homosexuelle de l’uraniste la différence qu’il y a entre la communion d’idées, l’amitié, l’affection même et le désir, la différence qu’il y a entre l’amour fraternel et l’amour conjugal. »
Dr J. Crocq, « La situation sociale de l’uraniste », Compte-rendu des travaux de la 5e session, Congrès international d’Anthopologie criminelle, Amsterdam, septembre 1901. Article reproduit dans le Journal de Neurologie, 1901, pp. 591-596, et dans le Bulletin de la Société de Médecine d’Anvers, août 1901, pp. 116-122.

« L’homme normal selon la société adulte n’est aux yeux des voyous qu’un "pédé". »
Jean Monod, Les Barjots – Essai d’ethnologie des bandes de jeunes, Paris : Julliard, 1968 ; voir II, 3, "Apprentis gangsters et pédés".

Normalsexuel, terme dû à Benkert, est opposé à homosexuel dans Le troisième sexe. Les homosexuels de Berlin (Hischfeld, 1908)

« L'homosexuel tend vers tous les êtres de son sexe ; l'être soumis à une amitié charnelle tend vers son ami, et vers son ami seul. Une passion hétérosexuelle peut très bien le remettre, à une occasion prochaine, dans la voie que nous appelons normale. »
Remy de Gourmont, " Dialogue des amateurs ", Mercure de France, 1er janvier 1908.

Marcel Proust : « Un Grec du temps de Socrate, un Romain du temps d'Auguste, pouvaient être ce que l'on sait tout en restant des hommes absolument normaux, et non des hommes-femmes comme on en voit aujourd'hui. »
Sodome et Gomorrhe II, chapitre II, 1922.

« L’homme normal selon la société adulte n’est aux yeux des voyous qu’un "pédé". »
Jean Monod, Les Barjots – Essai d’ethnologie des bandes de jeunes, 1968 ; voir II, 3, "Apprentis gangsters et pédés".


O

ŒILLET

Selon Alfred Delvau, boutonnière = « la nature de la femme, en opposition à l’anus, que MM. les pédérastes appellent l’œillet. » (Dictionnaire érotique, 2e édition).

ŒUVRE DES BAINS

Flaubert : « Tâche de ne pas trop t’emmerder, ne baise pas trop, ménage tes forces, une once de sperme perdu, c’est pire que dix livres de sang. À propos, tu me demandes si j’ai consommé l’œuvre des bains. Oui, sur un jeune gaillard gravé de la petite vérole et qui avait un énorme turban blanc. Ca m’a fait rire, voilà tout. Mais, je recommencerai. Pour qu’une expérience soit bien faite, il faut qu’elle soit réitérée ».
Lettre à Louis Bouilhet, 2 juin 1850.

ORDINAIRE

« En réfutant la faute de Mr. Saldenus j'aurais pu censurer encore avec plus de fondement l'Auteur du Turco-Papismus ; car il cite Agrippa comme ayant narré que ce Pape établit des lieux de prostitution tant pour l'impudicité sodomitique que pour l'impudicité ordinaire, et accorda la permission du péché contre nature à un Cardinal. »
Pierre Bayle, " Sixte IV ", Dictionnaire historique et critique, Basle : Jean Louis Brandmuller, 1738 [réédition de l'édition de 1730) , tome 4, page 226.

« Tant que nos besoins pécuniaires ou notre goût pour la fouterie ordinaire nous ont fait une nécessité de nous servir de couilles et de pines, nous avons porté une partie des désagréments sans nombre, des incommodités inséparables du métier de putains. »
Anonyme, La Liberté, ou Mlle Raucour, 1791.

« Quelques esprits délicats de nos jours, heurtés par le côté bassement matériel de l’amour, par le prosaïsme des rapports journaliers, frappés de l’incomplet des formes féminines, du manque d’esthétique de leur amitié toujours peu sûre, ont jugé que la passion ordinaire ne pouvait jamais atteindre à ce haut point de désintéressement où se joue l’amitié entre hommes. »
Paul Verlaine, réponse à l’enquête sur la crise de l’amour, La Vie parisienne, 26 septembre 1891.  

« Désaveu de cette fausse sainteté dont mon dédain de la tentation ordinaire me revêtait. »
André Gide, Journal, "Feuillets", 1918-1919.

ORDRE, ORDRE DE LA MANCHETTE

Vers sur Deschauffour faits après son exécution en 1726 :

« L’ordre de la manchette en lui perd son vrai père,
Aux gitons de Paris il tenait ordinaire.
Tout le monde le pleure, et l’église et l’épée. »
De B… [Bois] Jourdain, Mélanges historiques, satiriques et anecdotiques, 1807, tome 2, p. 337.

