jeudi 18 mai 2023

INDEX NIETZSCHE (2/16) : " DIEU ", LA FOI, LES RELIGIONS




A / "DIEU", LA FOI, LA RELIGION

B / REPRISE DES PASSAGES SUR L'ISLAM
C / NOTE SUR MES INDEXATIONS DE NIETZSCHE


A / "DIEU", LA FOI, LA RELIGION

INDEX NIETZSCHE (3/16) : "L'ESPRIT LIBRE"


Voir dans le Dictionnaire Nietzsche 2017 dirigé par Dorian Astor les entrées :
" Antéchrist, L' ", colonnes 35a-41a, par Éric Blondel
" Athéisme ", cc. 65a-67b, par Philippe Choulet
" Christianisme ", cc. 136a-140a, par Ivo Da Silva Jr
" Dieu est mort ", cc. 249b-250b, Par Isabelle Wienand
" Islam ", cc. 502b-503b, par Fabrice de Salies
" Jésus ", cc. 506a-507b, par Philippe Choulet
" Judaïsme ", cc. 513b-515a, par Philippe Choulet
" Paul de Tarse ", cc. 675b-677a, par Fabrice de Salies
" Religion ", cc. 769a-770b, par Éric Blondel

Occurences dans les écrits :
christenthum (685)
christlichen (264)
christenthums (215)
christliche (196)
christen (175)
christ (139)
christus (87)
christlich (81)
christlichkeit (37)
christi (34)

Fragments posthumes, 1869,

P II 1b, automne 1869 : 1[3] :
« Valeur de la croyance grecque aux dieux : elle se laissait mettre de côté d’une main légère et n’inhibait pas l’activité philosophique. » [à la différence des religions monothéistes]. [Werth des griechischen Götterglaubens: er ließ sich mit leichter Hand bei Seite streifen und hinderte das Philosophiren nicht.]


La Naissance de la tragédie, 1872,
§ 11 : « Au temps de Tibère, des marins grecs entendirent un jour, venu d’une île solitaire, ce cri bouleversant "le grand Pan est mort" » [Plutarque : « Annoncez que le grand Pan est mort […] Thamus : le grand Pan est mort. » (Traité de la cessation des oracles, 419c)]


Fragments posthumes, 1872-1873,

P I 20b, été 1872 - début 1873 : 19 [39] : « Si l’humanité reportait sur l’éducation et les écoles ce qu’elle a mis jusqu’ici sur la construction des églises, si elle redirigeait l'intelligence, de la théologie vers l’éducation. »

U I 4bn été 1872 - début 1873 : 21[13] : " La foi repose sur un ensemble de raisonnements par analogie : ne pas se laisser abuser !
Là où l'être humain cesse de connaître, il commence à croire. Il jette sa confiance morale sur ce point, espérant être payé de retour : le chien nous regarde avec des yeux pleins de confiance et veut que nous lui fassions confiance.
La connaissance n'a pas autant d'importance pour le bien-être de l'être humain que la foi. Même lorsque quelqu'un découvre une vérité, p. ex. une vérité mathématique, sa joie est le fruit de la confiance absolue qu'il a de pouvoir construire là-dessus. Quand on a la foi, on peut se passer de la vérité. " [Der Glaube beruht auf einer Menge von Analogieschlüssen: nicht getäuscht zu werden!
Wo der Mensch zu erkennen aufhört, fängt er zu glauben an. Er wirft sein moralisches Zutrauen auf diesen Punkt und hofft nun mit gleichem Maße bezahlt zu werden: der Hund blickt uns mit zutraulichen Augen an und will daß wir ihm trauen.
Das Erkennen hat für das Wohl des Menschen nicht so viel Bedeutung wie das Glauben. Selbst bei dem Finder einer Wahrheit z.B. einer mathematischen ist die Freude das Produkt seines unbedingten Vertrauens, er kann darauf bauen. Wenn man den Glauben hat, so kann man die Wahrheit entbehren.]


La philosophie à l’époque tragique des Grecs, 1873,
§ 1 : « La première aventure de la philosophie sur le sol grec, la consécration des sept Sages, est un trait significatif et inoubliable de l'image des Hellènes. D’autres peuples ont des saints, les Grecs ont des sages. On a dit avec raison qu'un peuple était caractérisé moins par ses grands hommes que par la manière dont il les reconnaissait et les honorait . [Gleich das erste Erlebniß der Philosophie auf griechischem Boden, die Sanktion der sieben Weisen, ist eine deutliche und unvergeßliche Linie am Bilde des Hellenischen. Andere Völker haben Heilige, die Griechen haben Weise. Man hat mit Recht gesagt, daß ein Volk nicht so wohl durch seine großen Männer charakterisirt werde, als durch die Art, wie es dieselben erkenne und ehre.] »


De l’utilité et des inconvénients de l’histoire pour la vie, 1874,
§ 8 : " L'histoire comprise à la manière hégélienne a été appelée par dérision la promenade de Dieu sur la Terre, mais ce Dieu n'est lui-même qu'une fabrication de l'histoire. " [Man hat diese Hegelisch verstandene Geschichte mit Hohn das Wandeln Gottes auf der Erde genannt, welcher Gott aber seinerseits erst durch die Geschichte gemacht wird.]


Schopenhauer éducateur, 1874,

§ 2 : « L'homme moderne vit dans ce va-et-vient entre christianisme et Antiquité, entre une chrétienté de mœurs timorée ou menteuse et une manière antique, également sans courage et embarrassée d'elle-même ; il s'y trouve mal. » [In diesem Hin und Her zwischen Christlich und Antik, zwischen verschüchterter oder lügnerischer Christlichkeit der Sitte und ebenfalls muthlosem und befangenem Antikisiren lebt der moderne Mensch und befindet sich schlecht dabei].


Humain, trop humain 1, 1878,

I " Des premières et dernières choses ", § 28 : Mots discrédités. — [Verrufene Worte]
Pour quelle raison au monde quelqu’un irait-il se vouloir optimiste s’il n’a pas à défendre un Dieu qui doit avoir créé le meilleur des mondes du moment qu’il est lui-même le Bien et la Perfection ? — quel penseur a encore besoin de l’hypothèse d’un dieu ? [welcher Denkende hat aber die Hypothese eines Gottes noch nöthig ?] — Mais il n’y a pas non plus le moindre motif de passer à une profession de foi pessimiste si l’on n’a pas intérêt à contrer violemment les avocats de Dieu, théologiens et philosophes théologisants. "

II " Sur l'histoire des sentiments moraux ", § 80 Le vieillard et la mort : « Abstraction faite des exigences qu'imposent la religion, on doit bien se demander : pourquoi le fait d'attendre sa lente décrépitude jusqu'à la décomposition serait-il plus glorieux, pour un homme vieilli qui sent ses forces diminuer, que de se fixer lui-même un terme en pleine conscience ? Le suicide est dans ce cas un acte qui se présente tout naturellement et qui, étant une victoire de la raison, devrait en toute équité mériter le respect : et il le suscitait, en effet, en ces temps où les têtes de la philosophie grecque et les patriotes romains les plus braves mouraient d'habitude suicidés. Bien moins estimable est au contraire cette manie de se survivre jour après jour à l'aide de médecins anxieusement consultés et de régimes on ne peut plus pénibles, sans force pour se rapprocher vraiment du terme authentique de la vie. — Les religions sont riches en expédients pour éluder la nécessité du suicide : c'est par là qu'elles s'insinuent flatteusement chez ceux qui sont épris de la vie. »

IX " L'homme seul avec lui-même ", § 483 : Les convictions sont des ennemis de la vérité plus dangereux que les mensonges. [Ueberzeugungen sind gefährlichere Feinde der Wahrheit, als Lügen.]


Opinions et sentences mêlées (1879),

§ 8. Scepticisme de chrétien: « On se plaît de nos jours à produire comme avocat du Christ Ponce Pilate avec sa question : Qu'est-ce que la vérité ! [Jean, XVIII, 38 Dicit ei Pilatus : “ Quid est veritas ? "] afin de jeter le doute de l'apparence sur toutes les connaissances acquises et possibles, et de dresser la croix sur le fondement terrifiant de l'impossibilité de connaître quoi que ce soit. » ([Christen-Skepsis. — Pilatus mit seiner Frage: was ist Wahrheit!, wird jetzt gern als Advocat Christi eingeführt, um alles Erkannte und Erkennbare als Schein zu verdächtigen und auf dem schauerlichen Hintergrunde des Nichts-wissen-könnens das Kreuz aufzurichten.]

§ 22. Historia in nuce. : " — La parodie la plus sérieuse que j'aie jamais entendue, c'est ceci : " au commencement était l'absurde, et l'absurde était, par Dieu ! et Dieu (divinement) était l'absurde. " [Historia in nuce. — Die ernsthafteste Parodie, die ich je hörte, ist diese: „im Anfang war der Unsinn, und der Unsinn war, bei Gott! und Gott (göttlich) war der Unsinn.“]

§ 33. Vouloir être juste et vouloir être juge. : « Le philosophe a à dire comme le Christ [Matthieu, VII, 1 : Nolite iudicare...], " Ne jugez point ! " et la dernière différence entre les têtes philosophiques et les autres serait que les premiers veulent être justes, les derniers voulant être juges. [der Philosoph hat also zu sagen, wie Christus, „ richtet nicht ! “ und der letzte Unterschied zwischen den philosophischen Köpfen und den andern wäre der, dass die ersten gerecht sein wollen, die andern Richter sein wollen.] »

Opinions et sentences mêlées, 1879, § 95« Amour.
Le plus subtil artifice qui donne l'avantage au christianisme sur les autres religions tient en un mot : il parla d'amour. Il devint ainsi la religion lyrique (alors que dans ses deux autres créations le sémitisme a donné au monde des religions épiques et héroïques). Il y a dans le mot d'amour quelque chose de si ambigu, de si stimulant, qui parle si éloquemment au souvenir, à l'espérance, que même l'intelligence la plus basse et le cœur le plus froid sentent encore quelque chose de l'auréole de ce mot. La femme la plus avisée et l'homme le plus vulgaire pensent là aux instants relativement les moins égoïstes de leur vie commune, même si Éros n'a pris chez eux qu'un envol à ras de terre ; et ces innombrables, qui manquent d'amour, de la part de leurs parents, de leurs enfants ou de leurs aimés, mais surtout les êtres d'une sexualité sublimée, ont trouvé dans le christianisme juste ce qu'il leur fallait. »
[„Liebe“. — Der feinste Kunstgriff, welchen das Christenthum vor den übrigen Religionen voraus hat, ist ein Wort: es redete von Liebe. So wurde es die lyrische Religion (während in seinen beiden anderen Schöpfungen das Semitenthum der Welt heroisch-epische Religionen geschenkt hat). Es ist in dem Worte Liebe etwas so Vieldeutiges, Anregendes, zur Erinnerung, zur Hoffnung Sprechendes, dass auch die niedrigste Intelligenz und das kälteste Herz noch Etwas von dem Schimmer dieses Wortes fühlt. Das klügste Weib und der gemeinste Mann denken dabei an die verhältnissmässig uneigennützigsten Augenblicke ihres gesammten Lebens, selbst wenn Eros nur einen niedrigen Flug bei ihnen genommen hat; und jene Zahllosen, welche Liebe vermissen, von Seiten der Eltern, Kinder oder Geliebten, namentlich aber die Menschen der sublimirten Geschlechtlichkeit, haben im Christenthum ihren Fund gemacht.]

§ 224«  Baume et poisonOn n'y réfléchira jamais assez profondément : le christianisme est la religion de l'Antiquité décrépite, il suppose l'existence de vieux peuples civilisés et dégénérés ; sur ceux-là, il a pu et peut encore agir comme un baume. [...] — Au contraire, pour des peuples barbares, pour leur fraîcheur juvénile, le christianisme est un poison ; par exemple, inoculer la doctrine de la peccabilité et de la damnation à l'âme héroïque, enfantine et animale des anciens Allemands ne signifie rien d'autre que de l'empoisonner [...] — Toutefois, que nous resterait-il, sans cet affaiblissement, de la civilisation grecque ! et de tout le passé de civilisation du genre humain !»

Opinions et sentences mêlées, § 225 : « La foi sauve et damne.
Pour toutes ces situations où le chrétien attend l'intervention directe d'un dieu, mais en vain — puisqu'il n'y a pas de dieu [es keinen Gott giebt(a, sa religion est assez inventive en faux-fuyants et bonnes raisons d'apaisement : c'est en cela une religion certainement très ingénieuse.  — Sans doute, la foi n'a pas encore pu jusqu'à présent transporter de montagnes réelles, bien que je ne sache qui l'ait prétendu [Matthieu, XVII, 20 : dicetis monti huic: “Transi hinc illuc!”, et transibit] ; mais elle est fort capable de mettre des montagnes où il ne s'en trouve point. [Cf Antéchrist, § 51]. » [Für alle jene Gelegenheiten, wo der Christ das unmittelbare Eingreifen eines Gottes erwartet, aber umsonst erwartet — weil es keinen Gott giebt — ist seine Religion erfinderisch genug in Ausflüchten und Gründen zur Beruhigung: hierin ist es sicherlich eine geistreiche Religion. — Zwar hat der Glaube bisher noch keine wirklichen Berge versetzen können, obschon diess ich weiss nicht wer behauptet hat; aber er vermag Berge dorthin zu setzen, wo keine sind.]
a Jean Wahl : " Son athéisme n'est pas un athéisme objectif comme celui du XVIIIe siècle ; il ne dit pas : il n'y a pas de Dieu, il dit : Dieu est mort. Ou plutôt encore : il faut tuer Dieu. C'est ce que Jaspers a appelé un athéisme existentiel, et ce que l'on pourrait appeler plutôt encore une opposition existentielle à Dieu. " (Lettre-préface à Karl Jaspers, Nietzsche Introduction à sa philosophie, Paris : Gallimard, 1950).


Fragments posthumes, 1879,

N IV 3, juillet-août 1879 : 42[68] : " Athée, je n'ai jamais rendu grâces à Pforta et les professeurs ne m'ont jamais nommé surveillant de semaine. Tact ! " [Als Atheist, habe ich nie das Tischgebet in Pf gesprochen und bin von den Lehrern nie zum Wochen-Inspektor gemacht worden. Takt!]

N IV 5, septembre-novembre 1879 : 47[3] : « Pour le peuple un christianisme-muselière ! — C'est ce que beaucoup de gens cultivés, qui ne se comptent pas parmi le peuple, se disent entre eux : car le dire à haute voix, ils n'osent pas, la peur du peuple est leur muselière. » [Für das Volk ein Maulkorb-Christenthum! — So sagen viele Gebildete, die sich nicht zum Volk rechnen, unter sich: denn laut dürfen sie es nicht sagen, die Angst vor dem Volke ist ihr Maulkorb.]


Le Voyageur et son ombre, 1879, [Der Wanderer und sein Schatten.]

§ 2 : Que le monde ne soit pas la quintessence d’une rationalité éternelle, on peut le démontrer définitivement par ceci que ce morceau de monde que nous connaissons – j’entends notre raison humaine – n’est pas trop raisonnable.

§ 7 : Deux consolations.
« Il lui [à Épicure] suffisait ainsi de dire à ceux que tourmentait la "crainte des dieux" : "S'il y a des dieux, ils ne se soucient pas de nous"  [Diogène Laërce, Vie ..., X, 123-124], au lieu de disputer de loin et stérilement sur la question ultime de savoir s'il existe ou non des dieux. Cette position est beaucoup plus favorable et forte : on donne à l'autre quelques pas d'avance et on le rend ainsi plus disposé à écouter et approuver. Mais qu'il s'apprête à démontrer le contraire — les dieux se soucient de nous —, dans quels dédales et quels fourrés épineux le malheureux ne va-t-il pas forcément tomber aussitôt, de son propre mouvement, sans ruse de son interlocuteur, qui doit seulement avoir assez d'humanité et d'élégance pour dissimuler sa pité à ce spectacle. »

§ 16 : En quoi l'indifférence est nécessaire.
De tout temps, on a rêvé avec témérité là où on ne pouvait rien affirmer de certain, et convaincu ses descendants de prendre au sérieux et comme vérité ces rêveries, avec, pour finir, cet exécrable atout : la foi vaut plus que le savoir. Or ce qu'il faut maintenant quant à ces fins dernières, ce n'est pas le savoir opposé à la foi, c'est l'indifférence à l'égard de la foi et du prétendu savoir en ces domaines ! [Man hat seit Alters mit Verwegenheit dort phantasirt, wo man Nichts feststellen konnte, und seine Nachkommen überredet, diese Phantasien für Ernst und Wahrheit zu nehmen, zuletzt mit dem abscheulichen Trumpfe: dass Glaube mehr werth sei, als Wissen. Jetzt nun thut in Hinsicht auf jene letzten Dinge nicht Wissen gegen Glauben noth, sondern Gleichgültigkeit gegen Glauben und angebliches Wissen auf jenen Gebieten !]

