Début de l'article, édition Londres 1764.
PRÉSENTATION
Lien vers : Texte et notes
Voir aussi : L'affaire de Lenoir et Diot. (1750)
J'indique par (a), (b), etc. les notes de Voltaire. Les variantes par rapport au texte de 1775 sont signalées. J'ai, conformément à l’usage actuel, modernisé l’orthographe, la ponctuation et la syntaxe.
Voltaire disputait des mœurs de Socrate. Il y a trente ans, celles de Voltaire furent l’objet d’une belle controverse entre l’écrivain Roger Peyrefitte (1907-2000), avec lequel j'avais correspondu efficacement, et l’historien de la littérature René Pomeau (1917-2000). Non sans raison, si l’on pense à l’ambivalence durable de Voltaire vis-à-vis des jésuites, notamment Pierre-François Guyot Desfontaines, Élie Catherine Fréron et François-Marie de Marsy ; à son évocation attendrie de la beauté des adolescents ; à l’amitié qu’il éprouvait pour ses valets de chambre, qu’il nommait secrétaires ; à ses sentiments curieux pour le roi de Prusse Frédéric II, « aimable putain » ; à son amitié fidèle pour Thiriot, ou encore à son goût pour les épigrammes libres des Notebooks.
Le problème méritait d’être examiné sérieusement, et non repoussé avec indignation comme le fit René Pomeau dans la par ailleurs excellente Revue d’Histoire Littéraire de la France (RHLF, n°2, mars-avril 1986, pages 235-247 ; René Pomeau y rendait compte d'un ouvrage de Roger Peyrefitte, Voltaire, sa jeunesse et son temps, Paris : Albin Michel, 1985). Mais seules les idées de Voltaire m'intéressent ici, je ne vais donc pas refaire sa biographie … Je constate seulement qu'en 1986 on pouvait s'indigner de l'évocation de l'homosexualité de Voltaire, et qu'en août 2012 Roger-Pol Droit dénonça dans Le Point l'homophobie de Voltaire :
" On le découvre aussi, au fil des pages, misogyne, homophobe, antijuif, islamophobe… L’inventaire de ces textes oubliés surprend, puis inquiète, finalement interpelle. Ce super-héros serait-il un super-salaud ? L’homme des Lumières, un ami des ténèbres ? Devrait-on décrocher son tableau d’adversaire résolu des fanatismes et de prince de la tolérance pour le remplacer par un autre, celui d’un homme obtus, truffé de préjugés, de mépris et de haines ? "
" Sexiste ordinaire, Voltaire se révèle aussi homophobe virulent. Face aux amours entre hommes, il ne semble plus vouloir laisser vivre chacun selon ses mœurs. L’homosexualité masculine est pour lui un « sujet honteux et dégoûtant », un « attentat infâme contre la nature », une « abomination dégoûtante », une « turpitude » (article « Amour socratique » du « Dictionnaire philosophique »). Il tente même d’en disculper les Grecs et minimise la place des relations sexuelles entre hommes dans l’Antiquité. Pareil acharnement est d’autant plus curieux qu’il est difficile de l’imputer au climat de l’époque : les élites du XVIIIe siècle sont de moins en moins sévères à ce propos, et Frédéric II de Prusse, que Voltaire a conseillé et fréquenté assidûment, revendiquait sans vergogne son homosexualité. La plupart des philosophes des Lumières sont d’ailleurs plus que tolérants envers les partenaires de même sexe. Au contraire, Voltaire n’a cessé de juger ces mœurs contre nature, dangereuses, infâmes. Encore un point qu’on ne souligne presque jamais. "
Bien avant cet article de son Dictionnaire …, Voltaire (1694-1778, pour rappel) formula diverses remarques sur cette question ; on les trouvera dans le Traité de Métaphysique, écrit vers 1735, publié dans l'édition de Kehl, dont le chapitre IX contient cette phrase admirable : « L'adultère et l'amour des
garçons seront permis chez beaucoup de nations : mais vous n'en
trouverez aucune dans laquelle il soit permis de manquer à sa parole ; parce
que la société peut bien subsister entre des adultères et des garçons qui
s'aiment, mais non pas entre des gens qui se feraient une gloire de se tromper
les uns les autres. » Ce ne sont pas les propos d'un "homophobe".