« Leurs discours ressemblent à leurs mœurs, ils ont un langage à part ; plein d’affèterie, ils s’appellent entre eux Frères, Gitons et Ganymèdes. Ces noms bizarres sont leurs noms d’amitié. Ils ont parmi eux un Ordre de Chevalerie dont on ignore l’origine et les prérogatives ; ils tiennent tous à si grand honneur de le porter, qu’il n’y a que les misérables qui ne l’aient pas, on l’appelle Ordre de La Manchette. »
[Beauchamp], Histoire du prince Apprius [Priapus], 1728. (les anagrammes ont été éclaircis)

Dans les Journal et Mémoires du marquis René-Louis d’Argenson, ami de Voltaire, il est question, à la date du 29 mai 1740, d’un certain de Vilaines, « célèbre dans l’ordre de la Manchette », « jouant un grand rôle dans le parti de la Manchette » (tome 3, page 87 de l’édition Renouard).

Une des expressions du marquis d’Argenson a été reprise dans l’un des écrits anonymes de la période révolutionnaire, et d’abord dans son titre, Les Enfants de Sodome à l’Assemblée Nationale, ou Députation de l’Ordre de la Manchette :

« Que peut aujourd’hui l’abbé Viennet [député à la Convention, père d’un écrivain célèbre] pour l’Ordre de la Manchette ? Rien sans doute ; mais l’ordre lui doit beaucoup de prosélytes : c’est lui qui, par le moyen de son théâtre bourgeois, a perverti Dumay, commis au Domaine ; Cotte, commis d’architecte ; Mandron le jeune, tapissier ; Michu, de la comédie italienne, lui doit son avancement dans l’Ordre. »
Les Enfants de Sodome à l’Assemblée Nationale, ou Députation de l’Ordre de la Manchette, 1790.

« ÊTRE DE LA MANCHETTE. Préférer le cul au con. – L’ordre de la manchette a précédé celui de la rosette … affaire de mode. » Alfred Delvau, Dictionnaire érotique, 2e édition.

ORIENTATION SEXUELLE

« Neuf associations homosexuelles et de lutte contre le sida ont été reçues ce midi par le cabinet de la ministre de l'emploi et de la solidarité pour évoquer la question des discriminations homosexuelles dans le domaine du travail. La ministre de l'emploi a annoncé que le Gouvernement présentera un amendement au projet de loi de modernisation sociale (en discussion dès la prochaine session parlementaire) afin d'élargir la notion de discrimination. L'article 122-45 du Code du travail sera ainsi complété et étendu à " l'orientation sexuelle ", terme retenu dans le Traité d'Amsterdam et la directive européenne sur la lutte contre les discriminations dans l'emploi qui devrait être adoptée sous Présidence française. »
Communiqué du Ministère de l’Emploi et de la Solidarité, Paris, le 22 juin 2000.

« La Lesbian & Gay Pride Île-de-France organise, dans le cadre du «Printemps des assoces», une conférence sur la discrimination liée à l'orientation sexuelle, le samedi 7 avril 2001, de 10h à 18h, au Palais du Luxembourg, dans la salle Clémenceau. »

 « Dans les cas prévus par la loi, les peines encourues pour un crime ou un délit sont aggravées lorsque l'infraction est commise à raison de l'orientation sexuelle de la victime.
   La circonstance aggravante définie au premier alinéa est constituée lorsque l'infraction est précédée, accompagnée ou suivie de propos, écrits, utilisation d'images ou d'objets ou actes de toute nature portant atteinte à l'honneur ou à la considération de la victime ou d'un groupe de personnes dont fait partie la victime à raison de leur orientation sexuelle vraie ou supposée. »
Code pénal, article 132-77 [Lois des 18 mars 2003 et 9 mars 2004]

« Est interdite toute discrimination fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, les origines ethniques ou sociales, les caractéristiques génétiques, la langue, la religion ou les convictions, les opinions politiques ou toute autre opinion, l'appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance, un handicap, l'âge ou l'orientation sexuelle. »
Traité constitutionnel de l’Union Européenne, 29 octobre 2004, article II-81.

Article 10 du Traité sur l'Union européenne, version consolidée (2016) :

« Dans la définition et la mise en œuvre de ses politiques et actions, l'Union cherche à combattre toute discrimination fondée sur le sexe, la race ou l'origine ethnique, la religion ou les convictions, un handicap, l'âge ou l'orientation sexuelle. »

ORTHOSEXIE, ORTHOSEXUALITÉ
« Par le mot « altersexuel », alternant avec « gai », je désignerai l'ensemble des « personnes dont la sexualité est autre qu'exclusivement hétérosexuelle », comme il sera expliqué. Les néologismes « altersexualité » et « altersexophobie » économiseront de longues périphrases. La nuance sera à peu près la même que celle qu'établissait dans les années 60 l'association Arcadie entre « homophile » et « homosexuel », ou celle qu'on pourrait rétablir entre « pédophile » et « pédosexuel » si l'on se souciait de propriété langagière pour ces êtres que la morale commune à tout humain vraiment humain ne peut que reléguer dans l'enfer de la vilenie. L'altersexualité est aussi bien une autre façon d'envisager la sexualité, qu'une sexualité résolument respectueuse d'autrui. Pour faire pendant, j'utiliserai le concept d'orthosexualité, décliné en orthosexie, orthosexuel, orthosexisme, orthosexocrate et orthosexocratie, dont les nuances apparaîtront en contexte sans qu'il soit besoin de téléprompteur ou d'obscurs éclaircissements. »
« Altersexualité et orthosexie », 10 juillet 2004, © Lionel LABOSSE.