§ 86 : " Si tout va bien, le temps viendra où l'on préférera, pour se perfectionner en morale et en raison, prendre en main les Mémorables de Socrate [de Xénophon d'Athènes] plutôt que la Bible, et où Montaigne et Horace deviendront nécessaires comme guides pour la compréhension du sage et du médiateur le plus simple et le plus impérissable de tous, de Socrate. [...] Sur le fondateur du christianisme, l'avantage de Socrate est le sourire qui nuance sa gravité [die fröhliche Art des Ernstes] et cette sagesse pleine d'espièglerie qui fait à l'homme le meilleur état d'âme. En outre, il a une plus grande intelligence. "

§ 182 : " Pour examiner si quelqu'un est des nôtres ou non — je veux dire des esprits libres —, on examinera son sentiment pour le christianisme. S'il a à son égard une position autre que critique, nous lui tournerons le dos : il nous apporte un air impur et le mauvais temps. — Notre tâche n'est plus d'enseigner à de tels hommes ce qu'est un vent de sirocco ; ils ont Moïse et les prophètes des temps et des Lumières : s'ils ne veulent pas les écouter, eh bien — " [Um zu prüfen, ob Jemand zu uns gehört oder nicht — ich meine zu den freien Geistern —, so prüfe man seine Empfindung für das Christenthum. Steht er irgendwie anders zu ihm als kritisch, so kehren wir ihm den Rücken : er bringt uns unreine Luft und schlechtes Wetter. — Unsere Aufgabe ist es nicht mehr, solche Menschen zu lehren, was ein Scirocco-Wind ist ; sie haben Mosen und die Propheten des Wetters und der Aufklärung : wollen sie diese nicht hören, so —]


Aurore Pensées sur les préjugés moraux, 1881,

I, § 75 : " Ni européen ni noble. — Il y a quelque chose d’oriental et quelque chose de féminin dans le christianisme : c’est ce que révèle, à propos de Dieu, la pensée « qui aime bien châtie bien » ; car les femmes en Orient considèrent le châtiment et la claustration sévère de leur personne, à l’écart du monde, comme un signe d’amour de leur homme, et elles se plaignent lorsque ce signe fait défaut. " [Nicht europäisch und nicht vornehm. — Es ist etwas Orientalisches und etwas Weibliches im Christenthum: das verräth sich in dem Gedanken „wen Gott lieb hat, den züchtigt er;“ denn die Frauen im Orient betrachten Züchtigungen und strenge Abschliessung ihrer Person gegen die Welt als ein Zeichen der Liebe ihres Mannes und beschweren sich, wenn diese Zeichen ausbleiben.]

§ 95. La réfutation historique en tant que réfutation définitive. : « Autrefois, on cherchait à prouver qu’il n’y avait pas de dieu, — aujourd’hui on montre comment la croyance qu’il y a un dieu put s’établir et à quoi cette croyance doit son poids et son importance : du coup une contre-preuve de l'inexistence de Dieu devient superflue (a). — Autrefois, lorsque l'on avait réfuté les " preuves de l'existence de Dieu " qui étaient avancées, le doute persistait encore : ne pouvait-on pas trouver de meilleures preuves que celles qu'on venait de réfuter : en ce temps-là les athées ne savaient pas faire table nette. » [Ehemals suchte man zu beweisen, dass es keinen Gott gebe,  heute zeigt man, wie der Glaube, dass es einen Gott gebe, entstehen konnte und wodurch dieser Glaube seine Schwere und Wichtigkeit erhalten hat: dadurch wird ein Gegenbeweis, dass es keinen Gott gebe, überflüssig. — Wenn man ehemals die vorgebrachten „Beweise vom Dasein Gottes“ widerlegt hatte, blieb immer noch der Zweifel, ob nicht noch bessere Beweise aufzufinden seien, als die eben widerlegten: damals verstanden die Atheisten sich nicht darauf, reinen Tisch zu machen.]
a. Et est impossible de toute manière.

Aurore I, § 96 " In hoc signo vinces (1). " : " Aussi avancée que soit l'Europe dans d'autres domaines : sur le plan religieux elle n'a pas encore atteint la naïveté libérale des anciens brahmanes. [...] Il y a bien aujourd'hui dix à vingt millions d'hommes parmi les différents peuples d'Europe qui " ne croient plus en Dieu ", — est-ce trop demander qu'ils se fassent signe ? " [— So vorgeschritten Europa auch sonst sein mag: in religiösen Dingen hat es noch nicht die freisinnige Naivität der alten Brahmanen erreicht [...] Es giebt jetzt vielleicht zehn bis zwanzig Millionen Menschen unter den verschiedenen Völkern Europa’s, welche nicht mehr „an Gott glauben“, — ist es zu viel gefordert, dass sie einander ein Zeichen geben?].
1. Devise apparue (en grec) à Constantin Ier dans une vision peu avant la bataille du pont Milvius en 312 (selon Eusèbe de Césarée).

V, § 496 : Le principe mauvais. " Platon pensait faire pour tous les Grecs ce que fit plus tard Mahomet pour ses Arabes : fixer les coutumes importantes ou mineures et surtout le mode de vie journalier de chacun. Ses idées étaient sûrement aussi réalisables que le furent celles de Mahomet : des idées beaucoup plus incroyables encore, celles du christianisme, se sont bien montrées réalisables. " [In ihm und mit seiner Hülfe gedachte Plato für alle Griechen Das zu thun, was Muhammed später für seine Araber that: die grossen und kleinen Bräuche und namentlich die tägliche Lebensweise von Jedermann festzusetzen. Möglich waren seine Gedanken, so gewiss die des Muhammed möglich waren: sind doch viel unglaublichere, die des Christenthums, als möglich bewiesen worden!]
V, § 549 : " Fuite devant soi-même ". " Chez les représentants suprêmes du besoin d'action, on pourrait trouver la preuve de cette assertion [le besoin d'action comme fuite devant soi-même] : considérons comme il convient, avec le savoir et l'expérience d'un psychiatre — que quatre des hommes les plus assoiffés d'action de tous les temps ont été des épileptiques (à savoir Alexandre, César, Mahomet et Napoléon) : tout comme Byron, lui aussi, souffrait de ce mal." [Bei den höchsten Exemplaren des Thatendranges möchte der Satz sich beweisen lassen: man erwäge doch, mit dem Wissen und den Erfahrungen eines Irrenarztes, wie billig, — dass Vier von den Thatendurstigsten aller Zeiten Epileptiker gewesen sind (nämlich Alexander, Cäsar, Muhammed und Napoleon): so wie auch Byron diesem Leiden unterworfen war.]


Fragments posthumes, 1881,

M III 1, printemps-automne 1881 :
11[94] : Aux fidèles de la morale.
Deus nudus est, Sénèque [Lettres, XXXI, 10]
11[95] : Deus nudus est, dit Sénèque. Je crains qu’il ne soit tout emmitouflé ! Mieux encore : les vêtements font non seulement les gens, mais aussi les dieux !
11[175] : Avec quelle vilenie le christianisme ne s’est-il pas comporté à l’égard de l’Antiquité en la diabolisant dans sa totalité ! Comble de la perfidie calomnieuse !

N V 7, automne 1881 : 12[53] : Pour les irréfléchis il est besoin d’une philosophie et d’une morale abrégées : Dieu. Notamment lorsque le malheur arrive ! [Für die Gedankenlosen bedarf es einer abgekürzten Philosophie und Moral: Gott. Nämlich wenn die bösen Stunden kommen!]
12[81] : Il faut que les insatisfaits aient quelque chose à quoi pouvoir accrocher leur cœur : par exemple Dieu. Maintenant que celui-ci fait défaut, le socialisme, par exemple, comprend beaucoup de ceux qui autrefois se fussent raccrochés à Dieu. [Cf Dolléans, " Le caractère religieux du socialisme ", 1906]

M III 4a, automne 1881 : 15[17] :
« Mon orgueil consiste en ce que " j'ai une origine " - c’est pourquoi je n’ai pas besoin de gloire. En tout ce qui pouvait émouvoir Zoroastre, Moïse, Mahomet [Muhamed], Jésus, Platon, Brutus, Spinoza, Mirabeau, moi aussi d’ores et déjà j’étais vivant et pour maintes choses ce n’est qu’en moi que vient au jour ce qui nécessitait quelques millénaires pour passer de l’état embryonnaire à celui de pleine maturité. Nous sommes les premiers aristocrates de l’esprit — à partir de maintenant que commence le sens historique. »
[Im Alterthum hatte jeder höhere Mensch die Begierde nach dem Ruhme — das kam daher, daß jeder mit sich die Menschheit anzufangen glaubte und sich genügende Breite und Dauer nur so zu geben wußte, daß er sich in alle Nachwelt hinein dachte, als mitspielenden Tragöden der ewigen Bühne. Mein Stolz dagegen ist „ich habe eine Herkunft“ — deshalb brauche ich den Ruhm nicht. In dem, was Zarathustra, Moses, Muhamed Jesus Plato Brutus Spinoza Mirabeau bewegte, lebe ich auch schon, und in manchen Dingen kommt in mir erst reif an’s Tageslicht, was embryonisch ein paar Jahrtausende brauchte. Wir sind die ersten Aristokraten in der Geschichte des Geistes — der historische Sinn beginnt erst jetzt.]

Fragments posthumes 1881-1882,

M III 6a, décembre 1881 - janvier 1882 : 16[8] : « S’il y a des dieux, ils ne se soucient pas de nous. » [Épicure, dans Diogène Laërce, Vie, doctrine et sentences des philosophes, X, §§ 123-124 (Lettre à Ménécée)] – voilà la seule proposition vraie de toute philosophie de la religion.


Le Gai Savoir - la gaya scienza, 1882, 1887,


Plaisanterie, ruse et vengeance, § 38 : L'homme pieux parle : " Dieu nous aime parce qu'il nous a créés !
« L'homme a créé Dieu » — rétorquez(-vous, vous les subtils. "

III, § 108 : Dieu est mort (a) : mais telle est la nature des hommes que, des millénaires durant peut-être, il y aura des cavernes où l’on montrera encore son ombre. [allusion à la caverne de Platon dans République, début du livre VII].

a. Formule qui en rappelle d’autres :

Plutarque : « Annoncez que le grand Pan est mort […] Thamus : le grand Pan est mort. » (Traité de la cessation des oracles, 419c)
Blaise Pascal : « La nature est telle, qu’elle marque partout un Dieu perdu, et dans l’homme, et hors de l’homme, et une nature corrompue. » (Pensées, B 333)
Hegel : « le sentiment que Dieu lui-même est mort » (Foi et savoir, Conclusion)
Max Stirner : « L’Homme n’a tué Dieu que pour devenir maintenant le seul dieu dans le plus haut des cieux. » (L’Unique et sa propriété, 1845, II, "Je")

III, § 125 : L’insensé— N'avez-vous pas entendu parler de ce dément qui, dans la clarté de midi alluma une lanterne, se précipita au marché et cria sans discontinuer : « Je cherche Dieu ! Je cherche Dieu ! » — 
Étant donné qu'il y avait justement là beaucoup de ceux qui ne croient pas en Dieu, il déchaîna un énorme éclat de rire. [...] Dieu est mort ! [...]
III, § 140 : Trop juif. – Si Dieu voulait devenir un objet de l’amour, il aurait dû se départir d’abord du rôle de juge et de la justice : – un juge et même un juge clément n’est pas objet de l’amour. Le fondateur du christianisme n’avait pas de sens assez subtil pour cela, – en tant que Juif.
III, § 141 : Trop oriental. – Comment ? Un Dieu qui aime les hommes à condition qu'ils croient en lui et dardent des regards et des menaces terrifiants sur qui ne croit pas à cet amour ! Comment ? Un amour négocié comme sentiment d'un Dieu tout-puissant ! Un amour qui n'a même pas su l'emporter sur le sentiment d'honneur et la soif de vengeance ! Que tout ceci est oriental ! " Si je t'aime, qu'est-ce que cela peut te faire " est déjà une critique suffisante du christianisme.
III, § 142 : Encens. – Bouddha dit : " N'adule pas ton bienfaiteur ! " Qu'on répète cette sentence dans une église chrétienne :  – elle purifie instantanément l'air de tout ce qu'il contient de chrétien.

V " Nous, sans peur ", § 343 " Ce que signifie notre gaieté d'esprit " : Le plus grand événement récent – que « Dieu est mort », que la croyance au Dieu chrétien est tombée en discrédit – commence déjà à étendre son ombre sur l’Europe.
§ 344 " En quoi nous aussi sommes encore pieux " : — Si Dieu même se révèle comme notre plus durable mensonge ? — [wenn Gott selbst sich als unsre längste Lüge erweist ? —]
§ 347 " Les croyants et leur besoin de croyance " : Cet instinct de faiblesse qui, certes, ne crée pas les religions, les métaphysiques, les convictions de toutes sortes, mais — les conserve.
Le fanatisme est l'unique " force de la volonté " à laquelle puissent être amenés aussi les faibles et les incertains [
Der Fanatismus ist nämlich die einzige „Willensstärke“, zu der auch die Schwachen und Unsicheren gebracht werden können]
§ 357 : Schopenhauer fut en tant que philosophe le premier athée avoué et inflexible qui se soit trouvé parmi nous autres Allemands (1) : c’était là le vrai motif de son hostilité envers Hegel. […] discipline doublement millénaire de l’esprit de vérité qui finit par s’interdire le mensonge de la croyance en Dieu. …
1. En France, c'est Jean Meslier (publié en 1762 par Voltaire) suivi par Sade (1740-1814). L'athéisme inavoué de Montaigne se lit entre les lignes.

Ainsi parlait Zarathoustra, 1883,

II, Sur les îles bienheureuses : " Jadis on disait Dieu " [Einst sagte man Gott]
" Dieu est une conjecture " [Gott ist eine Muthmaassung: aber ich will, dass euer Muthmaassen begrenzt sei in der Denkbarkeit.]
" Dieu est une pensée qui brise tout ce qui est droit, qui fait tourner tout ce qui est debout. " [Gott ist ein Gedanke, der macht alles Gerade krumm und Alles, was steht, drehend.]

Fragments posthumes 1883-1884,

Mp XVII 1b, hiver 1883-1884, 24[36] : « Nous n’avons pas le droit de supposer une création, car ce " concept " ne permet pas de comprendre quoi que ce soit. Créer du néant une force qui ne soit pas déjà là : ce n'est pas une hypothèse ! » [4) wir dürfen kein Erschaffen annehmen, weil mit diesem „Begriff“ sich nichts begreifen läßt. Kraft, die nicht da ist, plötzlich aus dem Nichts schaffen: das ist gar keine Hypothese! (gegen Vogt S. 2 usw.)]

W I 1, printemps 1884 : 25[270] : « Premier principe : il n’y a pas de Dieu (a). Il est aussi bien réfuté qu’une chose peut l’être. Il faut fuir dans l’ « inconcevable » pour soutenir la thèse de son existence. C’est désormais un mensonge ou une faiblesse que de croire en Dieu. (b) » [1 Grundsatz: es giebt keinen Gott. Er ist so gut widerlegt, als irgend ein Ding. Man muß ins „Unbegreifliche“ flüchten, um seine These durchzusetzen. Folglich ist es von jetzt ab Lüge oder Schwäche, an Gott zu glauben.]. 
a Jean Wahl, bien mal inspiré : " Son athéisme n'est pas un athéisme objectif comme celui du XVIIIe siècle ; il ne dit pas : il n'y a pas de Dieu [!!!], il dit : Dieu est mort. Ou plutôt encore : il faut tuer Dieu. C'est ce que Jaspers a appelé un athéisme existentiel, et ce que l'on pourrait appeler plutôt encore une opposition existentielle à Dieu. " " (Lettre-préface à Karl Jaspers, Nietzsche Introduction à sa philosophie, Paris : Gallimard, 1950). Bel exemple de mauvaise lecture...
b. À rapprocher de ceci, du marquis de Sade : « Ce n’est plus ni aux genoux d’un être imaginaire ni à ceux d’un vil imposteur qu’un républicain doit fléchir ; ses uniques dieux doivent être maintenant le courage et la liberté. » (La Philosophie dans le boudoir, 1795, cinquième dialogue, " Français, encore un effort si vous voulez être républicains ", Les mœurs).

25[299] : Nos principes : pas de Dieu : pas de fins [Unsere Voraussetzungen: kein Gott: kein Zwecke] : finitude de la force.
25[491] : Ces appréciations absurdes, comme si un Jésus-Christ avait le moindre poids à côté d’un Platon, ou un Luther à côté d’un Montaigne ! [Man muß die vorhandenen Religionen vernichten, nur, um diese absurden Schätzungen zu beseitigen, als ob ein Jesus Christus überhaupt neben einem Plato in Betracht käme, oder ein Luther neben einem Montaigne !]

Z II 5a, été-automne 1884 : 27[43] : " Le surgissement de la religion prouve que l’homme n’a plus de plaisir à l’homme (– "non plus qu’à la femme" [man delights not me: no, nor woman neither] avec Hamlet [Hamlet, II, 2]). [das Ausbrechen von Religion beweist, daß der Mensch nicht mehr am Menschen Lust hat (— „und am Weibe auch nicht“ mit Hamlet)].


Ainsi parlait Zarathoustra, 1885,

IV, Le réveil, § 2 : " N’a-t-il pas créé le monde à son image, c’est-à-dire aussi bête que possible ? " [Hat er nicht die Welt erschaffen nach seinem Bilde, nämlich so dumm als möglich? —]

Fragments posthumes 1885-1886,

N VII 1, avril-juin 1885 : [5] : Les plus grands événements parviennent le plus difficilement au sentiment des hommes : par ex. le fait que le Dieu chrétien « est mort », que ne s’expriment plus dans nos expériences une bonté et une instruction divines, non plus une justice divine, et en général pas de morale immanente.
[204] : j’ai découvert que Dieu est la pensée la plus destructrice et la plus hostile à la vie.

W I 3a, mai-juillet 1885 : [74] : l’événement le plus grand : Dieu est mort.