Encore dans l’Examen de Milord Bolingbroke, vers 1735, chapitres 23 et 25 ; dans l’Essai sur les mœurs, 1756, chapitre 66 et 146 ; enfin, dans Idées républicaines, 1762, § 53. Parmi les écrits postérieurs à la première publication de cet article (1764), on peut citer La Défense de mon oncle, 1767, chapitre 5, dont José-Michel Moureaux réalisa une édition critique en 1984 ; La Bible enfin expliquée, 1776, § Genèse ; le Prix de la Justice et de l’Humanité, 1777, article 19.
ARTICLE XIX.
DE LA S O D O M I E (1).
Les empereurs Constantin II, et Constance son frère, sont les premiers qui aient porté peine de mort contre cette turpitude, qui déshonore la nature humaine. (Code, liv. IX, tit, ix.) La novelle 141 de Justinien est le premier rescrit impérial dans lequel on ait employé le mot sodomie. Cette expression ne fut connue que longtemps après les traductions grecques et latines des livres juifs. La turpitude qu’elle désigne était auparavant spécifiée par le terme paedicatio, tiré du grec.
L'empereur Justinien, dans sa novelle, ne décerne aucune peine. Il se borne à inspirer l’horreur que mérite une telle infamie. Il ne faut pas croire que ce vice, devenu trop commun dans la ville des Fabricius, des Caton et des Scipion, n'eût pas été réprimé par les lois : il le fut par la loi Scantinia, qui chassait les coupables de Rome et leur faisait payer une amende ; mais cette loi fut bientôt oubliée, surtout quand César, vainqueur de Rome corrompue, plaça cette débauche sur la chaire du dicta- teur, et quand Adrien la divinisa.
Constantin II et Constance, étant consuls ensemble, furent donc les premiers qui s’armèrent contre le vice trop honoré par César. Leur loi Si vir nubit ne spécifie pas la peine ; mais elle dit que la justice doit s’armer du glaive : Jubemus armari jus gladio ultore; et qu’il faut des supplices recherchés, exquisitis pœnis. Il paraît qu’on fut toujours plus sévère contre les corrupteurs des enfants que contre les enfants mêmes, et on devait l’être.
Lorsque ces délits, aussi secrets que l’adultère, et aussi difficiles à prouver, sont portés aux tribunaux, qu’ils scandalisent ; lorsque ces tribunaux sont obligés d’en connaître, ne doivent-ils pas soigneusement distinguer entre l’homme fait et l’âge innocent qui est entre l’enfance et la jeunesse ?
Ce vice indigne de l’homme n’est pas connu dans nos rudes climats. Il n’y eut point de loi en France pour sa recherche et pour son châtiment. On s’imagina en trouver une dans les établissements de saint Louis, « Se aucuns est souspeçonneux de bulgarie, la justice laie le doit prendre, et envoyer à l’evesque; et se il en estoit prouvés, l’en le doit ardoir, et tuit li mueble sont au baron. » Le mot bulgarie (2) qui ne signifie qu’hérésie, fut pris pour le péché contre nature ; et c’est sur ce texte qu’on s’est fondé pour brûler vifs le peu de malheureux convaincus de cette ordure, plus faite pour être ensevelie dans les ténèbres de l’oubli que pour être éclairée par les flammes des bûchers aux yeux de la multitude.
Le misérable ex-jésuite (3), aussi infâme par ses feuilles contre tant d’honnêtes gens que par le crime public d’avoir débauché dans Paris jusqu’à des ramoneurs de cheminées, ne fut pour- tant condamné qu'à la fustigation secrète dans la prison des gueux de Bicêtre. On a déjà remarqué (4) que les peines sont sou- vent arbitraires, et qu'elles ne devraient pas l’être; que c’est la loi, et non pas l’homme, qui doit punir.
