jeudi 5 octobre 2023

ÉDOUARD DOLLÉANS - LE CARACTÈRE RELIGIEUX DU SOCIALISME (1906)



Source : mise en ligne par Vadim NasardinovRevue d'économie politique — Tome XX, 1906, pages 425 et suivantes ; les notes non signées sont de Dolléans ou de Nasardinov ; les liens hypertextes non signés sont de moi Cl. C. Sur ce thème, voir aussi ma page INDEX NIETZSCHE (4/16) : LES SOCIALISTES

Introduction (par Vadim Nasardinov) :


Je laisse la parole à Georges Sorel : " M. Édouard Dolléans vient de publier sous ce titre une brochure qui est la reproduction d’un article qui avait paru dans la Revue d’économie politique (juin 1906). Ce sujet a été traité un grand nombre de fois ; mais il n’a jamais porté bonheur à ceux qui l’ont abordé. La brochure de M. Dolléans mérite un examen un peu détaillé, parce que l’auteur est chargé d’une conférence à la Faculté de droit de Paris et parce que la Revue d’économie politique est un organe de professeurs fort attachés au christianisme; — on peut donc se permettre de regarder les idées de l’auteur comme ayant une valeur particulière et sa brochure comme ayant presque le caractère d’un manifeste lancé par la Faculté de droit de Paris. " (Le Mouvement socialiste, n° 180, novembre 1906)


Texte de Dolléans :

« Il est aujourd'hui de mode d'être socialiste comme il était de mode au XVIIIe siècle d'être homme sensible. Mais le mot socialisme est une expression imprécise sous laquelle se heurtent des conceptions très variées et souvent même contradictoires. Lorsqu'on interroge ceux qui se disent socialistes comme lorsqu'on étudie les ouvrages traitant du socialisme,on est étonné de se trouver non en présence d'une doctrine aux contours nettement arrêtés, mais en face d'un arc-en-ciel très nuancé de théories et d'affirmations divergentes. Les uns partent d'un socialisme d'État faisant appel à l'autorité du pouvoir central ; les autres d'un socialisme libertaire, faisant appel à la liberté ouvrière; les uns se disent socialistes réformistes et les autres socialistes révolutionnaires. Il y a un socialisme de lutte de classes, comme il y a un socialisme de paix sociale, un socialisme petit bourgeois comme un socialisme ouvrier; on prononce même le nom de socialisme libéral et, aux élections, tel candidat n'a pas craint de se présenter avec l'étiquette « socialiste individualiste », sans croire le moins du monde que ces deux mots juraient d'être réunis fraternellement.

Tout est dans tout, a dit Jules Laforgue (*), et tout est dans le socialisme. Si les différents mots dont on complète l'expression de socialiste évoquent des idées très différentes, la psychologie de ceux qui font profession de foi socialiste nous découvre des tempéraments qui ne sont pas moins dissemblables : le socialisme comprend dans ses rangs tout à la fois des dominateurs, des égalitaires et des mystiques.
*. L'idée remonte au présocratique Anaxagore de Clazomène. (Note de Cl. C.)

Les dominateurs, ce sont ceux dont l'ambition, le besoin d'activité, le désir de conduire et de commander se trouvent à l'étroit dans une démocratie. Dans une société militaire, théocratique ou aristocratique, ils auraient été des conquérants, des prêtres, des chefs.

À côté d'eux, il y a le socialisme de l'envie qui est celui des égalitaires, des impuissants dont la médiocrité est jalouse de toute supériorité plus que de toute inégalité.

Mais, plus nombreux que les dominateurs et les égalitaires, il y a les mystiques du socialisme, les âmes qui ont besoin d'une foi, d'un Credo, les esprits qui croient posséder la Vérité sociale comme à une autre époque ils auraient cru posséder la Vérité religieuse. Le socialisme est la forme qu'a prise au XIXe siècle la religiosité latente en la nature humaine, la forme sous laquelle se manifeste aujourd'hui le mysticisme de certains tempéraments. Le socialisme, c'est la foi nouvelle qui groupe autour d'elle les âmes insatisfaites et assoiffées d'idéal.

[[ «  Ce sentiment [religieux] a des caractéristiques très simples : adoration d'un être supposé supérieur, crainte de la puissance magique qu'on lui suppose, soumission aveugle à ses commandements, impossibilité de discuter ses dogmes, désir de les répandre, tendance à considérer comme ennemis tous ceux qui ne les admettent pas. Qu'un tel sentiment s'applique à un Dieu invisible, à une idole de pierre et de bois, à un héros ou à une idée politique, du moment qu'il présente les caractéristiques précédentes, il reste toujours d'essence religieuse. Le surnaturel et le miraculeux s'y retrouvent au même degré. Inconsciemment tes foules revêtent d'une puissance religieuse la formule politique ou le chef victorieux qui pour le moment les fanatise.

On n'est pas religieux seulement quand on adore une divinité, mais quand on met toutes les ressources de l'esprit, toutes les soumissions de la volonté, toutes les ardeurs du fanatisme au service d'une cause ou d'un être qui devient le but et le guide des pensées et des actions.

L'intolérance et le fanatisme constituent l'accompagnement nécessaire d'un sentiment religieux. Ils sont inévitables chez ceux qui croient posséder le secret du bonheur terrestre ou éternel ». Lien Nasardinov : Gustave Lebon, Psychologie des foules (1895), page 61 (Alcan) ]]

Image prise sur wikisource (Cl. C.)


Si l'on se place au point de vue strictement économique, le socialisme, comme le catholicisme social, implique la confusion de l'éthique et de l'économie politique, comme il implique un credo et un acte de foi. Malgré les sens divers que prend l'expression de socialisme et les définitions souvent opposées qu'on donne de ce mot, les doctrines socialistes ont une unité réelle : elles sont toutes essentiellement « une éthique sociale illustrée de considérations économiques ».

Lorsqu'on soumet à l'analyse les idées des penseurs socialistes, on rencontre, comme élément fondamental de leurs théories, une double croyance qu'on peut résumer en quelques lignes. Les institutions sociales sont seules responsables de la malfaçon des caractères humains, car, si la société est mauvaise, l'homme est bon. Comme les lois sont la cause des vices, des misères et des souffrances de l'individu, il est facile de mettre un terme à ceux-ci en changeant celles-là. Il suffit d'une réfection de la machine sociale pour rendre les hommes meilleurs, plus heureux et plus justes. C'est qu'en effet la nature humaine est une matière première malléable, aisée à façonner pour les fabricants de bonheur social. Cette croyance à la transformation possible et facile de la nature humaine sous l'influence d'une organisation sociale nouvelle charme notre imagination et notre sensibilité. Comme toute doctrine religieuse, le socialisme fait plus appel au cœur qu'à la raison et la puissance du socialisme est justement dans cette séduction du cœur, dans cette croyance religieuse à un avenir meilleur.

Pour mettre en relief l'unité des doctrines socialistes, il ne suffit pas de dire que toutes elles présentent un caractère religieux et qu'elles sont une éthique sociale illustrée de considérations économiques; il faut encore en tracer la physionomie générale par des caractères plus précis en les rapprochant des doctrines sociales chrétiennes et en les opposant à l'individualisme qui forme une antithèse avec les différentes variétés de socialisme.

On peut ramener à deux ces caractères distinctifs : le socialisme est tout à la fois une doctrine idéaliste et statique et une doctrine égalitaire et autoritaire.

La doctrine socialiste est idéaliste : elle oppose à la société présente d'injustice et de misère une société idéale de justice et de bonheur — elle oppose l'homme tel qu'il est dans notre société à l'homme tel qu'il serait dans une société plus juste et plus harmonieusement construite ; elle est idéaliste aussi parce qu'elle croit à la transformation certaine de la société mauvaise en une société meilleure et à la métamorphose de l'homme mauvais en homme meilleur — parce qu'elle conçoit l'humanité future sous des traits sensiblement différents de ceux que celle-ci présente aujourd'hui, qu'elle conçoit enfin l'existence possible d'une humanité sublimisée ayant perdu toute l'âcreté de ses vices et ayant conservé toute la douceur de ses vertus. 

Et, parce qu'idéaliste, le socialisme est aussi une doctrine statique. Le seul fait de concevoir un idéal social et les moyens précis de le réaliser limitent le mouvement de la société au terme où sera atteint le millénaire laïque rêvé; malgré l'idée du progrès indéfini dont le socialisme se revendique, on peut, en adaptant les paroles de Stuart Mill, dire que, par une inévitable nécessité, le fleuve du progrès humain, s'il suit le cours que lui assigne le socialisme, aboutira à une mer stagnante. Une fois conquis, l'état idéal que se représentent les réformateurs sociaux sera comme un état stationnaire où les pouvoirs publics mettront à la raison ceux qui montreront quelque mécontentement du paradis retrouvé. 

Les socialistes se refusent à voir l'irréductible complexité de la réalité et veulent unifier celle-ci sur un modèle préconçu. 

