vendredi 20 mai 2022

LES ASSEMBLÉES DE LA MANCHETTE 1/2




Textes établis et annotés par Claude Courouve.


Le Grand Châtelet
tribunal et prison


A / INTRODUCTION
B / RÉFÉRENCES
C / RAPPORTS DE POLICE
D / NOTES



A / INTRODUCTION

   Ces pièces d'archives de la police parisienne concernent la surveillance des homosexuels, alors nommés infâmes ou sodomistes, sur leurs lieux de rencontre parisiens. Les boites poussiéreuses qui les contiennent furent partiellement exploitées par G. Dubois-Desaulle dans Prêtres et moines non-conformistes en amour (1902) et Paul d'Estrées dans Les Infâmes sous l'Ancien Régime (1902, réédition 1994 par les Cahiers Gay-Kitsch-Camp, volume Les Infâmes, n° 24). Michel Foucault en signalait l'existence en note à son Histoire de la folie à l'âge classique (Paris : Gallimard, 1972, page 102) et estimait à environ 4000 le nombre de dossiers. Des versions antérieures de ma part ont été publiées en auto-édition (private printingсамиздат) en 1978, 1987 et 1994.

Version de 1978

Afin de faciliter la lecture, j'ai comme précédemment modernisé les orthographes grammaticale et lexicale, la ponctuation et la syntaxe. La présente étude, comme celle de 1994, offre de nouveaux textes. La pièce de théâtre longtemps inédite L'Ombre de Deschauffours (BnF mss N. A. 1562) n'est pas reprise ; elle a été donnée depuis par les Cahiers Gay-Kitsch-Camp (même volume Les Infâmes) ; les recherches engagées pour déterminer l'auteur de cet opuscule en forme de satire de la surveillance policière, sans doute rédigé peu après la mort en 1739 du lieutenant de police René Hérault, n'ont pas encore abouti.

   Ces rapports de police sur les " gens de la manchette " révèlent la façon dont s'établissaient les rencontres masculines. En effet ces compte-rendus des "mouches", "espions" ou "satellites", agents provocateurs qui servaient d'appâts, sont assez détaillés. On y trouve parfois des biographies ou autobiographies sommaires, d'où l'intérêt de les reproduire in extenso plutôt que de les morceler pour les faire passer dans une grille sociologisante post-moderne. Ce sont aussi des témoignages précieux sur la localisation des cabarets et jardins les plus fréquentés, sur les actes sexuels préférés et sur la manière dont les intéressés jugeaient alors leur particularité. Ces éléments biographiques sont sans équivalents en France depuis la biographie d'Arnaud de Vernioles telle qu'elle apparaissait au travers de son interrogatoire par l'inquisiteur Jacques Fournier en 1323-1324 (voir L'affaire de Pamiers ...). Ces ébauches de tricks nous laissent imaginer ce qui pouvait se passer lorsque les provocateurs ne venaient pas gâcher la fête.

   Les termes utilisés par ceux qui faisaient l'objet d'une interpellation pour parler du désir et des relations homosexuelles sont rapportés par les "mouches", soit directement, soit après transposition dans une langue plus officielle. Au total, on obtient à la lecture d'un nombre restreint de ces rapports une description assez précise de la vie homosexuelle masculine de la capitale. La surveillance policière systématique commença, semble-t-il, au début du règne de Louis XV, pas très longtemps, donc, après l'établissement d'une police à Paris. Vers 1678 circulait déjà ce couplet libertin associant justice, police et amour des garçons :
Élargissant et décrottant
Les rues de cette ville,
Magistrats vous vivez contents
Et vous croyez habile
En nous défendant les garçons.
Il faut que la police
Ordonne qu'on lave les cons
Et qu'on les rétrécisse.
BnF, Chansonnier Maurepas, mss français 12640, page 57.
   L'administration de la lieutenance de police de Paris se partageait alors en onze bureaux, dont celui de la " discipline des mœurs ". En 1873, la IIIe République établira une " sous-brigade des pédérastes ", dirigée par l'agent Rabasse ; c'était l'ancêtre de ce " Groupe de contrôle des homosexuels " qui fonctionnait à la Préfecture de police de Paris dans les années 1970 et qui fut supprimé par le ministre de l'Intérieur Gaston Defferre en juin 1981. Le préfet de police Albert Gigot avait établi en octobre 1878 un règlement concernant les opérations du service des mœurs : on y lisait :
« La surveillance des inspecteurs du service actif des mœurs s'étendra sur tous les délits d'outrage public à la pudeur, et principalement sur les actes de sodomie. Mais ils s'abstiendront expressément de tout moyen qui paraîtra avoir le caractère de la provocation, et s'attacheront surtout à constater le flagrant délit. »
   Vers 1720 donc, le but avoué de la surveillance exercée par les exempts était dans une première phase de prévenir les actions contraires aux bonnes mœurs ; on réprimandait non un acte, mais l'intention de le commettre en public. Deux officiers de police, Haimier (ou Haymier ou encore Emié) et Pierre Symonnet (ou Simmonet) étaient chargés d'arrêter aux portes des jardins royaux les individus préalablement repérés par les "mouches" ou "espions", puis de les conduire devant le commissaire pour admonestation. En général, ils étaient remis en liberté après quelques heures, jours ou semaines de détention.

   Dès 1725, les rapports accumulés permirent de constituer un fichier rudimentaire, le " grand mémoire " (voir N° 19 ; texte que j'avais communiqué à Roger Peyrefitte à l'époque où il travaillait sur Voltaire). Par la suite, aux pièges tendus sur les lieux de rencontres par ces agents provocateurs, s'ajoutèrent les convocations, par Louis Alexandre Framboisier, inspecteur de police chargé de l'exécution de " l'ordre du Roi contre les sodomites ", de ces personnes, puis de celles déclarées comme "en étant" lors des interrogatoires. Marc-René d'Argenson (1652-1721) fut lieutenant-général de police de 1697 à 1718 (une note aux Mémoires de René-Louis d'Argenson indique à la date de juin 1721, page 43, que " le comte d'Argenson fut remplacé le 30 juin 1720 par M. Baudry qu'il remplaça à son tour dans la même charge de 1722 à 1724 ") ; il succédait au Limousin Gabriel Nicolas de La Reynie (1625-1709), en fonction depuis la création par Colbert de la Lieutenance générale de police le 15 mars 1667.

Plaque apposée rue de la Cité, Paris IVe



   Une lettre de d'Argenson au secrétaire d'État Pontchartrain, vers 1704, mérite une attention particulière : anticipant sur les réflexions des médecins-légistes du XIXe siècle (Mahon, Fodéré, Tardieu, etc.), elle concerne un certain La Guillaumie, déjà emprisonné en 1700 pour avoir chanté des chansons licencieuses sous les fenêtres du collège des jésuites, et auquel on reprochait un " commerce infâme " avec quelques jeunes gens de 17 ou 18 ans :

" Il n'y a dans les maisons de correction aucun sujet sur lequel il me paraisse si difficile de prendre son parti ; car s'il fallait le traiter en homme qui a toute sa raison, il pourrait mériter le dernier supplice et l'on ne peut le mettre au rang des fous sans faire injure à son esprit qui est certainement tout entier ".
BnF, mss Clairambault 985, pages 358-359.

   Les policiers, proches des réalités humaines, trouvaient donc, comme les philosophes (Cf ma publication Homosexualité, Lumières et Droits de l'Homme), que la peine de mort en ce cas était disproportionnée. Les pièces qui suivent montrent quelle était leur stratégie de substitution. Je forme l'hypothèse selon laquelle la résistance opposée par le milieu parisien à cette stratégie (voir les N° 47 et 50) n'est pas sans rapport avec l'exécution capitale de Lenoir et Diot en juillet 1750, exécution dont on imagine facilement le froid qu'elle avait dû jeter dans les " assemblées de la manchette " du Marais.


B / Références

Archives de la Bastille (AB), Bibliothèque de l'Arsenal, Paris.
Archives Nationales, Paris.
Bibliothèque nationale de France (BnF), Paris.
Manuscrits Clairambaut (C) : " Extraits d'interrogatoire fait par la police de Paris de gens vivant dans le désordre et les mauvaises mœurs ", BnF, mss 983 à 986.
Claude Courouve, Dictionnaire français de l'homosexualité masculine (DFHM), édition numérique 2022 ; réédition revue, augmentée et actualisée du Vocabulaire de l'homosexualité masculine, Paris : Payot, 1985.
Georges-Bernard Depping, Correspondance administrative sous le règne de Louis XIV, Imprimerie Nationale, 1851-1855, 4 volumes.
Frantz Funck-Brentano (FB), Les Lettres de cachet à Paris. Etude suivie d'une liste de prisonniers de la Bastille (1659-1789), Imprimerie Nationale, 1903.
Manuscrit N.A.F. 1891 (MN), " Personnes détenues à la Bastille depuis le 17 décembre 1660 jusqu'au 9 janvier 1755 ", BnF.
Félix Ravaisson-Mollien, Archives de la Bastille. Documents inédits ..., Paris : Pédone-Lauriel, 1866-1904, 19 vol.