La peine imposée à cet homme était suffisante ; mais elle ne pouvait être de l’utilité que nous désirons, parce que, n’étant pas publique, elle n’était pas exemplaire (5)
1. Voyez le Dictionnaire philosophique, article AMOUR SOCRATIQUE, tome XVII, page 179.
2. Voyez tome XVII, pages 38 et 45.3. Desfontaines; voyez tome X, page 521.
4. Voyez tome XVIII, page 2.
5. Note de Condorcet à l'édition de Kehl : " La sodomie, lorsqu’il n’y a point de violence, ne peut être du ressort des lois criminelles. Elle ne viole le droit d’aucun autre homme. Elle n’a sur le bon ordre de la société qu’une influence indirecte, comme l’ivrognerie, l’amour du jeu. C’est un vice bas, dégoûtant, dont la véritable punition est le mépris. La peine du feu est atroce. La loi d’Angleterre qui expose les coupables à toutes les insultes de la canaille, et surtout des femmes, qui les tourmentent quelquefois jusqu’à la mort, est à la fois cruelle, indécente, et ridicule. Au reste, il ne faut pas oublier de remarquer que c’est à la superstition que l’on doit l’usage barbare du supplice du feu. "
Autre commentaire d'époque sur le même sujet ; « Les Anciens n'étaient pas aussi choqué que nous de ce cynisme bizarre, sur lequel l'imagination la plus déréglée ose à peine s'arrêter. Héraclides dit expressément que l'amour des garçons n'avait rien de honteux chez les Crétois [...] À l'égard de cette expression, d'ailleurs si vague, de crime contre nature, par laquelle les Modernes ont désigné cette espèce de monstruosité, elle présente une idée fausse, et que la saine philosophie doit rectifier : en effet, il n'y a rien qui ne soit en nature, le crime comme la vertu. »
Jacques André Naigeon (1735-1810), article "Académiciens", section « Philosophie ancienne et moderne », Encyclopédie méthodique, Panckoucke, 1791.
Dans les Contes, les allusions amusées à la pédérastie ou à l’ambiguïté des relations masculines sont nombreuses et pourraient faire l’objet d’une étude particulière ; nous n’en donnons ici que les références :
Histoire des Voyages de ScarmentadoCandide, ou l’Optimisme
Jeannot et Colin
L’Ingénu
La Princesse de Babylone
Les Lettres d’Amabed
Histoire de Jenni ou l’athée et le sage
Dans la Correspondance, ce genre d’allusions est assez fréquent ; ainsi cette lettre à la marquise de Bernières, vers le 10 juillet 1724 :
« Je vous dirai pourquoi M. de La Trémoïlle est exilé de la Cour. C’est pour avoir mis très souvent la main dans la braguette de sa Majesté très chrétienne […] Tout cela me fait très bien augurer de M. de La Trémoïlle et je ne saurais m’empêcher d’estimer quelqu’un qui à seize ans veut besogner son roi et le gouverner. Je suis presque sûr que cela fera un très bon sujet. »À Madame Denis, il écrivait :
« Je sais, ma chère enfant, tout ce que l’on dit de Potsdam [la Cour de Frédéric II] dans l’Europe. Les femmes surtout sont déchainées, comme elles l’étaient, à Montpellier, contre M. d’Assoucy [poète ayant évité de peu un procès pour sodomie, en 1654], mais tout cela ne me regarde pas [formule reprise depuis par le commentateur sportif Thierry Roland...] » (lettre du 17 novembre 1750).Voltaire intervint en faveur de l’abbé Desfontaines auprès du Lieutenant général de police de Paris : « Je puis vous assurer qu’il est incapable du crime infâme qu’on lui attribue » (lettre du 29 mai 1725) ; mais onze ans plus tard, il rageait : « Ses mœurs et ses livres inspirent également le mépris et la haine » (lettre du 3 mars 1736). Les frères Goncourt notèrent justement à propos de Voltaire : « Ses ennemis sont des gueux, des assassins, des pédérastes. » (Journal littéraire, 15 mars 1867). Mais cela ne suffit pas à faire du philosophe un "homophobe" !
