Marc Schachter (Duke University) : « Montaigne fait à peu près une dizaine de remarques sur l' " homosexualité " dans les Essais et le Journal de voyage dont la plupart consistent en une phrase ou deux. » (Entrée " Homosexualité ", colonnes 879b-884b, Dictionnaire Montaigne, Paris : Classiques Garnier, 2007 ; réimprimé en 2018).
Je trouve 58 remarques (ou allusions indirectes via les citations latines) dans ces trois livres des Essais. La place de l'amour grec, alias amour philosophique, dans la culture grecque, culture fortement valorisée par ce post-Anciens qu'est Montaigne, et notamment la place de cet amour grec dans les Vies et doctrines des philosophes illustres de Diogène Laërce et les Épigrammes de Martial, explique, mais en partie seulement, celle prise par ce thème dans les Essais ; un complément d'explication étant l'intérêt de Montaigne pour l'ethnographie du Nouveau monde ; en troisième lieu, évidemment, la réflexion, reprise de Platon, sur les liens entre amitié et amour. Enfin, last but not least, l'auto-analyse par Montaigne de sa relation avec Étienne de La Boétie ; dans le chapitre " Sur la diversion " (III, iv), il traite le deuil de son ami par une imagination contraire, l'amour pour des femmes.
4* xxiii (xxii), 115 (119) : Par coutume, dit Aristote, aussi souvent que par maladie, des femmes s'arrachent le poil, rongent leurs ongles, mangent des charbons et de la terre ; et autant par coutume que par nature les mâles se mêlent aux mâles. [Aristote, Éthique à Nicomaque, VII, v, 3, 1148b].
5* xxiii (xxii), 117 (120) : Platon entreprend de chasser les dénaturées [1595 : et prépostères (du latin praeposterus : en sens inverse, à rebours)] amours [d'après Platon, Lois, VIII, vi, 836c-842a]
6* I, xxviii (xxvii) " De l'Amitié ", 186-187 (193-194) : " S'il se pouvait dresser une telle accointance, libre et volontaire, où, non seulement les âmes eussent cette entière jouissance, mais encore où les corps eussent part à l'alliance, où l'homme fût engagé tout entier : il est certain [remplacement de vraisemblable sur EB88] que l'amitié en serait plus pleine et plus comble. Mais ce sexe par nul exemple n'y est encore pu arriver, et par le commun consentement des écoles anciennes en est rejeté.
Et cette autre licence Grecque est justement abhorrée par nos mœurs (a). [Début de l'addition C (b)] Laquelle pourtant, pour avoir, selon leur usage, une si nécessaire disparité d'âges et différence d'offices entre les amants, ne répondait non plus assez à la parfaite union et convenance qu'ici nous demandons : Quis est enim iste amor amicitiae ? Cur neque deformem adolescentem quisquam amat, neque formosum senem ? [Cicéron, Tusculanes, IV, xxxiii, 70] Car la peinture même qu'en fait l'Académie ne me désavouera pas, comme je pense, de dire ainsi de sa part: que cette première fureur inspirée par le fils de Vénus au cœur de l'amant sur l'objet de la fleur d'une tendre jeunesse, à laquelle ils permettent tous les insolents et passionnés efforts que peut produire une ardeur immodérée, était simplement fondée en une beauté externe, fausse image de la génération corporelle. Car en l'esprit elle ne pouvait, duquel la montre était encore cachée, qui n'était qu'en sa naissance, et avant l'âge de germer. Que si cette fureur saisissait un bas courage, les moyens de sa poursuite c'étaient richesses, présents, faveur à l'avancement des dignités, et telle autre basse marchandise, qu'ils reprouvent. Si elle tombait en un courage plus généreux, les entremises étaient généreuses de même : instructions philosophiques, enseignements à révérer la religion, obéir aux lois, mourir pour le bien de son pays : exemples de vaillance, prudence, justice : s'étudiant l'amant de se rendre acceptable par la bonne grâce et beauté de son âme, celle de son corps étant piéça fanée, et espérant par cette société mentale établir un marché plus ferme et durable. Quand cette poursuite arrivait à l'effet en sa saison (car ce qu'ils ne requièrent point en l'amant, qu'il apportât loisir et discrétion en son entreprise, ils le requièrent exactement en l'aimé : d'autant qu'il lui fallait juger d'une beauté interne, de difficile connaissance et abstruse découverte) lors naissait en l'aimé le désir d'une conception spirituelle par l'entremise d'une spirituelle beauté. Celle-ci était ici principale : la corporelle, accidentelle et seconde : tout le rebours de l'amant. À cette cause préfèrent-ils l'aimé, et vérifient que les dieux aussi le préfèrent, et tancent grandement le poète Eschyle d'avoir, en l'amour d'Achille et de Patrocle [cf Platon, Phèdre, 178c], donné la part de l'amant à Achille qui était en la première et imberbe verdeur de son adolescence, et le plus beau des Grecs. Après cette communauté générale, la maîtresse et plus digne partie d'icelle exerçant ses offices et prédominant, ils disent qu'il en provenait des fruits très utiles au privé et au public; que c'était la force des pays qui en recevaient l'usage, et la principale défense de l'équité et de la liberté : témoin les salutaires amours de Hermodius et d'Aristogiton. Pour autant la nomment-ils sacrée et divine. Et n'est, à leur compte, que la violence des tyrans et lâcheté des peuples qui lui soit adversaire. En fin tout ce qu'on peut donner à la faveur de l'Académie, c'est dire que c'était un amour se terminant en amitié : chose qui ne se rapporte pas mal à la définition stoïque de l'amour : Amorem conatum esse amicitiae faciendae ex pulchritudinis specie [Cicéron, Tusculanes, IV, xxxiv, 72 : " L'amour est le désir d'obtenir l'amitié d'une personne qui nous attire par sa beauté. " ; cf le Stoïcien Zénon, DL, VII, § 130].