C / RAPPORTS DE POLICE


N° 1 : sieur de La Parisière, 12 juin 1703
  J'ai fait aussi arrêter le sieur de La Parisière, autre relégué, qui après avoir passé sa jeunesse dans une sodomie honteuse prostituait de jeunes gens ou mendiait dans les promenades. L'officier qui s'est assuré de sa personne m'a rapporté ce matin qu'il lui avait déclaré de bonne foi que n'ayant dans sa province qu'une femme fort mauvaise et ennuyeuse il avait mieux aimé rester à Paris au risque d'être conduit à [la prison de] fors l'Evêque.
D'Argenson, lieutenant de police.
(BnF, mss 8123, ff 400-401)

N° 2 : l'abbé de Rochefort, 19 août 1705
  Il y avait à Paris un ecclésiastique du Château du Loir [Sarthe], qui se fait appeler l'abbé de Rochefort, si enclin au vice infâme de sodomie, que sa fureur a été de persécuter par tous les moyens possibles un cocher nommé Bertrand, auprès duquel il jouait de toutes sortes de ressorts pour l'attirer avec lui. Il s'est, à ce qu'on dit, retiré depuis peu au Château du Loir, et bien lui en a pris ; car on l'aurait fait enfermer à l'hôpital général. Le Roi m'ordonne de vous écrire de l'avertir de rester chez lui et d'avoir attention sur sa conduite, en lui faisant entendre que s'il ne se corrige, il s'attirera le traitement qu'un infâme comme lui mérite.
(G.B. Depping, Correspondance administrative sous le règne de Louis XIV, Imprimerie Nationale, 1851-1855, volume IV, page 298)

N° 3 : Langlois, La Boie et Alexandre : 24 février 1706
  J'ai rendu compte au Roi de ce que vous m'avez écrit concernant les gens de livrée sodomites. S. M. estime qu'il convient de faire mettre à la Bastille les nommés Langlois, La Boie et Alexandre, afin que vous puissiez les interroger à fond le plus tôt possible et connaître leurs intrigues abominables, leurs sociétés et tout ce mystère d'iniquité dont vous m'enverrez un mémoire ample avec votre avis sur le parti qu'il y aura à prendre, car vous jugez bien que de telles gens ne méritent pas l'honneur d'être à la Bastille.
Pontchartrain, secrétaire d'Etat, à d'Argenson (D, II, pp. 823-824)

N° 4 : Simon Langlois, 24 ans, originaire de Paris, mis à Bicêtre le 25 avril 1706 sur lettre de cachet de Pontchartrain
  Il avait été conduit à la Bastille pour sodomie. Il était camarade de débauche de Manuel Bertrand aussi laquais et ils faisaient les assemblées dans les cabarets du quartier St Antoine, où ils commettaient les dernières abominations. Langlois était surnommé dans cette assemblée Mr le Grand-Maître et Bertault la mère des novices ; celui-ci est à l'hôpital en vertu d'un ordre du Roi.
  Le faire enrôler.
(FB ; C, mss 985, p. 81)

N° 5 : Nicolas Victor Alvares, 39 ans, mis à St Lazare le 4 octobre 1708 sur lettre de cachet de Pontchartrain
  Une sodomie habituelle et son malheureux penchant à séduire des enfants de famille pour les plonger dans le vice et dans la corruption ont déterminé l'ordre du Roi en vertu duquel il a été conduit dans cette maison ; et son occupation la plus ordinaire était de courir les promenades publiques pour y lier conversation avec les jeunes écoliers qu'il rencontrait. Il a même passé une grande partie de l'été, tantôt aux Tuileries, tantôt dans le jardin du Luxembourg où des personnes qui l'observaient lui ont entendu tenir des discours qui excitaient une juste horreur.
(C, mss 986, pp. 80-81)

N° 6 : Jean Antoine Dury, 39 ans, gentilhomme ordinaire de Paris, mis à St Lazare le 10 octobre 1708 sur lettre de cachet de Pontchartrain :
  Il était le complice et le confident ordinaire des abominations de l'abbé Alvares : ils couraient ensemble les promenades pour trouver des jeunes gens qu'ils séduisaient et faisaient servir à leur passion. Il paraît maintenant dans des dispositions très favorables et il promet de ne plus fréquenter aucune compagnie qui puisse exciter contre lui le moindre soupçon.
(C, mss 986, pp. 81-81)

N° 7 : Antoine Cussaq, 23 ans, mis à Bicêtre le 5 mars 1710
  C'est encore un de ces infâmes sodomites qui a débauché plusieurs jeunes garçons qu'il prostituait publiquement à la foire Saint-Germain. Depuis qu'il est à l'hôpital il a supplié qu'on eût pitié de lui et qu'on voulût bien avoir la charité de le faire traiter de la maladie infâme que produit la débauche ; ainsi on peut dire qu'il porte sur lui la preuve et la peine de ses abominations.
(C, mss 985)

N° 8 : Nicolas Duhamel, 78 ans
  Aubergiste du quartier St Jacques qui retirait chez lui des sodomites les plus infâmes ; il avait débauché un jeune garçon qui, après avoir reconnu son crime, a embrassé l'état ecclésiastique où il se conduit avec édification.
(C, mss 985)

N° 9 : Charles Maurice Dubois, mis à Bicêtre le 21 juin 1714
  C'est encore un sodomite et un corrupteur de jeunesse dont la naissance et la famille sont également inconnues quoiqu'il se soit dit clerc tonsuré du diocèse de Besançon. On lui a entendu tenir des discours les plus obscènes avec un jeune garçon qu'il avait attiré dans un des endroits les plus détournés du Luxembourg ; il a été plusieurs fois prisonnier et le concierge de fors l'Evêque assure qu'il avait voulu corrompre un jeune homme dans la prison qui est commise à ses soins. J'apprends même que son dérèglement s'est fait connaître jusque dans l'hôpital où l'on a encore de nouvelles preuves de son penchant abominable en sorte que l'on a été obligé de le mettre dans une chambre particulière où il est seul.
(C, mss 985)

N° 10 : François-Joseph de la Grange-Chancel, septembre 1717
  Accusé de plusieurs infamies, nommément de sodomie, ayant rencontré un jeune garçon sur le Pont-Neuf le 20 octobre 1716, à 9 heures du soir, il lui dit de lui amener un jeune garçon qui fut beau pour le produire à un duc, qu'il le récompenserait  et ferait donner deux louis d'or à celui qu'il amènerait.
(MN, ff° 115-116)

* * * * *

N° 11 : X, 10 janvier 1724
  J'ai été raccroché par un particulier qui avait son vit à la main, et m'a demandé si je bandais et s'approchant de moi a voulu mettre sa main dans ma culotte. Lui ayant dit qu'il ne fallait pas s'exposer dans cet endroit, il m'a demandé si j'avais une chambre, où nous puissions aller nous branler le vit ou nous enculer. Il m'a dit encore qu'il y avait plus de 20 ans qu'il se mêlait de la bardacherie, et qu'il connaissait quantité de laquais avec lesquels il se divertissait (*) fort souvent, se branlant le vit ou s'enculant suivant qu'ils le voulaient.
(AB, 10255)

N° 11 bis, 9 septembre 1724 [contribution de la page facebook Génialogie]
   Le sieur comte de Sade [père du marquis], de la province de Languedoc, demeurant à Paris, rue de Seine à l'hôtel de Bretagne.
Environ les huit heures et demie du soir, ledit Sieur de Sade après avoir fait plusieurs tours aux environs des bosquets, s'est assis sur un banc prochain et voyant passer un jeune homme devant lui, il lui aurait donné le bonsoir et dit de s'asseoir près de lui, ce qu'il aurait fait et dans plusieurs propos d'infamie qu'il lui a tenu, il lui a dit que quoiqu'un homme lui avait déjà branlé le v ... , il lui mettrait s'il voulait, que s'il n'avait peur que ses gens s'aperçussent de l'inclination qu'il avait pour ses plaisirs, il l'emmènerait souper et coucher avec lui, et à l'instant l'aurait voulu emmener derrière quelques bosquets, ce que le dit jeune homme n'aurait voulu accepter, lui répliquant que s'il voulait ils iraient plutôt dans sa chambre qui n'était pas éloignée où ils seraient libres, à quoi ledit Sieur de Sade aurait acquiescé et s'étant levés tous deux pour s'y acheminer, le Sieur Saint Aymier qui les avait observé et connu par le signal du jeune homme (qui était une mouche) qu'il était avec un infame qui le sollicitait vivement, aurait arrêté ledit Sieur qui n'est pas disconvenu de ce que dessus et attendu sa qualité, il l'aurait relâché après avoir pris son nom et sa demeure et qu'il a promis de se trouver devant le magistrat".
(AB, 10255 ; merci à la page facebook Génialogie)