Le socialisme tend à réduire la société à l'unité non seulement au point de vue matériel de l'organisation de. la production, mais au point de vue spirituel de la formation des consciences et des impersonnalités. L'Unité morale est la fin dernière que se proposent les réformateurs sociaux. Les théories socialistes, pour arriver à une coordination exacte des activités matérielles, à une organisation rationnelle du travail, sont conduites à l'unification des activités spirituelles, elles tendent logiquement à supprimer du centre de résistance de l'individualisme, la famille, à donner aux enfants une éducation commune. L'État n'est pas seulement un fabricant de produits, mais c'est aussi un fabricant de caractères. Pour inspirer la production d'une âme collective, ne faut-il pas, comme le dit M. Jaurès, « insuffler à l'argile humaine une âme communiste »? 

Parce qu'il faut vaincre et briser les résistances des personnalités rétives dont l'individualisme pourrait déranger le jeu harmonieux de l'automatisme social, les doctrines socialistes, doctrines unitaires, sont des doctrines d'autorité. Elles le sont aussi parce qu'elles visent non seulement à l'unité, mais à l'égalité. Certaines d'entre elles prétendent-elles faire appel à la liberté? Leur effort est vain et elles sont amenées par leur logique naturelle à un autoritarisme conscient ou inconscient. C'est sans succès que l'on tente de concilier l'antinomie qui existe entre l'égalité et la liberté. [Pierre-Joseph] Proudhon, qui voulait réaliser l'égalité par la liberté, a été conduit à des contradictions insolubles. On a pu démontrer fortement que sa conception égalitaire était inconciliable avec l'individualisme économique qu'il voulait sauvegarder. Et, vers la fin de sa vie, son individualisme ombrageux l'a conduit à sacrifier l'égalité à la liberté. 

L'idée de justice sociale qui est l'âme du socialisme, la philosophie du XVIIIe siècle l'avait empruntée aux théorie chrétiennes. L'essence de la conception socialiste est dans l'opposition entre la société actuelle d'anarchie et de misère et une société plus juste et plus heureuse. Par une piquante ironie, les origines de cette philosophie sociale sont chrétiennes : l'unique originalité des penseurs matérialistes du XVIIIe siècle a été de laïciser la conception chrétienne et de reporter du passé dans l'avenir l'idée de l'état de nature antérieur au péché, état de perfection, de justice, d'égalité et de bonheur, dont partait la philosophie chrétienne. Le rêve de bonheur social fondé sur l'égalité est du pur christianisme dont le socialisme n'est que le prolongement et les socialistes sont, par un amusant paradoxe, des chrétiens sans le savoir. 

Ainsi le noyau des doctrines socialistes est une conception chrétienne laïcisée : les socialistes sont des chrétiens sans le savoir, des chrétiens qui sans doute ont perdu la douceur évangélique, mais n'ont rien oublié de l'intolérance de l'Église. Ils ont cru renverser définitivement des idoles; mais, sous les noms de Raison, de Science, de Vérité, ils adorent des dieux plus impitoyables encore que les dieux bibliques, des dieux auxquels il n'est plus permis de refuser son adoration. 

On définit une doctrine non seulement en énumérant ses caractères et en les rapprochant des doctrines semblables, mais en l'opposant à celles qui forment antithèse avec elle. Aussi, pour bien définir le socialisme, est-il nécessaire d'indiquer en raccourci les traits principaux de l'individualisme. Tandis que le socialisme est une doctrine idéaliste et statique, l'individualisme est une conception réaliste et une doctrine de mouvement — conception réaliste parce qu'il a son point de départ dans la psychologie de l'individu tel qu'il est et qu'il ne se fonde point sur l'espérance d'une transfiguration radicale et incertaine de la nature humaine — doctrine de mouvement parce que n'ayant point un idéal préconçu de société, n'étant point dominée par une conception unitaire, il attend du libre jeu des activités individuelles, de l'association comme de l'antagonisme des différentes forces, la formation d'organisations sociales sans cesse variables. Tandis que les réformateurs socialistes conçoivent la société à l'état de repos et que leurs regards sont fixés sur un état stationnaire idéal, les individualistes imaginent la société à l'état incessamment mobile. 

Tandis que les doctrines socialistes sont autoritaires, lés doctrines individualistes sont libertaires parce qu'elles croient qu'une organisation autoritaire de la production paralyserait la productivité sociale surexcitée par le heurt comme par l'association des intérêts individuels; elles sont libertaires aussi parce qu'elles pensent qu'une organisation autoritaire de l'éducation étoufferait la personnalité, source de toute énergie productive. Enfin les doctrines individualistes sont inégalitaires parce qu'elles pensent que tout essai d'égalisation se ferait au détriment des forts et sans avantage pour les faibles et que le socialisme ne réaliserait l'unité qu'à la manière de Tarquin le Superbe abattant avec sa baguette les pavots qui s'élevaient au-dessus des autres. 

[[ Le mot libertaire est employé ici non dans le sens anarchiste, mais dans celui de libéral (mot aujourd'hui détourné de son acception normale et étymologique) et par opposition à autoritaire. ]] 

Les caractères qui définissent le socialisme se rencontrent aux trois étapes qu'il a parcourues en son évolution. Cette doctrine s'est présentée successivement sous forme de socialisme sentimental et utopique; puis, sous forme de socialisme scientifique; enfin, à l'heure présente, sous forme de socialisme juridique. 

À sa première étape, le socialisme se fonde sur la critique des injustices sociales et fait appel tant à la pitié qu'à l'instinct de justice pour substituer à la vieille société individualiste d'injustice et de concurrence un monde nouveau. […] Cette première forme sentimentale du socialisme est celle des inventeurs de systèmes : un bon patron, Robert Owen; un employé de commerce, [Charles] Fourier ; des savants, des intellectuels, les Saint-Simoniens; un doux illuminé, Pierre Leroux, éclairés par la raison, ont découvert la Vérité sociale qu'ils prétendent communiquer de gré ou de force au monde pour le rendre plus juste. La Vérité devrait s'imposer d'elle-même à l'humanité, sans faire appel à l'autorité un peu rude de la contrainte. Sans doute, si les hommes étaient raisonnables, il faudrait s'adresser à leur raison; mais l'état irrationnel de la société les a rendus déraisonnables, aussi faut-il faire leur bonheur malgré eux : à cette fin, les réformateurs sociaux font appel au grand distributeur de bonheur, à l'État, seule puissance capable de réaliser intégralement leurs systèmes. 

Il n'est pas d'homme qui représente mieux cette forme de socialisme attendri que Pierre Leroux, ce délicieux innocent, comme l'appelle M. Foguet. […] C'est Pierre Leroux qui a, en France, mis à la mode le mot de socialisme et c'est lui qui a donné du socialisme une des meilleures définitions en l'appelant la religion de l'humanité et la religion de l'égalité. 

Marx a cherché à dépouiller le socialisme de tout appareil sentimental et à lui donner un fondement scientifique. Une analyse pénétrante des relations historiques des classes sociales et de l'évolution du régime capitaliste l'a conduit à affirmer que, par un processus logique et les lois mêmes de son développement interne, la société capitaliste enfanterait la société socialiste : la concentration et la prolétarisation croissantes, des crises économiques de plus en plus violentes, amèneraient le régime capitaliste à une catastrophe finale, tandis que, à l'intérieur des institutions actuelles, se formeraient tous les éléments nécessaires à l'édification d'un régime nouveau. Dans cette nouvelle conception, le rôle assigné, pendant la période sentimentale du socialisme, aux inventeurs de système et aux directeurs de conscience sociale, est rempli par le déterminisme économique; l'idée de justice est remplacée par le processus logique des rapports de production. Pour quelque différente qu'en soit la technique, le socialisme scientifique se rapproche, malgré ses apparences, du socialisme sentimental: il oppose et sépare par une solution de continuité— la catastrophe finale — la société capitaliste, que Marx condamne par un jugement tacite d'injustice, et la société socialiste vers laquelle, malgré son refus de la définir, le même penseur tourne les regards comme vers un repoussoir pour juger et combattre le régime actuel. 

Mais la critique du marxisme, entreprise el par des socialistes et par des penseurs indépendants, a montré que les lois d'évolution affirmées par Marx étaient contredites par les faits ; des cendres du socialisme scientifique est née une nouvelle forme de socialisme: le socialisme juridique. Tout comme le marxisme, le socialisme juridique se dit scientifique et cache son essence sentimentale et religieuse sous l'apparence de raisonnements savamment construits et de revendications rigoureusement déduites. Il n'entreprend pas seulement la critique de la société actuelle en partant de formules juridiques; il prétend élaborer, d'une manière rationnelle, une déclaration des droits socialiste el le code de la cité future. Le socialisme juridique a déjà ses légistes et même ses casuistes qui cherchent à donner une entorse aux formes actuelles du droit afin d'interpréter dans un sens nouveau des formules anciennes, afin de faire sortir du contenu bourgeois de ces formules des décisions et des sentences socialistes, afin d'amener ainsi, insensiblement, les institutions bourgeoises à muer en institutions socialistes. 

En acceptant la critique du fondement économique que Marx avait donné au socialisme, les juristes socialistes ne s'aperçoivent pas que le socialisme a perdu toute assise scientifique. Remplacer sa base économique par une base juridique, c'est enlever au socialisme son fondement. Les constructions juridiques ne sont qu'un moyen, elles ne peuvent servir de base au socialisme. 

Une idée de justice sociale, une croyance à la société meilleure et à la transfiguration de la nature humaine, tel est le résidu que découvre l'analyse des doctrines socialistes. L'illusion sentimentale qui vous avait pris tout d'abord et conquis à ces doctrines disparaît peu à peu : si le socialisme séduit le cœur, il laisse l'esprit insatisfait. 