OSCARISTE

Terme forgé à la suite des procès de l’écrivain irlandais Oscar Wilde, en 1895.

« Les oscaristes, […] une secte qui ne manquera pas de fondement. »
Ch. Formentin, Le Jour, 2 mai 1895.

OUT, OUTER

Out : à visage découvert. Voir coming out.

« Quand tous les pédés seront out. »
Zoo, 1999.

Outer : Révéler l’homosexualité d’une personnalité (Zoo, 1999).

OUTING

« Nous ne ferons pas cet outing. Nous en avons par ailleurs informé le député en question il y a quelques temps… Nous ne voulions pas pour autant que le débat que nous avions lancé s’arrête avant terme. C’est pourquoi nous avons attendu quelques jours avant de rendre cette décision publique. »
Philippe Mangeot, président d’Act Up-Paris , Têtu, n° 33, avril 1999.

Le député en question, porte-parole de l’UMP, puis ministre de la culture, était Renaud Donnedieu de Vabres (Le Figaro, 21 avril 2004, page 9).

« Délation, inquisition, pratique policière, terrorisme, totalitarisme, fascisme, etc. La presse n’aura pas manqué de vocabulaire pour dénoncer notre projet d’outing (révélation publique de l’homosexualité d’une personne) […] Pour considérer que l’outing peut nuire à celui qui en est l’objet, il faut considérer soit que l’homosexualité est infâme, soit que sa révélation est dangereuse. »
Act Up-Paris, « Votre vie privée contre la nôtre », Le Monde, 26 juin 1999.


Lettres P et Q

samedi 22 janvier 2022

DOXOGRAPHIE DE LA DIALECTIQUE



« Il est possible que je me sois mis dans l'embarras. Mais avec un peu de dialectique, on s’en tirera toujours. J’ai naturellement donné à mes considérations une forme telle qu’en cas d'erreur, j’aurais encore raison. [Es ist möglich, daß ich mich blamiere. Indes ist dann immer mit einiger Dialektik zu helfen. Ich habe natürlich meine Aufstellungen so gehalten, daß ich im umgekehrten Fall auch Recht habe]. » Karl Marx, lettre à Friedrich Engels, 15 août 1857.
Jean Wahl : « MATÉRIALISME DIALECTIQUE

  Deux beaux mots. Le premier fait appel à une forme de l’entendement révolutionnaire, à l’instinct de "honte arborée", et le deuxième à l’orgueil. De sorte que le snobisme à rebours et le rebours tout court trouvent à la fois leur compte. Mon premier est ce qu’il y a de plus bas. Mon second est ce qu’il y a de plus haut. Reste à savoir si mon tout n’est pas un attrape-nigauds. » (" Satire ", Nouvelle Revue Française, juin 1938). 

* * * * *

   Parmi les conséquences dans les différents domaines de la philosophie de la sociologie de la connaissance, ou sociologie de la culture, qui considère l'objectivité scientifique comme relevant du sociologique ou de l’historique plus que du logique, on pense à l'opposition entre l'histoire dite bourgeoise et le matérialisme historique, à la science prolétarienne opposée à la science bourgeoise, puis à un dualisme logique. La dialectique marxiste, qui admet et promeut le contradictoire, l’identité des contraires (renouvelant la coïncidence des opposés du théologien allemand du XVe siècle Nicolas de Cues), le raisonnement circulaire, et que Lénine appelait, a-t-on dit,  " l'algèbre de la révolution ", est opposée à la logique classique qui exigeait et exige toujours la non-contradiction.

   En 1947, Jean Kanapa opposait le « rationalisme des Facultés de philosophie, confit, desséché et momifié, simple précepte épistémologique » à pas moins que le « rationalisme total, vivant, dialectique ». Mais Staline finit par être obligé, vers 1950, de réintroduire l'enseignement universitaire de cette logique classique. Dualisme biologique aussi, au moins le temps que dura la renommée de Mitchourine et Lyssenko, négateurs de l'hérédité. Quant au dualisme linguistique, un temps envisagé, il fut écarté, en 1950, par l'указ de Staline : la langue n'est pas une superstructure, elle n'émane pas de la bourgeoisie – mais une « guerre du genre des mots » se trouve pratiquée par le mouvement PC (politically correct), notamment par ses composantes féministe et homosexuelle, cette dernière s’incarnant actuellement dans une " Interassociative lesbienne, gaie, bi et trans (Inter-LGBT) ", annonciatrice des LGBTQQIA+. Enfin, on assiste depuis peu à l'émergence d'une inquiétante écriture dite " inclusive " qui réveille ce dualisme.