N° 12 : Desfontaines, 39 ans, rue de l'Arbre-sec, 26 septembre 1724
  Comme quelques personnes ont donné déjà des mémoires contre cet abbé au sujet de l'infamie, M. Haymier a donné ses soins pour s'informer plus particulièrement de sa conduite et dans la recherche qui en a été faite, il a trouvé un jeune homme âgé de 17 ans qui le connait parfaitement et qu'il a voulu débaucher dès l'âge de 12 ans étant au collège des Grassins, l'ayant emmené pour coucher avec lui et s'étant seulement fait branler dans cette nuit, sans lui mettre.
  Ce jeune homme a déclaré au sieur Haymier qu'il avait rencontré cet abbé dans les rues il y a quelques mois, qu'il l'avait reconnu et lui avait donné son adresse comme ci-dessus, le priant fort d'aller le voir dans sa chambre, sans lui dire autre chose. Le sieur Haymier ayant jugé à propos d'envoyer ce matin ce jeune homme chez l'abbé pour s'éclaircir au juste de tout ce que l'on en disait avec les instructions nécessaires pour ne point souffrir d'infamie de la part de l'abbé, il y a été et l'a trouvé indisposé sans cependant être au lit.
  Après les compliments ordinaires, cet abbé est tombé sur les discours infâmes lui demandant comment allaient les plaisirs, lui disant que pour lui il s'était diverti depuis si longtemps qu'il en était très affaibli et ruiné, qu'il ne le mettait presque plus que de temps en temps, mais qu'on lui mettait tant qu'on voulait, ajoutant que pour ce jour d'hui il ne se trouvait pas en état de le mettre parce qu'il se sentait un peu indisposé, mais que si ce jeune homme voulait y retourner demain avec un troisième, ils se divertiraient et essayerait de lui mettre, qu'il aimait fort à être trois ou quatre ensemble, que les plaisirs en étaient plus grands, et qu'il lui donnerait une demie pistole.
  Dans ce moment, l'abbé a tiré de sa bibliothèque des livres et figures en taille-douce pleines d'abominations sodomiques et de postures affreuses qu'il a montrées et fait remarquer l'une après l'autre au jeune homme, paraissant en faire grand cas.
  Il a encore déclaré au jeune homme qu'il n'aimait point à se réjouir dans les jardins royaux parce qu'il en savait les conséquences ; que cependant, se trouvant aux Tuileries l'année passée, il y avait rencontré un jeune particulier auquel il l'avait mis. Que cette même année dernière, il s'était bien diverti avec un jeune clerc du sieur Dionis notaire, beau, blond et bien gras, qu'ils faisaient souvent ensemble des parties de plaisir avec quelques autres jeunes gens de sa connaissance et qu'il donnait souvent de l'argent au clerc de notaire, mais qu'il l'avait quitté parce qu'il lui avait paru aimer les femmes plus que lui, que cette année présente était bien différente, qu'il ne se trouvait pas de la même vigueur, que cependant il n'y avait pas longtemps qu'ayant trouvé un particulier assez jeune qui n'était pas fort beau garçon, il l'avait mené à la foire et lui avait mis.
  Après cette longue conversation de vilénies et d'abominations, l'abbé a emmené le jeune homme avec lui en son auberge et ils se sont ensuite séparés, recommandant au jeune homme de ne pas manquer d'y retourner demain avec quelqu'un de ses amis, ajoutant que quand ils se seraient bien divertis à se le mettre, ils feraient la suçade, ce qui signifie, en termes d'infâmes, se sucer le vit l'un l'autre.
(AB, 10821)

N° 13 : Claude François Emery, 26 ans, prêtre natif de Paris, chapelain à Gonesse, 1725 :
  Etant à me promener au Luxembourg, j'ai été suivi par un abbé qui s'est longtemps promené à côté de moi et, faisant semblant de pisser, s'est branlé le vit ; m'étant approché de lui pour lui dire que l'endroit n'était pas commode, il m'a dit qu'il bandait bien, et a voulu mettre la main dans ma culotte, me demandant si je bandais, et me disant : "Mon cher ami, je t'en prie, défais ta culotte que je manie ton cul". N'acceptant point sa proposition, il m'a pris par la ceinture, voulant mettre la main dans ma culotte et me patiner ; lui ayant dit : "Monsieur l'abbé, nous ne sommes pas bien ici", il m'a dit : "Mon cher ami, je vais te mener dans un endroit où j'ai coutume d'aller." Je lui ai dit : "Monsieur l'abbé, je connais un endroit meilleur que cela"; il m'a dit qu'il avait l'expérience de son endroit et qu'il ne l'avait pas du mien, en me disant : "Mon cher ami, dépêche-toi, viens que je te baise le cul, je n'en puis plus, ah, je souffre, je t'en prie, manie-moi le cul, patine-moi, viens où je veux te mener, nous y serons à merveille, nous déchargerons dans les cuisses, et de la manière que tu voudras." En me baisant il me poussait sa langue dans la bouche quoique je fermais les lèvres, et comme je ne voulais point y aller, il m'a quitté. Pendant que j'allais avertir le sieur Symonnet, il est sorti par la porte de l'Enfer, et a été arrêté, de l'ordre du Roi, par Symonnet, et conduit au petit Châtelet sur les 9 heures du soir.

Le petit Châtelet

Nota : Emery est convenu à Symonnet et à plusieurs autres, tant dans le carosse que dans la prison, qu'il a eu le malheur que cela lui soit arrivé deux fois dans l'escalier du Luxembourg depuis un an, et qu'il y est tombé encore une fois aujourd'hui.
(AB, 10256)

 N° 14 : Lettre du cardinal de Noailles à d'Ombreval, 23 avril 1725 :
  Je suis très affligé, Monsieur, qu'il se trouve parmi nos prêtres des gens capables des infamies qu'a commises celui que vous venez de faire arrêter. Je vous rends grâce de votre attention à les éloigner et à m'en donner avis. Je ne connais point celui-ci et ne me souviens pas d'avoir rien fait pour lui. Il mérite bien d'aller expier à Bicêtre son abomination, et de se retirer ensuite pour faire pénitence le reste de ses jours.
(AB, 10256)

N° 15 : Le sieur Monnet, conseiller au [grand] Châtelet, 1er mai 1725 :
Le Grand Châtelet vu depuis la rue Saint-Denis,
gravure de Theodor Josef Hubert Hoffbauer (1800).
 
 Sur les neuf heures du soir, Monnet qui se promenait avec un autre particulier dans les allées, aux environs des bosquets, l'a quitté pour aller accoster un jeune homme qui y passait et auquel, après lui avoir souhaité le bonsoir en l'embrassant, il a demandé s'il connaissait le sieur Haymier qui passait dans cet instant avec un de ses gens. Le jeune homme ayant fait semblant de ne point le connaître, Monnet a continué la conversation et la promenade et lui a tenu des discours infâmes en lui disant qu'il ne fallait point aimer les femmes, que quoiqu'il en ait pris une, il la haïssait avec horreur, qu'il lui conseillait d'être de son goût, que les hommes valaient beaucoup mieux. A ce moment, il a voulu lui mettre la main dans la culotte et lui a proposé d'aller vers l'Orangerie où ils se le mettraient réciproquement, et il lui permettrait de le lui mettre le premier, ce que le jeune homme n'a voulu faire, parce qu'il voyait qu'on l'observait. Monnet lui a dit encore qu'il le mènerait dans un endroit où il avait coutume de se réjouir et dont il lui dirait le nom. Il lui a demandé aussi s'il avait une chambre et si on pouvait y aller sans être reconnu ; que s'il voulait aussi aller chez lui, il lui dirait sa demeure et la manière dont il faudrait qu'il s'y prît. Et comme ils se promenaient sur la terrasse du côté des Feuillants, le sieur Monnet a dit en passant au limonadier qui y demeure qu'il lui devait bien de l'argent, mais qu'il le payerait incessamment. Étant parvenus près de la porte du Manège par où le jeune homme lui avait dit qu'il valait mieux sortir pour aller ailleurs, le sieur Haymier, qui les avait fait observer et avait reçu le signal ordinaire, a arrêté le sieur Monnet qui est convenu de tout, et a promis d'en parler lui-même au magistrat ; et attendu qu'il était heure indue, que d'ailleurs les gens du sieur Haymier venaient d'arrêter un autre particulier, il a relâché Monnet après avoir pris son nom.
(AB, 10895) 