L'expression « socialisme » recouvre une confusion de mots. On l'emploie pour désigner des choses essentiellement distinctes : un mouvement idéologique issu de toutes pièces de la philosophie sociale du XVIIIe siècle, un mouvement ouvrier né des transformations économiques et de la misère sociale qui ont accompagné la révolution industrielle de la fin du même siècle. 

Aussi voit-on dans le socialisme !e produit de deux causes : un état de fait et un état de pensée, une révolution industrielle et une philosophie sociale. Mais c'est abusivement que l'on confond ces deux phénomènes et les deux mouvements auxquels ils ont donné naissance : en réalité le socialisme est un mouvement idéologique qui s'est appuyé sur un mouvement économique, le mouvement ouvrier, et a emprunté à celui-ci sa puissance. Bien qu'ils se mêlent, ces deux mouvements sont nettement distincts et même opposés en certains points. Les séparer est non seulement nécessaire à la rigueur de l'analyse scientifique, mais utile aux conclusions de l'art social. 

Le socialisme est une conception qui eût pu rester à l'état de doctrine, limitée dans son influence à un petit nombre d'adeptes. Mais il s'est superposé à un mouvement de révolte spontanée et collective contre les conditions économiques et la misère; il est devenu le parasite du mouvement de croissance d'une classe nouvelle : c'est ce qui explique sa force de rayonnement. 

La révolution industrielle qui a marqué la fin du XVIIIe siècle avait substitué dans de nombreuses industries à l'atelier de famille la manufacture, à l'atelier domestique le grand atelier collectif; elle avait remplacé l'ancien antagonisme des maîtres et des compagnons par l'antagonisme des capitalistes et des travailleurs, des prolétaires et des bourgeois. En concentrant sur un espace limité et dans les villes manufacturières un grand nombre de familles ouvrières, elle avait fait naître, dans les masses travailleuses, autrefois amorphes et inorganisées, l'éveil d'une conscience collective, l'éveil de ce qu'on appelle aujourd'hui une conscience de classe. 

Son agglomération dans les villes et dans les districts industriels a donné à la classe ouvrière conscience des conditions misérables de son existence et lui a inspiré un sentiment de révolte collective en élargissant, comme on l'a dit, la misère de l'individu jusqu'à être la souffrance d'une classe. Des misères, qui eussent été supportées sans mot dire si elles étaient restées individuelles, apparurent un mal intolérable, mal collectif, appelant une intervention de la collectivité; les ouvriers furent amenés à prêter l'oreille aux aspirations des théoriciens et à la nouvelle chanson destinée non plus à bercer, mais à réveiller la misère humaine. C'est ainsi que les socialistes prirent la direction du mouvement ouvrier et que celui-ci, incapable encore de se donner une ligne de conduite propre, emprunta un programme tout formulé aux hommes qui se présentaient comme des directeurs de conscience sociale. 

Ainsi les réformateurs sociaux ont trouvé dans les masses ouvrières des troupes sans lesquelles ils eussent été des chefs sans armée. La notoriété et la vogue dont ils ont joui vient de là beaucoup plus que de leur talent. Fourier est souvent illisible. Owen inlassablement ennuyeux par ses répétitions; deux ou trois idées reviennent sans cesse sous sa plume et dans ses discours, deux ou trois idées qui, leitmotiv invariable, reparaissent sans même changer de forme. Marx lui-même, penseur profond et analyste subtil, expose ses idées d'une façon abstruse et compacte. 

Du fait que les doctrines socialistes et le mouvement ouvrier se sont mêlés et se sont fait des emprunts réciproques, doit-on confondre le mouvement socialiste et le mouvement ouvrier, le mouvement idéologique et le mouvement d'action pratique ? 

Nous ne le pensons pas et nous croyons même qu'il y a danger à considérer comme indissoluble l'union des deux mouvements et comme définitive la mise de la force ouvrière au service des idées socialistes. 

Cependant cette confusion existe et elle explique l'incertitude que l'acception du mot socialisme prend dans les esprits de ceux qui, se prétendant socialistes, sont à des pôles opposés de la pensée. C'est elle qui explique, par exemple, la coexistence des socialistes réformistes et des socialistes révolutionnaires. 

L'idée révolutionnaire et l'idée catastrophique apparaissent sous une forme nouvelle chez les syndicalistes « qui concentrent tout le socialisme dans le drame de la grève générale » 

[Georges Sorel, Mouvement socialiste du 15 mars 1906 : La grève générale prolétarienne.] L'idée de grève générale met en relief le caractère religieux qu'a conservé le syndicalisme révolutionnaire. Les syndicalistes croient à la grève générale, comme les premiers chrétiens croyaient au retour du Christ, comme les chrétiens du Moyen Âge croyaient à l'an Mille. Ce n'est pas le fait même de la grève générale qui nous paraît un miracle irréalisable ; la grève générale n'est pas un fait impossible ; mais cette idée prend un caractère religieux dans l'esprit des syndicalistes : ceux-ci l'acceptent sans esprit critique et comme un article de foi, ils en attendent comme le remède universel aux maux de la société et aux misères de la nature humaine. Les lendemains de la grève générale, tels qu'ils se peignent de couleurs irréelles dans la pensée des syndicalistes, nous semblent empreints d'un optimisme vraiment mystique. Sans doute, contrairement aux inventeurs de systèmes sociaux qui les ont précédés, les socialistes syndicalistes se refusent à décrire l'organisation matérielle de la société après la grève générale. Mais (et c'est en ce point que leur conception demeure idéaliste et socialiste), ils ont la ferme croyance que la grève générale sera suivie d'une rénovation morale et sociale. On est en droit de penser tout au contraire que, malgré leurs espérances et leur croyance à un au-delà terrestre et socialiste, ils se trouveraient au lendemain de la grève générale en présence des mêmes égoïsmes, des mêmes appétits, des mêmes rivalités et peut-être même de haines plus âpres encore que celles d'aujourd'hui : il n'y aurait que déplacement des antagonismes, comme l'a admirablement montré Stuart Mill. [Stuart Mill, " Fragments inédits sur le socialisme " (*), Revue philosophique, 1879.]
* « Forcer des populations non préparées à subir le communisme, même si le pouvoir donné par une révolution politique permet une telle tentative, se terminerait par une déconvenue […] L’idée même de conduire toute l’industrie d’un pays en la dirigeant à partir d’un centre unique est évidemment si chimérique, que personne ne s’aventure à proposer une manière de la mettre en œuvre. […] Si l’on peut faire confiance aux apparences, le principe qui anime trop de révolutionnaires est la haine. » John Stuart Mill (1806-1873), Essays on Economics and Society, Chapters on Socialism, 1879, « The difficulties of Socialism ». (Note de Cl. C.)

Les syndicalistes révolutionnaires qui s'inspirent de Proudhon pourraient méditer la leçon donnée par l'évolution de la pensée proudhonnienne qui, partie de l'idée d'égalité, mais éprise aussi de liberté finit, après avoir cherché en vain leur conciliation, par sacrifier l'égalité à la liberté. C'est exactement le contraire qui se produirait pour le syndicalisme révolutionnaire, qui devrait finir par sacrifier la liberté à l'égalité et à l'idéal socialiste qu'il veut lier aux destinées du mouvement ouvrier. Ne peut-on pas concevoir un développement de la classe ouvrière indépendant du socialisme ? Pourquoi vouloir réaliser une unification sociale ? Pourquoi ne pas admettre la coexistence de formes de production comme de formes de répartition différentes et même opposées? La vie sociale complexe repose sur l'antagonisme tout autant que sur l'association des forces, sur l'opposition tout autant que sur la conciliation des intérêts. Dès maintenant des organisations coopératives existent à côté des sociétés capitalistes et des entreprises privées. Dans certaines coopératives s'appliquent des principes de répartition égalitaire. Pourquoi les organisations coopératives, capitalistes, syndicalistes ne vivraient-elles pas les unes à côté des autres ? Pourquoi vouloir violenter la vie et imposer l'unité partout, alors que la nature nous offre partout le spectacle de la diversité et même de l'opposition?