  La dialectique apparaissait dans la France des années 1950 comme la panacée, la solution des problèmes du monde (un peu à la manière dont la Scientologie de Ron Hubbard présente sa dianétique). Elle se définit tantôt comme une méthode, tantôt comme une logique, mais elle n’est finalement qu’une indigente et inféconde grille de lecture, notamment quand on la compare aux Lois de la pensée de George Boole (1815-1864) et aux travaux semblables de William Stanley Jevons (1835-1882), œuvres quasi contemporaines de celles du militant Karl Marx, et d’où découle toute la science et la technique de l’information. Jean Grenier (1898-1971) décrivait cette dialectique comme « l’illogisme érigé en méthode suprême ». Par ailleurs, des grilles antérieures de bien meilleure qualité que cette dialectique marxiste avaient été avancées sous les dénominations anciennes de genres, catégories ou universaux.

* * * * *
« La dialectique n'est qu'un savoir logique implicite, qui ne formule aucune de ses lois, et, en tant qu'art du dialogue, elle est parfois plus proche de la rhétorique que de la logique, entendue comme science de la déduction. [...] Les Stoïciens appelaient " dialectique " ce que nous nommons " logique ". » (Jean-Pierre Belna, Histoire de la Logique, chapitre I " La logique grecque ", Paris : Ellipes, 2005)

Genres, catégories, universaux :

Cinq genres platoniciens :
« L’Être, le Repos, le Mouvement, l’Autre, le Même […] il n’y a pas moins de cinq genres […] la nature des genres comporte la communication réciproque. » (Platon, Le Sophiste, 254e-257a).
Cette « communication réciproque », et la présence du Mouvement, répond par avance aux reproches que les marxistes firent à la métaphysique classique (qu’ils ne connaissaient pas) d’ignorer les relations, le contexte, le mouvement.


Dix catégories aristotéliciennes  de l’être : substance, quantité, manière d’être, relation ; endroit, moment, position, équipement, action, passion. » (Aristote, Catégories, IV, 1b)


Quatre catégories stoïciennes : substrat ou substance, qualités stables, manières d’être contingentes et manières d’être relatives (Stoicorum Vetera Fragmenta, II, 369 sqq.)

Sept catégories cartésiennes : esprit, grandeur, repos, mouvement, relation, figure, matière.

Douze catégories kantiennes :
Quantité
unité
pluralité
totalité 

Qualité
réalité
négation
limitation

Relation
inhérence et subsistance
causalité et dépendance
communauté [Causalité d’une susbstance dans la détermination des autres]


Modalité
possibilité – impossibilité
existence – non-existence
nécessité [Existence donnée par la possibilité] - contingence


Deux catégories marxistes : la matière, le mouvement.

Cinq universaux :
Le philosophe néo-platonicien Porphyre de Tyr (vers 234 / vers 305) : le genre, l’espèce, la différence spécifique, le propre, l’accident.


Doxographie :

Héraclite, fragment B 8 : l’opposé est utile, et des choses différentes naît la plus belle harmonie [et toutes choses sont engendrées par la discorde]
B 10 : peut-être la nature se réjouit-elle des contraires et sait-elle en dégager l’harmonie, alors qu’elle ne s’intéresse pas aux semblables ; tout de même sans doute que le mâle se rapproche de la femelle, ce que ne font pas les êtres de même sexe.
B 51 : les hommes ne savent pas comment le différent concorde avec lui-même
B 53 : conflit [guerre, combat] est le père de tous les êtres, le roi de tous les êtres.
B 87 : Un sot à chaque λόγος [mot, argument ou vérité] paraît hébété.

Zénon d’Élée [paidika de Parménide] : Aristote [Sophiste, ouvrage perdu] dit que Zénon fut l’inventeur de la dialectique (Diogène Laërce, L, Vies ..., IX, v, 25 ; voir aussi Sextus Empiricus, Contre les mathématiciens, VII, 7)

L’ancienne dialectique :

Platon, République, VII, 532ab : dialectique : entreprendre par l’exercice du dialogue, sans les sens mais avec la raison, de tendre vers l’être de chaque chose et de parvenir au terme de l’intellection
534b : dialecticien : celui qui est capable de saisir la raison [concept socratique] de l’essence [concept central de la métaphysique des formes] de chaque chose
534e : la dialectique réside au sommet de nos enseignements
536d : la formation propédeutique doit être inculquée avant la formation dialectique
537c : produire une vue synoptique de la parenté des enseignements : épreuve pour distinguer le naturel dialectique de celui qui ne l’est pas ; celui qui peut accéder à une vue synoptique est dialecticien539.

Dialectique : savoir qui appartient aux hommes libres ; division des choses par classes, éviter de croire qu’une classe est une autre, ou qu’une classe différente est identique (Platon, Sophiste, 253cd).

Dialecticien : celui qui sait interroger et répondre (Cratyle, 390c)

Phèdre, 261d : technique de l’Éléate Palamèdes [Zénon d’Élée] capable de donner [aux] auditeurs l’impression que les mêmes choses étaient à la fois semblables et non semblables, unes et multiples, en repos et en mouvement.

Ménon, 75d : manière dialectique : faire usage de ces éléments que la personne questionnée dit connaître.