N° 16 : Lettre de l'abbé Dupuis à d'Ombreval, vers le 25 mai 1725 :
  On dit que le Sr Arouet de Voltaire est dans la disposition de solliciter la liberté de son cher et intime ami l'abbé Guiot Desfontaines, et que s'il n'ose le faire ouvertement, il emploira le crédit de quelques personnes de considération et d'autorité ; mais si on veut s'informer de la vie que ce poète a menée depuis qu'il est sorti du collège des Jésuites, et si on examine les gens qu'il a fréquentés, on n'aura point d'égard à ses prières ni à celles de ses amis, et on le regardera, et ses amis, comme très suspects.
  A la sortie du collège, il fut pensionnaire au collège des Grassins, et il était alors en commerce avec quelques infâmes, entre autres avec le chevalier Ferrand, ancien et fameux corrupteur, demeurant rue de Bièvre, et si on voulait le faire visiter, on trouverait qu'il a actuellement du mal qu'on ne gagne point à faire des vers, et que l'abbé Desfontaines est digne d'être mis au nombre de ses amis.
(AB, 10821)

N° 17 : Le sieur Alexandre de Ste Colombe, 50 ans, 31 mai 1725 :
  Étant assis sur le parapet à la Demie Lune, le sieur de Ste Colombe était assis à quelques distance de moi et se branlait le vit dans son chapeau, en me regardant ; voyant qu'il continuait environ l'espace d'un quart d'heure, cela m'a donné occasion de lui parler, et dans la conversation il m'a dit que l'homme et la femme qui étaient à deux pas de nous attendaient la nuit pour se foutre, que pour lui il n'aimait point les femmes, qu'il n'avait jamais aimé d'autre sexe que le sien, après quoi il m'a dit qu'il bandait bien, et en même temps m'a pris la main pour me faire manier son vit, me disant que le plaisir qu'il avait eu à me voir l'avait pensé faire décharger, mais qu'il s'était retenu, espérant que nous nous divertirions ensemble. En nous promenant, il m'a demandé si je bandais, et il a voulu me faire des attouchements par derrière. Dans la conversation, il m'a dit qu'il s'était diverti avec un religieux Prépuce, qui s'appelle le père Jean-Marie ; je lui ai dit que j'avais connu ce religieux, et que c'était lui qui m'avait appris ce que je savais. Il m'a dit aussi qu'il connaissait le père Denise ; ayant entendu dire que ce religieux était un des plus fameux bougres de Paris, il prit prétexte, pour en faire la connaissance, d'aller lui parler au sujet des cas de conscience ; ils étaient tombés sur le détail des passions, que l'avare aimait l'argent, l'ivrogne la boisson, que pour lui, il n'était pas susceptible de ces passions-là, que la sienne était d'aimer son sexe ; aussitôt qu'il eut lâché cette parole, le père Denise lui prit le vit et le lui branla, et il branla celui du père ; il a dit au père Denise qu'il n'avait jamais aimé les femmes, que s'il en avait fréquentées ce n'était que parce qu'il ne pouvait s'en dispenser, soit par rapport à son négoce, ou aux compagnies où il s'était trouvé. Après cette conversation, il m'a dit que la dernière fois qu'il était venu à la Demie Lune, il avait accosté un homme dont la plus grande passion était de lui baiser le cul. Il connaît l'abbé François, et dit que c'est le plus grand des bougres de Paris.
(AB, 10256)

N° 18 : l'abbé Gillot, 18 novembre 1725 :
  Je [l'abbé Gillot] déclare à Monsieur le Lieutenant de Police que c'est le sieur Milly, supérieur des clercs de la paroisse St Eustache, qui m'a séduit dès l'âge de 14 ans en me faisant des attouchements.
(AB, 10256)

* * * * *

N° 19 : GRAND MÉMOIRE :

1)  M. le duc de Lorges, du nombre des sodomites.
     Magny, son valet de chambre : en est.
     Adelon, laquais de Mme de Farges : en est.
     La Pierre.
     Brunet : en est.

2)  Moisnet [sic, pour Monnet], conseiller au Châtelet.
     Gobesche St Ange.

3)  Moreau.
     Champagne, valet de M. de Charolais.
     Châlons, laquais de M. de Chambonna.

4)  Maurice Salins.

5)  Le marquis de Chambonna, quoique dévôt.
     Spec et Verdun, dit Richard : sont du commerce infâme.

6)  Dubois, grand-maître des eaux et forêts : en est.
     La Jeunesse, son laquais.
     Magny, dit Socrate, laquais du sieur Le Juge.
     Montreuil, son valet.
     Le gros Bourgnon.
     De Soye en est aussi

7)  L'abbé Guillot [ou Gillot, grand vicaire de Poitiers], dit l'abbé Sacredieu.
     Picard, son ancien laquais : est du commerce infâme.
     Fournier, son laquais à présent.

8)  L'abbé Couatte : en est.
     St Jean, dit Agnès de Chaillot : est parmi la clique.

9)  Le Gras et Masson : toujours en liaison depuis plus de quinze ans.
     L'Eveillé : passe pour en être.
     Cadet : en est aussi.

10) M. L’Évêque.

11) L’abbé de Bévulle.

12) La France.
      Renault.

13) Le marquis de Villars, fils du maréchal.
      Fortunet, son laquais.
      Lanois, son ancien laquais.

14) Le duc de Villars-Brancas : en est.

15) Le marquis d'Antragues : il aime un page.
      Beauregard
      Devaux.

16) Le baron de Pelisse.
      Le beau Delisle.
      Denoyer ou le beau parisien.
      Girard.

17) Le sieur Delatouche.

18) Valière laquais de Mme de Rez.

19) Le duc Dumières : en est.

20) Le marquis d’Eschalas : en est.

21) Le sieur Chicanneau.

22) M. Debullion : en est.
      Gautier son laquais.
      Champagne dit Neufchatel.

23) Le marquis de Sancour : en est.
      Lionnais, soldat.

24) M. de Morboeuf.
      Ricard.

25) Maréchal, suisse du comte d'Estaing.
      Le petit Danel.

26) Lefèvre, valet de M. de Morboeuf.

27) Beauvais.

28) Henry, soldat.

29) Le marquis de La Poussière.

30) La Croix, laquais du duc de Nevers.

31) Fargus le fils.
      Sieur de La Boissière.
      Marquis de Lubéol.

32) Fieffé.

33) Marquis de Bezon.
      Croiset.

34) Nantier : en est.
      Estienne.
      Libernoy.

35) Abbé Damfreuille.
      Noilièvre, son laquais.
      Dupré.

36) La Croisette.

37) Lageuille.
      Fribourg.
      Lalandes.

38) Champagne, dit Lebrun, laquais de Mme Moisnet [sans doute Monnet]

39) Moreau, laquais de M. de Bezon.

40) La Rivière, valet.

41) M. de Pécôme.

42) Ste Claire.
      La Fosse.
      Destalets ;
      Mailly.
      La Forest.
      Le petit Dubois.

43) La Fontaine, laquais.
      Lefèvre.
      Dagenois.

44) Le prince de Chimée.

45) Marquis de La Vaire.
      Le grand Delisle.

46) L'abbé de Breteuil.

47) Le sieur Desmoulins.

48) Le comte de Murcet.
      Petit.
      Le Page.

49) Le petit Montreuil.

50) La Fosse des pigeons.
      Picard, valet du comte de Charolais.

51) Le beau Dufresne.

52) Valentienne, laquais.

53) M. de Mafoue.
      Le gouverneur de Melun.
      Fleury.

54) Fargues.

55) Le sieur Lenormant l'a mis à Dupré.


D / NOTES


N° 11 : " se divertissait "
Dictionnaire français de Pierre Richelet, 1680, 1706 :


N° 12 : Pierre-François Guydot Desfontaines (1685-1745).
Dénoncé par l'abbé Dupuis et par Louis Legrand en 1725 (Arsenal)
Fustigé secrètement à Bicêtre en 1725.
Sa mésaventure fut évoquée dans le Mémoire pour servir à l'histoire de la Calotte, 1735.
On peut consulter :
 - H. Boivin, "Les dossiers de l'abbé Desfontaines aux Archives de la Bastille", Revue d'histoire littéraire de la France, janv.-mars 1907, pp. 55-73 (surtout I et II, pp. 55-65) ; BnF m. 586.
 - Morris, L'Abbé Desfontaines, 1961 (Studies on Voltaire, # 19) ; pour l'affaire de Bicêtre, voir pp. 37-42.
 - Moureaux, 1978.