C'est une illusion des socialistes de croire que leurs doctrines et leurs systèmes feraient naître l'harmonie des intérêts et l'unification des forces. L'unité créée par le socialisme ne serait qu'une unité purement artificielle et factice masquant le heurt des intérêts et le conflit des forces plus violents encore que dans la société actuelle. Les socialistes accusent la société individualiste de créer, par sa forme même et par ses institutions, les antagonismes sociaux. L'erreur de certains théoriciens du libéralisme, comme [Frédéric] Bastiat, a été de penser que, pour répondre aux critiques des socialistes, il était nécessaire de montrer que l'harmonie des intérêts est dès à présent réalisée, car elle ne l'est pas. Pourquoi ne pas accepter les prémisses des socialistes ? Du fait que des antagonismes existent dans la société actuelle, il ne résulte pas que la société puisse être réformée en ce point, et que, par des organisations artificielles, on puisse mettre un terme à la naturelle opposition des forces, qu'on puisse rendre les intérêts harmoniques. L'antagonisme des intérêts et l'opposition des forces peuvent être les lois de la vie en société; elles paraissent être aussi une condition du mouvement et du progrès tout comme l'inégalité, fait naturel irréductible, est la condition même du développement des puissances de l'individu comme de la société. L'égalité sociale ne peut être réalisée qu'aux dépens de la productivité matérielle et artistique comme à ceux de la spontanéité sociale et de la liberté individuelle. Malgré les apparences libérales que veulent se donner les systèmes égalitaires et socialistes, malgré le respect qu'ils prétendent avoir de l'individualité humaine, ces systèmes sont contraints, pour être fidèles à leurs principes, de créer, par un mécanisme impitoyablement autoritaire, une société d'automates dont on pourrait dire ce que Proudhon disait de l'Icarie de [Étienne] Cabet : « On ne conçoit pas pourquoi en Icarie il existerait plus d'un homme, plus d'un couple, le bonhomme Icare ou M. Cabet et sa femme. A quoi bon tout ce peuple? A quoi bon cette répétition interminable de marionnettes taillées et habillées de la même manière? La nature ne tire pas ses exemplaires à la façon des imprimeurs et en se répétant ne fait jamais deux fois la même chose… » [lien Nasardinov : Proudhon, Contradictions économiques. II] »






mercredi 4 octobre 2023

INDEX NIETZSCHE (6/16) : LA CONNAISSANCE, LES SCIENCES suivi de LES MATHÉMATIQUES



Voir, dans le Dictionnaire Nietzsche, les excellentes entrées
" Connaissance ", cc. 150b-156b, par Scarlett Marton 
" Science ", cc. 812b-816a, par Philippe Choulet 


La vision dionysiaque du monde, 1870 [publié en 1928]

§ 3 : « Le manque de connaissance de l'homme sur lui-même est le problème de Sophocle, le manque de connaissance de l'homme sur les dieux, celui d'Eschyle. » [Der Mangel an Erkenntniß im Menschen über sich ist das sophokleische Problem, der Mangel an Erkenntniß im Menschen über die Götter das äschyleische.]


Cinq préfaces à cinq livres qui n'ont pas été écrits, 1872, [Fünf Vorreden zu fünf ungeschriebenen Büchern]
1 "Sur le Pathos de la vérité" : L'art est plus puissant que la connaissance, car il veut la vie, tandis que le but ultime qu'atteint la connaissance n'est que  l'anéantissement.  [Die Kunst ist mächtiger als die Erkenntniß, denn sie will das Leben, und jene erreicht als letztes Ziel nur — die Vernichtung. —]


La naissance de la tragédie, 1872,

§ 7 : " La connaissance tue l’action, car l’action exige que l’on se drape dans l’illusion  c’est la leçon d’Hamlet. [Die Erkenntniss tödtet das Handeln, zum Handeln gehört das Umschleiertsein durch die Illusion — das ist die Hamletlehre]


Fragments posthumes, 1872-1873,

P I 20b, été 1872 - début 1873 : 19[133] : " La nature ne connaît pas de figure, pas de grandeur, c'est seulement pour un [sujet] connaissant que les choses apparaissent grandes ou petites. " [Die Natur kennt keine Gestalt, keine Größe, sondern nur für ein Erkennendes treten die Dinge so groß und so klein auf.]


La philosophie à l’époque tragique des Grecs, [avril 1873 - 1875], 1896,
Selon Enrico Müller, cet écrit repose dans sa plus grande partie sur un cours donné par Nietzsche en été 1872 à Bâle. Voir l'entrée " Philosophie à l'époque tragique des Grecs " dans le Dictionnaire Nietzsche, cc. 705a-710a.
§ 3 : Thèse selon laquelle l'eau serait l'origine et la matrice de toutes choses. Est-il vraiment nécessaire de s'y arrêter et de la prendre au sérieux ? [dem Satze, daß das Wasser der Ursprung und der Mutterschooß aller Dinge sei: ist es wirklich nöthig, hierbei stille zu stehen und ernst zu werden?][...] pour trois raisons :
 - cet énoncé traite de l'origine des choses [der Satz etwas vom Ursprung der Dinge aussagt]
 - il le fait sans image ni fabulation [
er dies ohne Bild und Fabelei thut und vom Wasser redet]
 - il contient la pensée que tout est un [alles ist eins]
La troisième raison fait de Thalès [de Milet (Turquie actuelle), -Ve siècle] le premier philosophe grec.
En tant que mathématicien et astronome, Thalès s'était fermé à tout ce qui est mystique ou allégorique.
" S'il [Thalès] a, en l'occurrence, bien utilisé la science et employé des vérités démontrables pour les dépasser aussitôt, c'est précisément là un trait typique de l'esprit philosophique. " [Wenn er dabei die Wissenschaft und das Beweisbare zwar benutzte, aber bald übersprang, so ist dies ebenfalls ein typisches Merkmal des philosophischen Kopfes.
" Une acuité dans l'activité de discernement et de connaissance, une grande capacité de distinction constituent donc, suivant la conscience du peuple, l'art propre au philosophe. [ein scharfes Herausmerken und -erkennen, ein bedeutendes Unterscheiden macht also, nach dem Bewußtsein des Volkes, die eigenthümliche Kunst des Philosophen aus.]
[...]
En choisissant et en distinguant ce qui est extraordinaire, étonnant, difficile, divin, la philosophie se définit par rapport à la science, de même qu'elle se définit par rapport à l'habileté en préférant l'inutile. La science se précipite sans faire de tels choix, sans une telle délicatesse, sur tout ce qui est connaissable, aveuglée par le désir de tout connaître à n'importe quel prix. La pensée philosophique est au contraire toujours sur les traces des choses les plus dignes d'être connues. " [Durch dieses Auswählen und Ausscheiden des Ungewöhnlichen Erstaunlichen Schwierigen Göttlichen grenzt sich die Philosophie gegen die Wissenschaft eben so ab, wie sie durch das Hervorheben des Unnützen sich gegen die Klugheit abgrenzt. Die Wissenschaft stürzt sich, ohne solches Auswählen, ohne solchen Feingeschmack, auf alles Wißbare, in der blinden Begierde, alles um jeden Preis erkennen zu wollen; das philosophische Denken dagegen ist immer auf der Fährte der wissenswürdigsten Dinge, der großen und wichtigen Erkenntnisse.]


Vérité et mensonge au sens extra-moral, 1873,

§ 2 : " La journée de veille d’un peuple stimulé par le mythe, comme par exemple les Grecs anciens, est en fait, par le miracle continu tel que le conçoit le mythe, plus semblable au rêve qu’à la journée du penseur dégrisé par la science. " [Der wache Tag eines mythisch erregten Volkes, etwa der älteren Griechen, ist durch das fortwährend wirkende Wunder, wie es der Mythus annimmt, in der That dem Traume ähnlicher als dem Tag des wissenschaftlich ernüchterten Denkers.]


Fragments posthumes, 1872-1873,

U I 4bn été 1872 - début 1873 : 21[13] : " Là où l'être humain cesse de connaître, il commence à croire. Il jette sa confiance morale sur ce point, espérant être payé de retour : le chien nous regarde avec des yeux pleins de confiance et veut que nous lui fassions confiance.
La connaissance n'a pas autant d'importance pour le bien-être de l'être humain que la foi. Même lorsque quelqu'un découvre une vérité, p. ex. une vérité mathématique, sa joie est le fruit de la confiance absolue qu'il a de pouvoir construire là-dessus. Quand on a la foi, on peut se passer de la vérité. " [Wo der Mensch zu erkennen aufhört, fängt er zu glauben an. Er wirft sein moralisches Zutrauen auf diesen Punkt und hofft nun mit gleichem Maße bezahlt zu werden: der Hund blickt uns mit zutraulichen Augen an und will daß wir ihm trauen.
Das Erkennen hat für das Wohl des Menschen nicht so viel Bedeutung wie das Glauben. Selbst bei dem Finder einer Wahrheit z.B. einer mathematischen ist die Freude das Produkt seines unbedingten Vertrauens, er kann darauf bauen. Wenn man den Glauben hat, so kann man die Wahrheit entbehren.]

P I 20b, été 1872 - début 1873 : 19[11] : La pulsion de connaissance sans discernement vaut la pulsion sexuelle indifférente – signes de vulgarité ! [Der Erkenntnißtrieb ohne Auswahl steht gleich dem wahllosen Geschlechtstrieb — Zeichen der Gemeinheit!]
19[22] : la pulsion de connaissance sélective rend à la beauté sa puissance.
19[24] : Il ne s’agit pas d’une destruction de la science, mais d’une domination. Elle dépend en effet totalement dans tous ses buts et méthodes de conceptions philosophiques, mais elle l’oublie facilement. La philosophie qui domine doit penser le problème de savoir jusqu’où la science doit se développer : elle doit fixer la valeur
19[41] : la culture d’un peuple se manifeste dans le domptage uniforme imposé aux pulsions de ce peuple : la philosophie dompte la pulsion de connaissance. 
19[75] : La pensée philosophique peut être décelée au cœur de toute pensée scientifique ; même dans la conjecture. [Das philosophische Denken ist mitten in allem wissenschaftlichen Denken zu spüren: selbst bei der Conjektur.]
19[76] : Il n’y a pas de philosophie en aparte, coupée de la science : on pense pareillement ici et là.
[136] : Toutes les sciences ne reposent que sur le fondement général du philosophe.
[141] : Tout savoir se constitue par séparation, démarcation, limitation ; pas de savoir absolu d’un tout !
[156] : " La proposition : il n’y a pas de connaissance sans être connaissant, ou pas de sujet sans objet et pas d’objet sans sujet [Schopenhauer, Le Monde …, « Suppléments », II, xix], cette proposition est parfaitement vraie, mais extrêmement triviale. " [C’est cela que Sartre prit pour une découverte de Husserl]. 
[172] : " C'est dans le philosophe que la connaissance et la culture se rejoignent. "
[182] : " L’humanité a dans la connaissance un beau moyen de sa ruine. " [Die Menschheit hat an der Erkenntniß ein schönes Mittel zum Untergang.]
[235] : " Toutes les lois de la nature ne sont que des relations d’un x à un y et un z. Nous définissons les lois de la nature comme la relation à un xyz, où chaque terme, à son tour, ne nous est connu que comme relations à d'autres xyz. "
[236] : la connaissance n’a que la forme de la tautologie. Tout progrès de la connaissance consiste à identifier le non-identique.