Z I 2b, août-septembre 1885 : 39[14] : l’athéisme est la conséquence d’une élévation de l’homme.
Dieu est réfuté, mais pas le diable. [Der Atheismus ist die Folge einer Erhöhung des Menschen: im Grunde ist er schamhafter, tiefer und vor der Fülle des Ganzen bescheidener geworden; er hat seine Rangordnung besser begriffen. [...] Populär ausgedrückt: Gott ist widerlegt, aber der Teufel nicht: und alle göttlichen Funktionen gehören mit hinein in sein Wesen: das Umgekehrte gieng nicht!]

Mp XVII 3a, début 1886 – printemps 1886 : [8] : la foi rend stupide de toute façon, même dans le cas particulièrement rare où elle ne l’est pas, où elle est au départ une foi intelligente [der Glaube macht unter allen Umständen dumm, selbst in dem seltneren Falle, daß er es nicht ist, daß er von vornherein ein kluger Glaube ist.]


Par-delà Bien et Mal, septembre 1886,

Préface : « La doctrine du Védanta en Asie, le platonisme [invention de l'esprit pur et du Bien en soi] en Europe [die Vedanta-Lehre in Asien, der Platonismus in Europa] [...] le combat contre Platon, ou pour parler en termes plus compréhensibles et accessibles au "peuple", le combat contre l'oppression millénaire de l'Église chrétienne — car le christianisme est un platonisme pour le "peuple" — a produit en Europe une magnifique tension de l'esprit, comme il n'y en eu encore jamais dans le monde : avec un arc à ce point bandé on peut désormais viser les cibles les plus lointaines. » [ — Aber der Kampf gegen Plato, oder, um es verständlicher und für’s „Volk“ zu sagen, der Kampf gegen den christlich-kirchlichen Druck von Jahrtausenden — denn Christenthum ist Platonismus für’s „Volk“ — hat in Europa eine prachtvolle Spannung des Geistes geschaffen, wie sie auf Erden noch nicht da war: mit einem so gespannten Bogen kann man nunmehr nach den fernsten Zielen schiessen.]

I "Des préjugés des philosophes",
§ 21 : « La causa sui est la plus éclatante contradiction interne que l'on ait imaginée jusqu'à ce jour. C'est une sorte de viol et de contre-nature logiques. Mais l'extravagante vanité de l'homme n'a pas manqué de s'embrouiller follement dans les filets de ce non-sens. Aspirer au "libre arbitre", dans cette acception métaphysique et superlative qui continue malheureusement à faire des ravages dans la cervelle des gens à moitié instruits, revendiquer pour ses actes une responsabilité entière et ultime, afin d'en décharger Dieu, le monde, les ascendants, le hasard et la société, c'est là n'ambitionner rien moins que d'être causa sui, et, avec une légèreté qui passe encore celle de Münchhausen, se tirer hors du marécage du néant pour se hisser soi-même par les cheveux jusqu'à l'existence. » [Die causa sui ist der beste Selbst-Widerspruch, der bisher ausgedacht worden ist, eine Art logischer Nothzucht und Unnatur: aber der ausschweifende Stolz des Menschen hat es dahin gebracht, sich tief und schrecklich gerade mit diesem Unsinn zu verstricken. Das Verlangen nach „Freiheit des Willens“, in jenem metaphysischen Superlativ-Verstande, wie er leider noch immer in den Köpfen der Halb-Unterrichteten herrscht, das Verlangen, die ganze und letzte Verantwortlichkeit für seine Handlungen selbst zu tragen und Gott, Welt, Vorfahren, Zufall, Gesellschaft davon zu entlasten, ist nämlich nichts Geringeres, als eben jene causa sui zu sein und, mit einer mehr als Münchhausen’schen Verwegenheit, sich selbst aus dem Sumpf des Nichts an den Haaren in’s Dasein zu ziehn.]

III " Le phénomène religieux ", § 46 : « La foi que réclamait le christianisme primitif et qu'il a assez souvent obtenue au sein d'un monde sceptique de libres esprits méridionaux qui avaient derrière eux et en eux le long conflit séculaire des doctrines philosophiques, sans compter l'éducation à la tolérance que dispensait l'Empire romain, une foi de ce genre n'est pas la foi naïve et hargneuse avec laquelle un Luther, un Cromwell ou tel autre barbare du Nord se sont accrochés à leur Dieu et au christianisme ; elle s'apparente déjà beaucoup plus à la foi de Pascal qui ressemble terriblement à un suicide continu de la raison, d'une raison acharnée à survivre et rongeuse comme un ver, tant il est impossible de la tuer d'un seul coup. La foi chrétienne est essentiellement un sacrifice, sacrifice de toute liberté, de toute fierté, de toute confiance de l'esprit en soi-même ; elle est en même temps asservissement et dépréciation de soi-même, mutilation de soi-même. Il entre de la cruauté et du phénicisme [de Phénicie nom d'une contrée d'Asie Mineure, dans l'Antiquité] religieux dans cette foi qui se propose à une conscience fatiguée, complexe et blasée ; elle implique que la soumission de l'esprit soit inexprimablement douloureuse, que tout le passé et les habitudes d'un tel esprit se rebellent contre le comble d'absurdité qui s'offre à lui sous le nom de "foi". [...] En tous temps ce ne fut pas la foi, mais le détachement de la foi, cette insouciance mi-stoïque mi-souriante à l'endroit du sérieux de la foi qui indigna les esclaves et les dressa contre leurs maîtres. La philosophie "éclairée" indigne : l'esclave veut de l'absolu, il ne comprend que ce qui est tyrannique, en morale comme ailleurs, il aime comme il hait, profondément, jusqu'à la douleur, jusqu'à la maladie ; ses souffrances nombreuses et cachées se révoltent contre le goût aristocratique qui semble nier la souffrance. Le scepticisme à l'égard de la souffrance, simple attitude, au fond, aristocratique, n'a pas peu contribué à susciter la dernière grande révolte d'esclaves qui a commencé avec la Révolution française. » [Der Glaube, wie ihn das erste Christenthum verlangt und nicht selten erreicht hat, inmitten einer skeptischen und südlich-freigeisterischen Welt, die einen Jahrhunderte langen Kampf von Philosophenschulen hinter sich und in sich hatte, hinzugerechnet die Erziehung zur Toleranz, welche das imperium Romanum gab, — dieser Glaube ist nicht jener treuherzige und bärbeissige Unterthanen-Glaube, mit dem etwa ein Luther oder ein Cromwell oder sonst ein nordischer Barbar des Geistes an ihrem Gotte und Christenthum gehangen haben; viel eher schon jener Glaube Pascal’s, der auf schreckliche Weise einem dauernden Selbstmorde der Vernunft ähnlich sieht, — einer zähen langlebigen wurmhaften Vernunft, die nicht mit Einem Male und Einem Streiche todtzumachen ist. Der christliche Glaube ist von Anbeginn Opferung: Opferung aller Freiheit, alles Stolzes, aller Selbstgewissheit des Geistes; zugleich Verknechtung und Selbst-Verhöhnung, Selbst-Verstümmelung. Es ist Grausamkeit und religiöser Phönicismus in diesem Glauben, der einem mürben, vielfachen und viel verwöhnten Gewissen zugemuthet wird: seine Voraussetzung ist, dass die Unterwerfung des Geistes unbeschreiblich wehe thut, dass die ganze Vergangenheit und Gewohnheit eines solchen Geistes sich gegen das Absurdissimum wehrt, als welches ihm der „Glaube“ entgegentritt. Die modernen Menschen, mit ihrer Abstumpfung gegen alle christliche Nomenklatur, fühlen das Schauerlich-Superlativische nicht mehr nach, das für einen antiken Geschmack in der Paradoxie der Formel „Gott am Kreuze“ lag. Es hat bisher noch niemals und nirgendswo eine gleiche Kühnheit im Umkehren, etwas gleich Furchtbares, Fragendes und Fragwürdiges gegeben wie diese Formel: sie verhiess eine Umwerthung aller antiken Werthe. — Es ist der Orient, der tiefe Orient, es ist der orientalische Sklave, der auf diese Weise an Rom und seiner vornehmen und frivolen Toleranz, am römischen „Katholicismus“ des Glaubens Rache nahm: — und immer war es nicht der Glaube, sondern die Freiheit vom Glauben, jene halb stoische und lächelnde Unbekümmertheit um den Ernst des Glaubens, was die Sklaven an ihren Herrn, gegen ihre Herrn empört hat. Die „Aufklärung“ empört: der Sklave nämlich will Unbedingtes, er versteht nur das Tyrannische, auch in der Moral, er liebt wie er hasst, ohne Nuance, bis in die Tiefe, bis zum Schmerz, bis zur Krankheit, — sein vieles verborgenes Leiden empört sich gegen den vornehmen Geschmack, der das Leiden zu leugnen scheint. Die Skepsis gegen das Leiden, im Grunde nur eine Attitude der aristokratischen Moral, ist nicht am wenigsten auch an der Entstehung des letzten grossen Sklaven-Aufstandes betheiligt, welcher mit der französischen Revolution begonnen hat.]

V " Contribution à l'histoire naturelle de la morale ", § 192 : « La bonne sotte volonté de "foi". » [der gute dumme Wille zum „Glauben“].


Fragments posthumes, 1886-1887,

N VII 3, été 1886 – automne 1887 : 5[71] 3 : « Nous n’avons plus tellement besoin d’un remède contre le premier nihilisme : la vie n’est plus à ce point incertaine, hasardeuse, absurde dans notre Europe. Une si monstrueuse surestimation de la valeur de l’homme, de la valeur du mal etc. n’est plus tellement nécessaire aujourd’hui […] "Dieu" est une hypothèse beaucoup trop extrême. » [Thatsächlich haben wir ein Gegenmittel gegen den ersten Nihilismus nicht mehr so nöthig: das Leben ist nicht mehr dermaaßen ungewiß, zufällig, unsinnig, in unserem Europa. Eine solch ungeheure Potenzirung vom Werth des Menschen, vom Werth des Übels usw. ist jetzt nicht so nöthig, wir ertragen eine bedeutende Ermäßigung dieses Werthes, wir dürfen viel Unsinn und Zufall einräumen: die erreichte Macht des Menschen erlaubt jetzt eine Herabsetzung der Zuchtmittel, von denen die moralische Interpretation das stärkste war. „Gott“ ist eine viel zu extreme Hypothese.]
4 : Les positions extrêmes sont relayées par de nouvelles positions extrêmes, mais inverses. [Aber extreme Positionen werden nicht durch ermäßigte abgelöst, sondern wiederum durch extreme, aber umgekehrte.]


La Généalogie de la morale, 1887,

II " 'Faute', 'mauvaise conscience' et autres ", § 21 : " enchevêtrement de la mauvaise conscience et du concept de dieu. "
II, § 22 : " Une dette envers Dieu : cette pensée devient pour lui [l’homme de la mauvaise conscience] un instrument de torture. "
III " Que signifient les idéaux ascétiques ", § 9 : « Hybris est notre position envers Dieu, je veux dire envers je ne sais quelle araignée de la finalité et de la moralité cachée derrière le grand filet de la causalité – nous pourrions dire comme Charles le Téméraire en lutte avec Louis XI " je combats l'universelle araignée " –. » [Hybris ist unsre Stellung zu Gott, will sagen zu irgend einer angeblichen Zweck- und Sittlichkeits-Spinne hinter dem grossen Fangnetz-Gewebe der Ursächlichkeit — wir dürften wie Karl der Kühne im Kampfe mit Ludwig dem Elften sagen „je combats l’universelle araignée“ —]
III, § 24 : « voilà précisément pourquoi nous contestons que la foi prouve quelque chose : — une foi forte, et qui sauve (a), rend suspect ce dont elle est la foi ; elle ne fonde pas de « vérité », elle fonde une certaine vraisemblance — de l’illusion. [eben deshalb leugnen wir, dass der Glaube Etwas beweist, — ein starker Glaube, der selig macht, ist ein Verdacht gegen Das, woran er glaubt, er begründet nicht „Wahrheit“, er begründet eine gewisse Wahrscheinlichkeit — der Täuschung.]
a. Cf Matthieu, IX, 22, Jésus à une femme : fides tua te salvam fecit.


Fragments posthumes 1887-1888,

W II 1, automne 1887 : 9[18] : « Dieu » aujourd’hui rien qu’un mot pâli, pas même une notion ! Mais, comme Voltaire sur son lit de mort, disons : « Ne me parlez plus de cet homme-là ! » Cf Jeanne Delhomme, une de mes profs de philo à Paris-X - Nanterre, L’Impossible interrogation, 1971, III, iii, Médiations : « Dieu n’est donc pas un concept problématique, ce n’est pas un concept du tout, c’est pourquoi on peut le dire sans pouvoir le penser. »
Et Michel Foucault, grand nietzschéen, sur Karl Marx : « Qu’on ne me parle plus de Marx ! Je ne veux plus jamais entendre parler de ce monsieur. Adressez-vous à ceux dont c’est le métier. Qui sont payés pour cela. Qui sont les fonctionnaires de cela. Moi, j’en ai totalement fini avec Marx. » 26 septembre 1975, propos rapportés par Claude Mauriac dans Et comme l’espérance est violente, II, La Goutte d’Or.

W II 5, printemps 1888 :
14[60] : " Un autre signe distinctif du théologien est son incapacité à la philologie ; j’entends ici le mot "philologie" dans un sens très général : savoir déchiffrer des faits sans les fausser par l'interprétation, sans – – – " [Ein anderes Abzeichen des Theologen ist sein Unvermögen zur Philologie. Ich verstehe hier das Wort Philologie in einem sehr allgemeinen Sinne: Thatsachen ablesen können ohne sie durch Interpretation zu fälschen, ohne — — —]
14[124] : le chrétien, le type d’homme le plus naïf et le plus arriéré de nos jours, ramène l’espérance, le calme, le sentiment de « délivrance » à une inspiration psychologique procédant de Dieu.
14[125] : la religion est le monstre enfanté par le doute quant à l’unité de la personnalité, une altération de la personnalité.
14[180] : « le mahométisme, en tant que c'est une religion pour des hommes, a un profond mépris pour la sentimentalité et l’hypocrisie du christianisme … une religion de femmes, comme il la ressent – » [der Muhammedanismus, als eine Religion für Männer, hat eine tiefe Verachtung für die Sentimentalität und Verlogenheit des Christenthums… einer Weibs-Religion, als welche er sie fühlt —]
14[188], 2) : « Le concept de "création" [schaffen] est aujourd'hui absolument indéfinissable, inapplicable : ce n'est qu'un mot qui subsiste à l'état rudimentaire, depuis les temps de la superstition ; avec un mot, on n'éclaircit rien. »
14[204] : Le mahométisme a à son tour appris du Christ : l'utilisation de l'au-delà comme instrument de punition. [Muhammedanismus hat von den Christen wiederum gelernt : die Benutzung des „Jenseits“ als Straf-Organ. Cela, ainsi que le § 42 de L'Antéchrist, montre que l'usage polémique que fait Nietzsche de l'islam contre le christianisme ne l'empêche pas de le rejeter en tant que religion.]

W II 6a, printemps 1888 : 15[52] : Les mots « conviction », « foi », la fierté du martyre, tout cela, ce sont les conditions les plus défavorables à la connaissance.
15[58] : la foi est obtenue par des moyens radicalement opposés à la méthode de la recherche : — elle exclut même cette dernière — [Der Glaube wird durch entgegengesetzte Mittel geschaffen als die Methodik der Forschung —: er schließt letztere selbst aus —]

W II 7a, printemps-été 1888 :
16[16] : « Nous croyons en l'Olympe — et non au " Crucifié... " », [Wir glauben an den Olymp — und nicht an den „Gekreuzigten“…]

Mp XVII 4, mai-juin 1888 : 17[4] : Sur l’histoire de la notion de Dieu.


Le Crépuscule des Idoles ou Comment philosopher avec le marteau, 1888, 1889,

[1] « Maximes et traits », § 18 : Qui ne sait mettre sa volonté dans les choses, y met au moins un sens : cela s’appelle croire qu’une volonté s’y trouve déjà (principe de la « foi »). [Wer seinen Willen nicht in die Dinge zu legen weiss, der legt wenigstens einenSinn noch hinein: das heisst, er glaubt, dass ein Wille bereits darin sei (Princip des „Glaubens“)].