N° 14 : Le 14 mai 1725, de Noailles demandait au lieutenant de police Ravot d'Ombreval la clémence, "pour épargner à ses parents, dont on dit du bien, la douleur de le voir en un lieu honteux." Emery fut remis en liberté en juin 1725, avec l'interdiction temporaire de dire la messe.

N° 16 : Cf N° 12. L'abbé Desfontaines fut cependant remis en liberté le 30 mai 1725. Voltaire fut encore taxé d'homosexualité, ou au moins de bisexualité, dans le pamphlet de la période révolutionnaire Les Enfants de Sodome à l'Assemblée Nationale.

N° 17 : Ste Colombe ayant écrit au lieutenant de police pour se plaindre d'avoir été arrêté par erreur, Ravot d'Ombreval signa un ordre de liberté le 9 juin 1725 ; cette mise en liberté provoqua une violente réaction de l'exempt Symonnet, qui répondit à d'Ombreval le 12 juin : "Si cela était connu dans le public, et parmi tous ceux qui ont été arrêtés, cela causerait une révolte qui retomberait sur le magistrat, les officiers, et les mouches qui font les observations." Une attestation de la "mouche", datée aussi du 12 juin, certifie véritable le contenu du mémoire du 31 mai.

N° 19 : 113 noms regroupés en 55 articles (AB, mss 10895, folios 154-165).

9) Le Gras : cf AB 12476, 12483 et 12551. Masson : cf AB 12551 et F. Ravaisson-Mollien, Archives de la Bastille. Documents inédits ..., Pédone-Lauriel, 1866-1904, volume XIV, page 49.

Vers 1725, on estimait à 20 000 le nombre de parisiens sodomites ; selon Jacques Peuchet, Mémoires tirés des archives de la police, 1838, tome I, pages 289-290 :

Paris avait alors une population d'environ 700 000 habitants, ce qui donne, pour plus de 20 000, un pourcentage supérieur à 3 %.
René-Louis d'Argenson notait dans son Journal, à la date du 22 décembre 1754 : " L'on se plaint de l'augmentation des courtisanes publiques et de la débauche affreuse de Paris. L'on dit que la police inscrit les courtisanes, et qu'il y en a aujourd'hui plus de trente mille ainsi inscrites. " (volume VIII, pages 394-395).
Selon Moufle d'Angerville, le commissaire Pierre-Louis Foucault montrait à ses amis, vers 1780, " un gros livre où étaient inscrits tous les noms de pédérastes notés à la police "; il prétendait que Paris en comptait alors " presqu'autant que de filles [publiques], c'est à dire environ quarante mille " (Mémoires secrets, tome 23, 1784) ; ce Foucault était commissaire au quartier de la Grève depuis 1774. Le préfet de police Symphorien Boitelle signalait en 1864 aux frères Goncourt l'existence d'un registre des putains et des pédérastes de Paris, tenu pendant trente ans par le policier Félix.


jeudi 19 mai 2022

DIALOGUE DE LA FOI ET DE L'INCROYANCE (SADE et alii)

Par le marquis Donatien de SADE (1740 - 1814)


Portrait par Charles Amédée Philippe van Loo, 1760, quand Sade avait 19 ans.

Dialogue entre un Prêtre et un Moribond 
écrit vers 1782?
suivi de

Paraphrase de l'Ode à Priape de Piron

Dialogue entre un Prêtre et un Moribond  :

Les huit premières notes (1 à 8) et les liens sont de moi Cl. C. ; la dernière note est de Sade.


Le prêtre : Arrivé à cet instant fatal, où le voile de l'illusion ne se déchire que pour laisser à l'homme séduit le tableau cruel de ses erreurs et de ses vices, ne vous repentez-vous point, mon enfant, des désordres multipliés où vous ont emporté la faiblesse et la fragilité humaine ? 

Le moribond : Oui, mon ami, je me repens.

Le prêtre : Eh bien, profitez de ces remords heureux pour obtenir du ciel, dans le court intervalle qui vous reste, l'absolution générale de vos fautes, et songez que ce n'est que par la médiation du très saint sacrement (1) de la pénitence qu'il vous sera possible de l'obtenir de l'éternel.

1. Expression très représentative du style ecclésiastique ; un sacrement ne peut être un simple sacrement, ni même saint ; il doit être très saint.

Le moribond : Je ne t'entends pas plus que tu ne m'as compris.
Le prêtre : Eh quoi !
Le moribond : Je t'ai dit que je me repentais. 
Le prêtre : Je l'ai entendu.
Le moribond : Oui, mais sans le comprendre.
Le prêtre : Quelle interprétation ?...

Le moribond : La voici... Créé par la nature avec des goûts très vifs, avec des passions très fortes; uniquement placé dans ce monde pour m'y livrer et pour les satisfaire, et ces effets de ma création n'étant que des nécessités relatives aux premières vues de la nature ou, si tu l'aimes mieux, que des dérivations essentielles à ses projets sur moi, tous en raison des ses lois, je ne me repens que de n'avoir pas assez reconnu sa toute-puissance, et mes uniques remords ne portent que sur le médiocre usage que j'ai fait des facultés (criminelles selon toi, toutes simples selon moi) qu'elle m'avait données pour la servir ; je lui ai quelquefois résisté, je m'en repens. Aveuglé par l'absurdité de tes systèmes, j'ai combattu par eux toute la violence des désirs, que j'avais reçus par une inspiration bien plus divine, et je m'en repens, je n'ai moissonné que des fleurs quand je pouvais faire une ample récolte de fruits... Voilà les justes motifs de mes regrets, estime-moi assez pour ne m'en pas supposer d'autres.

Le prêtre : Où vous entraînent vos erreurs, où vous conduisent vos sophismes ! Vous prêtez à la chose créée toute la puissance du créateur, et ces malheureux penchants vous ont égaré - vous ne voyez pas qu'ils ne sont que des effets de cette nature corrompue, à laquelle vous attribuez la toute-puissance.

Le moribond : Ami - il me paraît que ta dialectique est aussi fausse que ton esprit. Je voudrais que tu raisonnasses plus juste, ou que tu ne me laissasses mourir en paix. Qu'entends-tu par créateur, et qu'entends-tu par nature corrompue ?

Le prêtre : Le créateur est le maître de l'univers, c'est lui qui a tout fait, tout créé, et qui conserve tout par un simple effet de sa toute-puissance (2).

2. La toute-puissance ne peut exister, selon Aristote, Horace et Sénèque le Jeune.
En effet, « la seule chose que Dieu n’a pas, le pouvoir de défaire ce qui s’est fait » (Éthique à Nicomaque, VI, ii, 6) ;
« Dieu ne peut pas faire que ce qui a eu lieu ne se soit pas produit » (Odes, III, xxix, 43) ;
« le souverain créateur du monde a pu dicter les destinées, il y est soumis, il obéit incessamment, il a commandé une seule fois » (De la Providence, V, 8).
Cette impossibilité d'une toute-puissance du Dieu, qui nuisait gravement au concept, fut niée, mais sans arguments convaincants, par Jérôme (vers 347 / 420) puis par Pierre Damien (vers 1007 / 1072).


Le moribond : Voilà un grand homme assurément. Eh bien, dis-moi pourquoi cet homme-là qui est si puissant a pourtant fait selon toi une nature si corrompue.

Le prêtre : Quel mérite eussent eu les hommes, si Dieu ne leur eût pas laissé leur libre arbitre, et quel mérite eussent-ils à en jouir s'il n'y eût sur la Terre la possibilité de faire le bien et celle d'éviter le mal ?

Le moribond : Ainsi ton dieu a voulu faire tout de travers pour tenter, ou pour éprouver sa créature ; il ne la connaissait donc pas, il ne se doutait donc pas du résultat ?

Le prêtre : Il la connaissait sans doute, mais encore un coup il voulait lui laisser le mérite du choix.

Le moribond : À quoi bon, dès qu'il savait le parti qu'elle prendrait et qu'il ne tenait qu'à lui, puisque tu le dis tout-puissant, qu'il ne tenait qu'à lui, dis-je, de lui faire prendre le bon.

Le prêtre : Qui peut comprendre les vues immenses et infinies de Dieu sur l'homme et qui peut comprendre tout ce que nous voyons ?

Le moribond : Celui qui simplifie les choses, mon ami, celui surtout qui ne multiplie pas les causes (3), pour mieux embrouiller les effets. Qu'as-tu besoin d'une seconde difficulté, quand tu ne peux pas expliquer la première, et dès qu'il est possible que la nature toute seule ait fait ce que tu attribues à ton dieu, pourquoi veux-tu lui aller chercher un maître ? La cause de ce que tu ne comprends pas (4), est peut-être la chose du monde la plus simple. Perfectionne ta physique et tu comprendras mieux la nature, épure ta raison, bannis tes préjugés et tu n'auras plus besoin de ton dieu.