Bien des articles du Dictionnaire philosophique (DP) ou des Questions sur l’Encyclopédie (QE) comportent des allusions à l’amour masculin :
Abus des mots (QE) : « La différence est prodigieuse entre l’amour de Tarquin et celui de Céladon, entre l’amour de David pour Jonathan, qui était plus fort que celui des femmes, et l’amour de l’abbé Desfontaines pour de petits ramoneurs de cheminée [Voir, dans la Correspondance générale, la lettre à Thieriot, du 5 juin 1738]. »
Amitié (DP, QE) : « L’amitié était un point de religion et de législation chez les Grecs. Les Thébains avaient le régiment des amants : beau régiment ! quelques uns l’ont pris pour un régiment de sodomites ; ils se trompent ; c’est prendre l’accessoire pour le principal. L’amitié chez les Grecs était prescrite par la loi et la religion. La pédérastie était malheureusement tolérée par les mœurs ; il ne faut pas imputer à la loi des abus honteux. »
Amour (QE) : « Si quelques philosophes veulent examiner à fond cette matière peu philosophique, qu’ils méditent le Banquet de Platon, dans lequel Socrate, amant honnête d’Alcibiade et d’Agathon, converse avec eux sur la métaphysique de l’amour. »
Ana, Anecdotes (QE) : « Jamais le roi Guillaume [Guillaume III d'Orange-Nassau] n’eut de maîtresse ; ce n’était pas d’une telle faiblesse qu’on l’accusait. »
Ange (DP, QE) : section III : « Les habitants de Sodome voulurent commettre le péché de pédérastie avec les anges qui allèrent chez Loth. »
Aristote (QE) : « Il fait le dénombrement de toutes les vertus, entre lesquelles il ne manque pas de placer l’amitié. Il distingue l’amitié entre les égaux, les parents, les hôtes et les amants. »
Asphalte (QE) : « La sainte Écriture parle de cinq villes englouties par le feu du ciel. [...] Il faut donc que les cinq villes, Sodome, Gomorrhe, Séboin, Adama et Segor, fussent situées sur le bord de la mer Morte. On demandera comment, dans un désert aussi inhabitable qu’il l’est aujourd’hui, et où l’on ne trouve que quelques hordes de voleurs arabes, il pouvait y avoir cinq villes assez opulentes pour être plongées dans les délices, et même dans des plaisirs infâmes qui sont le dernier effet du raffinement de la débauche attachée à la richesse : on peut répondre que le pays alors était bien meilleur. […] On fait encore une autre objection. Isaïe et Jérémie disent (Isaïe, chapitre xiii, 20 ; Jérémie, chapitre xlix, 18, et l, 40 ; note de Voltaire) que Sodome et Gomorrhe ne seront jamais rebâties ; mais Étienne le géographe parle de Sodome et de Gomorrhe sur le rivage de la mer Morte. On trouve dans l’histoire des conciles des évêques de Sodome et de Segor. On peut répondre à cette critique que Dieu mit dans ces villes rebâties des habitants moins coupables : car il n’y avait point alors d’évêques in partibus. [...] Il est bien triste pour les doctes que parmi tous les sodomistes que nous avons, il ne s’en soit pas trouvé un seul qui nous ait donné des notions de leur capitale. »
Athéisme (QE) : section première : « Le dieu [Jupiter] que les Romains appelaient Deus optimus, maximus, très bon, très grand, n’était pas censé encourager Clodius à coucher avec la femme de César, ni César à être le giton du roi Nicomède. […] Il n’était point du tout ordonné de croire aux deux œufs de Léda, au changement de la fille d’Inachus en vache, à l’amour d’Apollon pour Hyacinthe. »
Atomes (QE) : « L’auteur des Épigrammes sur la sodomie et la bestialité [Jean-Baptiste Rousseau] devait-il écrire si magistralement et si mal sur des matières qu’il n’entendait point du tout, et accuser des philosophes d’un libertinage d’esprit qu’ils n’avaient point ? »