[3] « La « raison » dans la philosophie »,
§ 4 : leur stupéfiant concept "Dieu" … C’est l’ultime, le plus mince, le plus vide, qu’on place en premier, comme origine, comme ens realissimum... Quand on songe que l'humanité a dû prendre au sérieux les élucubrations de ces cerveaux malades ! — Et elle a payé cher pour ça !... [ihren stupenden Begriff „Gott“… Das Letzte, Dünnste, Leerste wird als Erstes gesetzt, als Ursache an sich, als ens realissimum… Dass die Menschheit die Gehirnleiden kranker Spinneweber hat ernst nehmen müssen! — Und sie hat theuer dafür gezahlt!…]
§ 6 : " Diviser le monde en un monde "vrai" et un monde "apparent", soit à la manière du christianisme, soit à la manière de Kant (qui n'est en fin de compte qu'un chrétien dissimulé), cela ne peut venir que d'une suggestion de la décadence (a), qu'être le symptôme d'une vie déclinante... [Die Welt scheiden in eine „wahre“ und eine „scheinbare“, sei es in der Art des Christenthums, sei es in der Art Kant’s (eines hinterlistigenChristen zu guterletzt) ist nur eine Suggestion der décadence, — ein Symptomniedergehenden Lebens…]
aPour Nietzsche, la décadence commence avec le christianisme :  peccabilité et damnation ; de même pour Condorcet : " le triomphe du christianisme fut le signal de l’entière décadence, et des sciences, et de la philosophie. " Pour Michel Onfray, elle commence avec la fin du christianisme. Cf Condorcet, Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain (1795) Le mépris des sciences humaines était un des premiers caractères du christianisme. Il avait à se venger des outrages de la philosophie ; il craignait cet esprit d’examen et de doute, cette confiance en sa propre raison, fléau de toutes les croyances religieuses. La lumière des sciences naturelles lui était même odieuse et suspecte ; car elles sont très-dangereuses pour le succès des miracles ; et il n’y a point de religion qui ne force ses sectateurs à dévorer quelques absurdités physiques. Ainsi le triomphe du christianisme fut le signal de l’entière décadence, et des sciences, et de la philosophie. " (Cinquième époque).
[5] « La morale, une anti-nature »,
§ 1 : « L’Église primitive, c’est bien connu, luttait contre les "intelligents", en faveur des "pauvres en esprit" »

[6] « Les quatre grandes erreurs »,
§ 1. Erreur de la confusion de la cause et de l'effet. : " Erreur de l'interversion de la cause et de l'effet. — Il n'y a pas d'erreur plus dangereuse que d'intervertir la cause et l'effet ; c'est ce que j'appelle la véritable perversion de la raison. Pourtant, cette erreur est l'une des habitudes les plus anciennes et les plus modernes de l'humanité ; chez nous, elle est même sanctifiée, elle porte les nom "religion", "morale". Chaque proposition que formulent la religion et la morale la contient ; les prêtres et les législateurs moraux sont les instigateurs de cette perversion de la raison. " [Irrthum der Verwechslung von Ursache und Folge. — Es giebt keinen gefährlicheren Irrthum als die Folge mit der Ursache zu verwechseln: ich heisse ihn die eigentliche Verderbniss der Vernunft. Trotzdem gehört dieser Irrthum zu den ältesten und jüngsten Gewohnheiten der Menschheit: er ist selbst unter uns geheiligt, er trägt den Namen „Religion“, „Moral“. Jeder Satz, den die Religion und die Moral formulirt, enthält ihn; Priester und Moral-Gesetzgeber sind die Urheber jener Verderbniss der Vernunft.]
§ 7. L'erreur du libre arbitre. : « Si l'on a conçu les hommes "libres", c'est à seule fin qu'ils puissent être jugés et condamnés, afin qu'ils puissent devenir coupables [...] Il n'est pas à nos yeux d'adversaires plus décidés que les théologiens qui continuent, par leur concept de l' " ordre moral universel ", à infecter de " punition " et de " faute " l'innocence du devenir. Le christianisme est une métaphysique de bourreau. »
§ 8 : L’idée de Dieu était jusqu’à présent la principale objection contre l’existence … Nous nions Dieu, nous nions en Dieu la responsabilité : c’est en cela, et en cela seulement que nous sauvons le monde. [Der Begriff „Gott“ war bisher der grösste Einwand gegen das Dasein… Wir leugnen Gott, wir leugnen die Verantwortlichkeit in Gott: damit erst erlösen wir die Welt. —]

« Divagations d'un « inactuel »  » ,
§ 36 : « Mourir fièrement, quand il n'est plus possible de vivre avec fierté. La mort librement choisie, la mort au moment voulu, lucide et joyeuse, accomplie au milieu de ses enfants et de témoins, de sorte que de vrais adieux soient possibles, puisque celui qui prend congé est encore présent, et capable de peser ce qu'il a voulu et ce qu'il a atteint, bref de faire le bilan de sa vie — tout cela par opposition à la comédie pitoyable et atroce que le christianisme s'est permis de jouer avec la dernière heure des mourants. On ne saurait pardonner au christianisme d'avoir abusé de la faiblesse des mourants pour violer leur conscience, et de leur manière même de mourir pour en tirer des jugements de valeur sur l'homme et son passé ! — Il s'agit maintenant, en dépit de toutes les lâchetés du préjugé, de rétablir l'appréciation exacte, c'est-à-dire physiologique, de ce qu'on appelle mort naturelle, et qui n'est en fin de compte elle aussi qu'une mort "non naturelle" : un suicide. On ne périt jamais que par soi-même. Seulement, c'est la mort dans des conditions les plus méprisables, une mort non libre, une mort au mauvais moment, une mort de lâche. Par simple amour de la vie, on devrait vouloir une mort différente, libre, consciente, qui ne soit ni un hasard ni une agression par surprise ... »


L’Antichrist, 1888, 1894,
" L' " Antéchrist " (ou " Antichrist ", précise la traduction œcuménique de la Bible [TOB]) " (Éric Blondel, article " Antéchrist " dans le Dictionnaire Nietzsche).
§ 2 : « Qu’est-ce qui est plus nuisible qu’aucun vice ? La compassion active pour tous les ratés et les faibles — le christianisme ... »
§ 7 :
« On appelle le christianisme la religion de la compassion [Mitleiden]. La compassion est l'opposé des émotions toniques qui élèvent l'énergie du sentiment vital : elle a un effet déprimant. [...] La compassion contrarie en tout la grande loi de l’évolution, qui est la loi de la sélection. Elle préserve ce qui est mûr pour périr, elle s’arme pour la défense des déshérités et des condamnés de la vie, et, par la multitude des ratés de tout genre qu’elle maintient en vie, elle donne à la vie même un aspect sinistre et équivoque. On a osé appeler la compassion une vertu (dans toute morale aristocratique, elle passe pour une faiblesse). »

§ 9 : « C'est à cet instinct théologique que je fais la guerre : partout, j'ai retrouvé ses traces. Quiconque a du sang de théologien dans le corps ne peut dès le début qu'être de mauvaise foi, et en porte-à-faux devant toutes choses. Le Pathos qui  qui en résulte se donne le nom de foi : fermer une fois pour toutes les yeux pour ne pas se voir, pour ne pas souffrir au spectacle d'une incurable fausseté. De cette optique défectueuse appliquée à toutes choses, on fait à part soi une morale, une vertu, une sainteté ; on associe la bonne conscience au voir-faux. [...] Ce qu’un théologien ressent comme vrai doit être faux : voilà un critère à peu près infaillible de la vérité.» [Diesem Theologen-Instinkte mache ich den Krieg: ich fand seine Spur überall. Wer Theologen-Blut im Leibe hat, steht von vornherein zu allen Dingen schief und unehrlich. Das Pathos, das sich daraus entwickelt, heisst sich Glaube: das Auge Ein-für-alle Mal vor sich schliessen, um nicht am Aspekt unheilbarer Falschheit zu leiden. Man macht bei sich eine Moral, eine Tugend, eine Heiligkeit aus dieser fehlerhaften Optik zu allen Dingen, man knüpft das gute Gewissen an das Falsch-sehen [...] Was ein Theologe als wahr empfindet, das muss falsch sein: man hat daran beinahe ein Kriterium der Wahrheit.]

§ 17 : « Comment peut-on, maintenant encore, capituler devant la naïveté des théologiens chrétiens au point de décréter avec eux que le passage du « Dieu d'Israël », du Dieu national, au Dieu chrétien, à l'archétype de tout Bien, constitue un progrès ? [...] Mais le Dieu du « grand nombre », ce démocrate parmi les Dieux, n'est pourtant pas devenu un fier dieu païen : il est resté juif, il est resté le Dieu des encoignures, le Dieu de tous les coins et recoins les plus obscurs, de tous les logis insalubres de l'Univers ... »

§ 18 : « Dieu, défi jeté à la vie, à la Nature, au vouloir-vivre ! Dieu, formule unique pour dénigrer l’ « en-deçà » et répandre le mensonge de l’ « au-delà » ! »
§ 39 : « — Je reviens sur mes pas pour conter l'histoire véritable du christianisme. — Le mot même de christianisme repose sur un malentendu : au fond, il n'y a jamais eu qu'un chrétien, et il est mort sur la croix. L' "Évangile" est mort sur la croix. Depuis ce moment, ce que l'on appelle "Évangile" est déjà le contraire de ce que lui-même avait vécu : une "mauvaise nouvelle", un "Dysvangile". » [— Ich kehre zurück, ich erzähle die echte Geschichte des Christenthums. — Das Wort schon „Christenthum“ ist ein Missverständniss —, im Grunde gab es nur Einen Christen, und der starb am Kreuz. Das „Evangelium“ starb am Kreuz. Was von diesem Augenblick an „Evangelium“ heisst, war bereits der Gegensatz dessen, was ergelebt: eine „schlimme Botschaft“, ein Dysangelium].

§ 42 : « Quel est tout ce que, plus tard, Mahomet prit au christianisme ? L'invention de Paul, son moyen de la tyrannie des prêtres, de la formation de troupeaux : la croyance en l'immortalité — cela s'appelle la doctrine du "Jugement". » [Was allein entlehnte später Muhamed dem Christenthum? Die Erfindung des Paulus, sein Mittel zur Priester-Tyrannei, zur Heerden-Bildung den Unsterblichkeits-Glauben — das heisst die Lehre vom „Gericht“…].

§ 43 : « L' « immortalité accordée au premier venu, c'est le plus grave, le plus pervers des attentats jamais perpétrés contre l'humanité aristocratique  –. Et ne sous-estimons pas cette calamité qui, née du christianisme, s'est infiltrée jusque dans la politique ! Personne n'a plus aujourd'hui le courage d'assumer des privilèges particuliers, des droits seigneuriaux, un sentiment de respect pour soi et ses pairs, une passion de la « distance » ... Notre politique est malade de ce manque de courage ! La mentalité aristocratique est ce qui a été miné le plus souterrainement par le mensonge de l' « égalité des âmes ». Et si c'est de croire aux prérogatives du plus grand nombre qui fait des révolutions, et en fera encore, – c'est le christianisme, n'en doutons pas, ce sont les jugements de valeurs chrétiens que toute révolution transpose dans le sang et le crime. Le christianisme est un soulèvement de tout ce qui rampe au sol contre tout ce qui a de la hauteur : l'évangile des « humbles » rend humble et vil. »

§ 47 : « – Ce qui nous distingue nous, ce n’est pas de ne retrouver aucun Dieu, ni dans l’histoire, ni dans la nature, ni derrière la nature, – c’est de ressentir ce que l’on a vénéré sous le nom de « Dieu », non comme « divin », mais comme pitoyable, comme absurde, comme nuisible, non seulement comme une erreur, mais comme un crime contre la vie … Nous nions Dieu en tant que Dieu. [...] Ce « Dieu » que Paul a inventé à sa mesure, un Dieu qui « confond » la « sagesse du monde » (au sens le plus strict = les deux grands adversaires de toute la superstition, la philologie et la médecine), il n'est en réalité que la détermination bien arrêtée de Paul d'en faire autant : nommer « Dieu » sa propre volonté, thora, voilà qui est typiquement juif. Paul veut confondre « la sagesse du monde » : ses ennemis sont les bons philologues et médecins formés à l'école d'Alexandrie – c'est à eux qu'il fait la guerre. »

§ 52 : « Le christianisme est également opposé à tout épanouissement intellectuel — seule la raison malade peut lui servir de raison chrétienne ; il prend le parti de tout ce qui est idiot [en français dans le texte], il jette l'anathème sur l' " esprit ", sur la " superbe " de l'esprit sain. [...] Un autre signe caractéristique [à côté de l'incapacité de ne pas mentir] est son inaptitude à la philologie. Par philologie, il faut entendre ici, dans un sens très général, l'art de bien lire, — de savoir déchiffrer des faits sans les fausser par son interprétation, sans, par exigence de comprendre à tout prix, perdre toute prudence, toute patience, toute finesse. La philologie comme ephexis [suspension du jugement] dans l'interprétation  : qu'il s'agisse de livres, de nouvelles des journaux, de destins ou du temps qu'il fait — sans même parler du " salut de l'âme "... La manière dont un théologien, que ce soit à Berlin ou à Rome, interprète un " passage de l'Écriture ", ou encore un événement, une victoire de l'armée de sa patrie, par exemple, à la lumière sublime des Psaumes de David, est toujours d'une telle hardiesse qu'un philologue en saute au plafond. » [Das Christenthum steht auch im Gegensatz zu aller geistigen Wohlgerathenheit, — es kann nur die kranke Vernunft als christliche Vernunft brauchen, es nimmt die Partei alles Idiotischen, es spricht den Fluch aus gegen den „Geist“, gegen die superbia des gesunden Geistes. [...] Ein andres Abzeichen des Theologen ist sein Unvermögen zur Philologie. Unter Philologie soll hier, in einem sehr allgemeinen Sinne, die Kunst, gut zu lesen, verstanden werden, — Thatsachen ablesen können, ohne sie durch Interpretation zu fälschen, ohne im Verlangen nach Verständniss die Vorsicht, die Geduld, die Feinheit zu verlieren. Philologie als Ephexis in der Interpretation: handle es sich nun um Bücher, um Zeitungs-Neuigkeiten, um Schicksale oder Wetter-Thatsachen, — nicht zu reden vom „Heil der Seele“… Die Art, wie ein Theolog, gleichgültig ob in Berlin oder in Rom, ein „Schriftwort“ auslegt oder ein Erlebniss, einen Sieg des vaterländischen Heers zum Beispiel unter der höheren Beleuchtung der Psalmen Davids, ist immer dergestalt kühn, dass ein Philolog dabei an allen Wänden emporläuft. ]

§ 53 : « Il est si peu vrai que des martyrs prouvent quoi que ce soit quant à la vérité d’une cause, que je suis tenté de nier qu’aucun martyr n’ait jamais rien eu à voir avec la vérité. Le ton sur lequel un martyr jette à la face du monde ce qu’il « tient pour vrai » exprime déjà un niveau si bas de probité intellectuelle, une telle indifférence bornée pour le problème de la vérité, qu’il n’est jamais nécessaire de réfuter un martyr. » [Cf André Gide : « N’a jamais rien prouvé le sang des martyrs. Il n’est pas religion si folle qui n’ait eu les siens et qui n’ait suscité des convictions ardentes. C’est au nom de la foi que l’on meurt ; et c’est au nom de la foi que l’on tue. L’appétit de savoir naît du doute. Cesse de croire et instruis-toi. » Nouvelles nourritures (IV)]. 

§ 53 : " Prendre la " vérité " comme tout prophète, tout sectaire, tout libre penseur, tout socialiste, tout homme d'Église comprend ce mot, c'est la preuve absolue que l'on n'est pas encore sur la voie de cette discipline intellectuelle, de cet empire sur soi, indispensable pour trouver une vérité, si minime soit-elle. [„Wahrheit“, wie das Wort jeder Prophet, jeder Sektirer, jeder Freigeist, jeder Socialist, jeder Kirchenmann versteht, ist ein vollkommner Beweis dafür, dass auch noch nicht einmal der Anfang mit jener Zucht des Geistes und Selbstüberwindung gemacht ist, die zum Finden irgend einer kleinen, noch so kleinen Wahrheit noth thut.]

§ 55 : « Le "saint mensonge" est commun à Confucius, aux lois de Manou, à Mahomet, à l'Église chrétienne – : il ne manque pas chez Platon. " La vérité est là " : partout où l'on entend ça, cela signifie que le prêtre ment ... » [Die „heilige Lüge“ — dem Confucius, dem Gesetzbuch des Manu, dem Muhamed, der christlichen Kirche gemeinsam: sie fehlt nicht bei Plato. „Die Wahrheit ist da“: dies bedeutet, wo nur es laut wird, der Priester lügt]

§ 58 : « " Le christianisme", je veux dire la perversion des âmes par les notions de faute, de châtiment et d'immortalité. » [„das Christenthum“, will sagen die Verderbniss der Seelen durch den Schuld-, durch den Straf- und Unsterblichkeits-Begriff.]