3. C'est le principe du rasoir d'Okham, ne pas multiplier les essences sans nécessité.
4. Rapprocher de : « Comment voulez-vous que j’admette pour cause de ce que je ne comprends pas, quelque chose que je comprends encore moins ? » (Sade, Philosophie dans le boudoir, troisième dialogue, Paris, Gallimard, 1998, édition Jean Deprun).
Et aussi : « Ceux qui veulent nous persuader de l’existence de leur abominable Dieu, osent effrontément nous dire, que parce que nous ne pouvons assigner la véritable cause des effets, il faut que nous admettions nécessairement la cause universelle. Peut-on faire un raisonnement plus imbécile, comme s’il ne valait pas mieux convenir de son ignorance, que d’admettre une absurdité ; ou comme si l’admission de cette absurdité devenait une preuve de son existence. » (Sade, Histoire de Juliette, 1ère partie, Paris, Gallimard, 1998, édition Michel Delon).

Le prêtre : Malheureux ! je ne te croyais que socinien - j'avais des armes pour te combattre, mais je vois bien que tu es athée, et dès que ton cœur se refuse à l'immensité des preuves authentiques que nous recevons chaque jour de l'existence du créateur - je n'ai plus rien à te dire. On ne rend point la lumière à un aveugle.

Le moribond : Mon ami, conviens d'un fait, c'est que celui des deux qui l'est le plus, doit assurément être plutôt celui qui se met un bandeau que celui qui se l'arrache. Tu édifies, tu inventes, tu multiplies, moi je détruis (5), je simplifie. Tu ajoutes erreurs sur erreurs, moi je les combats toutes. Lequel de nous deux est aveugle ?

5. Cf Nietzsche, Fragment posthume, U I 2b, fin 1870 - avril 1871 : 7[17] : « La pensée philosophique ne peut pas construire, mais seulement détruire. » Ainsi qu'Alfred de Vigny : « La philosophie de Voltaire […] fut très belle, non parce qu’elle révéla ce qui est, mais parce qu’elle montra ce qui n’est pas. » (Journal d’un poète, 1830).

Le prêtre : Vous ne croyez donc point en Dieu ?

Le moribond : Non. Et cela pour une raison bien simple, c'est qu'il est parfaitement impossible de croire ce qu'on ne comprend pas. Entre la compréhension et la foi, il doit exister des rapports immédiats ; la compréhension n'agit point, la foi est morte, et ceux qui, dans tel cas prétendraient en avoir, en imposent. Je te défie toi-même de croire au dieu que tu me prêches  parce que tu ne saurais me le démontrer, parce qu'il n'est pas en toi de me le définir, que par conséquent tu ne le comprends pas - que dès que tu ne le comprends pas, tu ne peux plus m'en fournir aucun argument raisonnable et qu'en un mot tout ce qui est au-dessus des bornes de l'esprit humain, est ou chimère (6) ou inutilité; que ton dieu ne pouvant être l'une ou l'autre de ces choses, dans le premier cas je serais un fou d'y croire, un imbécile dans le second.

6. « Qu’est-ce qui peut nous représenter l’idée de Dieu qui est évidemment une idée sans objet, une telle idée, leur ajouterez-vous, n’est-elle pas aussi impossible que des effets sans cause? Une idée sans prototype, est-elle autre chose qu’une chimère ? » (Sade, Philosophie dans le boudoir, cinquième dialogue).

Mon ami, prouve-moi l'inertie de la matière, et je t'accorderai le créateur, prouve-moi que la nature ne se suffit pas à elle-même, et je te permettrai de lui supposer un maître; jusque-là n'attends rien de moi, je ne me rends qu'à l'évidence, et je ne la reçois que de mes sens; où ils s'arrêtent ma foi reste sans force. Je crois le soleil parce que je le vois, je le conçois comme le centre de réunion de toute la matière inflammable de la nature, sa marche périodique me plaît sans m'étonner. C'est une opération de physique, peut-être aussi simple que celle de l'électricité, mais qu'il ne nous est pas permis de comprendre. Qu'ai-je besoin d'aller plus loin, lorsque tu m'auras échafaudé ton dieu au-dessus de cela, en serais-je plus avancé, et ne me faudra-t-il pas encore autant d'effort pour comprendre l'ouvrier que pour définir l'ouvrage ?
Par conséquent, tu ne m'as rendu aucun service par l 'édification de ta chimère, tu as troublé mon esprit, mais tu ne l'as pas éclairé et je ne te dois que de la haine au lieu de reconnaissance. Ton dieu est une machine que tu as fabriquée pour servir tes passions, et tu l'as fait mouvoir à leur gré, mais dès qu'elle gêne les miennes trouve bon que je l'aie culbutée, et dans l'instant où mon âme faible a besoin de calme et de philosophie, ne viens pas l'épouvanter de tes sophismes, qui l'effraieraient sans la convaincre, qui l'irriteraient sans la rendre meilleure; elle est, mon ami, cette âme, ce qu'il a plu à la nature qu'elle soit, c'est-à-dire le résultat des organes qu'elle s'est plu de me former en raison de ses vues et de ses besoins; et comme elle a un égal besoin de vices et de vertus, quand il lui a plu de me porter aux premiers, elle m'en a inspiré les désirs, et je m'y suis livré tout de même. Ne cherche que ses lois pour unique cause à notre inconséquence humaine, et ne cherche à ses lois d'autres principes que ses volontés et ses besoins.

Le prêtre : Ainsi donc tout est nécessaire dans le monde.
Le moribond : Assurément.
Le prêtre : Mais si tout est nécessaire - tout est donc réglé.
Le moribond : Qui te dit le contraire ?

Le prêtre : Et qui peut régler tout comme il l'est si ce n'est une main toute-puissante et toute sage ?

Le moribond: N'est-il pas nécessaire que la poudre s'enflamme quand on y met le feu ?
Le prêtre: Oui.
Le moribond : Et quelle sagesse trouves-tu à cela ?
Le prêtre : Aucune.

Le moribond : Il est donc possible qu'il y ait des choses nécessaires sans sagesse et possible par conséquent que tout dérive d'une cause première, sans qu'il y ait ni raison ni sagesse dans cette première cause.

Le prêtre : Où voulez-vous en venir? 

Le moribond : À te prouver que tout peut être ce qu'il est et ce que tu vois, sans qu'aucune cause sage et raisonnable le conduise, et que des effets naturels doivent avoir des causes naturelles, sans qu'il soit besoin de leur en supposer d'antinaturelles, telle que le serait ton dieu qui lui-même, ainsi que je te l'ai déjà dit, aurait besoin d'explication, sans en fournir aucune; et que, par conséquent dès que ton dieu n'est bon à rien, il est parfaitement inutile; qu'il y a grande apparence que ce qui est inutile est nul et que tout ce qui est nul est néant; ainsi, pour me convaincre que ton dieu est une chimère, je n'ai besoin d'aucun autre raisonnement que celui qui me fournit la certitude de son inutilité.

Le prêtre : Sur ce pied-là, il me paraît peu nécessaire de vous parler de religion.

Le moribond : Pourquoi pas, rien ne m'amuse comme la preuve de l'excès où les hommes ont pu porter sur ce point-là le fanatisme et l'imbécillité ; ce sont des espèces d'écarts si prodigieux, que le tableau selon moi, quoique horrible, en est toujours intéressant. Réponds avec franchise et surtout bannis l'égoïsme. Si j'étais assez faible que de me laisser surprendre à tes ridicules systèmes sur l'existence fabuleuse de l'être qui me rend la religion nécessaire, sous quelle forme me conseillerais-tu de lui offrir un culte ? Voudrais-tu que j'adoptasse les rêveries de Confucius, plutôt que les absurdités de Brahma, adorerais-je le grand serpent des nègres, l'astre des Péruviens ou le dieu des armées de Moïse, à laquelle des sectes de Mahomet voudrais-tu que je me rendisse, ou quelle hérésie de chrétiens serait selon toi préférable ? Prends garde à ta réponse.

Le prêtre : Peut-elle être douteuse. 
Le moribond : La voilà donc égoïste. 
Le prêtre : Non, c'est t'aimer autant que moi que de te conseiller ce que je crois. 
Le moribond : Et c'est nous aimer bien peu tous deux que d'écouter de pareilles erreurs. 
Le prêtre : Et qui peut s'aveugler sur les miracles de notre divin rédempteur ?
Le moribond : Celui qui ne voit en lui que le plus ordinaire de tous les fourbes et le plus plat de tous les imposteurs

Le prêtre : Ô dieux, vous l'entendez et vous ne tonnez pas !