De l'utilité et des inconvénients de l'histoire pour la vie, 1874,

Préface : « " Je hais tout ce qui ne fait que m'instruire, sans augmenter ou stimuler directement mon activité. " [Goethe à Schiller, 19 décembre 1798] Ce sont ces mots de Goethe qui, comme un vigoureux Ceterum censeo [Caton l'Ancien, Ceterum censeo Carthaginem esse delendam], pourrait ouvrir notre considération sur la valeur et la non-valeur des études historiques. »



Humain, trop humain Un livre pour esprits libres, 1878,

I " Des principes et des fins ", § 6. L'esprit de la science puissant dans le détail, non dans le tout. : 
Antagonisme entre les domaines scientifiques particuliers et la philosophie. Cette dernière veut la même chose que l'art, donner le plus de profondeur et de sens possible à la vie et à l'action ; dans les premiers [les domaines scientifiques particuliers], on cherche la connaissance et rien de plus, — quoi qu'il put en sortir. Jusqu'à présent, il n'y a pas encore eu de philosophe entre les mains de qui la philosophie n'ait pas tourné à quelque apologie de la connaissance. [Hier ist der Antagonismus zwischen den wissenschaftlichen Einzelgebieten und der Philosophie. Letztere will, was die Kunst will, dem Leben und Handeln möglichste Tiefe und Bedeutung geben; in ersteren sucht man Erkenntniss und Nichts weiter, — was dabei auch herauskomme. Es hat bis jetzt noch keinen Philosophen gegeben, unter dessen Händen die Philosophie nicht zu einer Apologie der Erkenntniss geworden wäre; in diesem Puncte wenigstens ist ein jeder Optimist, dass dieser die höchste Nützlichkeit zugesprochen werden müsse. Sie alle werden von der Logik tyrannisirt: und diese ist ihrem Wesen nach Optimismus.]

II " Pour servir à l'histoire des sentiments moraux ",
§ 38. Utile, mais dans quelle mesure ?
§ 68. Moralité et succès. : les sciences en plein essor se sont ralliées point par point à la philosophie d’Épicure, mais ont point par point réfuté le christianisme. [Wie es mit der grösseren Wahrheit steht, ist daraus zu ersehen, dass die erwachenden Wissenschaften Punct um Punct an Epikur’s Philosophie angeknüpft, das Christenthum aber Punct um Punct zurückgewiesen haben.]

III " La vie religieuse ",
 § 110. La vérité dans la religion. : il n’existe ni parenté, ni amitié, ni même hostilité entre la religion et la science effective : elles vivent sur des astres différents. Toute philosophie qui laisse une queue de comète religieuse s'allumer dans l'obscurité de ses pespectives ultimes donne à suspecter toute la part d'elle-même qu'elle présente comme science : tout cela aussi, on s'en doute, est de la religion, quoique sous la pompe de la science. [In der That besteht zwischen der Religion und der wirklichen Wissenschaft nicht Verwandtschaft, noch Freundschaft, noch selbst Feindschaft: sie leben auf verschiedenen Sternen. Jede Philosophie, welche einen religiösen Kometenschweif in die Dunkelheit ihrer letzten Aussichten hinaus erglänzen lässt, macht Alles an sich verdächtig, was sie als Wissenschaft vorträgt: es ist diess Alles vermuthlich ebenfalls Religion, wenngleich unter dem Aufputz der Wissenschaft. —]
§ 128 : la science moderne a pour but aussi peu de douleur que possible, une vie aussi longue que possible

IV " De l'âme des artistes et écrivains ", § 222 : l’homme scientifique prend la suite de l’homme artistique.

V " Caractères de haute et basse civilisation ", § 251 : L’avenir de la science. La science donne beaucoup de satisfaction à celui qui y consacre son travail et ses recherches, mais fort peu à celui qui en apprend les résultats.
Suspicion sur la métaphysique, la religion et l'art qui consolent.
§ 252 Le plaisir de la connaissance.
§ 271 L'art de raisonner. : « Le plus grand progrès qu'aient fait les êtres humains consiste en ce qu'ils ont appris à raisonner correctement. Ce n'est pas là chose aussi naturelle que le suppose Schopenhauer (1) lorsqu'il dit : " Tous sont capables de raisonner, fort peu de juger. " [Ethik, 114], mais chose apprise tard et encore loin d'avoir établi son autorité . Aux temps anciens, le raisonnement faux est la règle : et les mythologies de tous les peuples, leur magie et leur superstition, leur culte religieux, leur droit, sont des mines inépuisables de preuves de cette proposition. » [Die Kunst, zu schliessen. — Der grösste Fortschritt, den die Menschen gemacht haben, liegt darin, dass sie richtig schliessen lernen. Das ist gar nicht so etwas Natürliches, wie Schopenhauer annimmt, wenn er sagt: „zu schliessen sind Alle, zu urtheilen Wenige fähig“, sondern ist spät erlernt und jetzt noch nicht zur Herrschaft gelangt. Das falsche Schliessen ist in älteren Zeiten die Regel: und die Mythologien aller Völker, ihre Magie und ihr Aberglaube, ihr religiöser Cultus, ihr Recht sind die unerschöpflichen Beweis-Fundstätten für diesen Satz.]
1. Cf Diderot : « Celui qui osera prononcer dans une question qui excède la capacité de son talent naturel, aura l’esprit faux. Rien n’est si rare que la logique : une infinité d’hommes en manquent. » (Réfutation de l’ouvrage d’Helvétius intitulé L’Homme, IV).

IX " L'homme seul avec lui-même ", § 554. Demi-savoir. Celui qui parle une langue étrangère à peu près en jouit davantage que celui qui la parle bien. Le plaisir est pour le demi-savant. [Der, welcher eine fremde Sprache wenig spricht, hat mehr Freude daran, als Der, welcher sie gut spricht. Das Vergnügen ist bei den Halbwissenden.]
§ 630 : l’homme à convictions n’est pas l’homme de la pensée scientifique.
§ 631 : l'esprit scientifique doit progressivement mûrir chez l'homme cette vertu d'abstention prudente 
§ 635 : " Les méthodes scientifiques sont un aboutissement de la recherche au moins aussi important que n’importe quel autre de ses résultats ; car c’est sur la compréhension de la méthode que repose l’esprit scientifique. " [Im Ganzen sind die wissenschaftlichen Methoden mindestens ein ebenso wichtiges Ergebniss der Forschung als irgend ein sonstiges Resultat: denn auf der Einsicht in die Methode beruht der wissenschaftliche Geist]



Fragments posthumes, 1876-1879,

Mp XIV 1b, fin 1876 – été 1877 : 23[13] : " La science est la mort de toutes les religions, peut-être aussi un jour celle des arts. " [Die Wissenschaft ist der Tod aller Religionen, vielleicht einmal auch der Künste.]
23[17] : " Les personnes qui n’ont pas de formation scientifique ne font que bavarder quand elles parlent de sujets sérieux et difficiles, et elles le font avec présomption. Socrate a raison. " [Menschen, die keine wissenschaftliche Cultur haben, schwatzen, wenn sie über ernste und schwere Gegenstände reden und thun es mit Anmaaßung. Sokrates behält recht.]
23[144] : « Il est dans la nature des esprits non scientifiques de préférer n'importe quelle explication d'une chose à l'absence d'explication ; s'abstenir, ils ne veulent pas y penser. »

Mp XIV 2a, automne 1878 : 36[2] : Une chouette de plus pour Athènes. — Que la science et le sentiment national sont des contraires, on le sait, même s'il se fait que des faux-monnayeurs politiques nient à l'occasion cette vérité : et enfin ! viendra aussi le jour où l'on comprendra que toute civilisation élevée ne peut aujourd'hui s'entourer encore de barrières nationales qu'à son propre détriment. Il n'en fut pas toujours ainsi : mais la roue a tourné et continue à tourner. [Noch eine Eule nach Athen. — Daß Wissenschaft und Nationalgefühl Widersprüche sind, weiß man, mögen auch politische Falschmünzer gelegentlich dies Wissen verleugnen: und endlich! wird auch der Tag kommen, wo man begreift, daßalle höhere Cultur nur zu ihrem Schaden sich jetzt noch mit nationalen Zaunpfählen umstecken kann. Es war nicht immer so: aber das Rad hat sich gedreht und dreht sich fort.