§ 59 : « " Oh, ils sont malins, malins jusqu'à la sainteté, ce Messieurs les Pères de l'Église ! Ce qui leur manque, c'est tout autre chose. La nature les a mal partagés : — elle a oublié de leur attribuer un petit capital d'instincts respectables, correct, propres... Entre nous, ce ne sont pas même des hommes... Si l’Islam méprise le christianisme, il a là mille fois raison : l’Islam présuppose des hommes… » [oh sie sind klug, klug bis zur Heiligkeit, diese Herrn Kirchenväter! Was ihnen abgeht, ist etwas ganz Anderes. Die Natur hat sie vernachlässigt, — sie vergass, ihnen eine bescheidene Mitgift von achtbaren, von anständigen, von reinlichen Instinkten mitzugeben… Unter uns, es sind nicht einmal Männer…Wenn der Islam das Christenthum verachtet, so hat er tausend Mal Recht dazu: der Islam hat Männer zur Voraussetzung…]

§ 60 (2) : « Le christianisme nous a frustrés de la moisson de la culture antique, et, plus tard, il nous a encore frustrés de celle de la culture de l'islam. Le merveilleux monde culturel maure d'Espagne, au fond plus proche de nous, parlant plus à nos sens et à notre goût que Rome et la Grèce, a été foulé aux pieds (et je préfère ne pas penser par quels pieds !) — Pourquoi ? Parce qu'il devait le jour à des instincts aristocratiques, à des instincts virils, parce qu'il disait oui à la vie, avec en plus les exquis raffinements de la vie maure (3) !... Les Croisés combattirent plus tard quelque chose devant quoi ils auraient mieux fait de se prosterner dans la poussière — une civilisation en comparaison de laquelle même notre XIXe siècle semblerait pauvre et retardataire.[...] En soi, on ne devrait même pas avoir à choisir entre l'islam et le christianisme, pas plus qu'entre un Arabe et un Juif. La réponse est donnée d'avance : ici, nul ne peut choisir librement. Soit on est un tchandala, soit on ne l'est pas. « Guerre à outrance avec Rome ! Paix et amitié avec l’Islam. » C'est ce qu'a senti, c'est ce qu'a fait ce grand esprit fort, le seul génie parmi les empereurs allemands, [l'empereur des Romains] Frédéric II (5). » [Das Christenthum hat uns um die Ernte der antiken Cultur gebracht, es hat uns später wieder um die Ernte der Islam-Cultur gebracht. Die wunderbare maurische Cultur-Welt Spaniens, uns im Grunde verwandter, zu Sinn und Geschmack redender als Rom und Griechenland, wurde niedergetreten — ich sage nicht von was für Füssen — warum? weil sie vornehmen, weil sie Männer-Instinkten ihre Entstehung verdankte, weil sie zum Leben Ja sagte auch noch mit den seltnen und raffinirten Kostbarkeiten des maurischen Lebens!… Die Kreuzritter bekämpften später Etwas, vor dem sich in den Staub zu legen ihnen besser angestanden hätte, — eine Cultur, gegen die sich selbst unser neunzehntes Jahrhundert sehr arm, sehr „spät“ vorkommen dürfte. — Freilich, sie wollten Beute machen: der Orient war reich… Man sei doch unbefangen! Kreuzzüge — die höhere Seeräuberei, weiter nichts! — Der deutsche Adel, Wikinger-Adel im Grunde, war damit in seinem Elemente: die Kirche wusste nur zu gut, womit man deutschen Adel hat… Der deutsche Adel, immer die „Schweizer“ der Kirche, immer im Dienste aller schlechten Instinkte der Kirche, — aber gut bezahlt… Dass die Kirche gerade mit Hülfe deutscher Schwerter, deutschen Blutes und Muthes ihren Todfeindschafts-Krieg gegen alles Vornehme auf Erden durchgeführt hat! Es giebt an dieser Stelle eine Menge schmerzlicher Fragen. Der deutsche Adelfehlt beinahe in der Geschichte der höheren Cultur: man erräth den Grund… Christenthum, Alkohol — die beiden grossen Mittel der Corruption… An sich sollte es ja keine Wahl geben, Angesichts von Islam und Christenthum, so wenig als Angesichts eines Arabers und eines Juden. Die Entscheidung ist gegeben, es steht Niemandem frei, hier noch zu wählen. Entweder ist man ein Tschandala oder man ist es nicht… „Krieg mit Rom auf’s Messer! Friede, Freundschaft mit dem Islam“: so empfand, so that jener grosse Freigeist, das Genie unter den deutschen Kaisern, Friedrich der Zweite. Wie? muss ein Deutscher erst Genie, erst Freigeist sein, um anständig zu empfinden? — Ich begreife nicht, wie ein Deutscher je christlich empfinden konnte…]


Variantes établies par Giorgio Colli et Mazzino Montinari.
Traduction Jean-Claude Hémery


§ 62 :  « J'appelle le christianisme l'unique grande malédiction, l'unique grande corruption intime, l'unique grand instinct de vengeance, pour qui aucun moyen n'est assez venimeux, assez secret, assez souterrain, assez mesquin je l'appelle l'immortelle flétrissure de l'humanité ... » [Ich heisse das Christenthum den Einen grossen Fluch, die Eine grosse innerlichste Verdorbenheit, den Einen grossen Instinkt der Rache, dem kein Mittel giftig, heimlich, unterirdisch, klein genug ist, — ich heisse es den Einen unsterblichen Schandfleck der Menschheit…]


Ecce Homo, [1888] 1908

« Pourquoi je suis si avisé [Klug] », § 1 : " « Dieu », « immortalité de l'âme », « salut », « au-delà », autant de notions pour lesquelles je n'ai jamais eu ni temps, ni attention à perdre, même dans mon enfance — peut-être n'ai-je jamais été assez enfant pour cela ? — Je n'ai jamais vécu l'athéisme ni comme une aboutissement, ni, encore moins, comme une expérience marquante : chez moi, il se conçoit d'instinct. Je suis trop curieux, trop voué aux problèmes, trop irrévérencieux, pour me satisfaire d'une réponse si grossièrement plate. Dieu est une réponse grossière, une indélicatesse à l’égard des penseurs que nous sommes, – au fond c’est même une grossière interdiction [cf Sigmund Freud, L’Avenir d’une illusion, IX] qui nous est faite : « Tu ne dois pas penser !... » " [„Gott“, „Unsterblichkeit der Seele“, „Erlösung“, „Jenseits“ lauter Begriffe, denen ich keine Aufmerksamkeit, auch keine Zeit geschenkt habe, selbst als Kind nicht, — ich war vielleicht nie kindlich genug dazu? — Ich kenne den Atheismus durchaus nicht als Ergebniss, noch weniger als Ereigniss: er versteht sich bei mir aus Instinkt. Ich bin zu neugierig, zu fragwürdig, zu übermüthig, um mir eine faustgrobe Antwort gefallen zu lassen. Gott ist eine faustgrobe Antwort, eine Undelicatesse gegen uns Denker —, im Grunde sogar bloss ein faustgrobes Verbot an uns: ihr sollt nicht denken!…]

§ 3 : Stendhal, une des plus belles rencontres fortuites de ma vie  [...] athée sincère, une espèce rare, rare et presque introuvable en France, soit dit sans offenser Proper Mérimée... Peut-être même suis-je jaloux de Stendhal ? Il m'a devancé en faisant le meilleur mot d'athée, un mot qui pourrait être de moi : " La seule excuse de Dieu, c'est qu'il n'existe pas... [rapporté par Mérimée] " Moi-même, j'ai dit quelque part : "Quelle fut, jusqu'à présent, la principale objection à l'existence ? Dieu... [Stendhal, einer der schönsten Zufälle meines Lebens — [...] ehrlicher Atheist, eine in Frankreich spärliche und fast kaum auffindbare species, — Prosper Mérimée in Ehren… Vielleicht bin ich selbst auf Stendhal neidisch? Er hat mir den besten Atheisten-Witz weggenommen, den gerade ich hätte machen können: „die einzige Entschuldigung Gottes ist, dass er nicht existirt“… Ich selbst habe irgendwo gesagt: was war der grösste Einwand gegen das Dasein bisher? Gott]

§ 10 : « On me demandera pourquoi au juste j'ai raconté toutes ces choses mineures, et, selon l'opinion courante, insignifiantes : je me nuis d'autant plus que j'ai de grandes tâches à remplir. Réponse : ces choses mineures   alimentation, lieu, climat, délassements, toute la casuistique de l'égoïsme — sont infiniment plus importantes que tout ce qu'on a jusqu'à présent tenu pour important. C'est justement par cela qu'une rééducation doit débuter. Ce que l'humanité a jusqu'ici pris au sérieux, ce ne sont même pas des réalités, mais de simples chimères, ou, à strictement parler, des mensonges nés des mauvais instincts de natures malades et, au sens le plus profond,  nuisibles  toutes ces notions de "Dieu", '"âme", "vertu", "péché", '"au-delà", "vérité", "vie éternelle"... Mais c'est en elles que l'on a cherché la grandeur de la nature humaine, sson caractère "divin"... Toutes les questions de la politique, de l'organisation sociale, de l'éducation ont été faussées à la base par le fait que l'on a pris pour de grands hommes les hommes les plus nuisibles, que l'on a enseigné à mépriser les "petites choses", je veux dire les conditions élémentaires de la vie même...» [Man wird mich fragen, warum ich eigentlich alle diese kleinen und nach herkömmlichem Urtheil gleichgültigen Dinge erzählt habe; ich schade mir selbst damit, um so mehr, wenn ich grosse Aufgaben zu vertreten bestimmt sei. Antwort: diese kleinen Dinge — Ernährung, Ort, Clima, Erholung, die ganze Casuistik der Selbstsucht — sind über alle Begriffe hinaus wichtiger als Alles, was man bisher wichtig nahm. Hier gerade muss man anfangen, umzulernen. Das, was die Menschheit bisher ernsthaft erwogen hat, sind nicht einmal Realitäten, blosse Einbildungen, strenger geredet, Lügen aus den schlechten Instinkten kranker, im tiefsten Sinne schädlicher Naturen heraus — alle die Begriffe „Gott“, „Seele“, „Tugend“, „Sünde“, „Jenseits“, „Wahrheit“, „ewiges Leben“… Aber man hat die Grösse der menschlichen Natur, ihre „Göttlichkeit“ in ihnen gesucht… Alle Fragen der Politik, der Gesellschafts-Ordnung, der Erziehung sind dadurch bis in Grund und Boden gefälscht, dass man die schädlichsten Menschen für grosse Menschen nahm, — dass man die „kleinen“ Dinge, will sagen die Grundangelegenheiten des Lebens selber verachten lehrte…]

« Ainsi parlait Zarathoustra », § 4 : « je voulus aller à Aquila, l'antithèse de Rome, fondée par hostilité à Rome, une ville telle que j'en fonderai un jour une, en souvenir d'un athée et anticlérical comme il faut , de l'un de ceux dont je me sens le plus proche, le grand empereur Hohenstaufen Frédéric II. » [ich wollte nach Aquila, dem Gegenbegriff von Rom, aus Feindschaft gegen Rom gegründet, wie ich einen Ort dereinst gründen werde, die Erinnerung an einen Atheisten und Kirchenfeind comme il faut, an einen meiner Nächstverwandten, den grossen Hohenstaufen-Kaiser Friedrich den Zweiten.]

« Pourquoi je suis un destin », § 1  : « Il n'y a rien en moi du fondateur de religion. Les religions sont affaire de populace, et après avoir été au contact d'hommes de religion, j'éprouve le besoin de me laver les mains... Je ne veux pas de croyants, je crois que j'ai trop de malice pour " croire " moi-même en moi, et je ne m'adresse jamais aux masses... »
§ 8 : Le concept [Begriff] "Dieu", inventé comme concept opposé à la vie – et, en elle, tout ce qui est nuisible, empoisonné, négateur, toute la haine mortelle contre la vie, tout cela ramené à une scandaleuse unité ! Le concept "au-delà", "monde vrai", inventé pour déprécier l’unique monde qui existe, pour ne plus conserver pour notre réalité terrestre aucun but, aucune raison, aucune tâche ! Le concept "âme", "esprit", et, pour finir, "âme immortelle", inventée afin de mépriser le corps, de le rendre malade – "saint" ! – d’opposer une effrayante insouciance à tout ce qui, dans la vie, mérite le sérieux : les questions d’alimentation, de logement, de régime intellectuel, de traitement des malades, d’hygiène, de climat ! Au lieu de la santé, le "salut de l’âme" – je veux dire une folie circulaire [en français dans le texte] qui oscille entre les convulsions de la pénitence et l’hystérie de la rédemption ! Le concept de "péché" inventé, en même temps que l’instrument de torture qui la complète, la notion de "libre arbitre", à seule fin d’égarer les instincts, de faire de la méfiance envers les instincts une seconde nature ! »


B / Reprise des passages relatifs à l'islam :

Voir dans le Dictionnaire Nietzsche dirigé par Dorian Astor l'entrée :

" Islam ", cc. 502b-503b, par Fabrice de Salies (plutôt décevant et bien succinct)

Aurore :
V, § 496 : Le principe mauvais. " Platon pensait faire pour tous les Grecs ce que fit plus tard Mahomet pour ses Arabes : fixer les coutumes importantes ou mineures et surtout le mode de vie journalier de chacun. Ses idées étaient sûrement aussi réalisables que le furent celles de Mahomet : des idées beaucoup plus incroyables encore, celles du christianisme, se sont bien montrées réalisables. " [In ihm und mit seiner Hülfe gedachte Plato für alle Griechen Das zu thun, was Muhammed später für seine Araber that: die grossen und kleinen Bräuche und namentlich die tägliche Lebensweise von Jedermann festzusetzen. Möglich waren seine Gedanken, so gewiss die des Muhammed möglich waren: sind doch viel unglaublichere, die des Christenthums, als möglich bewiesen worden!]

V, § 549 : " Fuite devant soi-même ". " Chez les représentants suprêmes du besoin d'action, on pourrait trouver la preuve de cette assertion [le besoin d'action comme fuite devant soi-même] : considérons comme il convient, avec le savoir et l'expérience d'un psychiatre — que quatre des hommes les plus assoiffés d'action de tous les temps ont été des épileptiques (à savoir Alexandre, César, Mahomet et Napoléon) : tout comme Byron, lui aussi, souffrait de ce mal." [Bei den höchsten Exemplaren des Thatendranges möchte der Satz sich beweisen lassen: man erwäge doch, mit dem Wissen und den Erfahrungen eines Irrenarztes, wie billig, — dass Vier von den Thatendurstigsten aller Zeiten Epileptiker gewesen sind (nämlich Alexander, Cäsar, Muhammed und Napoleon): so wie auch Byron diesem Leiden unterworfen war.]

Fragments posthumes, 1881 :
M III 4a, automne 1881 : 15[17] :
« Mon orgueil consiste en ce que "j'ai une origine" - c’est pourquoi je n’ai pas besoin de gloire. En tout ce qui pouvait émouvoir Zoroastre, Moïse, Mahomet [Muhamed], Jésus, Platon, Brutus, Spinoza, Mirabeau, moi aussi d’ores et déjà j’étais vivant et pour maintes choses ce n’est qu’en moi que vient au jour ce qui nécessitait quelques millénaires pour passer de l’état embryonnaire à celui de pleine maturité. Nous sommes les premiers aristocrates de l’esprit — à partir de maintenant que commence le sens historique. »

[Im Alterthum hatte jeder höhere Mensch die Begierde nach dem Ruhme — das kam daher, daß jeder mit sich die Menschheit anzufangen glaubte und sich genügende Breite und Dauer nur so zu geben wußte, daß er sich in alle Nachwelt hinein dachte, als mitspielenden Tragöden der ewigen Bühne. Mein Stolz dagegen ist „ich habe eine Herkunft“ — deshalb brauche ich den Ruhm nicht. In dem, was Zarathustra, Moses, Muhamed Jesus Plato Brutus Spinoza Mirabeau bewegte, lebe ich auch schon, und in manchen Dingen kommt in mir erst reif an’s Tageslicht, was embryonisch ein paar Jahrtausende brauchte. Wir sind die ersten Aristokraten in der Geschichte des Geistes — der historische Sinn beginnt erst jetzt.]


Fragments posthumes, 1888 :

W II 5, printemps 1888 :
14[180] : « Le mahométisme, en tant que c'est une religion pour des hommes, a un profond mépris pour la sentimentalité et l’hypocrisie du christianisme … une religion de femmes, comme il la ressent – » [der Muhammedanismus, als eine Religion für Männer, hat eine tiefe Verachtung für die Sentimentalität und Verlogenheit des Christenthums… einer Weibs-Religion, als welche er sie fühlt —]

14[204] : " Le mahométisme a à son tour appris du Christ : l'utilisation de l'au-delà comme instrument de punition. " [Muhammedanismus hat von den Christen wiederum gelernt : die Benutzung des „Jenseits“ als Straf-Organ. Cela, ainsi que le § 42 de L'Antéchrist, montre que l'usage polémique que fait Nietzsche de l'islam contre le christianisme ne le retient pas de le rejeter en tant que religion.]

L'Antéchrist, 1888, 1894 :

§ 42 : « Quel est tout ce que, plus tard, Mahomet prit au christianisme ? L'invention de Paul, son moyen de la tyrannie des prêtres, de la formation de troupeaux : la croyance en l'immortalité — cela s'appelle la doctrine du "Jugement". » [Was allein entlehnte später Muhamed dem Christenthum? Die Erfindung des Paulus, sein Mittel zur Priester-Tyrannei, zur Heerden-Bildung den Unsterblichkeits-Glauben — das heisst die Lehre vom „Gericht“…].