Le moribond : Non, mon ami, tout est en paix, parce que ton dieu, soit impuissance, soit raison, soit tout ce que tu voudras enfin, dans un être que je n'admets un moment que par condescendance pour toi, ou si tu l'aimes mieux pour me prêter à tes petites vues, parce que ce dieu, dis-je, s'il existe comme tu as la folie de le croire, ne peut pas pour nous convaincre avoir pris des moyens aussi ridicules que ceux que ton Jésus suppose.

Le prêtre : Eh quoi, les prophéties, les miracles, les martyrs (7), tout cela ne sont pas des preuves ?

7. Cf Nietzsche, Antéchrist, § 53 : « Il est si peu vrai que des martyrs prouvent quoi que ce soit quant à la vérité d’une cause, que je suis tenté de nier qu’aucun martyr n’ait jamais rien eu à voir avec la vérité. Le ton sur lequel un martyr jette à la face du monde ce qu’il « tient pour vrai » exprime déjà un niveau si bas de probité intellectuelle, une telle indifférence bornée pour le problème de la vérité, qu’il n’est jamais nécessaire de réfuter un martyr. » Et André Gide : « N’a jamais rien prouvé le sang des martyrs. Il n’est pas religion si folle qui n’ait eu les siens et qui n’ait suscité des convictions ardentes. C’est au nom de la foi que l’on meurt ; et c’est au nom de la foi que l’on tue. L’appétit de savoir naît du doute. Cesse de croire et instruis-toi. » Nouvelles nourritures (IV).


Le moribond : Comment veux-tu en bonne logique que je puisse recevoir comme preuve tout ce qui en a besoin soi-même ? Pour que la prophétie devînt preuve, il faudrait d'abord que j'eusse la certitude complète qu'elle a été faite; or cela étant consigné dans l'histoire, ne peut plus avoir pour moi d'autre force que tous les autres faits historiques, dont les trois quarts sont fort douteux; si à cela j'ajoute encore l'apparence plus que vraisemblable qu'ils ne me sont transmis que par des historiens intéressés, je serai comme tu vois plus qu'en droit d'en douter. Qui m'assurera d'ailleurs que cette prophétie n'a pas été l'effet de la combinaison de la plus simple politique comme celle qui voit un règne heureux sous un roi juste, ou de la gelée dans l'hiver; et si tout cela est, comment veux-tu que la prophétie ayant un tel besoin d'être prouvée puisse elle-même devenir une preuve ?
A l'égard de tes miracles, ils ne m'en imposent pas davantage. Tous les fourbes en ont fait, et tous les sots en ont cru ; pour me persuader de la vérité d'un miracle, il faudrait que je fusse bien sûr que l'événement que vous appelez tel fût absolument contraire aux lois de la nature, car il n'y a que ce qui est hors d'elle qui puisse passer pour miracle, et qui la connaît assez pour oser affirmer que tel est précisément celui où elle est enfreinte ? Il ne faut que deux choses pour accréditer un prétendu miracle, un bateleur et des femmelettes; va, ne cherche jamais d'autre origine aux tiens, tous les nouveaux sectateurs en ont fait, et ce qui est plus singulier, tous ont trouvé des imbéciles qui les ont crus. Ton Jésus n'a rien fait de plus singulier qu'Apollonius de Tyane, et personne pourtant ne s'avise de prendre celui-ci pour un dieu; quant à tes martyrs, ce sont bien assurément les plus débiles de tous tes arguments. Il ne faut que de l'enthousiasme et de la résistance pour en faire, et tant que la cause opposée m'en offrira autant que la tienne, je ne serai jamais suffisamment autorisé à en croire une meilleure que l'autre, mais très porté en revanche à les supposer toutes les deux pitoyables. 
Ah! mon ami, s'il était vrai que le dieu que tu prêches existât, aurait-il besoin de miracles, de martyrs et de prophéties pour établir son empire, et si, comme tu le dis, le cœur de l'homme était son ouvrage, ne serait-ce pas là le sanctuaire qu'il aurait choisi pour sa loi? Cette loi égale, puisqu'elle émanerait d'un dieu juste, s'y trouverait d'une manière irrésistible également gravée dans tous, et d'un bout de l'univers à l'autre, tous les hommes se ressemblant par cet organe délicat et sensible se ressembleraient également par l'hommage qu'ils rendraient au dieu de qui ils le tiendraient, tous n'auraient qu'une façon de l'aimer, tous n'auraient qu'une façon de l'adorer ou de le servir et il leur deviendrait aussi impossible de méconnaître ce dieu que de résister au penchant de son culte. Que vois-je au lieu de cela dans l'univers, autant de dieux que de pays, autant de manières de servir ces dieux que de différentes têtes ou de différentes imaginations, et cette multiplicité d'opinions dans laquelle il m'est physiquement impossible de choisir serait selon toi l'ouvrage d'un dieu juste ?
Va, prédicant tu l'outrages ton dieu en me le présentant de la sorte, laisse-moi le nier tout à fait, car s'il existe, alors je l'outrage bien moins par mon incrédulité que toi par tes blasphèmes. Reviens à la raison, prédicant, ton Jésus ne vaut pas mieux que Mahomet, Mahomet pas mieux que Moïse, et tous trois pas mieux que Confucius qui pourtant dicta quelques bons principes pendant que les trois autres déraisonnaient ; mais en général tous ces gens-là ne sont que des imposteurs (8), dont le philosophe s'est moqué, que la canaille a crus et que la justice aurait dû faire pendre.

8. Cf « Ce n’est plus ni aux genoux d’un être imaginaire ni à ceux d’un vil imposteur qu’un républicain doit fléchir ; ses uniques dieux doivent être maintenant le courage et la liberté. » (Français, encore un effort si vous voulez être républicains, Les mœurs).

Le prêtre : Hélas, elle ne l'a que trop fait pour l'un des quatre.

Le moribond : C'est celui qui le méritait le mieux. Il était séditieux, turbulent, calomniateur, fourbe, libertin, grossier farceur et méchant dangereux, possédait l'art d'en imposer au peuple et devenait par conséquent punissable dans un royaume en l'état où se trouvait alors celui de Jérusalem. Il a donc été très sage de s'en défaire et c'est peut-être le seul cas où mes maximes, extrêmement douces et tolérantes d'ailleurs, puissent admettre la sévérité de Thémis; j'excuse toutes les erreurs, excepté celles qui peuvent devenir dangereuses dans le gouvernement où l'on vit; les rois et leurs majestés sont les seules choses qui m'en imposent, les seules que je respecte, et qui n'aime pas son pays et son roi n'est pas digne de vivre.

Le prêtre : Mais enfin, vous admettez bien quelque chose après cette vie, il est impossible que votre esprit ne se soit pas quelquefois plu à percer l'épaisseur des ténèbres du sort qui nous attend, et quel système peut l'avoir mieux satisfait que celui d'une multitude de peines pour celui qui vit mal et d'une éternité de récompenses pour celui qui vit bien ?

Le moribond : Quel, mon ami ? celui du néant ; jamais il ne m'a effrayé, et je n'y voit rien que de consolant et de simple; tous les autres sont l'ouvrage de l'orgueil, celui-là seul l'est de la raison. D'ailleurs il n'est ni affreux ni absolu, ce néant. N'ai-je pas sous mes yeux l'exemple des générations et régénérations perpétuelles de la nature? Rien ne périt, mon ami, rien ne se détruit dans le monde; aujourd'hui homme, demain ver, après-demain mouche, n'est-ce pas toujours exister ? Et pourquoi veux-tu que je sois récompensé de vertus auxquelles je n'ai nul mérite, ou puni de crimes dont je n'ai pas été le maître; peux-tu accorder la bonté de ton prétendu dieu avec ce système et peut-il avoir voulu me créer pour se donner le plaisir de me punir, et cela seulement en conséquence d'un choix dont il ne me laisse pas le maître ?

Le prêtre : Vous l'êtes.

Le moribond : Oui, selon tes préjugés; mais la raison les détruit et le système de la liberté de l'homme ne fut jamais inventé que pour fabriquer celui de la grâce qui devenait si favorable à vos rêveries. Quel est l'homme au monde qui, voyant l'échafaud à côté du crime, le commettrait s'il était libre de ne pas le commettre? Nous sommes entraînés par une force irrésistible, et jamais un instant les maîtres de pouvoir nous déterminer pour autre chose que pour le côté vers lequel nous sommes inclinés. Il n'y a pas une seule vertu qui ne soit nécessaire à la nature et réversiblement, pas un seul crime dont elle n'ait besoin, et c'est dans le parfait équilibre qu'elle maintient des uns et des autres, que consiste toute sa science, mais pouvons-nous être coupables du côté dans lequel elle nous jette? Pas plus que ne l'est la guêpe qui vient darder son aiguillon dans ta peau.

Le prêtre : Ainsi donc, le plus grand de tous les crimes ne doit nous inspirer aucune frayeur ?