Auguste Octave (QE) : « Cette abominable épigramme [sur Fulvie] est un des plus forts témoignages de l’infamie des mœurs d’Auguste. Sexte Pompée lui reprocha des faiblesses infâmes : Effeminatum insectatus est. Antoine, avant le triumvirat, déclara que César, grand-oncle d’Auguste, ne l’avait adopté pour son fils que parce qu’il avait servi à ses plaisirs : adoptionem avunculi stupro meritum. Lucius César lui fit le même reproche, et prétendit même qu’il avait poussé la bassesse jusqu’à vendre son corps à Hirtius pour une somme très considérable. Son impudence alla depuis jusqu’à arracher une femme consulaire à son mari au milieu d’un souper ; il passa quelque temps avec elle dans un cabinet voisin, et la ramena ensuite à table, sans que lui, ni elle, ni son mari en rougissent. (Suétone, Octave, chapitre lxix) […] Enfin on le désigna publiquement sur le théâtre par ce fameux vers :
« Videsne ut cinaedus orbem digito temperet ? (Ibid., chapitre lxviii)
Le doigt d’un vil giton gouverne l’Univers. »
Bayle (QE) : « Et à qui l’héritier non penseur d’un père [Jean Racine] qui avait cent fois plus de goût que de philosophie adressait-il sa malheureuse épître dévote contre le vertueux Bayle ? À [Jean-Baptiste] Rousseau, à un poète qui pensait encore moins, à un homme dont le principal mérite avait consisté dans des épigrammes qui révoltent l’honnêteté la plus indulgente, à un homme qui s’était étudié à mettre en rimes riches la sodomie et la bestialité, qui traduisait tantôt un psaume et tantôt une ordure du Moyen de parvenir [de Béroalde de Verville] à qui il était égal de chanter Jésus-Christ ou Giton. Tel était l’apôtre à qui Louis Racine déférait Bayle comme un scélérat. »
Bulgares ou Boulgares (QE) : « Puisqu’on a parlé des Bulgares dans le Dictionnaire encyclopédique, quelques lecteurs seront peut-être bien aises de savoir qui étaient ces étranges gens, qui parurent si méchants qu’on les traita d’hérétiques, et dont ensuite on donna le nom en France aux non-conformistes, qui n’ont pas pour les dames toute l’attention qu’ils leur doivent ; de sorte qu’aujourd’hui on appelle ces messieurs Boulgares, en retranchant l et a. Les anciens Boulgares ne s’attendaient pas qu’un jour dans les halles de Paris, le peuple, dans la conversation familière, s’appellerait mutuellement Boulgares, en y ajoutant des épithètes qui enrichissent la langue. [...] Le mot de Boulgare, tel qu’on le prononçait, fut une injure vague et indéterminée, appliquée à quiconque avait des mœurs barbares ou corrompues. [...] Ce terme changea ensuite de signification vers les frontières de France ; il devint un terme d’amitié. Rien n’était plus commun en Flandre, il y a quarante ans, que de dire d’un jeune homme bien fait : C’est un joli boulgare ; un bon homme était un bon boulgare. »
Conciles (DP, QE) : section III : « Concile général à Vienne, en Dauphiné, en 1311, où l’on abolit l’ordre des Templiers, dont les principaux membres avaient été condamnés aux plus horribles supplices, sur les accusations les moins prouvées. En 1414, le grand concile de Constance, où l’on se contenta de démettre le pape Jean XXIII, convaincu de mille crimes, et où l’on brûla Jean Hus[s] et Jérôme de Prague, pour avoir été opiniâtres, attendu que l’opiniâtreté est un bien plus grand crime que le meurtre, le rapt, la simonie et la sodomie. »
Contradictions (QE) : section première : « On cuit en place publique ceux qui sont convaincus du péché de non-conformité, et on explique gravement dans tous les collèges la seconde églogue de Virgile, avec la déclaration d’amour de Corydon au bel Alexis : « Formosum pastor Corydon ardebat Alexim ; » et on fait remarquer aux enfants que, quoique Alexis soit blond et qu’Amyntas soit brun, cependant Amyntas pourrait bien avoir la préférence. »
Femme (QE) : « Montesquieu, dans son Esprit des lois [VII, ix], en promettant de parler de la condition des femmes dans les divers gouvernements, avance que « chez les Grecs les femmes n’étaient pas regardées comme dignes d’avoir part au véritable amour, et que l’amour n’avait chez eux qu’une forme qu’on n’ose dire. » Il cite Plutarque pour son garant. C’est une méprise qui n’est guère pardonnable qu’à un esprit tel que Montesquieu, toujours entraîné par la rapidité de ses idées, souvent incohérentes. Plutarque, dans son chapitre de l’amour, introduit plusieurs interlocuteurs ; et lui-même, sous le nom de Daphneus, réfute avec la plus grande force les discours que tient Protogènes en faveur de la débauche des garçons. »