N I 3c, 1878 - juillet 1879 : [5] : « Les Thraces font la transition vers la science les premiers : Démocrite [d'Abdère] Protagoras [d'Abdère] Thucydide. »


Opinions et sentences mêlées [Hth II], 1879,

§ 98 : à un être purement connaissant, la connaissance serait indifférente. [für ein rein erkennendes Wesen wäre die Erkenntniss gleichgültig.]

§ 205. Air vif. : " Le meilleur et le plus sain dans la science comme dans la montagne est l'air vif qui souffle en elles. — Les esprits douillets (comme les artistes) redoutent et dénigrent la science à cause de cet air-là. " [Das Beste und Gesündeste in der Wissenschaft wie im Gebirge ist die scharfe Luft, die in ihnen weht. — Die Geistig-Weichlichen (wie die Künstler) scheuen und verlästern dieser Luft halber die Wissenschaft.]

§ 215 : La morale des savants.
" Un progrès rapide et régulier des sciences n'est possible que si l'individu n'est pas obligé d'être trop méfiant, de vérifier un à un les calculs et les assertions des autres dans des domaines qui ne lui sont pas familiers ; mais la condition en est que chacun ait dans sa propre sphère des concurrents extrêmement méfiants, et qui le surveillent de très près. C'est cette coexistence de 'pas trop méfiant' et de 'extrêmement méfiant' qui engendre la probité dans la République des savants. " [Moral der Gelehrten. — Ein regelmässiger und schneller Fortschritt der Wissenschaften ist nur möglich, wenn der Einzelne nicht zu misstrauischsein muss, um jede Rechnung und Behauptung Anderer nachzuprüfen, auf Gebieten, die ihm ferner liegen: dazu aber ist die Bedingung, dass Jeder auf seinem eigenen Felde Mitbewerber hat, die äusserst misstrauisch sind und ihm scharf auf die Finger sehen. Aus diesem Nebeneinander von „nicht zu misstrauisch“ und „äusserst misstrauisch“ entsteht die Rechtschaffenheit in der Gelehrten-Republik.]
§ 221 : Grecs d'exception.
« Que l'on rende dignement hommage à la grandeur de ces Grecs d'exception qui créèrent la science. Raconter leur histoire, c'est raconter l'histoire la plus héroïque de l'esprit humain. » [würdige man die Grösse jener Ausnahme-Griechen, welche die Wissenschaft schufen! Wer von ihnen erzählt, erzählt die heldenhafteste Geschichte des menschlichen Geistes!]
§ 318 : Du gouvernement des savants.
« Aucune puissance du monde n'est actuellement assez forte pour réaliser le bien, – à moins que la croyance à l'utilité supérieure de la science et des savants ne finisse par paraître évidente même aux plus rebelles et qu'ils ne la préfèrent à la foi dans le nombre, aujourd'hui régnante. Dans l'esprit de cet avenir, que notre mot d'ordre soit : " Plus de respect pour les savants ! Et à bas tous les partis ! " » [keine Macht der Welt ist jetzt stark genug, das Bessere zu verwirklichen, — es sei denn, dass der Glaube an die höchste Nützlichkeit der Wissenschaft und der Wissenden endlich auch dem Böswilligsten einleuchte und dem jetzt herrschenden Glauben an die Zahl vorgezogen werde. Im Sinne dieser Zukunft sei unsere Losung: „Mehr Ehrfurcht vor dem Wissenden! Und nieder mit allen Parteien!“]


Fragments posthumes, 1880
M II 1 3[9], printemps 1880 : « Platon [République IX, 580d] et Aristote [Métaphysique I, i, 980b] ont raison de considérer les joies de la connaissance comme le bien le plus désirable, – à supposer qu’ils veuillent exprimer là une expérience personnelle et non générale : car pour la plupart des gens, les joies de la connaissance comptent parmi les plus faibles et se situent bien au dessous des joies de la table. » 

N V 3, été 1880 : [290] : Je sais si peu de choses des résultats de la science. Et pourtant ce peu me semble déjà inépuisablement riche pour éclairer l’obscur et pour la mise à l’écart des façons primitives de penser et d’agir.
[295] : les sciences représentent la moralité supérieure par rapport aux déchiffreurs d’énigmes et constructeurs de systèmes.

N V 4, automne 1880 : [3] : l’histoire de la science montre la victoire des pulsions nobles : il circule beaucoup de moralité dans la praxis  de la science.

N V 5, hiver 1880-1881 : 8[61] : Un âge de barbarie commence. Les sciences se mettront à son service. Ein Zeitalter der Barbarei beginnt, die Wissenschaften werden ihm dienen!



Aurore  Réflexions sur les préjugés moraux, 1881,

I, § 6 : la science nous oblige à abandonner la croyance en des causalités simples
§ 48 : « Connais-toi toi-même », c’est toute la science. Ce n’est qu’au terme de la connaissance de toutes choses que l’être humain se connaîtra. Car les choses ne sont que les frontières de l’être humain. [« Erkenne dich selbst »  ist die ganze Wissenschaft. — Erst am Ende der Erkenntniss aller Dinge wird der Mensch sich selber erkannt haben. Denn die Dinge sind nur die Gränzen des Menschen.]

III, § 195 : nous avons besoin avant tout d’un savoir mathématique et mécanique […] ce martyre qu’est l’histoire des sciences dures.

V, § 424. Pour qui la vérité existe. : la vérité n’est faite que pour les âmes puissantes et ingénues […] les autres cherchent des remèdes à leur mal […] De là le peu de plaisir que ces gens prennent à la science

§ 429. La nouvelle passion. : nous préférons tous la destruction de l’humanité à la régression de la connaissance !

§ 432. Chercheurs et expérimentateurs. : Aucune méthode scientifique n’est la seule à pouvoir donner accès à la connaissance !


Fragments posthumes, 1881,

M III 1, printemps-automne 1881 : [80] : La connaissance vaut en tant que : 1) elle réfute la « connaissance absolue » 2) elle découvre le monde objectif et dénombrable des successions nécessaires.
[124] : Certaines impulsions, par exemple l’impulsion sexuelle, sont susceptibles d’un grand affinement, d’une haute sublimation par l’intellect (amour de l’humanité, vénération de Marie et des saints, enthousiasme, exaltation artistiques ; Platon entend que l’amour de la connaissance et de la philosophie serait une impulsion sexuelle sublimée) dans le même temps continue à s’exercer son ancienne action immédiate.
[132] : La raison ! Sans la connaissance, elle est quelque chose d’absolument insensé, même chez les plus grands philosophes !
[162] : Il nous faut aimer et cultiver l’erreur, c’est le sein maternel de la connaissance.

M III 4a, automne 1881 : [26] : Passion de la connaissance laquelle justement veut reconnaître la connaissance et du même coup celui qui en est passionné !


Le Gai Savoir [la gaya scienza], 1882, 1887,

II, § 107 : ultime reconnaissance envers la science

III, § 112 : Il suffit de considérer la science comme une humanisation relativement fidèle des choses
III, § 246 : la mathématique n’est que le moyen de l’universelle et dernière connaissance de l’humain.

IV " SANCTUS JANUARIUS ", § 293 : sévérité de la science ; atmosphère claire, transparente, tonifiante, virile
§ 300 : préludes de la science : magie, alchimie, astrologie
§ 319 : En interprètes de nos expériences vécues. " Nous autres, assoiffés de raison, nous voulons scruter nos vécus avec autant de rigueur qu’une recherche scientifique, heure par heure, jour par jour ! Nous voulons être nous-mêmes nos propres cobayes d’expérimentation et de recherche.
IV, § 333 : Ce qui s'appelle connaître. [Was heisst erkennen] — Non ridere, non lugere, neque destestari, sed intelligere ! dit Spinoza [Citation approximative : Éthique, III, Préface : Nam ad illos revertere volo, qui hominum Affectûs et actiones detestari, vel ridere malunt, quàm intelligere].

IV, § 335. Vive la physique ! : " Vive la physique ! Et davantage encore ce qui nous y contraint — notre probité ! ". Cf D'Alembert, " Ce n'a été qu'avec beaucoup de peine que les Écoles ont enfin osé admettre une Physique qu'elles s'imaginaient être contraire à celle de Moïse. ". " Discours préliminaire... ", Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné..., tome I, 1751.

V, 1887, § 344. En quoi nous aussi sommes encore pieux. : Dans la science les convictions [Ueberzeugungen] n’ont pas droit de cité […] ce n’est que lorsqu’elles se décident à s’abaisser modestement au niveau d’une hypothèse, à adopter le point de vue provisoire d’un essai expérimental, d’une fiction régulatrice, que l’on peut leur accorder l’accès et même une certaine valeur à l’intérieur du domaine de la connaissance – avec cette restriction toutefois, de rester sous la surveillance policière de la méfiance – […] Reste à savoir s’il ne faudrait pas, pour que pareille discipline [de l’esprit scientifique] pût s’instaurer, qu’il y eût déjà conviction […] la science elle aussi se fonde sur une croyance, il n’est point de science « sans présupposition ». […] [Wille zur Wahrheit] : Pourquoi ne pas tromper ? Mais pourquoi ne pas se laisser tromper ? […] [Erkenntnisss] – la croyance à la science ne saurait avoir pris son origine dans un calcul d’utilité, elle est née en dépit du fait que l’inutilité et la dangerosité [Gefährlichkeit] de la « volonté de vérité », de la « vérité à tout prix » sont constamment démontrés. […]
C’est toujours une  croyance métaphysique sur quoi repose notre croyance en la science.
§ 355. L'origine de notre concept de " connaissance ". " Notre besoin de connaître n'est-il justement pas ce besoin de bien connu, la volonté de découvrir dans tout ce qui est étranger, inhabituel, problématique, quelque chose qui ne nous inquiète plus ? Ne serait-ce pas l'instinct de peur qui nous ordonne de connaître ?  "


Fragment posthume, 1885-1886,

W I 8, automne 1885 - automne 1886 : " Connaître", c'est un rapporter à : par essence un regressus in infinitum. " [„Erkennen“ ist ein Zurückbeziehn: seinem Wesen nach ein regressus in infinitum.]