Le moribond : Ce n'est pas là ce que je dis, il suffit que la loi le condamne, et que le glaive de la justice le punisse, pour qu'il doive nous inspirer de l'éloignement ou de la terreur, mais, dès qu'il est malheureusement commis, il faut savoir prendre son parti, et ne pas se livrer au stérile remords; son effet est vain, puisqu'il n'a pas pu nous en préserver, nul, puisqu'il ne le répare pas; il est donc absurde de s'y livrer et plus absurde encore de craindre d'en être puni dans l'autre monde si nous sommes assez heureux que d'avoir échappé de l'être en celui-ci. À Dieu ne plaise que je veuille par là encourager au crime, il faut assurément l'éviter tant qu'on le peut, mais c'est par raison qu'il faut savoir le fuir, et non par de fausses craintes qui n'aboutissent à rien et dont l'effet est sitôt détruit dans une âme un peu ferme. La raison - mon ami, oui, la raison toute seule doit nous avertir que de nuire à nos semblables ne peut jamais nous rendre heureux, et que notre cœur, que de contribuer à leur félicité, est la plus grande pour nous que la nature nous ait accordé sur la terre; toute la morale humaine est renfermée dans ce seul mot: rendre les autres aussi heureux que l'on désire de l'être soi-même et ne leur jamais faire plus de mal que nous n'en voudrions recevoir. 
Voilà, mon ami, voilà les seuls principes que nous devions suivre et il n'y a besoin ni de religion, ni de dieu pour goûter et admettre ceux-là, il n'est besoin que d'un bon cœur. Mais je sens que je m'affaiblis, prédicant, quitte tes préjugés, sois homme, sois humain, sans crainte et sans espérance; laisse là tes dieux et tes religions; tout cela n'est bon qu'à mettre le fer à la main des hommes, et le seul nom de toutes ces horreurs a plus fait verser de sang sur la terre, que toutes les autres guerres et les autres fléaux à la fois. Renonce à l'idée d'un autre monde, il n'y en a point, mais ne renonce pas au plaisir d'être heureux et d'en faire en celui-ci. Voilà la seule façon que la nature t'offre de doubler ton existence ou de l'étendre. Mon ami, la volupté fut toujours le plus cher de mes biens, je l'ai encensée toute ma vie, et j'ai voulu la terminer dans ses bras : ma fin approche, six femmes plus belles que le jour sont dans ce cabinet voisin, je les réservais pour ce moment-ci, prends-en ta part, tâche d'oublier sur leurs seins à mon exemple tous les vains sophismes de la superstition, et toutes les imbéciles erreurs de l'hypocrisie.

NOTE de Sade

Le moribond sonna, les femmes entrèrent et le prédicant devint dans leurs bras un homme corrompu par la nature, pour n'avoir pas su expliquer ce que c'était que la nature corrompue.

* * * * *

APPENDICE : Paraphrase (ou parodie) de l'Ode à Priape de Piron, dans la quatrième partie de l'Histoire de Juliette.

Avec quatre notes de Sade.

Foutre des Saints et de la Vierge,
    Foutre des Anges et de Dieu !
    Sur eux tous je branle ma verge,
    Lorsque je veux la mettre en feu...
    C'est toi que j'invoque à mon aide,
    Toi qui dans les culs, d'un trait raide,
    Lanças le foutre à gros bouillons !
    Du Chaufour, soutiens mon haleine,
    Et pour un instant, à ma veine
    Prête l'ardeur de tes couillons
 (1).

    Que tout bande, que tout s'embrase ;
    Accourez, putains et gitons :
    Pour exciter ma vive extase,
    Montrez-moi vos culs frais et ronds,
    Offrez vos fesses arrondies,
    Vos cuisses fermes et bondies,
    Vos engins roides et charnus,
    Vos anus tout remplis de crottes ;
    Mais, surtout, déguisez les mottes :
    Je n'aime à foutre que des culs.

    Fixez-vous, charmantes images,
    Reproduisez-vous sous mes yeux ;
    Soyez l'objet de mes hommages,
    Mes législateurs et mes Dieux !
    Qu'à Giton l'on élève un temple
    Où jour et nuit l'on vous contemple,
    En adoptant vos douces mœurs.
    La merde y servira d'offrandes,
    Les gringuenaudes de guirlandes,
    Les vits de sacrificateurs.

    Homme, baleine, dromadaire,
    Tout, jusqu'à l'infâme Jésus,
    Dans les cieux, sous l'eau, sur la terre,
    Tout nous dit que l'on fout des culs ;
    Raisonnable ou non, tout s'en mêle,
    En tous lieux le cul nous appelle,
    Le cul met tous les vits en rut,
    Le cul, du bonheur est la voie,
    Dans le cul gît toute la joie,
    Mais hors du cul, point de salut.

    Dévots, que l'enfer vous retienne :
    Pour vous seuls sont faites ses lois ;
    Mais leur faible et frivole chaîne
    N'a sur nos esprits aucun poids.
    Aux rives du Jourdain paisible,
    Du fils de Dieu la voix horrible
    Tâche en vain de parler au cœur :
    Un cul paraît (2), passe-t-il outre ?
    Non, je vois bander mon jean-foutre.
    Et Dieu n'est plus qu'un enculeur.

    Au giron de la sainte Église,
    Sur l'autel même où Dieu se fait,
    Tous les matins je sodomise
    D'un garçon le cul rondelet.
    Mes chers amis, que l'on se trompe
    Si de la catholique pompe
    On peut me soupçonner jaloux.
    Abbés, prélats, vivez au large :
    Quand j'encule et que je décharge,
    J ai bien plus de plaisirs que vous.

    D'enculeurs l'histoire fourmille,
    On en rencontre à tout moment.
    Borgia, de sa propre fille,
    Lime à plaisir le cul charmant ;
    Dieu le Père encule Marie ;
    Le Saint-Esprit fout Zacharie :
    Ils ne foutent tous qu'à l'envers.
    Et c'est sur un trône de fesses
    Qu'avec ses superbes promesses,
    Dieu se moque de l'univers.

    Saint Xavier aussi, ce grand sage
    Dont on vante l'esprit divin,
    Saint Xavier vomit peste et rage
    Contre le sexe féminin.
    Mais le grave et charmant apôtre
    S'en dédommagea comme un autre.
    Interprétons mieux ses leçons :
    Si, de colère, un con l'irrite,
    C'est que le cul d'un jésuite
    Vaut à ses yeux cent mille cons.

    Près de là, voyez saint Antoine
    Dans le cul de son cher pourceau,
    En dictant les règles du moine (3),
    Introduire un vit assez beau.
    A nul danger il ne succombe ;
    L'éclair brille, la foudre tombe,
    Son vit est toujours droit et long.

    Et le coquin, dans Dieu le Père
    Mettrait, je crois, sa verge altière
    Venant de foutre son cochon.

    Cependant Jésus dans l'Olympe,
    Sodomisant son cher papa,
    Veut que saint Eustache le grimpe,
    En baisant le cul d'Agrippa (4).
    Et le jean-foutre, à Madeleine,
    Pendant ce temps, donne la peine
    De lui chatouiller les couillons.
    Amis, jouons les mêmes farces :
    N'ayant pas de saintes pour garces,
    Enculons au moins des gitons.

    Ô Lucifer ! toi que j'adore,
    Toi qui fais briller mon esprit,
    Si chez toi l'on foutait encore,
    Dans ton cul je mettrais mon vit.
    Mais puisque, par un sort barbare,
    L'on ne bande plus au Ténare,
    Je veux y voler dans un cul.
    Là, mon plus grand tourment, sans doute,
    Sera de voir qu'un démon foute,
    Et que mon cul n'est point foutu.

    Accable-moi donc d'infortunes,
    Foutu Dieu qui me fais horreur ;
    Ce n'est qu'à des âmes communes
    A qui tu peux foutre malheur :
    Pour moi je nargue ton audace.
    Que dans un cul je foutimasse,
    Je me ris de ton vain effort ;
    J'en fais autant des lois de l'homme :
    Le vrai sectateur de Sodome
    Se fout et des Dieux et du sort.


1. Tout le monde a connu ce héros de la bougrerie, publiquement brûlé en place de Grève [en 1726] par le jugement des putains qui menaient tout alors dans Paris.
2. Celui de Jean-Baptiste, bardache aimé du fils de Marie [de Nazareth].
3. Il est généralement regardé comme le patriarche des moines et l'instituteur de leurs règles.
4. Dernier roi des Juifs.

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Voir aussi mes pages

A / LES RELIGIONS suivi de B / NOTE SUR L'OBSCURANTISME RELIGIEUX

"DIEU", LA FOI suivi de (§ X) SUR « FIDES ET RATIO »