Genèse (DP, QE) : « « Et sur le soir, les deux anges arrivèrent à Sodome, etc. »
Toute l’histoire des anges, que les Sodomites voulurent violer, est peut-être la plus extraordinaire que l’Antiquité ait rapportée. Mais il faut considérer que presque toute l’Asie croyait qu’il y avait des démons incubes et succubes ; que de plus ces deux anges étaient des créatures plus parfaites que les hommes, et qu’ils devaient être plus beaux, et allumer plus de désirs chez un peuple corrompu que des hommes ordinaires. Il se peut que ce trait d’histoire ne soit qu’une figure de rhétorique pour exprimer les horribles débordements de Sodome et de Gomorrhe. Nous ne proposons cette solution aux savants qu’avec une extrême défiance de nous-mêmes. […] Il s’est trouvé quelques savants qui ont prétendu qu’on devait retrancher des livres canoniques toutes ces choses incroyables qui scandalisent les faibles ; mais on a dit que ces savants étaient des cœurs corrompus, des hommes à brûler, et qu’il est impossible d’être honnête homme si on ne croit pas que les Sodomites voulurent violer deux anges. C’est ainsi que raisonne une espèce de monstres qui veut dominer sur les esprits. »
Toute l’histoire des anges, que les Sodomites voulurent violer, est peut-être la plus extraordinaire que l’Antiquité ait rapportée. Mais il faut considérer que presque toute l’Asie croyait qu’il y avait des démons incubes et succubes ; que de plus ces deux anges étaient des créatures plus parfaites que les hommes, et qu’ils devaient être plus beaux, et allumer plus de désirs chez un peuple corrompu que des hommes ordinaires. Il se peut que ce trait d’histoire ne soit qu’une figure de rhétorique pour exprimer les horribles débordements de Sodome et de Gomorrhe. Nous ne proposons cette solution aux savants qu’avec une extrême défiance de nous-mêmes. […] Il s’est trouvé quelques savants qui ont prétendu qu’on devait retrancher des livres canoniques toutes ces choses incroyables qui scandalisent les faibles ; mais on a dit que ces savants étaient des cœurs corrompus, des hommes à brûler, et qu’il est impossible d’être honnête homme si on ne croit pas que les Sodomites voulurent violer deux anges. C’est ainsi que raisonne une espèce de monstres qui veut dominer sur les esprits. »
Ignorance (QE) : section II : « Qui es-tu, toi, animal à deux pieds, sans plumes, comme moi-même, que je vois ramper comme moi sur ce petit globe? Tu arraches comme moi quelques fruits à la boue qui est notre nourrice commune. Tu vas à la selle, et tu penses ! Tu es sujet à toutes les maladies les plus dégoûtantes, et tu as des idées métaphysiques ! J’aperçois que la nature t’a donné deux espèces de fesses par devant, et qu’elle me les a refusées ; elle t’a percé au bas de ton abdomen un si vilain trou, que tu es portée naturellement à le cacher. Tantôt ton urine, tantôt des animaux pensants sortent par ce trou ; ils nagent neuf mois dans une liqueur abominable entre cet égout et un autre cloaque, dont les immondices accumulées seraient capables d’empester la terre entière; et cependant ce sont ces deux trous qui ont produit les plus grands événements. Troie périt pour l’un ; Alexandre [le grand] et Adrien [empereur romain] ont érigé des temples à l’autre. L’âme immortelle a donc son berceau entre ces deux cloaques ! Vous me dites, madame, que cette description n’est ni dans le goût de Tibulle, ni dans celui de Quinault : d’accord, ma bonne ; mais je ne suis pas en humeur de te dire des galanteries. »
Inquisition (DP, QE) , section II : « Louis de Paramo [Luis de Páramo (1545 - 1608)], inquisiteur du royaume de Sicile] remarque que les habitants de Sodome furent brûlés comme hérétiques, parce que la sodomie est une hérésie formelle. »