Dialegesthai : controverser afin d’arriver à un accord sur un sens. Mais la langue devient la pire des choses (Ésope) lorque l’on bavasse sans se soucier du sens des mots, ou en jouant sur leur sens.


Aristote : Rhétorique, dialectique, analytique

Les substances n’ont pas de contraires (Catégories, V, 3b25). Aristote critique par avance la nouvelle dialectique marxiste.

La dialectique procède par interrogations ; elle n’est concernée par aucune classe d’objets. (Seconds analytiques, I, 77a)

Il est impossible pour le même attribut d’appartenir et de ne pas appartenir à la même chose et dans la même relation. (Métaphysique, Γ (IV), 1005b20).

Des propositions contradictoires relatives à un sujet ne peuvent être vraies (Sur l’interprétation, XII)

« L’invraisemblable est vraisemblable » : ce qui produit la duperie, c’est que l’on n’ajoute pas : dans quelle mesure, sous quel rapport, de quelle manière. Rhétorique, 1402a13.

La vie est dans le mouvement. (De anima, I, 2)


Commentaire d'Henri Bergson :
« Un Platon, un Aristote adoptent le découpage de la réalité qu’ils trouvent tout fait dans le langage : « dialectique », qui se rattache à διαλέγειν, διαλέγεσθαι, signifie en même temps « dialogue » et « distribution » ; une dialectique comme celle de Platon était à la fois une conversation où l’on cherchait à se mettre d’accord sur le sens d’un mot et une répartition des choses selon les indications du langage. »

Diodore d’Iasos (-IVe / -IIIe siècle) : toute proposition est, en vertu du principe du tiers exclu, vraie ou fausse.

Chrysippe de Soles (-IIIe siècle) : Contre ceux qui pensent que ce qui est faux peut être en même temps vrai.

Cicéron (-106/-43) : Diodore [d'Iasos], puissant dialecticien ; proposition faite de propositions contradictoires, et l’événement, selon le principe posé [principe de non-contradiction], ne peut avoir lieu. (De Fato [Du destin], VI, 12).
Si une assertion qu’on énonce n’est ni vraie ni fausse, du moins elle n’est pas vraie ; mais comment ce qui n’est pas vrai pourrait-il n’être pas faux, ou ce qui n’est pas faux n’être pas vrai ? On tiendra donc, comme le soutient Chrysippe [de Soles, -IIIe siècle], que toute assertion est ou vraie ou fausse. (De Fato, XVI, 38)

Diogène Laërce : « Parmi les philosophes [...] dialecticiens furent appelés tous ceux qui s'occupent de la subtilité des raisonnements. [...] La dialectique est la partie qui s'occupe des raisonnements des deux autres parties [la physique et l'éthique]. » Vies et doctrines... I, Prologue, § 17.

Diogène Laërce : « La dialectique, comme le dit Posidonios [d'Apamée], est la science de ce qui est vrai, de ce qui est faux et de ce qui n'est ni l'un ni l'autre. Elle concerne, comme le dit Chrysippe [de Soles], les signifiants et les signifiés (1). » Vies et doctrines... VII, Zénon, § 62.
1. " une véritable science du langage et du raisonnement, portant sur les signifiants et les signifiés. Par cette conception, les Stoïciens ont préparé la dialectique à devenir un des arts libéraux. " (Jean-Baptiste Gourinat).



Métaphore du bâton courbé :

Solution classique : Sénèque le Jeune (vers 4/65) : « On ne redresse ce qui est tordu qu’avec une règle. » (Lettres à Lucilius, XI, 10).

Solution dialectique : Plutarque : « Voulant redresser un morceau de bois, on le courbe de l’autre côté. » (Comment distinguer le flatteur de l’ami, 66D). [Idée reprise par Montaigne (Essais, III, x, 1006, et

« Il faut avertir à coups de fouet les mauvais disciples, quand la raison n'y peut assez, comme par le feu et violence des coins nous ramenons un bois tortu à sa droiture. » III, xii, 1045

puis par Descartes (lettre à Mersenne, janvier 1630)]

Louis Althusser (1918-1990) :
« Lorsque Lénine dit : pour redresser le bâton, il faut le courber dans l’autre sens, il refuse l’idéologie de l’efficacité de la vérité pure. Il reconnaît que les idées ont un corps, qui résiste, qu’elles ont une existence matérielle (...) Pour changer les idées, il ne suffit pas de ’dire la vérité’, il faut modifier le rapport de forces qui donne aux idées (fausses, vraies) leur existence sociale ». Projet d’ entretien avec Luis Crespo et Juan Senent-Josa, 1974, Archives Imec (cote ALT2. A46-02.01 1).
‎"Le bâton courbé" par François RICCI [mon prof de philosophie en terminale au lycée Masséna de Nice]
Résumé :
" Quand un bâton est courbé dans un sens, il faut le courber dans l'autre sens", cette idée que Althusser avait présentée dans sa Soutenance d'Amiens comme caractérisant le marxisme est déjà dans l'expérience cartésienne du doute et de la pensée. Si, pour forcer les idées à changer, il faut, selon Althusser, leur imposer une contre-force qui annule la première, ne va-t-on pas alors de courbure en contre-courbures et contre-contre-courbures, c'est-à-dire en déviations ? " Annales de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines de Nice, Nice 1977, n° 32, pages 117-129.
* * * * *

Augustin : la dialectique est l’art des arts, la discipline des disciplines ; elle sait apprendre, elle sait instruire ; elle veut rendre les hommes sages, et le fait. (De Ordine, II, xiii, 38).