Essai d'autocritique, 1886 (août),

§ 1 : " La science elle-même, notre science, — oui, envisagée comme symptôme de vie, que signifie, au fond, toute science ? Quel but, pis encore quelle origine de toute science ? [die Wissenschaft selbst, unsere Wissenschaft — ja, was bedeutet überhaupt, als Symptom des Lebens angesehn, alle Wissenschaft? Wozu, schlimmer noch, woher — alle Wissenschaft? Wie? Ist Wissenschaftlichkeit vielleicht nur eine Furcht und Ausflucht vor dem Pessimismus? Eine feine Nothwehr gegen — die Wahrheit? Und, moralisch geredet, etwas wie Feig- und Falschheit? Unmoralisch geredet, eine Schlauheit? Oh Sokrates, Sokrates, war das vielleicht dein Geheimniss? Oh geheimnissvoller Ironiker, war dies vielleicht deine — Ironie? ——]

§ 2 : " voir la science sous l'optique de l'artiste et l'art sous celle de la vie... [die Wissenschaft unter der Optik des Künstlers zu sehn, die Kunst aber unter der des Lebens….]

Par-delà bien et mal, 1886 (septembre),

VI, « Nous, les savants », § 204 : la déclaration d’indépendance de l’homme de science, son affranchissement de la philosophie, est une conséquence indirecte de la pensée démocratique et de ses prétentions
VII, " Nos vertus ", § 229 : l’homme de connaissance, lorsqu’il contraint son esprit à connaître contre sa pente naturelle, et bien souvent aussi contre les vœux de son cœur –, en l’obligeant à nier là où il voudrait approuver, aimer, adorer, – se comporte comme un artiste de la cruauté raffinée ; le simple fait d’étudier un sujet sérieusement et à fond est une violence volontaire contre la tendance foncière [Grundwillen] de l’esprit qui se dirige inlassablement vers l’apparence et la superficie : dans toute volonté de connaître il entre déjà une goutte de cruauté.
§ 230 : C’est cette aspiration à l’apparence, à la simplification, au masque, au manteau, bref à la surface  car toute surface est un manteau  que contrecarre la tendance sublime à la connaissance, laquelle va et veut aller à la racine et à la complexité des choses ; il y a là une cruauté de la conscience intellectuelle et du goût que tout penseur courageux reconnaîtra en soi. […] Replonger l’homme dans la nature ; faire justice de nombreuses interprétations vaniteuses, aberrantes et sentimentales qu’on a griffonnées sur cet éternel texte primitif de l’homme naturel ; vouloir que l’homme se tienne désormais en face de l’homme comme, aujourd’hui déjà, dans la discipline de l’esprit scientifique, il se tient en face de l’autre nature. [Diesem Willen zum Schein, zur Vereinfachung, zur Maske, zum Mantel, kurz zur Oberfläche — denn jede Oberfläche ist ein Mantel — wirkt jener sublime Hang des Erkennenden entgegen, der die Dinge tief, vielfach, gründlich nimmt und nehmen will [...] Den Menschen nämlich zurückübersetzen in die Natur; über die vielen eitlen und schwärmerischen Deutungen und Nebensinne Herr werden, welche bisher über jenen ewigen Grundtext homo natura gekritzelt und gemalt wurden; machen, dass der Mensch fürderhin vor dem Menschen steht, wie er heute schon, hart geworden in der Zucht der Wissenschaft, vor der anderen Natur steht]


Généalogie de la morale, 1887,
III, § 23 : Lorsqu’aujourd’hui la science n’est pas la manifestation la plus récente de l’idéal ascétique […], elle est une couverture pour le mécontentement, le manque de foi [Unglauben], le remords, la despectio sui, la mauvaise conscience.

Crépuscule des Idoles, [1888]
« Maximes et traits », § 5 : Il est bien des choses que je veux, une fois pour toutes, ne point savoir. La sagesse fixe des limites même à la connaissance.

L’Antéchrist,
§ 12 : le prêtre, qu’a-t-il à faire de la science ?
§ 13 : les découvertes les plus précieuses, ce sont les méthodes
§ 59 : « la probité de la connaissance était déjà là il y a plus de deux mille ans ».
Loi contre le christianisme : être chrétien est d’autant plus criminel qu’on se rapproche le plus de la science

Ecce Homo,
Avant-propos, § 3 : chaque pas en avant dans la connaissance est la conséquence de la probité [Sauberkeit] envers soi.


Fragments posthumes, 1884-1888,

W I 1, printemps 1884 : [192] : la « cause première », comme la « cause en soi », n’est pas une énigme, mais une contradiction.

NVII 1, avril-juin 1885 : 34[244] : NB. « Connaître » est la manière de nous faire sentir que nous savons déjà quelque chose : donc le combat d'un sentiment de quelque chose de nouveau et la transformation de l’apparemment neuf en quelque chose d’ancien. [NB. „Erkennen“ ist der Weg, um es uns zum Gefühl zu bringen, daß wir bereits etwas wissen: also die Bekämpf]ung eines Gefühls von etwas Neuem und Verwandlung des anscheinend Neuen in etwas Altes.]
34[246] : Nous ne voulons pas du tout "connaître", mais ne pas être perturbés dans la croyance que nous savons déjà. [Wir wollen gar nicht „erkennen“, sondern nicht im Glauben gestört werden, daß wir bereits wissen.]

W I 4, juin-juillet 1885 : [23] : la « Connaissance » : une échelle qui permet de comparer des erreurs plus anciennes et des erreurs plus récentes.

W I 8, automne 1885 – automne 1886 : Connaître signifie : « entrer en relation conditionnelle avec quelque chose »

Mp XVII 3b, fin 1886 – printemps 1887 : 7[4] : toute connaissance humaine est soit expérience, soit mathématique

Mp XVII 3b, fin 1886 – printemps 1887 : 7[15] : Constater ce qui est, comme il est, paraît être quelque chose d’indiciblement plus élevé, plus sérieux que tout « ce devrait être ainsi » : car cette dernière formule, en tant que critique et prétention humaine, apparaît condamnée dès le départ au ridicule.
La stupéfaction devant le non-accord de nos désirs et du cours du monde a conduit à connaître le cours du monde.

Mp XVII 3b, fin 1886 – printemps 1887 : 7[60] : Contre le positivisme, qui en reste au phénomène, « il n’y a que des faits », j’objecterais : non, justement, il n’y a pas de faits, seulement des interprétations [Interpretationen]. Nous ne pouvons constater aucun factum « en soi » : peut-être est-ce un non-sens de vouloir ce genre de chose. « Tout est subjectif », dites-vous : mais ceci est déjà une interprétation [Auslegung], le « sujet » n’est pas un donné, mais quelque chose d’inventé-en-plus, de placé-par-derrière. – Est-ce finalement nécessaire de poser en plus l’interprète [Interpreten] derrière l’interprétation ? Ceci est déjà de l’invention, de l’hypothèse.
Dans la mesure exacte où le mot « connaissance » a un sens, le monde est connaissable : mais il est interprétable [deutbar] autrement, il n’a pas un sens par-derrière soi, mais d’innombrables sens « Perspectivisme ».
Ce sont nos besoins qui interprétètent [auslegen] le monde : nos pulsions et leurs pour et contre. Chaque pulsion est une manière de recherche de domination, chacune a sa perspective, qu’elle voudrait imposer comme norme à toutes les autres pulsions.

W II 3, nov. 1887 – mars 1888 : [57] : Comprendre – est-ce approuver ?

W II 3, nov. 1887 – mars 1888 : la religion a faussé la conception de la vie : la science et la philosophie n’ont toujours été que les ancillae [servantes] de la religion.

W II 5, printemps 1888 : 14[105] : notre connaissance est devenue scientifique dans la mesure où elle sait recourir au nombre et à la mesure
Possibilité d’un ordre scientifique des valeurs selon une échelle numérique et quantitative de la force
14[188] : 2)
" Avec un mot, on n’éclaircit rien." [mit einem Wort erklärt man Nichts.]

W II 6a, printemps 1888 : [46] : Affirmer que la vérité est là et que c’en est fini de l’ignorance et de l’erreur, c’est là l’une des plus graves perversions qui soient. La « vérité » est […] plus funeste que l’erreur et l’ignorance, parce qu’elle entrave les forces nécessaires pour œuvrer en faveur des Lumières et de la connaissance
[58] : Pourquoi accéder à la connaissance ? pourquoi pas, plutôt, se faire des illusions ?