Jésuites ou Orgueil (QE) : « On ne chasse pas un ordre entier de France, d’Espagne, des Deux-Siciles, parce qu’il y a eu dans cet ordre un banqueroutier. Ce ne sont pas les fredaines du jésuite Guydot-Desfontaines, ni du jésuite Fréron, ni du révérend P. Marsy, lequel estropia par ses énormes talents un enfant charmant de la première noblesse du royaume [Le prince de Guemené ; voir, dans la Correspondance générale, la lettre de Voltaire à d’Alembert, du 10 mars 1765]. On ferma les yeux sur ces imitations grecques et latines d’Anacréon et d’Horace. »
Julien le philosophe (DP) : « Julien avait toutes les qualités de Trajan, hors le goût si longtemps pardonné aux Grecs et aux Romains. »
Langues (QE), section I : « Horace prodigue le futuo, le mentula, le cunnus. On inventa même les expressions honteuses de crissare, fellare, irrumare, cevere, connilinguis. On les trouve trop souvent dans Catulle et dans Martial. Elles représentent des turpitudes à peine connues parmi nous : aussi n’avons-nous point de termes pour les rendre. […] Il n’y a point de langue qui puisse traduire certaines épigrammes de Martial, si chères aux empereurs Adrien et Lucius Verus. »
Médecins (Nouveaux mélanges, 3e partie) : « Tout homme riche [à Rome] eut chez lui des parfumeurs, des baigneurs, des gitons, et des médecins. »
Onan (QE) : « Nous avons promis à l’article Amour socratique de parler d’Onan et de l’onanisme, quoique cet onanisme n’ait rien de commun avec l’amour socratique, et qu’il soit plutôt un effet très désordonné de l’amour-propre. »
Oraison, prière publique, actions de grâce, etc. (QE) : « dans les maisons on chantait à table ses autres odes [d’Horace] pour le petit Ligurinus, pour Lyciscus, et pour d’autres petits fripons, lesquels n’inspiraient pas la plus grande dévotion ; mais il y a temps pour tout : pictoribus atque poetis. […] dans tous nos collèges nous avons passé à Horace ce que les maîtres de l’empire romain lui passaient sans difficulté. »
Ovide (QE) : « Les vers où Horace prodigue tous les termes de la plus infâme prostitution, et le futuo, et le mentula, et le cunnus ? Il y propose indifféremment ou une fille lascive, ou un beau garçon qui renoue sa longue chevelure, ou une servante, ou un laquais: tout lui est égal. Il ne lui manque que la bestialité. »
Pétrone (QE) : « C'est dommage que ces vers ne soient pas faits pour une femme [...] Ce sont les vers d'un jeune homme dissolu qui célèbre ses plaisirs infâmes »
Philosophe (QE) : section II : « Si ces rois [Charles IX et Henri III] avaient été philosophes, l’un n’aurait pas été coupable de la Saint-Barthélemy; l’autre n’aurait pas fait des processions scandaleuses avec ses gitons, ne se serait pas réduit à la nécessité d’assassiner le duc de Guise et le cardinal son frère, et n’aurait pas été assassiné lui-même par un jeune jacobin, pour l’amour de Dieu et de la sainte Église. »
Quisquis (du) de Ramus ou La Ramée (QE) : « le procès criminel du malheureux Théophile [de Viau] n’eut sa source que dans quatre vers d’une ode que les jésuites Garasse et Voisin lui imputèrent [Voyez l’article Théophile, au chapitre Athéisme. (Note de Voltaire.)] » […] « De Larcher, ancien répétiteur du collège Mazarin. […] Il prétend que les jeunes Parisiens sont fort sujets à la sodomie; il cite pour son garant un auteur grec son favori. »
Rome, Cour de Rome (QE) : « Ce Jean XII, que l’empereur allemand Othon Ier fit déposer dans une espèce de concile, en 963, comme simoniaque, incestueux, sodomite, athée, et ayant fait pacte avec le diable ; ce Jean XII, dis-je, était le premier homme de l'Italie en qualité de patrice et de consul, avant d’être évêque de Rome ; et malgré tous ces titres, malgré le crédit de la fameuse Marozie sa mère, il n’y avait qu’une autorité très-contestée. »