Commentaire de Martin Heidegger : dialectique : la plus haute dimension de la pensée dans le cours historique de la métaphysique (Principes de la pensée, 1958)


Au Moyen Âge :

Trivium : Rhétorique, dialectique, grammaire (arts libéraux). Les quatre opérations de cette dialectique (qui n’a rien de pré-marxiste) sont alors la division, la résolution, la définition et la démonstration.
Quadrivium : arithmétique, musique, géométrie, astronomie.

On peut voir une source lointaine de la dialectique hégéliano-marxiste chez Jean Scot Érigène (vers 812 - 877), inventeur de la fameuse méthode super, qui note le dépassement de la contradiction par synthèse de deux jugements contraires :
Dieu est essence ;
Dieu n’est pas essence :
Dieu est superessentiel.

Et chez Nicolas de Cuse (1401-1464) : coïncidence des opposés en Dieu.



Schéma Cl. Collin


Blaise Pascal (1623-1662), Pensées :

On y trouve, étonnamment, les principaux éléments des dialectiques hégélienne et marxiste : mouvement, contradictions, unité des contraires.

« Ces extrémités se touchent et se réunissent à force de s’être éloignées [Cf Montaigne, Essais, I, liv, page 311 de l'édition Villey/PUF : " choses qui se tiennent par les deux bouts extrêmes ".], et se retrouvent en Dieu, et en Dieu seulement. » (Br. 72)
« Notre nature est dans le mouvement ; le repos entier est la mort. » (Br. 129)
« Les sciences ont deux extrémités qui se touchent. » (Br. 327)
"Nous avons détruit l’opinion qui détruisait celle du peuple. Mais il faut détruire maintenant cette dernière proposition, et montrer qu’il demeure toujours vrai que le peuple est vain, quoique ses opinions soient saines." (Br. 328)
« Tous leurs principes sont vrais [pyrrhoniens, stoïciens, athées] leurs conclusions sont fausses, parce que les principes opposés sont vrais aussi. » (Br. 394)

« Cette duplicité de l’homme est si visible, qu’il y en a qui ont pensé que nous avions deux âmes.»  (Br. 417)
Critique de Voltaire : « J’aimerais autant dire que le chien qui mord et qui caresse est double »

« Suivons nos mouvements, observons-nous nous-mêmes, et voyons si nous n’y trouvons pas les caractères vivants de ces deux natures [avant et après le péché]. Tant de contradictions se trouveraient-elles dans un sujet simple ? » (Br. 430)
« Les deux raisons contraires. Il faut commencer par là : sans cela on n’entend rien, et tout est hérétique.
En Jésus-Christ toutes les contradictions sont accordées. » [Cf Nicolas de Cuse]. (Br. 684)
« La source de toutes les hérésies est de ne pas concevoir l’accord de deux vérités opposées [juste - pécheur, mort - vivant, élu - réprouvé, etc.]. » (Br. 862)

« Les parties du monde ont toutes un tel rapport, un tel enchaînement l’une avec l’autre, que je crois impossible de connaître l’une sans l’autre, et sans le tout. » (Br. 72). Critique par Voltaire de cette anticipation de la pensée systémique : « Consolons-nous de ne pas savoir les rapports entre une araignée et l’anneau de Saturne, et continuons à examiner ce qui est à notre portée. »

Édition de Port-Royal des Pensées (1670) : « Ne parier point que Dieu est, c’est parier qu’il n’est pas » ; cf  l'Évangile selon Matthieu, XII, 30 : "Qui n'est pas avec moi est contre moi [Qui non est mecum, contra me est]." Objection de Voltaire : celui qui doute et demande à s’éclairer ne parie assurément ni pour ni contre. 

Spinoza : Toute détermination [ou limitation] est une négation (1). (Lettre, 50, à Jarig Jelles)

Gottfried Wilhelm Leibniz : « Sa théorie s’appuie sur un faux principe qu’il [Descartes] s’efforce à nouveau d’introduire ici [article 59] (à savoir que le repos serait le contraire du mouvement) ». (Remarques sur la partie générale des Principes de Descartes).