§ 59 : « " Oh, ils sont malins, malins jusqu'à la sainteté, ce Messieurs les Pères de l'Église ! Ce qui leur manque, c'est tout autre chose. La nature les a mal partagés : — elle a oublié de leur attribuer un petit capital d'instincts respectables, correct, propres... Entre nous, ce ne sont pas même des hommes... Si l’Islam méprise le christianisme, il a là mille fois raison : l’Islam présuppose des hommes… » [oh sie sind klug, klug bis zur Heiligkeit, diese Herrn Kirchenväter! Was ihnen abgeht, ist etwas ganz Anderes. Die Natur hat sie vernachlässigt, — sie vergass, ihnen eine bescheidene Mitgift von achtbaren, von anständigen, von reinlichen Instinkten mitzugeben… Unter uns, es sind nicht einmal Männer…Wenn der Islam das Christenthum verachtet, so hat er tausend Mal Recht dazu: der Islam hat Männer zur Voraussetzung…]

§ 60 (2) : « Le christianisme nous a frustrés de la moisson de la culture antique, et, plus tard, il nous a encore frustrés de celle de la culture de l'islam. Le merveilleux monde culturel maure d'Espagne, au fond plus proche de nous, parlant plus à nos sens et à notre goût que Rome et la Grèce, a été foulé aux pieds (et je préfère ne pas penser par quels pieds !) — Pourquoi ? Parce qu'il devait le jour à des instincts aristocratiques, à des instincts virils, parce qu'il disait oui à la vie, avec en plus les exquis raffinements de la vie maure (3) !... Les Croisés combattirent plus tard quelque chose devant quoi ils auraient mieux fait de se prosterner dans la poussière — une civilisation en comparaison de laquelle même notre XIXe siècle semblerait pauvre et retardataire.[...] Le christianisme, l'alcool — les deux grands moyens de corruption... En soi, on ne devrait même pas avoir à choisir entre l'islam et le christianisme, pas plus qu'entre un Arabe et un Juif. La réponse est donnée d'avance : ici, nul ne peut choisir librement. Soit on est un tchandala, soit on ne l'est pas. « Guerre à outrance avec Rome ! Paix et amitié avec l’Islam. » C'est ce qu'a senti, c'est ce qu'a fait ce grand esprit fort, le seul génie parmi les empereurs allemands, [l'empereur des Romains] Frédéric II (5). » [Das Christenthum hat uns um die Ernte der antiken Cultur gebracht, es hat uns später wieder um die Ernte der Islam-Cultur gebracht. Die wunderbare maurische Cultur-Welt Spaniens, uns im Grunde verwandter, zu Sinn und Geschmack redender als Rom und Griechenland, wurde niedergetreten — ich sage nicht von was für Füssen — warum? weil sie vornehmen, weil sie Männer-Instinkten ihre Entstehung verdankte, weil sie zum Leben Ja sagte auch noch mit den seltnen und raffinirten Kostbarkeiten des maurischen Lebens!… Die Kreuzritter bekämpften später Etwas, vor dem sich in den Staub zu legen ihnen besser angestanden hätte, — eine Cultur, gegen die sich selbst unser neunzehntes Jahrhundert sehr arm, sehr „spät“ vorkommen dürfte. — Freilich, sie wollten Beute machen: der Orient war reich… Man sei doch unbefangen! Kreuzzüge — die höhere Seeräuberei, weiter nichts! — Der deutsche Adel, Wikinger-Adel im Grunde, war damit in seinem Elemente: die Kirche wusste nur zu gut, womit man deutschen Adel hat… Der deutsche Adel, immer die „Schweizer“ der Kirche, immer im Dienste aller schlechten Instinkte der Kirche, — aber gut bezahlt… Dass die Kirche gerade mit Hülfe deutscher Schwerter, deutschen Blutes und Muthes ihren Todfeindschafts-Krieg gegen alles Vornehme auf Erden durchgeführt hat! Es giebt an dieser Stelle eine Menge schmerzlicher Fragen. Der deutsche Adelfehlt beinahe in der Geschichte der höheren Cultur: man erräth den Grund… Christenthum, Alkohol — die beiden grossen Mittel der Corruption… An sich sollte es ja keine Wahl geben, Angesichts von Islam und Christenthum, so wenig als Angesichts eines Arabers und eines Juden. Die Entscheidung ist gegeben, es steht Niemandem frei, hier noch zu wählen. Entweder ist man ein Tschandala oder man ist es nicht… „Krieg mit Rom auf’s Messer! Friede, Freundschaft mit dem Islam“: so empfand, so that jener grosse Freigeist, das Genie unter den deutschen Kaisern, Friedrich der Zweite. Wie? muss ein Deutscher erst Genie, erst Freigeist sein, um anständig zu empfinden? — Ich begreife nicht, wie ein Deutscher je christlich empfinden konnte…]



Variantes établies par Giorgio Colli et Mazzino Montinari.
Traduction Jean-Claude Hémery

C / NOTE SUR MES INDEXATIONS DE NIETZSCHE

   Les notes et les indications entre [ ] sont de moi, sauf les phrases entièrement en allemand qui sont l'original nietzschéen. La traduction est le plus souvent revue vers une plus grande littéralité à partir de celle des éditions Gallimard, Œuvres philosophiques complètes et de la collection GF-Flammarion.

Traducteurs de cette édition Gallimard : Anne-Sophie Astrup, Henri-Alexis Baatsch, Jean-Louis Backès, Pascal David, Maurice de Gandillac, Jean Gratien, Michel Haar, Cornélius Heim, Jean-Claude Hémery, Julien Hervier, Isabelle Hildenbrand, Pierre Klossowski, Philippe Lacoue-Labarthe, Jean Launay, Marc B. de Launay, Jean-Luc Nancy, Robert Rovini, Pierre Rusch.


INDEX NIETZSCHE (1/16) : LES PHILOSOPHES, LA PHILOSOPHIE
INDEX NIETZSCHE (3/16) : "L'ESPRIT LIBRE"
CULTURE ET ÉDUCATION (14/16)

vendredi 12 mai 2023

INDEX NIETZSCHE (3/16) : A / " L'ESPRIT LIBRE ", B / LES JOURNALISTES

PORTAIL DU BLOG


A / Der Freigeist, der freier Geist

B / LES JOURNALISTES



A / Der Freigeist, der freier Geist

Voir aussi l'entrée " Esprit libre " du Dictionnaire Nietzsche, par Guillaume Métayer, colonnes 303b-306b.

   « Les gaillardes élévations d’un esprit libre » (Michel de Montaigne, Essais, II, xii
page 492 de l'édition Villey-Saulnier/PUF/Quadrige, page 518 de
l'édition Balsamo-Magnien-MagnienSimonin/Gallimard/Pléiade)

Fragments posthumes, 1876-1877

N II 1, 1876 : 16[44]  l’esprit libre ne voudra saisir qu’un pan d’un événement. [Der Freigeist wird nur einen Zipfel eines Ereignisses fassen, aber es nicht in seiner ganzen Breite haben wollen (z.B. Krieg — Bayreuth).]
16[55] : L’image de l’esprit libre est restée inachevée au siècle dernier. [Das Bild des Freigeistes ist unvollendet im vorigen Jahrhundert geblieben: sie negirten zu wenig und behielten sich übrig.]

U II 5b, été 1876 : 17[42] :  l’esprit libre tient à la vie active par un lien léger
17[44] : L’esprit libre vit pour l’avenir de l’homme.
1[50] : Fonder des instituts sur le modèle des couvents.
17[58] : L’esprit libre est « divinement jaloux » du stupide bien-être des hommes.
17[93] : L’esprit libre agit peu ; d’où un manque d’assurance devant l’homme de caractère.

U II 5c, oct.-déc. 1876 : 19[77] : Les dix commandements de l’esprit libre
19[107] : Les esprits asservis préfèrent une explication quelconque à aucune. [Es ist in der Art der gebundenen Geister, irgend eine Erklärung keiner vorzuziehn; dabei ist man genügsam. Hohe Cultur verlangt, manche Dinge ruhig unerklärt stehen zu lassen: ἐπέχω.]

Mp XIV 1a, hiver 1876 : 20[11] l’esprit libre est utile aux esprits asservis. [Aus dieser ganzen Betrachtung kann der Freigeist den Beweis entnehmen, dass er auch den gebundenen Geistern nützlich ist.]

Mp XIV 1d, automne 1877 : 25[2] : profonde sensibilité d’esprit libre qui nous rend rétifs à la plus légère pression de l’autorité. [Jeder von uns, den ausgeprägteren Menschen dieses Zeitalters, trägt jene innere freigeisterische Erregtheit mit sich herum, welche in einem, allen früheren Zeiten unzugänglichen Grade uns gegen den leisesten Druck irgend einer Autorität empfindlich und widerspänstig macht.]


Humain, trop humain – Un livre pour esprits libres (1878),

Préface, § 2 : Qu’il puisse y en avoir quelque jour […] c’est bien moi qui serais le dernier à en douter.
§ 4: privilège périlleux de vivre à titre d’expérience et de s’offrir à l’aventure. Ce qui le regarde, ce ne sont plus que des choses qui ont cessé de l’inquiéter.
§ 7 :C'est de ce problème de la hiérarchie que nous pouvons dire qu'il est notre problème à nous, esprits libres.

I " Des principes et des fins ", § 30 : L’esprit libre [Der Freigeist] est tenté par les déductions contraires aux paralogismes les plus répandus.
IV " De l'âme des artistes et écrivains ", § 153 : Effets de l’art, alors qu’il s’est déjà débarrassé de toute métaphysique.

V " Caractères de haute et basse civilisation ", § 225: L’esprit libre, notion relative. Celui qui pense autrement qu’on ne s’y attend de sa part en raison de son origine, de son milieu, de son état et de sa fonction, ou en raison des opinions régnantes de son temps. Il est l’exception, les esprits asservis [die gebundenen Geister] sont la règle. […] Il veut des raisons [Gründe], les autres des croyances.
V, § 227: Du fait que les esprits asservis n’ont de principes que pour leur utilité, ils supposent que chez l’esprit libre les opinions sont aussi un moyen de chercher son avantage et qu’il ne tient pour vrai que tout juste ce qui lui est profitable. [Autrement dit : aux esprits libres, la science - aux esprits asservis, la sociologie de la science.]
V, § 229: Les esprits libres qui portent leur cause au forum [en latin dans le texte] des esprits asservis ont à démontrer qu’il y a toujours eu des esprits libres, donc que la pensée libre a la durée pour elle, ensuite qu’ils ne cherchent pas à être importuns, et enfin qu’à tout prendre ils procurent bien quelques avantages aux esprits asservis; mais comme ils ne sauraient convaincre ceux-ci de ce dernier point, il ne leur sert de rien d’avoir démontré le premier et le deuxième.
V, § 230: L’esprit libre est toujours faible, surtout dans ses actes.
V, § 291: Prudence des esprits libres; ne vivent que pour la connaissance. Ils peuvent espérer descendre assez bas et peut-être aussi voir jusqu’au fond.

VII " Femme et enfant ", § 426 Esprit libre et mariage. : Les esprits libres préféreront voler seuls plutôt que de vivre avec des femmes.
§ 432: Les femmes veulent servir et y trouvent leur bonheur: et l’esprit libre ne veut pas être servi et là est son bonheur.

IX " L'homme seul avec lui-même ", § 637: L’esprit libre peut échapper aux convictions (opinions figées par paresse d’esprit)
§ 638 : Qui est parvenu à la liberté de la raison se sent voyageur sur la Terre.


Opinions et sentences mêlées, 1879,

§ 11. Le pessimisme de l'intelligence.
" Celui qui est véritablement libre d'esprit réfléchira aussi librement sur l'esprit lui-même et ne se dissimulera pas certains traits effrayants qui en concerne la source et la direction. Aussi les autres le qualifieront-ils peut-être de pire ennemi de la libre pensée et lui donneront-ils, injure et épouvantail, le nom de " pessimiste de l'intelligence " : habitués qu'ils sont à baptiser les gens non pas d'après leur force et leur vertu éminentes, mais bien d'après ce qui leur est le plus étranger en eux. " [Der Pessimist des Intellectes. — Der wahrhaft Freie im Geiste wird auch über den Geist selber frei denken und sich einiges Furchtbare in Hinsicht auf Quelle und Richtung desselben nicht verhehlen. Desshalb werden ihn die Andern vielleicht als den ärgsten Gegner der Freigeisterei bezeichnen und mit dem Schimpf- und Schreckwort „Pessimist des Intellectes“ belegen: gewohnt, wie sie sind, Jemanden nicht nach seiner hervorragenden Stärke und Tugend zu nennen, sondern nach dem, was ihnen am fremdesten an ihm ist.]
§ 113: " Comment pourrait-on, dans un livre pour esprits libres, ne pas citer Laurence Sterne [1713-1768, auteur de Tristram Shandy], lui que Goethe a honoré comme l'esprit le plus libre de son siècle ! Puisse-t-il se contenter ici d'être appelé l’écrivain le plus libre de tous les temps [...] Sterne est le grand maître de l’équivoque [Zweideutigkeit].


Le Voyageur et son ombre, 1879,

§ 55 : " Danger du langage pour la liberté de l'esprit.
Chaque mot est un préjugé. "

§ 87 : Mieux écrire, c'est à la fois mieux penser ; trouver toujours quelque chose qui vaut d'être communiqué et savoir le communiquer vraiment ; se prêter à être traduit dans la langue des voisins ; se rendre accessible à l'intelligence des étrangers qui apprennent notre langue ; œuvrer en sorte que tout bien devienne un bien collectif, que tout soit à la disposition des hommes libres ; enfin, préparer, tout lointain qu'il est encore, cet état de choses où les bons Européens recevront, mûre à point, leur grande mission, la direction et la garde de la civilisation terrestre toute entière. - Qui prône le contraire, ne pas se soucier de bien écrire et de bien lire - ces deux vertus croissent et diminuent ensemble - montre en fait aux peuples un chemin pour arriver à être encore plus nationalistes : il aggrave la maladie de ce siècle et est ennemis des bons Européens, ennemi des libres esprits.

§ 182 : Pour examiner si quelqu’un fait partie des esprits libres, on examinera son sentiment pour le christianisme. S’il a à son égard une position autre que critique, nous lui tournerons le dos.


Fragments posthumes 1880-1881,


N V 1, début 1880 : 1[38] : Les esprits libres expérimentent d’autres façons de vivre, inappréciable! les gens moraux laisseraient le monde se dessécher. Les stations-expérimentales de l’Humanité

N V 2, printemps 1880 : 2[1] : De la servitude de l’esprit (nous transposons les phénomènes de la tyrannie et de la servitude politiques dans le domaine de l’esprit) [Von der Knechtschaft des Geistes (wir übertragen die Vorgänge der politischen Tyrannis und Knechtschaft auf das Gebiet des Geistes)]

N V 4, automne 1880 : 6[130] : L’intellect est l’outil de nos pulsions et rien de plus, il ne sera jamais libre [Der Intellekt ist das Werkzeug unserer Triebe und nichts mehr, er wird nie frei. Er schärft sich im Kampf der verschiedenen Triebe, und verfeinert die Thätigkeit jedes einzelnen Triebes dadurch. In unserer größten Gerechtigkeit und Redlichkeit ist der Wille nach Macht, nach Unfehlbarkeit unserer Person: Skepsis ist nur in Hinsicht auf alle Autorität, wir wollen nicht düpirt sein, auch nicht von unseren Trieben! Aber was eigentlich will denn da nicht? Ein Trieb gewiß!]

N V 5, hiver 1880-1881 : 8[79] : L’existence de l’Église assure encore aux esprits libres la liberté face à la science


Aurore. Pensées sur les préjugés moraux, 1881,

I, § 56 : L’esprit libre estime l’aptitude à changer d’opinion
III, § 192 : Luttait en France avec de grands hommes
IV, § 209 : On examine au microscope la vie des moralistes à l’esprit libre.
V, § 562 : Tragédie dont les esprits libres sont les agents : ceux qui voient un être cher abandonner leur foi.


Le Gai Savoir , 1882, 1887 pour V,

III
, § 180 : Le bon temps des esprits libres. Les esprits libres prennent leurs libertés aussi à l’égard de la science – et provisoirement on les leur accorde – tant que l’Église tient debout! –.
V " Nous, sans peur ", § 343 : Ce que signifie notre gaieté d'esprit. [...] Nous, philosophes et « esprits libres », nous sentons, à la nouvelle que le « vieux dieu » est « mort », comme baignés par les rayons d'une nouvelle aurore ; notre cœur en déborde de reconnaissance, d'étonnement, de pressentiment, d'attente, — l'horizon nous semble enfin redevenu libre, même s'il n'est pas limpide, nos navires peuvent de nouveau courir les mers, courir à la rencontre de tous les dangers, toutes les entreprises risquées de l'homme de connaissance sont de nouveau permises, la mer, notre mer, nous offre de nouveau son grand large, peut-être n'y eut-il jamais encore pareil « grand large ».

V, § 347: " On pourrait penser un plaisir et une force de l'autodétermination, une liberté de la volonté par lesquels un esprit congédie toute croyance, tout désir de certitude, entraîné qu'il est à se tenir sur des cordes et des possibilités légères et même à danser jusque sur le bord des abîmes. Un tel esprit serait. l"esprit libre par excellence. "[wäre eine Lust und Kraft der Selbstbestimmung, eine Freiheit des Willens denkbar, bei der ein Geist jedem Glauben, jedem Wunsch nach Gewissheit den Abschied giebt, geübt, wie er ist, auf leichten Seilen und Möglichkeiten sich halten zu können und selbst an Abgründen noch zu tanzen. Ein solcher Geist wäre der freie Geist par excellence.]


Ainsi parlait Zarathoustra (1884),
Prologue, § 4: J’aime celui qui est d’un libre esprit et d’un cœur libre ;
II, « Des illustres sages » : Ce que hait le peuple, c’est l’esprit libre.


Fragments posthumes, 1885-1886,
W I 6a, juin-juillet 1885 : Où sont de nos jours les esprits libres? Qu’on me montre aujourd’hui un esprit libre! – Eh bien! Ne parlons pas si haut! La solitude est de nos jours plus riche de secrets, plus solitaire que jamais … En fait, j’ai appris entre-temps que l’esprit libre devait nécessairement être ermite.

W I 7a, août-septembre 1885: [59] : " Que sont des esprits libres ? " Parmi les signes les plus distinctifs d’un esprit libre, je compterais le fait qu’il préfère aller seul, voler seul, ramper seul.

W I 8, automne 1885 – automne 1886 : Les "esprits libres" – c’est-à-dire immoraux.


Par-delà Bien et Mal, 1886,

Préface : Nous, bons Européens et libres, très libres esprits.

II, « L’esprit libre » [Der freie Geist.]
II, § 29 : Être indépendant est l’affaire d’un très petit nombre, c’est un privilège des forts.
§ 39 : Esquisse du philosophe à l’esprit libre : dureté et ruse. Stendhal : il faut être sec, clair, sans illusion.
§ 44 : Ils seront de libres, très libres esprits, ces philosophes de l’avenir, tout aussi certainement qu’ils ne seront pas seulement des esprits libres, mais quelque chose de plus, de plus élevé, de plus grand, de radicalement autre.
Nous sommes autre chose que des " libres penseurs ", " liberi pensatori ", " Freidenker " ou quel que soit le nom que ces excellents défenseurs des " idées modernes " aiment à se donner.