W II 7a, printemps-été 1888 : [32] : "L’erreur est une lâcheté … toute acquisition de la connaissance résulte du courage, de la dureté envers soi, de la probité envers soi …" [Der Irrthum ist eine Feigheit… jede Errungenschaft der Erkenntniß folgt aus dem Muth, aus der Härte gegen sich, aus der Sauberkeit gegen sich…]




LES MATHÉMATIQUES


Fragment posthume, 1872-1873

P I 20b, été 1872 - début 1873 : [96] : " Ce fut un grand mathématicien [Thalès] qui inaugura la philosophie en Grèce. De là son goût pour l'abstrait, le non-mythique. Malgré sa répugnance pour le mythe, il passe pour le "sage" de Delphes : les adeptes de l'orphisme montrent la pensée abstraite sous forme d'allégorie.
Les Grecs reprennent la science des Orientaux. Les mathématiques et l'astronomie sont plus anciennes que la philosophie. "


De l'utilité et des inconvénients de l'histoire pour la vie, 1874,

§ 1 : " Dans la mesure où elle sert la vie, l'histoire sert une force non historique : elle ne pourra et ne devra donc jamais devenir, dans cette position subordonnée, une science pure comme par exemple les mathématiques. "


Humain, trop humain, 1878,

I, § 11 : les mathématiques ne se seraient certainement pas constituées si l'on avait su d'emblée qu'il n'y a dans la nature ni ligne exacte, ni cercle réel , ni mesure absolue de grandeur [Ebenso steht es mit derMathematik, welche gewiss nicht entstanden wäre, wenn man von Anfang an gewusst hätte, dass es in der Natur keine exact gerade Linie, keinen wirklichen Kreis, kein absolutes Grössenmaass gebe].


Fragment posthume 1876-1877,
Mp XIV 1b, fin 1876 – été 1877 : [39] : moyens d'expression bien définis, nombres, lignes, qui ne prêtent à aucune équivoque

Aurore, III, § 195 : nous avons besoin avant tout d'un savoir mathématique et mécanique [wir ein mathematisches und mechanisches Wissen zu allernächst nöthig haben]

Le Gai Savoir [la gaya scienza], III, § 246 : Mathématiques. . — Nous voulons faire entrer à tout prix la finesse et la rigueur des mathématiques dans toute la science, autant qu'il est en notre pouvoir ; non pas dans la croyance que nous connaîtrions mieux les choses par cette voie, mais afin d'établir notre relation humaine aux choses. La mathématique n’est que le moyen de l’universelle et dernière connaissance des hommes. [Mathematik. — Wir wollen die Feinheit und Strenge der Mathematik in alle Wissenschaften hineintreiben, so weit diess nur irgend möglich ist, nicht im Glauben, dass wir auf diesem Wege die Dinge erkennen werden, sondern um damit unsere menschliche Relation zu den Dingen festzustellen. Die Mathematik ist nur das Mittel der allgemeinen und letzten Menschenkenntniss.]

Crépuscule des Idoles,
La "raison" dans la philosophie, § 3 : cette logique appliquée, les mathématiques [jene angewandte Logik, die Mathematik]


L'Antéchrist,

§ 59 : À quoi bon les Grecs ? À quoi bon les Romains ? Toutes les conditions nécessaires à une culture savante, toutes les méthodes scientifiques étaient déjà là, on avait déjà découvert les règles du grand art, l’art incomparable de bien lire  cette condition d’une tradition dans la culture, de l’unité de la science ;  la science de la nature, associée à la mathématique et à la mécanique, était sur la meilleure voie,  le sens des faits [Thatsachen], l’ultime et le plus précieux de tous les sens, avait ses écoles, sa tradition déjà plusieurs fois séculaire ! Comprend-on cela ? L'essentiel était déjà trouvé pour pouvoir se mettre au travail ; — les méthodes, on ne le répétera jamais assez, sont l'essentiel, et aussi le plus difficile, ce qui se heurte le plus longtemps aux habitudes et à la paresse. Tout ce que, par un immense effort sur nous-mêmes — car, d'une manièe ou d'une autre, nous avons encore dans le sang tous les pires instincts, les chrétiens —, nous venons de reconquérir : un regard libre sur la réalité, la main prudente, la patience et le sérieux dans les plus petites choses, toute la probité de la connaissance — elle était déjà là ! Il y a plus de deux millénaires !  [Wozu Griechen? wozu Römer? — Alle Voraussetzungen zu einer gelehrten Cultur, alle wissenschaftlichen Methoden waren bereits da, man hatte die grosse, die unvergleichliche Kunst, gut zu lesen, bereits festgestellt — diese Voraussetzung zur Tradition der Cultur, zur Einheit der Wissenschaft; die Naturwissenschaft, im Bunde mit Mathematik und Mechanik, war auf dem allerbesten Wege, — derThatsachen-Sinn, der letzte und werthvollste aller Sinne, hatte seine Schulen, seine bereits Jahrhunderte alte Tradition! Versteht man das? Alles Wesentlichewar gefunden, um an die Arbeit gehn zu können: — die Methoden, man muss es zehnmal sagen, sind das Wesentliche, auch das Schwierigste, auch das, was am längsten die Gewohnheiten und Faulheiten gegen sich hat. Was wir heute, mit unsäglicher Selbstbezwingung — denn wir haben Alle die schlechten Instinkte, die christlichen, irgendwie noch im Leibe —, uns zurückerobert haben, den freien Blick vor der Realität, die vorsichtige Hand, die Geduld und den Ernst im Kleinsten, die ganzeRechtschaffenheit der Erkenntniss — sie war bereits da! vor mehr als zwei Jahrtausenden bereits! Und, dazu gerechnet, der gute, der feine Takt und Geschmack! Nicht als Gehirn-Dressur! Nicht als „deutsche“ Bildung mit Rüpel-Manieren! Sondern als Leib, als Gebärde, als Instinkt, — als Realität mit Einem Wort…Alles umsonst! Über Nacht bloss noch eine Erinnerung! — Griechen! Römer!]


Fragments posthumes 1884-1887,

W I 1, printemps 1884 : [307] : La mathématique contient des descriptions (définitions) et des déductions à partir de définitions. Leurs objets n'existent pas. La vérité de leurs déductions repose sur l'exactitude de la pensée logique. – Quand la mathématique est appliquée, il arrive la même chose que dans les explications selon le schème "moyens et fins" : le réel est d'abord arrangé et simplifié (FAUSSÉ – –)
[314] : Il n'y a pas de compréhension [Begreifen] en mathématiques, mais seulement un constat de nécessités : de relations qui ne changent pas, de lois dans l'être.
[327] : vérité objective des lois logiques, mathématiques, mécaniques, chimiques.

Fragments posthumes, N VII 1, avril-juin 1885 : 34[58] : « Le nombre est notre grand moyen de nous rendre le monde disponible. Notre compréhension est à la mesure de ce que nous pouvons dénombrer, c.-à-d. s'étend aussi loin qu'il est possible de percevoir une constante. » [Die Zahl ist unser großes Mittel, uns die Welt handlich zu machen. Wir begreifen so weit als wir zählen können d.h. als eine Constanz sich wahrnehmen läßt.]
34[131] : « Une proposition telle que " deux choses égales à une troisième sont égales entre elles " présuppose : 1) des choses 2) des égalités : les unes et les autres n'existent pas. Mais grâce à ce monde fictif et figé des nombres et des concepts, l'homme acquiert un moyen de maîtriser des masses énormes de faits à l'aide de signes et de les inscrire dans sa mémoire. Cet appareil de signes constitue sa supériorité justement parce qu'il lui permet de s'éloigner le plus loin possible des faits particuliers. » [ein solcher Satz „2 Dinge, einem dritten gleich, sind sich selber gleich“ setzt 1) Dinge 2) Gleichheiten voraus: beides giebt es nicht. Aber mit dieser erfundenen starren Begriffs- und Zahlenwelt gewinnt der Mensch ein Mittel, sich ungeheurer Mengen von Thatsachen wie mit Zeichen zu bemächtigen und seinem Gedächtnisse einzuschreiben. Dieser Zeichen-Apparat ist seine Überlegenheit, gerade dadurch, daß er sich von der Einzel-Thatsache möglichst weit entfernt.]
34[169] : « Le nombre lui-même est de part en part notre invention. » [Die Zahl selber ist durch und durch unsere Erfindung.]

W I 7a, août-septembre 1885 : [27] : Les mathématiques et la mécanique ont été longtemps considérées comme des sciences d'une valeur absolue, et de nos jours seulement on ose soupçonner qu'elles ne sont ni plus ni moins que de la logique appliquée, fondée sur l'hypothèse précise et indémontrable qu'il existe des "cas identiques" – la logique elle-même étant une écriture chiffrée parfaitement conséquente, fondée sur l'hypothèse généralisée qu'il y a des cas identiques.

Mp XVII 2a, août-septembre 1885 : [7] : les mathématiciens qui poursuivent leurs déductions jusqu'à ce que pour eux l'atome soit utilisable !

Mp XVII 3b, fin 1886 – printemps 1887 : [4] : la mathématique est possible à des conditions auxquelles la métaphysique n'est jamais possible.
Toute connaissance humaine est soit expérience, soit mathématique. [Mathematik ist möglich unter Bedingungen, unter denen Metaphysik nie möglich ist alle menschliche Erkenntniß ist entweder Erfahrung oder Mathematik]


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