 
Dialectique selon Immanuel Kant (1724-1804) :
" Usage de la logique générale pour donner l’illusion d’affirmations objectives ; la dialectique n’était rien d’autre [pour les Anciens] que la logique de l’apparence. " (Critique de la raison pure, LT, Introduction, III)
Dialectique transcendantale : étude et critique de l’illusion. (DT)
Penchant à sophistiquer contre les règles du devoir. (FMM)


Et selon Georg Wilhelm Friedrich Hegel (1770-1831) :
La vérité n’est complète que dans l’unité de l’identité avec la différence (Science de la logique). Pour le philosophe de Iéna, le vrai est le tout, et le tout est l’essence s’accomplissant à travers son développement (Phénoménologie de l’esprit, Préface, II). Il y a là « définitions » circulaires de la vérité, de la totalité et du mouvement. La contradiction (ou négativité) serait la racine de tout mouvement [À quoi on peut objecter que l’opposition des contraires est tout autant facteur d’équilibre que du changement] et de toute vivacité ; « ce n’est que dans la mesure où quelque chose a en soi une contradiction qu’elle se meut, qu’elle possède une force et une activité. » 

Triade « thèse, antithèse, synthèse [certains diront : foutaise] » ; union des contradictoires en une catégorie supérieure ; c’est une élaboration de la " méthode super "de Scot Érigène.


Arthur Schopenhauer (MVR) :

Dialectique : art puéril de déraisonner ; combinaisons les plus insensées de termes contradictoires.
Les hégéliens ont une vénération pour le principe de [Baruch] Spinoza : « Toute détermination [ou limitation] est une négation » (Lettre, 50, à Jarig Jelles) ; fidèles à l’esprit charlatanesque de leur école, ils ont l’air de considérer ce principe comme s’il était capable de faire sortir le monde de ses gonds.


Karl Marx (1818-1883) et les marxistes :

Karl Marx affirmait en 1844 que Ludwig Feuerbach (1804-1872) avait remis la dialectique sur ses pieds alors qu’elle marchait sur la tête.

« La question : s'il y a lieu de reconnaitre à la pensée humaine une vérité objective, n'est pas une question de théorie, mais une question pratique. Dans la pratique l'homme doit prouver la vérité, c'est à dire l’effectivité et la puissance,  la Diesseitigkeit [l’immanence, le caractère terrestre] de sa pensée dans ce monde et pour notre temps. La discussion sur l’effectivité ou la non effectivité d'une pensée qui s'isole de la pratique est une pure question  scolastique. » (Karl Marx, L'Idéologie Allemande - Deuxième thèse sur Feuerbach. 1846).

« La nature de Proudhon le portait à la dialectique. Mais n'ayant jamais compris la dialectique vraiment scientifique, il ne parvint qu'au sophisme. En fait, c'était lié à son point de vue petit-bourgeois. Le petit-bourgeois, tout comme notre historien Raumer, se compose de " d'un côté " et de " de l'autre côté ". Même tiraillement opposé dans ses interêts matériels et par conséquent ses vues religieuses, scientifiques et artistiques, sa morale, enfin son être tout entier. Il est la contradiction faite homme. » (Karl Marx, lettre à J. B. Schweitzer, 24 janvier 1865).

« Toute action humaine peut être envisagée comme une abstention de son contraire. » (Karl Marx, Le Capital, XXIV, iii). Mais n’est-ce pas s’aventurer que d’affirmer qu’une action a un unique contraire, bien défini ?

Prophétie d’origine hégélienne : La lutte des classes doit aboutir à une société sans classes ni État.

« Le mouvement de la pensée n’est que la réflexion du mouvement réel, transporté et transposé dans le cerveau de l’homme » (Marx, Le Capital, t. I)

« Principe fondamental de la dialectique : il n’existe pas de vérité abstraite, la vérité est toujours concrète » (Vladimir I. Lénine).

« La dialectique est l’étude de la contradiction dans l’essence même des choses » (Vladimir I. Lénine, Cahiers philosophiques).

« La dialectique est la théorie qui montre comment les contraires peuvent être et sont habituellement (et deviennent) identiques – dans quelles conditions ils sont identiques en se convertissant l’un en l’autre [Cf George Orwell : « WAR IS PEACE, FREEDOM IS SLAVERY, IGNORANCE IS STRENGTH. » (1984)] – l’entendement humain doit prendre ces contraires pour vivants, conditionnés, mobiles, se convertissant l’un en l’autre » (V. I. Lénine, Cahiers philosophiques).
Ainsi un progressiste devient réactionnaire, un ami de 30 ans un rival, les premiers les derniers. Mais pas sous le même rapport, comme avertissait déjà Aristote de Stagire.

La dialectique, « science fondamentale du prolétariat » (Jean-Toussaint Desanti).

* * * * *

Contraires et contradictoires, au sens strict : les propositions contradictoires ne sont jamais ni vraies ni fausses ensemble ; les contraires ne peuvent jamais être vraies ensemble ; mais elles peuvent être toutes deux fausses.
Actuellement, notamment en théorie des probabilités, contraire prend la signification de contradictoire.

Les dichotomies théorie-pratique, création-production, bourgeois-prolétaire, abstrait-concret, dialectique-mécanique, forces productives – rapports de production, vie-mort, sont des postulats qui   ne s’avouent pas, présentés comme des évidences. La dialectique binaire s’oppose à la continuité des formes et surtout à la connaissance ouverte, non instrumentalisée. Or ce dualisme n’est pas pertinent ; la mort n’est pas le « contraire » de la vie (X avant sa naissance n’est ni mort ni vivant) ; strictement parlant, la négation est un opérateur qui ne s’applique qu’aux propositions ; « Voltaire est mort » est bien le contraire de « Voltaire est vivant ». Cf la remarque de Jacques Monod.