III " Le phénomène religieux ", § 61: le philosophe tel que les esprits libres le comprennent se servira des religions pour son œuvre de sélection et d’éducation.

IV, § 87 : Cœur enchaîné, esprit libre.
§ 105 : A la « religion de la connaissance »
V, § 116 : Nous placerons notre espérance dans de nouveaux philosophes […] puis-je vous le dire tout haut à vous, les esprits libres?
VI, § 211 : Le vrai philosophe doit avoir été un esprit libre
VII, § 227 : La probité [Redlichkeit] - à supposer que ce soit la vertu dont nous ne pouvons nous affranchir, nous, les esprits libres -, cette probité, nous voulons la cultiver en nous avec toute notre méchanceté et tout notre amour, nous ne nous lasserons pas de nous « accomplir » dans notre vertu, qui seule nous est restée ; puisse son éclat s'étendre un jour, comme un rayon vespéral, ironique et doré, sur cette civilisation vieillissante et son morne, son triste sérieux ! Et si notre probité en vient à se lasser et soupire et s'étire et nous juge trop durs, si elle réclame l'existence confortable et douillette d'un vice aimable, restons durs, nous les derniers stoïciens !
§ 230 : Non pas la cruauté, mais une excessive sincérité, notre sincérité de libres, très libres esprits.
IX, § 270 : Il est des esprits libres et insolents qui voudraient cacher et nier qu’ils sont des cœurs brisés.


Généalogie de la morale (1887),
III, § 7 : Pour tout « esprit libre » devrait venir l’heure de la réflexion.
§ 24 : Ils sont encore loin d’être des esprits libres, car ils croient encore à la vérité… Lorsque les Croisés se heurtèrent en Orient à l’ordre invincible des Assassins, à cet ordre des esprits libres par excellence […] cette devise réservée aux seuls grades supérieurs comme leur secretum : " Rien n’est vrai, tout est permis "; voilà ce qui s’appelle la liberté de l’esprit.


L’Antéchrist (1894),
§ 13 : Nous les esprits libres, nous sommes déjà une réévaluation [Umwertung] de toutes les valeurs, une vivante et triomphante déclaration de guerre aux anciennes notions de "vrai" et de "faux".


Ecce homo (1908),
" Humain, trop humain ", § 1: esprit libre : esprit qui s’est libéré, qui a repris possession de lui-même. [In keinem andren Sinne will das Wort „freier Geist“ hier verstanden werden: ein freigewordner Geist, der von sich selber wieder Besitz ergriffen hat.]
" Le Gai savoir ": unité du troubadour, du chevalier et de l’esprit libre, qui distingue si nettement de toutes les cultures équivoques cette admirable culture provençale de haute époque.

INDEX NIETZSCHE (3/13) : LES SOCIALISTES


B / LES JOURNALISTES


Voir aussi la très brève entrée " Journalisme " du Dictionnaire Nietzsche, colonnes 513a-513b, par Fabrice de Salies ; elle ne situe pas le point de vue de Nietzsche dans l'anti-journalisme de son époque (voir en bas de cette page).


La Naissance de la tragédie à partir de l'esprit de la musique, (1872),
§ 20 : « le " journaliste ", cet esclave en papier du jour, a pu triompher du professeur dans tous les domaines de la culture » [der „Journalist“, der papierne Sclave des Tages, in jeder Rücksicht auf Bildung den Sieg über den höheren Lehrer davongetragen hat]


Sur l’avenir de nos établissements d’enseignement [Conférences], 1874,


I [16 janvier 1872] : cette couche de colle visqueuse qui s’est glissée à présent entre les sciences, le journalisme, croit y remplir sa tâche [celle de l'homme de science]

Le journalisme est le confluent de deux directions : élargissement et réduction se donnent ici la main ; le journal se substitue à la culture

Le journaliste, le maître de l’instant, a pris la place du grand génie, du guide établi pour toujours, de celui qui délivre de l'instant

Le monde hellénique, la véritable patrie de la culture

II [6 février 1872] : le gymnasium enseigne non pour la culture [Bildung] mais seulement pour l’érudition ; il prend depuis peu l’allure de ne plus enseigner pour l’érudition, mais pour le journalisme [die Journalistik].

V [23 mars 1872] : œuvre de séduction du peuple que poursuivent les journalistes.


Schopenhauer éducateur, 1874,

§ 4 : « L'on n'a même plus idée de ce qui sépare le sérieux de la philosophie du sérieux d'un journal. C'es gens-là [aussi des hommes réputés pensants et honorables] ont perdu le dernier vestige, non seulement de toute pensée philosophique, mais aussi de toute pensée religieuse, et en lieu et place, ce qu'ils ont acquis, ce n'est pas l'optimisme, c'est le journalisme, l'esprit — et l'absence d'esprit — du jour et des journaux. » [ja die alles Ernstes davon sprechen, dass seit ein paar Jahren die Welt corrigirt sei [...] ein Beweis dafür, dass man gar nicht mehr ahnt, wie weit der Ernst der Philosophie von dem Ernst einer Zeitung entfernt ist. Solche Menschen haben den letzten Rest nicht nur einer philosophischen, sondern auch einer religiösen Gesinnung eingebüsst und statt alle dem nicht etwa den Optimismus, sondern den Journalismus eingehandelt, den Geist und Ungeist des Tages und der Tageblätter.]

§ 8 : C’est l’esprit des journalistes qui se presse toujours plus à l’Université, et il n’est pas rare que ce soit sous le nom de philosophie.
Langage et opinions de nos répugnantes gazettes littéraires.


Fragments posthumes, 1872-1874,


P I 20b, été 1872 – début 1873 : 19[22] : " Aujourd’hui, personne ne sait à quoi ressemble un bon livre, il faut le leur montrer : ils ne comprennent pas la composition. La presse [Die Presse] ruine de plus en plus le sens [Gefühl] de ces choses-là. "

U II 1, printemps-automne 1873 :
27[28] : Interdiction policière de toute page de journal contenant la moindre faute de langage.[Polizeiliches Verbieten eines Zeitungsblattes, das den geringsten sprachlichen Fehler hat.]
27[62] : Il [David Strauss] parle comme un homme qui lirait les journaux tous les jours. [Er redet wie ein Mensch, der täglich die Zeitungen liest.]

Mp XIII 3, printemps-été 1874 : 35[12] : cette sous-culture du monde et du devenir […] se concrétise dans l’essence infâme du journaliste, de l’esclave des trois M. (1) : du moment, des opinions [Meinungen] et des modes ; et plus un individu s’apparente à cette culture, plus il ressemblera à un journaliste. Or ce que la philosophie a de plus précieux, c’est précisément d’enseigner sans cesse le contraire de tout ce qui est journalistique [Journalistischen].
1. Cf Vigny : " Il n’y a qu’une devise pour tous les journaux. Je n’en ai lu un dans ma vie qui n’y fût soumis : Médiocrité, mensonge, méchanceté. " Alfred de Vigny, Journal d’un poète, 14 mai 1832. Le nom de Vigny ne figure que deux fois dans les écrits de Nietzsche, dans les fragments posthumes de 1887-1888.


Humain, trop humain, 1878,


II " Histoire des sentiments moraux ", § 81 : le journaliste qui égare l’opinion publique par de menues malhonnêtetés. [welcher mit kleinen Unredlichkeiten die öffentliche Meinung irre führt.]

V " Signes de haute et de basse culture ", § 261 : jugements des journalistes et feuilletonistes qui agissent sur la masse. [die Urtheile der auf die Masse wirkenden Tages- und Zeitschriftsteller]

VIII " Coup d'œil sur l'État ", § 447 : La puissance de la presse vient de ce que chaque individu à son service ne se sent que fort peu de liens et d’obligations […] quiconque a de l’argent et de l’influence peut, de toute opinion, faire une opinion publique. [Die Macht der Presse besteht darin, dass jeder Einzelne, der ihr dient, sich nur ganz wenig verpflichtet und verbunden fühlt. [...] kann Einer, der Geld und Einfluss hat, jede Meinung zur öffentlichen machen.]


Fragment posthume, 1878,
N II 5, printemps-été 1878 : 27[2] : " On fait du bruit autour d'événements tout à fait insignifiants comme l'attentat [contre l'Empereur Guillaume Ier]. La presse est la fausse alarme permanente. " [Über ganz leere Ereignisse wie das Attentat, wird Lärm gemacht. Die Presse ist der permanente falsche Lärm.]


Opinions et sentences mêlées, 1879,

§ 321. La presse.
« Si l'on considère comment tous les grands événements politiques, de nos jours encore, se glissent de façon furtive et voilée sur la scène, comment ils sont recouverts par des épisodes insignifiants à côté desquels ils paraissent mesquins, comment ils ne montrent leurs effets en profondeur et ne font trembler le sol que longtemps près s'être produits, quelle signification peut-on accorder à la presse, telle qu'elle est maintenant, avec ce souffle qu'elle prodigue quotidiennement à crier, à étourdir, à exciter, à effrayer ? — est-elle plus que la fausse alerte permanente qui détourne les oreilles et les sens dans une fausse direction ? » [Die Presse. — Erwägt man, wie auch jetzt noch alle grossen politischen Vorgänge sich heimlich und verhüllt auf das Theater schleichen, wie sie von unbedeutenden Ereignissen verdeckt werden und in ihrer Nähe klein erscheinen, wie sie erst lange nach ihrem Geschehen ihre tiefen Einwirkungen zeigen und den Boden nachzittern lassen, — welche Bedeutung kann man da der Presse zugestehen, wie sie jetzt ist, mit ihrem täglichen Aufwand von Lunge, um zu schreien, zu übertäuben, zu erregen, zu erschrecken, — ist sie mehr als der permanente blinde Lärm, der die Ohren und Sinne nach einer falschen Richtung ablenkt?]


Fragments posthumes, 1882,

Z I 1, été-automne 1882 : 3[1], 168. " Encore un siècle de journaux — et tous les mots pueront. " [Noch ein Jahrhundert Zeitungen — und alle Worte stinken. Cf AsZ I : " Noch ein Jahrhundert Leser — und der Geist selber wird stinken. Encore un siècle de lecteurs — et l’esprit lui-même puera. "]


Ainsi parlait Zarathoustra (1883-1885),

I, " Lire et écrire ": " Les paresseux qui lisent [...] Encore un siècle de lecteurs — et l’esprit lui-même puera. " [N. parle ici de la lecture en général, ce qui inclut la lecture des journaux.]
I, " La nouvelle idole ", " Voyez donc ces superflus ! Ils sont toujours malades, ils vomissent leur bile et appellent ça journal. " [Seht mir doch diese Überflüssigen! Krank sind sie immer, sie erbrechen ihre Galle und nennen es Zeitung.].


Fragments posthumes, 1884-1885,

W I 1, printemps 1884 : 25 [134] : " 1) Mépris profond pour ceux qui travaillent dans la presse. " [1) Tiefe Verachtung gegen die an der Presse Arbeitenden.]


N VII 1, avril-juin 1885 : 34[65] : L’accroissement général de la grossièreté de l’esprit européen […] effet de la lecture des journaux.
On veut le confort et l’ébriété quand on lit : la plupart des choses qu’on lit relèvent du journalisme ou du genre journalistique.
La liberté de la presse met le style et finalement l’esprit à terre. [Fernandino] Galiani le savait déjà il y a cent ans. [Die allgemeine Vergröberung des europäischen Geistes, ein gewisses täppisches Geradezu, welches sich gerne als Geradheit, Redlichkeit oder Wissenschaftlichkeit rühmen hört: das gehört der Herrschaft des Gedankens des demokratischen Zeitgeistes und seiner feuchten Luft: noch bestimmter — es ist die Wirkung des Zeitungslesens. Bequemlichkeit will man oder Betrunkenheit, wenn man liest: bei weitem das Meiste, was gelesen wird, ist Zeitung oder Zeitungs-Art. Man sehe unsere Revuen, unsere gelehrten Zeitschriften an: jeder, der da schreibt, redet wie vor „ungewählter Gesellschaft“, und läßt sich gehn, oder vielmehr sitzen, auf seinem Lehnstuhle. — Da hat es Einer schlimm, welcher am meisten Werth auf die Hinter-gedanken legt und mehr als alles Ausgesprochene die Gedankenstriche in seinen Büchern liebt. — Die Freiheit der Presse richtet den Stil zu Grunde und schließlich den Geist: das hat vor 100 Jahren schon Galiani gewußt. — Die „Freiheit des Gedankens“ richtet die Denker zu Grunde. — Zwischen Hölle und Himmel, und in der Gefahr von Verfolgungen Verbannungen ewigen Verdammnissen und ungnädigen Blicken der Könige und Frauen war der Geist biegsam und verwegen geworden: wehe, wozu wird heute der „Geist“!]

W I 3a, mai-juillet 1885 : 35[9] : " Ironie à l’égard du « Journalisme » et de sa culture. Souci que les hommes de science ne deviennent pas des littérateurs. Nous [les bons Européens] méprisons toute culture qui va de pair avec la lecture des journaux ou même avec le fait d’écrire dans les journaux. " [Abseits, wohlhabend, stark: Ironie auf die „Presse“ und ihre Bildung. Sorge, daß die wissenschaftlichen Menschen nicht zu Litteraten werden. Wir stehen verächtlich zu jeder Bildung, welche mit Zeitungslesen oder gar -schreiben sich verträgt.]

W I 7a, août-septembre 1885 : 40[59] :


Par-delà Bien et Mal, 1886,

Préface : " L' Européen ressent cette tension [produite par le combat contre l'oppression millénaire de l'Église chrétienne] comme un état de détresse, et l'on compte déjà deux tentative de grande envergure pour détendre l'arc : d'abord le jésuitisme, ensuite les Lumières démocratiques, qui grâce à la liberté de la presse et à la lecture des journaux, pourraient bien aboutir en fait à ce que l'esprit ne se sente plus si aisément lui-même comme une " détresse ". (Les Allemands ont inventé la poudre — saluons ! Mais ils se sont rachetés  — ils ont inventé la presse.) " 

IX " Qu'est-ce qui est aristocratique ? ", § 263 : « Ce demi-monde de l'esprit lecteur de journaux [der zeitunglesenden Halbwelt des Geistes] »


La Généalogie de la morale, 1887,

III " Que signifient les idéaux ascétiques, § 26 : " Dépérissement de l'esprit allemand, dont je cherche la cause dans une nourriture trop exclusivement avec journaux, politique, bière et musique wagnérienne, " [Verödung des deutschen Geistes zusammen, deren Ursache ich in einer allzuausschliesslichen Ernährung mit Zeitungen, Politik, Bier und Wagnerischer Musik suche]


Fragments posthumes, 1887-1888,

W II 3, novembre 1887 – mars 1888 :
11[17] : " Le vomitif matinal, les journaux " [vomitus matutinus der Zeitungen]
11[218] : " Tout journal donne les signes de la perversité humaine la plus épouvantable : un tissu d’horreurs. C’est de ce dégoûtant apéritif que l’homme civilisé accompagne son repas de chaque matin. Tout, en ce monde, sur le crime : le journal, la muraille et le visage de l’homme. – Comment une main pure peut-elle toucher un journal sans une convulsion de dégoût ? " [Les mots en italique sont en français dans le texte ; note de lecture de Charles Baudelaire (*), Mon cœur mis à nu, XLIV ou Journaux intimes, CIII]


* Dégoût  partagé :

MONTESQUIEU : " Il y a une espèce de livres que nous ne connaissons point en Perse, et qui me paraissent ici fort à la mode : ce sont les journaux. La paresse se sent flattée en les lisant : on est ravi de pouvoir parcourir trente volumes en un quart d’heure. [...] Le grand tort qu’ont les journalistes, c’est qu’ils ne parlent que des livres nouveaux : comme si la vérité était jamais nouvelle. Il me semble que, jusqu’à ce qu’un homme ait lu tous les livres anciens, il n’a aucune raison de leur préférer les nouveaux. [...] La plupart des auteurs ressemblent aux poètes, qui souffriront une volée de coups de bâton sans se plaindre ; mais qui, peu jaloux de leurs épaules, le sont si fort de leurs ouvrages, qu’ils ne sauraient soutenir la moindre critique. Il faut donc bien se donner de garde de les attaquer par un endroit si sensible ; et les journalistes le savent bien. Ils font donc tout le contraire ; ils commencent par louer la matière qui est traitée : première fadeur. De là ils passent aux louanges de l’auteur ; louanges forcées : car ils ont affaire à des gens qui sont encore en haleine, tout prêts à se faire faire raison, et à foudroyer à coups de plume un téméraire journaliste. " (Lettres persanes, CIX, 1721).

VOLTAIRE  : " La plupart des journalistes qui s’érigent en arbitres font souvent eux-mêmes les plus violents actes d’hostilité. " Préservatif, I (1738).

" La presse, il le faut avouer, est devenu un des fléaux de la société et un brigandage intolérable. "
Fragment d'une lettre écrite à un membre de l'Académie de Berlin, 15 avril 1752.

ROUSSEAU  : " Vous voilà donc, Messieurs, devenus auteurs périodiques. Je vous avoue que votre projet ne me rit pas autant qu’à vous ; j’ai du regret de voir des hommes faits pour élever des monuments se contenter de porter des matériaux et d’architectes se faire manœuvres. Qu’est-ce qu’un livre périodique ? Un ouvrage éphémère, sans mérite et sans utilité, dont la lecture négligée et méprisée par des gens lettrés, ne sert qu’à donner aux femmes et aux sots de la vanité sans instruction, et dont le sort, après avoir brillé le matin sur la toilette, est de mourir le soir dans la garde-robe."
Jean-Jacques Rousseau, Lettre à des amis de Genève, 1756.