Taxe (QE) : « Antoine Dupinet […] 1564, Taxes des parties casuelles de la boutique du pape […] si on demande seulement l’absolution du crime contre nature [homosexualité] ou de la bestialité, il n’en coûtera que trente-six tournois et neuf ducats. »
Tonnerre (QE), section I : « S’il était tombé sur Cartouche ou sur l’abbé Desfontaines, on n’aurait pas manqué de dire : Voilà comment Dieu punit les voleurs et les sodomites. Mais c’est un préjugé utile de faire craindre le Ciel aux pervers. »
Au total, on est bien loin de la condamnation « sans appel » lue par René Pomeau dans les écrits de Voltaire ; la réalité est plus nuancée ; à côté de réelles critiques, davantage d’ordre esthétique que moral, il y a beaucoup d’indulgence et d’amusement chez le philosophe de Ferney. Tout comme chez Montaigne, La Mothe Le Vayer, ainsi que dans le Corydon d’André Gide, et à la différence de l’article contemporain « SODOMIE » de l’Encyclopédie (tome XV, 1765, par Antoine-Gaspard Boucher d'Argis (1708-1791) ; reproduit dans mon Dictionnaire français de l'homosexualité masculine, entrée " sodomie "), la morale judéo-chrétienne et les condamnations du Lévitique ne sont jamais invoquées ; Voltaire se situe dans le mouvement de laïcisation entrepris depuis la Renaissance. De plus, la fréquente référence à l’Antiquité et à ses vertus d’indifférence et de tolérance en dit long sur celles de Voltaire.
Enfin, la richesse du vocabulaire de notre auteur (une trentaine de termes, pour évoquer ce sujet supposé tabou, est étonnante (1). La liberté d’expression étant restreinte, bien des auteurs, les plus courageux en tout cas, s’arrangeaient pour se faire lire « entre les lignes », ou pour mêler des points de vue contradictoires, ce que fit Diderot dans l’Entretien entre D’Alembert et Diderot (voir « Suite de l’entretien »), publié posthumement en 1830. David Hume aborda la question dans un "Dialogue", à la fin de l’Enquête sur les Principes de la Morale (1751). Voltaire, « grand seigneur de l’esprit » selon Nietzsche, se détache par l’étendue et la précision de son information, ainsi que par son sens critique.
1. Le vocabulaire spécial de Voltaire :
agent
amour antiphysique
amour des garçons
amour infâme,
5 amour socratique
Corydon
enfondré le cul
exercice bulgare (Candide, XIV), exercice à la bulgare (Candide, XIV), pupille, traité précisément comme sa sœur (par des soldats bulgares ; Candide, IV)
faux amour
10 garçons qui s'aiment
10 garçons qui s'aiment
giton
ce goût
goût particulier
icoglan (Un jeune icoglan très bien fait, tout nu avec un icoglan, Candide, XXVIII)
mignons, catégorie de ses mignons
icoglan (Un jeune icoglan très bien fait, tout nu avec un icoglan, Candide, XXVIII)
15 jésuite (connotation : d’un page, qui l’avait reçu d’un jésuite qui, étant novice, l’avait eu en droite ligne d’un des compagnons de Christophe Colomb : Candide, IV)).
un Nicomède
non-conformistes
non-conformistes
passion sodomitique
20 patient
20 patient
péché antiphysique
péché contre nature
le rond (le cul)
sodomisé
25 sodomiste
sodomite
sodomitique (passion)
usage des garçons
usage des garçons
Suite : Texte et notes
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ANDRÉ COMTE-SPONVILLE (né en 1952)
« L’homosexualité n’est pas universalisable [selon Voltaire et Kant], puisqu’elle aboutirait, si elle était exclusive, à la disparition de l’espèce, donc de l’homosexualité. Mais le mensonge, le suicide et la chasteté ne le sont pas davantage ; cela ne prouve pas qu’ils soient toujours immoraux. […] C’est la maxime d’une action qui doit pouvoir, selon lui [Kant], être universalisée sans contradiction, non l’action elle-même. Pourquoi ne serait-ce pas le cas de la maxime "J’ai le droit de faire l’amour avec tout partenaire adulte consentant, quel que soit son sexe" ? Kant n’en condamne pas moins l’homosexualité, comme il condamne la masturbation et la liberté sexuelle. »
Dictionnaire philosophique, "Amour nommé socratique", Paris : PUF, 2001.
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