De plus, il y a la mort propre et la mort de l’autre, la mort réelle, la mort imaginée, la mort symbolique, etc.

Paradoxes de la non-contradiction (dus à des confusions entre contraires et contradictoires) : Russell : le roi de France (n’) est (pas) chauve. Chrysippe : ce que tu n’as pas perdu, tu l’as.


Jacques Monod, biologiqte, né à Paris en 1910 - décédé le 21 mai 1976 à Cannes (Alpes-Maritimes) : « Puisque, donc, la pensée est partie et reflet du mouvement universel, et puisque son mouvement est dialectique, il faut que la loi d’évolution de l’univers lui-même soit dialectique. Ce qui explique et justifie l’emploi de termes tels que contradiction, affirmation, négation, à propos de phénomènes naturels. […] le prophétisme historiciste fondé sur le matérialisme dialectique était, dès sa naissance, lourd de toutes les menaces qui se sont, en effet, réalisées. Plus encore peut-être que les autres animismes, le matérialisme dialectique repose sur une confusion totale des catégories de valeur et de connaissance. C’est cette confusion même qui lui permet, dans un discours profondément inauthentique, de proclamer qu’il a établi "scientifiquement" les lois de l’histoire auxquelles l’homme n’aurait d’autre recours ni d’autre devoir que d’obéir, s’il ne veut entrer dans le néant. » (Le Hasard et la nécessité, 2, 9, Paris : Seuil, 1970).


André Comte-Sponville :
« Au sens ontologique, ce [la contradiction] serait la présence, dans le même être, de deux propriétés incompatibles (auquel cas l’être en question ne saurait subsister) ou opposées. En ce dernier sens, qui est un sens vague, mieux vaut parler d’ambivalence, de discordance ou de conflit. Cela évitera de prendre la dialectique pour une nouvelle logique, quand elle n’est qu’une nouvelle grille de lecture, voire une nouvelle  rhétorique. » (Dictionnaire philosophique, « Contradiction »)
« La dialectique, c’est sa fonction, a réponse à tout […] C’est l’art de se donner raison dans le langage, quand bien même tout le réel nous donnerait tort. C’est bien commode. C’est bien vain. Un dialecticien un peu talentueux est toujours invincible, au moins intellectuellement, puisqu’il peut à chaque fois intégrer la contradiction même qu’on lui oppose dans son propre développement, et la dépasser par là. Si tout est contradictoire, que nous fait une contradiction ? Ainsi la dialectique est sans fin. C’est le bavardage de la raison, qui fait mine de se contredire toujours pour ne se taire jamais. » (Dictionnaire philosophique, « Dialectique)


Dans son Traité d'athéologie (2005), Michel Onfray semblait favorable au marxisme, comme d'ailleurs à Sigmund Freud qu'il a démoli récemment (2). Il y évoque à trois reprises une dialectique, très probablement marxiste : "jeux dialectiques" (Théocratie, III, 4), "pensons de manière dialectique" (III, 10), "avançons de manière dialectique" (III, 12).

Jean-Claude Michéa, "la méthode dialectique, qui procède toujours « de l’abstrait au concret »".  C'est bien la faille de cette méthode, la pensée devant procéder par allers et retours entre l'abstrait et le concret, ou plus précisément entre les différents niveaux d'abstraction et de concrétisation. Cette faille est fréquente chez les gens qui n'ont aucune formation scientifique.


NOTES

1. Négations active et passive de : A croit p.
Non (A croit p) = A ne croit pas p
A croit Non (p)
La négation passive du mouvement est le repos, les négations actives les mouvements dans des directions différentes. Déjà Leibniz : « Je pense que le mouvement opposé est plus contraire à un autre mouvement que ne l’est le repos. » (Remarques sur Descartes, articles 54, 55).
La négation passive de l’obligation est la non-obligation, la négation active l’interdiction.

2.  " Les Lumières qui suivent Kant sont connues : Feuerbach, Nietzsche, Marx, Freud entre autres. " (Introduction, 5). " Le désir de faire rentrer par la fenêtre la Bible et autres colifichets monothéistes que plusieurs siècles d'efforts philosophiques ont fait sortir par la porte - dont les Lumières et la Révolution française, le socialisme et la Commune, la gauche et le Front populaire, l'esprit libertaire et Mai 68, mais aussi Freud et Marx, l'école de Francfort et celle du soupçon des nietzschéens de gauche français ... - c'est proprement et étymologiquement consentir à la pensée réactionnaire. " (Athéologie, II, 4). " Tout ce qui définit habituellement le fascisme se retrouve dans la proposition théorique et la pratique du gouvernement islamique [...] la haine des Lumières - raison, marxisme, science, matérialisme, livres. " (Théocratie, III, 8).

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