VIGNY
" Il n’y a qu’une devise pour tous les journaux. Je n’en ai lu un dans ma vie qui n’y fût soumis : Médiocrité, mensonge, méchanceté. " Alfred de Vigny, Journal d’un poète, 14 mai 1832. [Cf les trois M de Nietzsche].

« La presse est une bouche forcée d'être toujours ouverte et de parler toujours. De là vient qu'elle dit mille fois plus qu'elle n'a à dire, et qu'elle divague souvent et extravague.» Alfred de Vigny, Journal d'un poète, septembre 1834.

BALZAC : « Il [Lucien] ne se savait pas placé entre deux voies distinctes, entre deux systèmes représentés par le Cénacle et par le Journalisme, dont l’un était long, honorable, sûr ; l’autre semé d’écueils et périlleux, plein de ruisseaux fangeux où devait se crotter sa conscience. Son caractère le portait à prendre le chemin le plus court, en apparence le plus agréable, à saisir les moyens décisifs et rapides. Il ne vit en ce moment aucune différence entre la noble amitié de d’Arthez et la facile camaraderie de Lousteau. Cet esprit mobile aperçut dans le Journal une arme à sa portée, il se sentait habile à la manier, il la voulut prendre. Ébloui par les offres de son nouvel ami dont la main frappa la sienne avec un laissez-aller qui lui parut gracieux, pouvait-il savoir que, dans l’armée de la Presse, chacun a besoin d’amis, comme les généraux ont besoin de soldats !
[;..]
— L’influence et le pouvoir du journal n’est qu’à son aurore, dit Finot, le journalisme est dans l’enfance, il grandira. Tout, dans dix ans d’ici, sera soumis à la publicité. La pensée éclairera tout.
— Elle flétrira tout, dit Blondet en interrompant Finot.
— C’est un mot, dit Claude Vignon.
— Elle fera des rois, dit Lousteau.
— Et défera les monarchies, dit le diplomate.
— Aussi, dit Blondet, si la Presse n’existait point, faudrait-il ne pas l’inventer ; mais la voilà, nous en vivons. » (Honoré de Balzac, Les Illusions perdues, 2e partie, " Un Grand homme de province à Paris ", 1839.

" [...] les vastes et rapides conquêtes de l'erreur, la renommée des mauvaises œuvres ; car ceux qui font profession de prêter des opinions, les journalistes et autres, ne donnent en général que de la fausse marchandise. Ils sont comme les marchands à la toilette, qui pour le carnaval ne louent que de faux bijoux." (Arthur Schopenhauer, Le Monde comme volonté et représentation, Suppléments, chapitre VII).

" Vous avez dû être satisfait du public dont l’instinct a été bien supérieur à la mauvaise science des journalistes " (Charles Baudelaire, lettre à Richard Wagner, 17 février 1760).

MARX : « On croirait jusqu'à présent que la formulation des mythes chrétiens dans l'Empire romain n'avait été possible que parce que l'imprimerie n'était pas encore inventée. C'est tout le contraire. la presse quotidienne et le télégraphe qui répand ses inventions en un clin d'œil dans tout le globe fabriquent plus de mythes en un jour qu'on ne pouvait en fabriquer autrefois en un siècle (et ces veaux de bourgeois les gobent et les diffusent). » ((Karl Marx, lettre au médecin Ludwig Kugelman, 27 juillet 1871).

" Le nom moderne du Mal ? Le journalisme. " (Søren Kierkegaard)
" from entries in Sören Kierkegaards'diaries of the years 1849 and 1850 "
David F. Swenson, " A Danish Thinker's Estimate of Journalism ",
International Journal of Ethics Vol. 38, No. 1 (1927), page 81.

« Il est impossible de parcourir une gazette quelconque, de n'importe quel jour, ou quel mois, ou quelle année, sans y trouver, à chaque ligne, les signes de la perversité humaine la plus épouvantable, en même temps que les vanteries les plus surprenantes de probité, de bonté, de charité, et les affirmations les plus effrontées, relatives au progrès et à la civilisation.
Tout journal, de la première ligne à la dernière, n'est qu'un tissu d'horreurs. Guerres, crimes, vols, impudicités, tortures, crimes des princes, crimes des nations, crimes des particuliers, une ivresse d'atrocité universelle.
Et c'est de ce dégoûtant apéritif que l'homme civilisé accompagne son repas de chaque matin. Tout, en ce monde, sue le crime : le journal, la muraille et le visage de l'homme.
Je ne comprends pas qu'une main puisse toucher un journal sans une convulsion de dégoût. »
Charles Baudelaire, Journaux intimes, CIII (Mon cœur mis à nu).

Gustave Flaubert : « Toutes les fois qu’on a à faire avec la Presse, il faut s’attendre à des sottises, se presser étant le seul principe de ces messieurs. », lettre à Guy de Maupassant, 22 février 1880.

« Quels laboratoires de mensonges que les journaux ! » Edmond Huot de Goncourt, Journal littéraire ..., 8 novembre 1891.

« Journalistes toujours prêts et prêts à tout n’importe quand. » André Gide, Journal, 9 février 1916.

Céline : « Les journaux de droite, du centre et de gauche ... les façons qu'ils peuvent mentir, troufignoler, travestir, exulter, croustiller, vrombir, falsifier, saligoter le tour des choses, noircir, rosir les événements ... » L'École des cadavres, 1938.



Depuis :

L'esprit de démocratie radicalisé (alias correction politique) est selon Alain Finkielkraut, servi par " l'incroyable muflerie des journalistes qui jugent de tout, sans rien lire, sans rien comprendre, avec une ignorance heureuse et en se disant que là ils sont dans le bien ; [mais] le bien n'est jamais donné " .

Il y a près de quarante ans, Guy Hocquenghem (1946-1988) déplorait que règnent, au sujet de la nouvelle droite et d’Alain de Benoist, un maximum de confusion et un minimum d’enquête dans un dossier écrit par « des journalistes qui n’ont visiblement jamais lu une ligne des théoriciens de la "nouvelle droite" » (" Nouvelle droite : l’Impossible universel ", Libération, 5 juillet 1979).

Jessica Abrahams et Brice Couturier ont proposé une déontologie :
1 / Être tout simplement compétents
2 / S’efforcer à la plus grande précision possible.
3 / Cesser de mêler à la relation des faits nos jugements de valeur.
4 / Veiller au pluralisme de l’information, améliorer la diversité d’opinion.
5 / Éviter toute connivence avec le milieu politique.

Éric Zemmour : vœux à la presse, 10 janvier 2022.
« Mesdames et messieurs les journalistes,
Pour mes premiers et derniers vœux à la presse de candidat à l’élection présidentielle, j’aimerais vous dire quelques mots. Et d'abord, je suis heureux de vous présenter ceux qu'on ne vous présente plus, Philippe de Villiers, Laurence Trochu et Guillaume Peltier, et Jacqueline Mouraud que je suis très fier d'avoir à mes cotés.
Dans un an, jour pour jour, je vous inviterai à l’Élysée, et nos relations ne seront plus les mêmes. Vous vous adresserez à moi avec respect, admiration, sollicitude et même un brin d'hypocrisie, comme vous le faites toujours avec les Présidents de la République et, malgré le sens aigu que j’aurai de la gravité de mes très hautes fonctions, je vous répondrai avec une sympathie qui rompra de manière éclatante avec le style de mon prédécesseur : cet illustre emmerdeur, selon l’autoportrait qu’il dresse de lui-même et qui, reconnaissons-le, est d’une saisissante ressemblance.
Toutefois, hélas, la nature solitaire du pouvoir étant ce qu’elle est, je serai Président, vous pas, et il me faudra instaurer entre nous la distance nécessaire à ce que vous disiez de moi : " Il habite la fonction. " Nous verrons bien ! J’ai beau être gaulliste, je vous promets d’être le moins jupitérien possible. C’en sera fini du Président qui répond de la manière la plus vide à vos questions les plus creuses, nous dialoguerons, nous débattrons, et ce ne sera plus l’idéologie qui aura le dernier mot , mais la France.
Et puis, comment pourrais-je vous prendre de haut ? Il y a six mois à peine, j’étais encore l’un d’entre vous. Vous aviez beau me présenter comme " le polémiste d’extrême-droite ", j’étais votre collègue. Vous aviez beau clamer que mon intention de me présenter à la magistrature suprême était un coup de bluff destiné à vendre mon dernier livre, un feu de paille médiatique sans lendemain, vous aviez beau tenter de faire croire que je n’étais un provocateur, j’étais quand même votre semblable.
Oui, c’était hier, et j’étais l’un d’entre vous. Ah, bien sûr, j’étais différent aussi. Et, pour trois raisons. D’abord, j’étais de droite, alors que, souvenez-vous, 99 % d’entre vous avaient soutenu bec et ongles François Hollande, avant d’être 99 % à défendre Emmanuel Macron. Ensuite, je parlais, j’écrivais le français, alors que votre langue maternelle est le politiquement correct. Enfin, j’étais populaire. J’étais le plus controversé d’entre nous, et d'entre vous, oui, mais également le plus applaudi. Alors que vous n’êtes ni controversés, ni applaudis, vous qui m’avez si souvent présenté comme l’homme le plus détesté de France, vous étiez en réalité, et vous êtes toujours, les hommes et les femmes les plus mal aimés de France.
Mais qui ne vous aime pas ? Le peuple, mes bons amis. C’est que, voyez-vous, le peuple a de la mémoire, de la jugeote et de la lucidité. Le peuple vous en veut et malheureusement il a raison de vous en vouloir. Le peuple est en colère, il dit énormément de mal de vous dans votre dos. Depuis six mois, je fais le tour de la France en long, en large, en travers, je discute de tout avec tous ceux que je rencontre, et je peux vous dire que pas une fois, mais pas une seule, même pas en rêve, le moindre Français ne m’a dit : " Oh arrêtez de dire du mal des journalistes, moi, j’aime les journalistes ! "
Non, vous n’êtes pas aimés, mes bons amis, la population vous taille des costards à la chaîne, de quoi vous rhabiller pour cent ans ; mais la question est alors : " Le méritez-vous ? Êtes-vous responsables de cette affreuse réputation qui vous est faite par nos concitoyens ? Êtes-vous coupables des faits qui vous sont reprochés par le tribunal de la rue ? " Si je veux rester objectif, je me dois de répondre : non. Parce que, parce que je sais ce que vous vivez. Parce que je comprends votre situation. Et que, de tous les candidats, je suis incontestablement celui qui vous connais le mieux.
Je n’ignore pas ce que certains d’entre vous subissent au sein des rédactions, lorsqu’ils osent couvrir ma candidature impartialement ou pire, dire du bien de moi. Je devine, pour l’avoir vécu, les regards mauvais, les poignées de main froides, pour celui, par exemple, qui oserait ne pas me qualifier selon la ritournelle formule de « polémiste d’extrême-extrême-droite radicale et extrémiste ». Je sais la pression qui est exercée sur vous, depuis l’école de journalisme jusqu’aux plateaux de télévision, la pression d’une idéologie qui est prête à tout pour imposer ses dogmes. Je sais comment cela se passe, j’ai mis des années à m’en libérer, moi aussi. Je connais la facilité d’utiliser les angles des confrères, par peur de l’originalité, par peur de penser par soi-même, par peur d’être marginalisé. D’où cette tendance si moutonnière à se copier les uns les autres ; comme disait Régis Debray : " Qu’est-ce qu’un journaliste ? C’est celui qui lit les autres journalistes. " Or, le journalisme n’est pas un métier comme les autres, en tout cas pas en France (1).
Je le dis pour les plus jeunes d’entre vous, car cela pourra s’avérer très utile dans la suite de leurs carrières : le journalisme français est lié intimement à la littérature, à la politique et à l’histoire. Le journalisme français est depuis ses débuts le moteur de toutes les révolutions. En 1830, le peuple de Paris a même renversé un roi pour défendre la liberté de la presse. Le journalisme français est une branche de la littérature française. Tant de nos grands écrivains furent aussi des journalistes : Lamartine, Hugo, Chateaubriand, Zola, Daudet, Bainville, Camus, Sartre, Aragon, Mauriac, tant d’autres ! Tous ont écrit des articles, tous ont rédigé des éditos, tous ont publié des enquêtes. Nos plus grands écrivains et nos plus grands journalistes se sont également jetés avec fièvre dans la vie politique, de Hugo à Lamartine, de Thiers à Zola, d’Aragon à Malraux.
Le journalisme, la littérature, la politique : un trio magique, un trio français, pour le meilleur et pour le pire. Le meilleur : le style, les grandes idées, les grands idéaux. Le pire : la mauvaise foi, l’invective, le sectarisme. Avec Illusions perdues, Balzac a écrit la critique la plus acerbe de votre métier. Elle n’a pas pris une ride, seule a changé la technologie. La presse, qu’elle soit écrite ou audiovisuelle, est restée le temple du progressisme qu’elle était déjà. Au temps de Balzac, on était patriote, libéral, socialiste. Aujourd’hui on est antiraciste, féministe, écologiste. La culture woke a pris la place du marxisme, qui avait pris la place du socialisme, qui avait pris la place du libéralisme. Peu importe le réel, pourvu qu’on ait l’idéologie, peu importe la vérité, pourvu qu’on ait la tête de l’adversaire au bout d’une pique.
Je sais que les plus anciens d’entre vous vivent mal l’arrivée des réseaux sociaux dans la vie médiatique. Ils y voient une concurrence intolérable et l’antre des bobards, le berceau des fake news. Bien sûr, il y a à boire et à manger dans ces réseaux sociaux, mais la presse selon moi devrait plutôt s’interroger. Internet est au journalisme ce que l’imprimerie fut aux prêtres. Les prêtres ont perdu le monopole de l’interprétation de la Bible avec l'imprimerie. Chacun pouvait lire la Bible et non plus écouter la parole du prêtre, cela a donné le protestantisme. Les nouveaux prêtres que sont les journalistes ont avec internet perdu le monopole de l’interprétation de l’actualité et du monde ; cela donne ce que vous appelez avec mépris le populisme. Moi j’y vois une formidable victoire de la démocratie et de la liberté contre l’idéologie. Car l’idéologie, tenant d’une main de fer les universités et les écoles de journalisme, tenait le journalisme et à travers lui dictait l’agenda politique de tout le pays. À travers vous, elle imposait sa grille de lecture à la volonté des peuples. Elle a perdu ce monopole et c’est une immense conquête pour le pluralisme, la possibilité de dire la vérité quand le pouvoir la dissimule. Je le dis aux plus jeunes : ne vous opposez pas aux réseaux sociaux, ou le peuple s’opposera à vous. Et sans le peuple, vous n’êtes rien, à moins de vivre exclusivement de subventions, mais alors, vous seriez moins que rien.
Vous le comprenez, de tous les candidats, je suis celui qui éprouve un amour immodéré pour le métier de journaliste, pour son irrésistible capacité à s’opposer à la fatalité du mensonge, et à le vaincre comme l’Ange terrasse le Démon. Le journalisme est mon ancien métier mais il est resté pour moi une passion, et elle n’a rien de passée. C’est elle qui me fait vous parler. Je vous regarde et je me dis : ils sont les otages de l’idéologie, et c’est injuste ; on pourrait dire que le peuple mérite mieux que vous, mais c’est d’abord vous qui méritez mieux que l’esclavage intellectuel qui vous est imposé.
C’est de cette situation qu’élu Président je vous libérerai. Vous découvrirez la joie de ne plus vous soumettre. Vous serez enfin réellement écoutés, enfin profondément respectés, enfin peut-être, qui sait, aimés même. Le service public ne crachera plus sur le contribuable tous les jours au petit-déjeuner. Il ne giflera plus le réel tous les soirs à 20 heures.
2022 sera l’année qui changera bien des choses ! Elle sera également l’année de la renaissance du journalisme français, le vrai, le grand, celui qui est mort étouffé sous la chape de plomb du politiquement correct, celui qui va retrouver l’inspiration, l'esprit critique, le courage, la gloire, celui qui va reprendre goût au combat contre le mensonge. La lutte pour la vérité est une bataille sans armes, mais c’est une bataille, rude, prenante, c’est la bataille de toutes vos existences, et elle restera mienne.
Alors, chers anciens confrères, c’est avec sincérité et je vous l'avoue un brin de confraternité nostalgique que je vous souhaite une belle et bonne année 2022. Je vous souhaite de chercher la vérité, de la trouver et de la dire (2). Je vous souhaite de vous libérer de vos œillères idéologiques, de penser enfin entièrement par vous-mêmes, sans céder à la pression lancinante du conformisme, je vous souhaite d’exercer le métier le plus excitant du monde : je vous souhaite d’être journalistes !
Et maintenant, vive la République et surtout, vive la France ! »
'Ma transcription d'après la vidéo YouTube).

1. Le terme "journalisme" désigne désormais « autant une idéologie qu’un métier », concluait, après une longue fréquentation de la presse française, Paul Thibaud, ancien directeur de la revue Esprit.
2. Allusion au discours de Jean Jaurès à la distribution des prix du lycée d'Albi (Tarn) le 30 juillet 1903, " Le courage, c’est de chercher la vérité et de la dire ; c’est de ne pas subir la loi du mensonge triomphant qui passe. "

INDEX NIETZSCHE (2/16) : "DIEU", LA FOI, LA RELIGION

INDEX NIETZSCHE (4/16) : LES SOCIALISTES