a. Montaigne, tout comme Voltaire, Nietzsche et Gide, et à la différence de l'Encyclopédie de Diderot (article Sodomie), néglige totalement de parler des interdits de l'Ancien Testament et des condamnations pauliniennes.
b. Remarque de William John Beck sur cette addition : « Élaboration qui semble affaiblir de beaucoup la première attitude. » (Article cité, page 42).
sur l'exemplaire de Bordeaux, ci-dessous abrégé en EB88] molles et régulières, auxquelles il faut tant de précautions de longue et préalable conversation. "
9* xlii " De l'Inequalité Qui Est entre Nous ", 265 (287) : " Tant de pratiques amoureuses que les poètes attribuent à Jupiter. "
11* xlix, 300 (320) : " Les femmes couchaient au lit du côté de la ruelle: voilà pourquoi on appelait César , spondam Regis Nicomedis [ruelle du roi Nicomède ; cf Suétone, Vie des douze Césars, César, XLIX, surnom donné par Dolabella.]
Voir aussi, dans ce même Dictionnaire Montaigne, l'entrée " Licence grecque " par Todd W. Reeser (University of Pittsburgh), colonnes 1101b-1104a, ainsi que cette fin de l'entrée " Sexualité " par Alain Legros (Centre d'études supérieurs de la Renaissance, Tours), cc. 1725b-1726b :
« Qui voudra, en dépit des Essais, imaginer une attraction sexuelle entre les deux amis pourra toujours s'autoriser de ce que dit M. à la suite de Lucrèce [De natura rerum, Introduction] : " Tout le mouvement du monde se résout et rend à cet accouplage [le service de l'amour] : c'est une matière infuse partout, c'est un centre où toutes choses regardent. " Essais, III, v, 857 (900). »
Pour Montaigne, les citations latines sont un moyen prudent d'exprimer sur la sexualité un peu plus que ce qui était permis à l'époque : « Si Montaigne est très franc dans son texte, il est encore plus franc dans les citations qui accompagnent le texte, et les idées explicitement sexuelles ou émotionnelles se trouvent plutôt dans les citations latines. [...] Étant donné l'attitude de la société de l'époque, Montaigne emploie ses citations pour glisser furtivement dans son livre les pensées les plus provocatrices, mais toujours seulement autant que la déférence publique le lui permet. » (William John Beck, " Montaigne face à l'homosexualité " dans le Bulletin de la Société des amis de Montaigne, série VI, 1982-1, n° 9-10, pages 44 et 49).
LIVRE II
4* xii, 474 (499) : Quid si me Manius oret
Pedicem, faciam? non puto, si sapiam. [Martial, XI, xx, 5-6 : Faudra-t-il que j'encule Manius]
7* xii, 525 (554) : Contrées où les hommes sont tous androgynes [Pline l'Ancien, Histoire naturelle, VII, ii, 7 et VII, iii, 1 (nunc vero in deliciis, on en fait aujourd'hui un objet de délices)]
8* xii, 556 (589) : Socrate disciple et mignon d'Archélaos le physicien selon Aristoxène [de Tarente ; d'après Diogène Laërce, abrégé ci-dessous en DL, II, § 19]
9* xii, 559 (591) : Ceux qui ont quelque rare excellence au dessus des autres et quelque vivacité extraordinaire, nous les voyons quasi tous débordés en licence d'opinions et de mœurs.
10* xii, 566 (600) : Il flotte, il vague [Thallus le cinède ; cf Catulle, XXV, 12-13, velut minuta magno
Deprensa navis in mari vesaniente vento
12* xii, 582-583 (618-619) : Quant à la liberté des opinions philosophiques touchant le vice et la vertu, c'est chose où il n'est besoin de s'étendre, et où il se trouve plusieurs avis qui valent mieux tus que publiés aux faibles esprits. Arcésilaus disait n'être considérable en la paillardise, de quel côté et par où on le fut [Plutarque, Règles de santé, V]. Et obscoenas voluptates, si natura requirit, non genere, aut loco, aut ordine, sed forma, aetate, figura metiendas Epicurus putat [Cicéron, Tusculanes, V, xxxiii]. Ne amores quidem sanctos a sapiente alienos esse arbitrantur [Cicéron, Des fins, III, 20]. Quaeramus ad quam usque aetatem juvenes amandi sint [Sénèque, Lettres à Lucilius, cxxiii]. Ces deux derniers lieux stoïques et, sur ce propos, le reproche de Dicéarque à Platon même [Cicéron, Tusculanes, IV, xxxiv], montrent combien la plus saine philosophie souffre de licences éloignées de l'usage commun et excessives.
13* xii, 587 (623) : Mœurs de Platon licites en son siècle, illicites au nôtre.
19* xvii, 660 (700) : Polémon [d'Athènes] jeune homme Grec débauché [DL, IV, §§ 17 et 21]
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire