dimanche 12 avril 2015

DFHM : DOSSIER DE PRESSE DU VHM 1985

DOSSIER DE PRESSE DU

VOCABULAIRE DE L'HOMOSEXUALITÉ MASCULINE

PARIS : Payot, 1985 ; collection Langages et sociétés dirigée par Louis-Jean Calvet



BCLF : « En lexicologie, le terme "vocabulaire" désigne généralement un micro-lexique isolable à l’intérieur de la totalité appelée "lexique" car autonomisé et conçu à partir d’un référent singulier. Il y a ainsi des vocabulaires techniques, professionnels ou autres, mais aussi des vocabulaires "interdits" ou "clandestins" qui, du fait de leur objet, se situent dans les zones obscures et périphériques du lexique commun. C’est précisément le cas du vocabulaire de l’homosexualité masculine dont ce livre propose une présentation synthétique, l’auteur partant du principe que l’enquête linguistique est encore la meilleure façon d’approcher la complexité de la question homosexuelle – question le plus souvent commise au silence depuis des siècles mais que le langage, cependant, reflète multiplement à travers une "parole" dispersée.
  Un des aspects les plus intéressants de cette enquête est de montrer que le vocabulaire en question ne se compose pas que de termes négatifs (argotiques notamment) ou en miroir (médicaux, juridiques) définissant l'homosexualité comme une déviation ou une altération de la norme, mais encore qu’il peut être appréhendé comme lieu symbolique de manifestation d’une identité socio-culturelle marginalisée mais non pas muette et négligeable en fait. Ce vocabulaire, c’est aussi un "glossaire" aux vocables spécifiques, non réducteurs, issus ni du mépris, ni d’une simple différence. » (Bulletin critique du livre français, n° 472, avril 1985)


CANARD ENCHAÎNÉ : « Le fin exégète du "Monde" (1/11) a bien vu ce qu’il y avait de vicelard dans cette lettre [du pape aux évêques] : "La nouveauté est que cette condamnation est étendue aujourd’hui aux simples tendances homosexuelles." Doux Jésus ! Je lis, dans le "Vocabulaire de l’homosexualité masculine", de Claude Courouve (Payot), ces définitions exquises du policier parisien Carlier : "Les prostitués parisiens tout jeunes prennent le nom de "petits jésus". Lorsqu’ils ont vieilli, qu’ils ont gagné de l’audace et de l’expérience, ils deviennent des "jésus"." Avec un peu de bol, ils finissent cardinaux ou secrétaire particulier de Pie XII. Ce même "Vocabulaire" m’apprend l’origine de l’étrange expression trouvée danss "Lucien Leuwen", du regretté Stendhal : "Milord Link est un "évêque de Clogher", mais ne pas le dire." Il se trouve que, en juillet 1822, Percy Jocelyn, évêque de Clogher, près de Londres, fut surpris en compagnie d’un soldat (pas de plomb) dans le "backroom" (déjà !) d’un pub. » (Jeanne Lacane, "Les calices de l’exploit", Le Canard Enchaîné).


MOTT : « Livre sérieux, aboutissement de profondes et intelligentes recherches à partir de sources diversifiées ; c'est un ouvrage indispensable à qui s'intéresse à l'étude des variantes sexuelles du passé ou du présent. (Luiz Mott, Ciencia e Cultura [Brésil])


ÉdJ : « La langue française a ses quartiers réservés. En voici un décrit historiquement pour la première fois : le tableau n’est sans doute pas complet, mais on ne peut demander au premier explorateur de tout découvrir dans un tel domaine, où les textes sont rares et peu repérés.  L'ouvrage est fait d'une série de notices classées alphabétiquement et illustrées de nombreux exemples : grâce à ce petit dictionnaire, on peut reconstituer non seulement des moments de l'histoire de la langue, mais de l'histoire des mœurs aussi ; entre l'hypocrisie et le franc-parler, le langage est passé par des voies insolites. » (Pierre Enckel, L'Événement du Jeudi, 7-13 février 1985)


GPH / LEROI : « Il n’existait pas jusqu’à nos jours, et sauf erreur, d’inventaire lexicographique des discours tenus en langue française sur l’homosexualité masculine. Un inventaire aussi de l’évolution de ces discours et de leurs éventuelles filiations. Après dix ans de recherches qui se sont traduites par diverses brochures (bibliographies, rapports de police, etc.) et articles dans la presse gaie des années 1975 puis, notamment, dans Universalia 81 et l’Encyclopaedia Universalis 1984, volume 9, Claude Courouve est en mesure de nous faire ce cadeau. Son Vocabulaire de l’homosexualité masculine va du Moyen Âge à nos jours, les XVIe, XVIIe et surtout XVIIIe et XIXe siècles dominant son propos. On trouvera par exemple le sens et l’origine de termes connus et toujours en vigueur. Quelques-uns de la langue dite vulgaire comme "bougre" (XIIe s.), "en être" (XVIIe s.), "folle", "honteuse", "tante" ou "tapette" (XIXe s.). Quelques autres d’origine savante et tirés du latin comme "contre nature" (XIIIe s.), du grec comme "pédéraste" (XVIe s.) (avec ses dérivés : "pédé", XIXe, et "pédale", XXe), "antiphysique" (XVIIIe s., = contre nature), ou de l’allemand comme "homosexualité" (XIXe s.). On repérera le couple d’identités opposées homosexuel/hétérosexuel et son émergence avec la symétrie " aimer les femmes/les garçons " (XVIe s.) et " coniste/culiste " (XVIIe s.). On aura plaisir à rencontrer des termes tombés en désuétude : "rivette" (XVIIIe s.), "corvette" (XIXe s.), etc. En revanche, il manque peut-être des mots plus utilisés : " homophobie"  (que l’auteur a pourtant introduit en France, semble-t-il), "équivoque", "fille" ; ou, au contraire, "congénère", "fiotte". Il est vrai qu’il s’agit là d’un vocabulaire et non d’un dictionnaire porté naturellement à l’exhausitivité. Plus largement, on comprendra comment on fit du jeune roi Louis XV un roi hétérosexuel en lui mentant et en l’impressionnant. On découvrira depuis quand et par qui l’amitié du Christ et de saint Jean a été interprétée de façon homosexuelle, et quelques autres choses encore. Et, se détachant de cet ouvrage, on notera l’importance de la religion (monothéiste, ici le christianisme, catholique et protestant, cf. "contre nature", "péché", sodomie" …), la mutation de l’hérésie religieuse en hérésie sociale (cf. "bougre", "hérétique en amour", "non-conformiste"), la continuation de l’idéologie religieuse et d’une mentalité bourgeoise par d’autres moyens (un prétendu athéisme qui dénonce le "vice clérical", notamment à travers les Jésuites ; le prétendu communisme athée qui parle de "vice bourgeois" …) Un autre aspect intéressant mis en relief est que les mots créés tout au long de l’histoire pour signifier un amour qui s’est d’autant plus dit qu’il ne fallait pas le nommer (selon certains doctes canonistes et parmi eux quelques saints), forment une longue liste non dénuée de sens. Foucault nous l’avait appris, l’homosexualité relève de l’ordre du discours, de l’ordre des discours. Et cela convient parfaitement à Claude Courouve : " passer par les mots qui ont servi à en parler " pour aborder la complexité extrême de la question homosexuelle " sans introduire de biais initial " ; encore peut-on regretter l’absence d’une certaine vue d’ensemble (quitte à voir celle-ci modifiée au fur et à mesure des recherches). Le sujet, à travers la problématique de la parole envisagée, fait ainsi intervenir, dans un cadre multidisciplinaire, histoire de la littérature, droits canon et pénal, psychanalyse et psychologie, éthologie, sociobiologie, anthropologie, histoire des mœurs, des sciences et des idées. Et au-delà du simple fait sexuel auquel on veut parfois la réduire (ce que ne font ni les meilleurs esprits ni l’auteur), l’homosexualité apparaît à travers cette étude pour ce qu’elle est, une manière d’être en société, marginale sociologiquement peut-être (tout du moins encore) mais non pas culturellement marginale. Loin donc de constituer un simple particularisme, on constate qu’elle représente une universalité, universalité du temps, de société, de conditions et de mœurs, une manière d’être au monde. Et l’auteur de souligner avec raison dans sa préface qu’ " il est aujourd’hui impossible d’envisager une science de l’homme sans se heurter tôt ou tard à la question homosexuelle. " Un index (un peu sous-développé mais avec le mérite d’exister, trop d’éditeurs actuels l’oublient), une bibliographie et, en appendices, des textes des XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles ainsi qu’un index du vocabulaire de [Marcel] Proust dans la Recherche ajoutent à l’intérêt d’un livre facile d'accès malgré son érudition et qui met bien en lumière les rapports entre corps et langage. » (Alain Leroi, Gai Pied Hebdo, n° 158)


GBB : « A remarkable summa of his recent research in which the topics that he has shared with us are integrated into their proper context. [...] The articles are structured so as to begin with the origin of the word, followed by its vicissitudes through the centuries, with attention to cognate and contrasting termes. The points made are demonstrated by about 1000 source citations - piquant, precise, and sometimes unsettling - so that the book yields a major dividend of an anthology of primary sources. [...] What perhaps is not clear is that it is in fact three books in one. In the foreground, of course, is the realm of historical semantics, which the author handles with superb skill. Then we have materials for the still missing general history of homosexuality in French literature, a topic whose very richness has perhaps deterred other scholars. Finally, the book touches on many episodes of the history of homosexual behavior in France, providing references to published and unpublished material. » (Dr Wayne R. Dynes, GBB-Cabirion [New York]


altersexualite.com : « Lexique indispensable et anthologie littéraire, pour les éducateurs, Vocabulaire de l’homosexualité masculine, de Claude Courouve, Payot, coll. Langages et sociétés
Dimanche 15 juin 2008, par Lionel Labosse
Cet ouvrage de référence porte bien son titre. Il ne s’agit pas seulement d’un dictionnaire, mais d’un essai très documenté sur les mots qui, au cours de l’histoire, ont désigné les hommes homosexuels. 74 articles, une introduction, des annexes et des index font le point sur ces mots, certains totalement oubliés, d’autres mal compris ou dont le sens a glissé. L’impressionnant index des auteurs démontre que l’ouvrage est aussi une anthologie littéraire et historique, avec souvent des textes rares ou inédits dénichés par le chercheur, qui n’hésite pas non plus à citer les petites annonces (p. 101) ! Claude Courouve est une personnalité originale dans le monde altersexuel. Introducteur en France du mot homophobie, cet érudit a pratiqué les « gay studies » avant la lettre, et s’est opposé (comme votre serviteur) à la pénalisation des propos homophobes. Cet ouvrage est issu des recherches qu’il avait menées pour sa thèse de philosophie.
Le paradoxe : dire ou taire l’infamie
Dès l’introduction, l’auteur souligne le paradoxe inhérent au vocabulaire infamant. Si la condamnation religieuse est sans recours : « Contrairement au meurtre et à l’inceste, il n’existe en effet dans les Testaments aucun exemple d’acte homosexuel pardonné ensuite », « le christianisme a dû produire en abondance des discours sur ce comportement qu’il condamnait, et a parfois paradoxalement fait connaître ce qu’il souhaitait anéantir » (p. 16). C’est ainsi qu’il faut comprendre « l’abrogation de l’ancien droit réprimant le crime de sodomie […] due bien plus à ce désir de silence […] qu’à une volonté révolutionnaire » (p. 24). Il note que « à toutes les époques, l’homosexualité masculine a été imputée aux nations étrangères » (p. 28)
De nombreux articles fort utiles expliquent l’origine de mots plus ou moins oubliés, mais parfois très utilisés à une période précise : antiphysique, très répandu au XVIIIe, a disparu pour une raison évidente, comme bardache, terme méprisant désignant le garçon passif, ou achrien (néologisme de Renaud Camus), peut-être parce qu’il n’apportait aucun élément de sens supplémentaire ; bougre avait beaucoup varié dans son sens avant de désigner les homosexuels, et a continué après ; homophile tend à disparaître avec la revue Arcadie. L’article évêque de Clogher m’a beaucoup intéressé : il signale un fait divers, un évêque arrêté dans une « backroom » avant la lettre, le 19 juin 1822. Stendhal aurait repris l’expression dans des notes manuscrites pour Lucien Leuwen, en précisant : « Milord Link est un évêque de Clogher, mais ne pas le dire », ce qui préfigure la polémique récente autour de Harry Potter et les Reliques de la Mort, de J.K. Rowling. Pour les passionnés, il s’agit de Percy Jocelyn, évêque anglican de l’Église d’Irlande. Il y a aussi de nombreux noms de personnages réels ou inventés qui ont pu désigner les homosexuels par antonomase : Corydon, Jésus, Adonis, Vautrin, etc. L’article inversion / inverti nous rappelle que la distinction entre homosexuel et transgenre était loin d’être claire (citation de Karl Heinrich Ulrichs : « une âme de femme prisonnière dans un corps d’homme »). L’article Pédale / Pédé nous apprend que le mot a pu désigner dans l’argot des voyous, « un gars qui trahit son copain pour une fille ». L’expression « point de côté » a désigné un « ennemi des pédérastes », parfois un « agent des mœurs », au XIXe siècle. Certains mots rarissimes sont signalés sans faire l’objet d’un article : anandryne, anandre, agyne (p. 195). La distinction entre sodomite et sodomiste mérite d’être signalée : « Les noms en –iste désignant souvent les partisans d’une doctrine ou d’une pratique (tel naturiste), sodomiste reflète l’idée d’identité homosexuelle, le sentiment d’appartenir, par cet élément de personnalité, à une catégorie sociologique ».
Certains écrivains sont omniprésents, comme notre cher Voltaire, qui utilisa « une trentaine de mots ou expressions, dont agent et patient ». On note que cette bipartition fonctionnelle [1] n’est pas récente ; elle est constamment attestée depuis le « pathicus », passif des Romains, et imprègne le vocabulaire. Certains mots tentaient de contourner cette ornière, comme la partition proposée par Magnus Hirschfeld entre éphébophiles, androphiles et gérontophiles. Ce dernier inventa aussi « normosexuel », mot dont j’ignorais l’existence quand j’ai forgé « orthosexie » (bien avant de découvrir grâce à Google books que Renaud Camus avait déjà utilisé le mot « orthosexuel » jadis). Quelques autres bipartitions sont à relever : culiste / coniste / anticoniste ; nature / contre-nature (C’est Platon qui inventa le concept, dans Phèdre, 251 b, et dans Les Lois, 636cd) ; conformiste / non-conformiste. Claude Courouve signale la dissymétrie du couple homo/hétérosexuel, le second n’ayant quasiment pas de synonyme.
Une anthologie des normopathes et des rebelles à travers les âges
L’ouvrage est aussi par la force des choses une confondante anthologie de l’homophobie (depuis les simples moqueries jusqu’à l’évocation d’exécutions), qui pourra fournir des extraits intéressants aux enseignants. Signalons par exemple le Traité des peines et amendes de J. Duret, de 1572 (art. bougre), qui laïcise les lois du Lévitique précisant qu’en cas de bestialité, l’humain et la bête doivent être tués ensemble ! Des propos de Zola sont mémorables (« un inverti est un désorganisateur de la famille, de la nation, de l’humanité »), des frères Goncourt sur Verlaine (p. 176), des couplets ironiques sur l’exécution de Deschauffours, des élucubrations d'Étienne Pivert de Senancour [2] (texte reproduit en annexe) ; mais Pierre Joseph Proudhon, souvent cité, mérite la palme : « Tout meurtre commis par un citoyen quelconque sur le pédéraste […] est excusable. Est réputé pédéraste le succube et l’incube » (p. 175).
Ces propos virulents font ressortir par contraste les rares écrivains qui ont osé aller contre la normopathie : Montaigne, Diderot, ou quelques inconnus, comme le Dr Alétrino qui notait : « l’influence dépravante exercée sur la société par les hétérosexuels est plus forte que celle des homosexuels » (p. 133). Fourier introduisit l’usage du mot unisexuel, quelques années avant la création d’homosexuel. On relèvera les tâtonnements d’André Gide, sa condamnation des invertis, corrigée par la suite. La lecture de certaines citations d’écrivains connus des siècles passés laisse souvent perplexe, car malgré leur connaissance du grec et du latin, et la traduction en français de ces textes au XVIe siècle, ils ont pu affirmer sans craindre le ridicule que ce qu’ils traitaient de vice était une décadence moderne inconnue des anciens. Rares sont les contre-exemples, comme ces propos de Marie de Gournay rapportés par Tallemant des Réaux : « À Dieu ne plaise […] que je condamne ce que Socrate a pratiqué » (p. 170).
Pour la bonne bouche, si je puis dire, citons pour finir cet extrait d’une annexe édifiante : « L’habitude de voir ces malheureux a donné à M. Cullerier une grande facilité pour les reconnaître sur-le-champ, aussi se trompe-t-il rarement à cet égard : la plus forte preuve qu’il en donne est la disposition de l’ouverture du rectum, qui présente la forme d’un entonnoir. Ce signe est presque certain, et l’on peut avoir la presque conviction que ceux qui le présentent sont entachés de ce vice ; aussi devrait-on, en médecine légale, y faire la plus sérieuse attention. » (Dr Pierre Reydellet, art. « Pédérastie » du Dictionnaire des sciences médicales de Panckoucke, 1819). On retrouve ici l’origine de l’invention du fameux adjectif infundibuliforme par le Dr Tardieu (cf. Les origines de la sexologie 1850-1900, de Sylvie Chaperon).
 [1] Je ne sais pas pour vous, mais quand un partenaire potentiel me pose en question n°1 « Tu es actif ou passif », il reste à tout jamais potentiel…
[2] « un organe qui ne fut pas destiné aux jouissances de l’amour, et que la débauche seule y consacra quand ses caprices infâmes perdirent la pudeur »


LE MONDE : « Si le mot qu’a inspiré à lord Alfred Douglas son amitié particulière avec Oscar Wilde, "l’amour qui n’ose pas dire son nom" , a fait fortune, l’homosexualité a porté bien des noms infâmes et s’est désignée elle-même en des termes parfois sophistiqués, souvent ironiques, la plupart du temps presque médicalement neutres. Dans son Vocabulaire de l’homosexualité masculine, qui devrait intéresser les profanes aussi bien que les initiés, Claude Courouve, se présentant comme un lexicographe amateur, chausse les bottes de l’explorateur professionnel pour défricher de A à Z le vaste continent de l’ " identité de glossaire " homosexuelle, selon le célèbre mot de Proust. Truffé d'anecdotes, empli de documents médicaux et de références littéraires - la littérature libertine et les écrivains modernes comme [André] Gide, Apollinaire, [Marcel] Jouhandeau, [Dominique] Fernandez, [Gabriel] Matzneff, sont à l'honneur - ce lexique nous renseigne aussi avec érudition sur l'apparition de certains termes. L’expression " l’amour de l’évêque de Clogher ", périphrase que l’on trouve chez Stendhal, tire son origine d’un fait-divers du dix-neuvième siècle : l’évêque de Clogher fut pris en flagrant délit en compagnie d’un soldat … À la mode au dix-neuvième siècle, le mot "Germiny" fait passer à la postérité un conseiller municipal de Paris, surpris dans les toilettes avec un bijoutier. L’expression inspira à Alphonse Daudet une cruelle réflexion sur son épouse : " On lui raconterait que je suis un Germiny, qu’elle ne saurait bien si ce n’est pas vrai.  » (R[oland] J[accard], Le Monde, 12 avril 1985)


NO : « Il est vrai que l'on ne peut guère évoquer l'homosexualité masculine en laissant de côté la cohorte des désignations qui l'ont, au cours des siècles, magnifiée ou stigmatisée [...] Claude Courouve a entrepris une exploration systématique de ce lexique, et le dictionnaire qu'il publie en ce début d'année constitue à n'en pas douter l'un des plus beaux hymnes qui se puissent imaginer à l'inventivité du langage et à la beauté des mots, un chant où se mêlent sans préséances aux vocables les plus sophistiqués et aux références imposées par la littérature les argots les plus verts forgés dans l'ombre des prisons ou entre les ruisseaux et les trottoirs. [...] Il nous offre également une petite anthologie des textes où ces appellations déploient leur force évocatrice. » (Didier Éribon, Le Nouvel Observateur


RHLF : « "Quel que soit le jugement que vous portiez de mes idées, j’espère de mon côté que vous n’en conclurez rien contre l’honnêteté de mes mœurs." Le temps n’est plus où l’on devait, comme le docteur Bordeu mis en scène par Diderot dans Le Rêve de d’Alembert, s’entourer de précautions oratoires avant de parler d’homosexualité. La sérieuse collection "Langages et sociétés" a eu raison d’accueillir ce vocabulaire rassemblé par Claude Courouve et la non moins sérieuse Revue d’Histoire littéraire de la France d’en accueillir un compte-rendu. La question homosexuelle se présente en grande partie dans notre civilisation comme une problématique de parole. Comment évoquer ce qui ne pouvait se dire sans ambages puisque la nomination avait en elle-même quelque chose de contagieux ? La réponse se trouvait dans la prolifération de termes et d’expressions, collectionnés par C. Courouve, entre la Renaissance et aujourd’hui.
  Son introduction (pp. 11-32) évoque les fluctuations du statut tant juridique que social de l’homosexualité masculine et repère, sans prétention linguistique, quelques-uns des fonctionnements du discours sur le sujet. L’altérité sexuelle est fréquemment assimilée à la différence historique (emprunts à l’Antiquité gréco-latine), à la différence nationale (le vice allemand, italien, ou la transformation de bulgare en bougre) à la différence religieuse (hérétique, non-conformiste, ou le jeu métaphorique  sur le juif et l’homosexuel chez [Marcel] Proust (1) ). À côté de ces détours, le vocabulaire dominant procède par anathèmes (abominable, contre-nature, honteux, infâme …) ou, au contraire, par euphémisme (amateur, amitié particulière, mignon …). Le refus de penser l’homosexualité comme une réalité générale conduit à utiliser comme termes génériques des noms propres, des noms souvent rendus célèbres par un fait-divers ou un scandale : les contemporains de la Révolution parlent d’un Villette, Stendhal d’un évêque de Clogher, [Edmond de] Goncourt d’un Germiny, [Marcel] Proust de salaïsme (du nom d’Antoine Sala). Autant d’anecdotes que nous rappelle C. Courouve. La langue courante a accueilli également des termes d’argot, en particulier de l’argot des prisons : lope, pédale, tante, tapette. On pourrait ajouter en verlan : race d’ep (selon l’orthographe de Guy Hocquenghem) ou DP. Certains termes donnent lieu à une étonnante dérivation : on tire de Corydon, lancé par [André] Gide, corydonnesque, corydonien, corydonnerie, s’encorydonner ! Pour échapper au jugement de valeur préalable, certains spécialistes créent homosexualité, hétérosexualité, bisexualité. Enfin l’amour qui n’osait pas dire son nom, selon la formule de l’ami d’Oscar Wilde, lord Alfred Douglas, revendique le droit de parler librement et tout d’abord de choisir son nom. [André] Gide réclame des distinctions entre inversion, homosexualité et pédérastie, rapportée à son étymologie. À la libération des années 1970 correspondent la diffusion de l’adjectif venu d’Outre-Atlantique gai et le néologisme arbitrairement créé par Renaud Camus achrien.

  Claude Courouve n'entreprend pas de construire une théorie, il enregistre des occurrences, note des déplacements lexicaux, avance des hypothèses, dans la riche documentation constituée par les soixante-dix articles et quelques qui vont d'abominable/abomination à uranisme/uraniste. On pourrait toujours ajouter de nouvelles fiches. Nerciat aurait pu être plus systématiquement utilisé : au néologisme andrin, noté ici, se seraient ajoutés androphile, florentiner (le vice italien), loyoliser (on parle aussi à l’époque du péché des Jésuites), postdamique, contamination de postérieur et de Potsdam, résidence résidence de Frédéric II dont les goûts étaient de notoriété publique). Le nom d’un de ses personnages, l’abbé Bujaron, évoque l’italien bugiaroni, francisé par Tallemant des Réaux en bugiarron. La rubrique devant / derrière s’enrichit avec Nerciat des termes imagés fente / écusson / boutonnière / œillet … (2) Sans doute auraient pu également être mis à profit des travaux qui apportent des documents et qu’on s’étonne de ne pas voir citer (3). Du moins le lecteur trouve-t-il en appendice du livre de C. Courouve cinq textes peu connus qui, de La Mothe Le Vayer au Dictionnaire des sciences médicales de 1819, traitent de l’homosexualité, et un index des termes utilisés par [Marcel] Proust dans La Recherche (pp. 238-240). C’est donc pour finir à la littérature que renvoie justement cette étude. La floraison lexicale s’accompagne d’une extraordinaire invention littéraire comme si la fiction et le travail formel avaient été longtemps la meilleure réponse à l’interdit verbal. » (Michel Delon, Revue d'histoire littéraire de la France, janvier-février 1987, pages 169-170).

1. Voir Jeanne Bem, « Le Juif et l'homosexuel dans À la recherche du temps perdu », Littérature, 37, février 1980.
2. Voir le glossaire de Nerciat établi par Apollinaire pour son édition dans la Bibliothèque des curieux
3 Qu'il s'agisse des articles de Pierre Nouveau, « Le péché philosophique ou l'homosexualité au XVIIIe siècle » Arcadie, 254, fév. 1975 et nos suivants ou de Pierre Peyronnet, « Le péché philosophique », Aimer en France 1760-1860, Clermont-Ferrand,1980 ; des essais de Pierre Hahn, Nos ancêtres les pervers. La Vie des homosexuels sous le second empire, Olivier Orban, 1979 ou de J.-P. Aron et R. Kempf, LePénis et la démoralisation de l'Occident, Grasset, 1978 (réédité sous le titre La Bourgeoisie, le sexe et l'honneur).


Frédéric Martel, dans son ouvrage Le rose et le noir - Les homosexuels en France depuis 1968 (Paris : Le Seuil, 1996) citait le mien dans la rubrique Essais culturels (page 427).

DFHM : Hétéro à hétérote en passant par hétérosexisme



Ces termes ainsi que ceux en HOMO- sont isolés en raison de leurs grandes notoriétés ainsi que de la fausse symétrie qu'ils introduisent entre le comportement majoritaire et la "variante" (fausse symétrie aussi depuis avec transgenre et cisgenre). Selon certains, la promotion de ces termes relèverait d'une sorte de guerre linguistique dont le militant gay américain Robert Roth (1950-1990) me disait vers 1980 que l'existence ne devrait jamais être révélée au grand public.



Photo Ungarische Nationalbibliothek


HÉTÉRO, adj. et subs.

Cette abréviation est amplement justifiée par la longueur du mot qu’elle abrège.

« Je remercie bien sincèrement l'orateur qui a pris notre défense, il a parlé comme aurait parlé un homosexuel et c'est étonnant de la part d'un hétéro, si intelligent qu'il soit [...] On ne peut appeler vicieux les jeunes gens, les pédérastes, qui s'adonnent exclusivement à l'amour des hommes ; les hétéros qui jouissent des pratiques homosexuelles sont beaucoup plus coupables ...eux, sont véritablement des dépravés. »
Inversions, n° 4, mars 1925.

Dans les annonces de rencontre, le « look hétéro » est souvent annoncé, plus rarement demandé (Têtu, 2002).

HÉTÉROCENTRISME

Clémentine Autain : « La bisexualité a le mérite de multiplier le champ des possibles par deux et de rompre radicalement avec la conception binaire de la sexualité et des rapports de sexe. Car, finalement, l’homosexualité reste encore dans le cadre construit par le patriarcat et l’hétérocentrisme. Je ne sais pas ce qu’en pense Jospin. »
" La chronique de Clémentine Autain Sous le soleil ", L’Humanité, 30 août 2001.

« Visibilité, acceptation, hétérocentrisme : les représentations actuelles de l’homosexualité à la télévision française »
Mathieu Cadot, Mémoire de fin d’études, IEP Lyon, 2004.

« Flannan Obé [président de SOS-Homophobie] a évoqué "une période charnière, où les gens se montrent de plus en plus". "De la base jusqu'aux élites, les homophobes qui l'étaient de façon un peu latente et qui n'avaient pas besoin de l'exprimer plus que ça, puisque la société l'était suffisamment, se sentent d'un coup presque menacés, a-t-il analysé. Des gens se sentent presque non seulement le droit, mais le devoir, de rétablir cet hétérocentrisme, c'est-à-dire la prédominance de l'hétérosexualité". »
http://www.lemonde.fr , 16 mai 2006.


William Marx (juillet 2018) : " Subvertir la pensée dominante, celle de l’hétérocentrisme. [...] Si Un savoir gai pouvait un tant soit peu aider à changer l’ordre du discours, s’il pouvait contribuer à défaire un peu l’hétérocentrisme inconscient de notre culture, ce serait merveilleux. Ainsi de Jésus : si l’on compte objectivement dans les Évangiles les marques d’affection et de tendresse de Jésus pour ses proches, on verra qu’elles concernent beaucoup moins souvent des femmes que des hommes, et de jeunes hommes en particulier. Pour qui veut bien voir les choses sans préjugé, cette homophilie de Jésus est évidente. "
Les grands entretiens de Diacritik (2) : William Marx.

HÉTÉROCISNORMÉ

«  Marion Jaumeau est à : Montluçon, avec Alexandre Piu et Dany Montebello.
29 juin [2019], 23:41
En ce samedi se déroulait, dans cette cité des ducs de Bourbons, le premier rassemblement des fiertés où les personnes LGBT (lesbiennes, gays, bissexuel-le-s, transgenres, pansexuel-le-s, queers, intersexes) pouvaient avoir une visibilité et montrer qu'ils existent dans cette société hétérocisnormée» (facebook)

HÉTÉROCRATE, HÉTÉROCRATIE

Masques, n° 7, Hiver 80-81, pp. 4-5

HÉTÉRODOXE

« Elle est loin, l’époque où l’on grillait en place de Grève les hétérodoxes sexuels dans le même sac que les chats et les sorcières. »
Jean-Louis Bory, Ma moitié d’orange, Paris : Julliard, 1973, chapitre L.

HÉTÉROFLIC

Terme apparu au début du mouvement FHAR (Front homosexuel d’action révolutionnaire), en 1971.

« Les quelques auteurs qui se sont intéressés au mouvement gai français, remarquent, à travers le foisonnement d'idées qui jaillissent au FHAR, trois grandes luttes, regroupées sous un titre évocateur la Sainte-Trinité: le sexisme, le phallocratisme, l'hétéroflic (phallocrate qui condamne idéologiquement toute autre forme sexualité autre que la sienne). »
L’Archigai [Bulletin des archives gaies du Québec], n° 5, mars 1996.

HÉTÉROFRIENDLY

« "Be Heterofriendly", un clip drôle et décalé réalisé par Axel Hotels pour contribuer à la visibilité et à la défense des droits LGBT. »
Têtu, 17 juin 2016.

Frédéric Mitterrand : « Moi je suis hétérofriendly. »
CNEWS, 14 avril 2023.

HÉTÉROLAND

« Corinne Bouchoux, récente sénatrice de Maine-et-Loire, fait partie du premier groupe écologiste de l’histoire du Sénat, constitué juste avant les fêtes. Elle a aussi vite compris qu’elle ne passerait pas inaperçue au palais du Luxembourg : elle est en effet la première élue à se revendiquer lesbienne dans ces murs. « C’est hétéroland ici », rigole-t-elle. » (Le Parisien, 27 décembre 2011).


HÉTÉRONORMATIF, HÉTÉRONORMATIVITÉ

« Le projet queer – un terme intraduisible en français (1) qui signifie littéralement bizarre, hors normes – consiste à créer un espace théorique pour des discours variés et polyphoniques qui questionnent l’hétéronormativité, un espace dans lequel il serait possible d’explorer les intersections entre les fragments multiples des subjectivités (sexualité, genre, ethnie, classe, géographie, etc.) »
Line Chamberland, « Du fléau social au fait social », Sociologie et sociétés, volume XXIX, n° 1, printemps 1997.
1. Ce mot est parfaitement traduisible ; voir l’entrée « SPÉCIAL ».

« Engager une réflexion sur la création LGBT en tant que telle comme dans ses rapports à la culture hétéronormative et dans ce qu'elle participe ou non à l'élaboration d'une culture identitaire. »
Queer factory, octobre 2001 ; http://queerfactory.free.fr

HÉTÉROPARENT, HÉTÉROPARENTAL, HÉTÉROPARENTALITÉ

«  500 000, excusez du peu, badauds gay friendly compris, familles hétéroparentales avec enfants incluses, et toutes les tribus gay ou presque aussi. »
Delanoë Pride, Illico, 12 juillet 2001.

« La psychanalyste doit au demeurant faire remarquer que le fait d'inclure sous le même vocable des situations familiales totalement différentes les unes des autres au seul motif de la vie homosexuelle de l'un des parents est, pour la métapsychologie, dépourvu de tout fondement. La théorie psychanalytique distingue en effet le choix d'objet sexuel de la parentalité. Faudrait-il parler d'hétéroparents ? »
Geneviève DELAISI DE PARSEVAL, « Le PS face à l'homoparentalité », Libération, 22 juin 2006.

« famille hétéroparentale » (Inter-LGBT, Commission des lois, AN, 6 décembre 2012).

HÉTÉROPHOBE,  HÉTÉROPHOBIE

De l'anglais heterophobic (Eminem).

« L'hétérophobie est le rejet ou la peur de l'hétérosexualité comprenant une répulsion à l'égard des fantasmes, des désirs et des conduites hétérosexuelles et pouvant se traduire également par des attitudes négatives, voire discriminatoires, envers les individus d'orientation hétérosexuelle.
Face à l'homophobie et à la vulgarité de certains hétérosexuels, l'hétérophobie est pour certains un simple et juste retour des choses. »
Éric RÉMÈS.

Jean-Marie Le Pen ‏@lepenjm 9 novembre 2015
" J'ai été sacrifié, au mépris des valeurs morales, sur l'autel de la Pensée Unique par la mafia des hétérophobes du FN. "

HÉTÉROSEXISME, HÉTÉROSEXISTE

« L’origine profonde de l’homophobie est sans doute à rechercher dans l’hétérosexisme […] ce régime tend à constituer l’hétérosexualité comme la seule expérience sexuelle légitime, possible, et même pensable, ce qui explique que de nombreuses personnes traversent la vie sans avoir jamais songé à cette réalité homosexuelle, pourtant partout présente, et bien moins cachée qu’on ne pourrait le croire de prime abord. Mieux qu’une norme, qui supposerait encore une explicitation, l’hétérosexualité devient, pour ceux qu’elle conditionne ainsi, l’impensé de leur structure psychique particulière et l’a priori de toute sexualité humaine en général. »
Louis-Georges Tin (né en 1974), Introduction, Dictionnaire de l’homophobie, Paris : PUF, 2003. TINLuigi@aol.com

« L’hétérosexisme peut être défini comme un principe de vision et de division du monde social, qui articule la promotion exclusive de l’hétérosexualité à l’exclusion quasi promue de l’homosexualité. »
Louis-Georges Tin, article "Hétérosexisme", Dictionnaire de l’homophobie, Paris : Puf, 2003.

« Le mariage homosexuel oblige à repenser la norme. Si l’homosexualité n’est plus cantonnée dans une subversion convenue, finalement rassurante, alors l’hétérosexualité du mariage ne se justifie plus comme norme. C’est le fondement le plus solide de l’hétérosexisme, mais aussi du sexisme, qui s’en trouve ébranlé. On a touché au mariage ? Nul ne devrait s’étonner si l’homophobie se déchaîne. » Éric Fassin (né en 1959), article "  Mariage ", Dictionnaire de l’homophobie, article "  Mariage ", Paris : PUF, 2003.

« Que doit-on entendre par ce terme "hétérosexisme" ? Il représente désormais le pivot de la lutte sociale et politique contre l’homophobie. […] L’hétérosexisme est une idéologie dominante, donc invisible pour ceux qui y sont soumis. Une de ses propriétés, comme le régime de la propriété privée pour Marx, est qu’elle structure de l’intérieur le monde social. »
Thibaud Collin, Le Mariage gay. Les enjeux d’une revendication, Paris : Eyrolles, 2005, chapitre 4.

« Notre société est hétérosexiste quand elle assure que l’hétérosexualité est supérieure à l’homosexualité, de la même façon que les hommes sont sexistes quand ils pensent être supérieurs aux femmes. »
Julien Picquart, Pour en finir avec l’homophobie, Paris : Léo Scheer, 2005, 1ère partie, chapitre 1.

HÉTÉROSEXUALITÉ

Ce substantif provient soit de l’allemand Heterosexualität (années 1880), soit de l’adjectif français par dérivation. Alors que coniste n’était, à la fin du XVIIe siècle, qu’un terme du petit milieu homosexuel parisien, hétérosexualité et hétérosexuel appartiennent à la langue courante. Ainsi est établie, peu après le Parallèlement de Verlaine, une symétrie linguistique entre les deux orientations sexuelles, symétrie tempérée par l’existence de plusieurs synonymes d’homosexuel, et de très nombreux équivalents argotiques, alors qu’il n’en est pas de même pour hétérosexuel.

" Un inverti s'essayant à l'hétérosexualité (je l'ai déjà dit dans ces Archives d'Anthropologie) peut être aussi perverti qu'un individu auparavant normal se livrant à l'homosexualité. La passion de la similarité est aussi enracinée que celle du contraste sexuel -- et ce n'est pas de l'une qu'il faut dériver l'autre ; mais, comme on le voit dans l'étude de M. Max Dessoir [Zur Psychologie der Vita sexualis, 1894], elles surgissent toutes deux d'un état intermédiaire qui les précède et qu'il nomme l'indifférence sexuelle. "
André Raffalovich, " L'éducation des invertis ", Archives d’Anthropologie Criminelle, n° 54, 15 novembre 1894.

" La répression de l'hétérosexualité est un des problèmes de l'avenir. "
André Raffalovich, "L'Uranisme (inversion sexuelle congénitale)", Archives d’Anthropologie Criminelle, janvier 1895.

« Pour pouvoir juger l’uranisme il faut l’examiner – tout comme l’hétérosexualité – neutralement. »
Dr A. Alétrino, « La situation sociale de l’uraniste », Compte-rendu des travaux de la 5e session, Congrès international d’Anthopologie criminelle, Amsterdam, septembre 1901.

Raffalovich avait développé la thèse du parallélisme des deux orientations sexuelles :

« Pour restreindre les dangers et les ravages de l’unisexualité, il faut restreindre les ravages et les dangers de l’hétérosexualité. Les hétérosexuels, par leur exemple et leur conduite, ont créé bien des invertis. C’est à eux maintenant de se réformer s’ils veulent réformer leurs frères non-conformistes. Il y a un rapport constant entre la conduite et les principes des unisexuels et la conduite et les principes des hétérosexuels. Le relâchement des uns est le relâchement des autres. Sexuellement, tous les hommes sont solidaires. »
« Les groupes uranistes à paris et à Berlin », Archives d’Anthropologie Criminelle, n° 132, 15 décembre 1904.

L’acceptation de l’homosexualité va ici de pair avec la volonté d’éliminer son aspect sexuel (ce que le Dr Marcel Eck appellera la tentation de l’angélisme) ; ce n’était évidemment pas le cas d’André Gide, dès la première version de Corydon :

« L’homosexualité, tout comme l’hétérosexualité, comporte tous les degrés, toutes les nuances : du platonisme à la salacité, de l’abnégation au sadisme, de la santé joyeuse à la morosité, de la simple expansion à tous les raffinements du vice. »
C. R. D. N. , Premier dialogue.

En 1948, les traducteurs du premier « Rapport Kinsey » ont contribué à une plus grande diffusion d’hétérosexualité, en particulier avec leur « Échelle des classifications pour l’hétérosexualité et l’homosexualité » en sept classes. L’intention était de mettre en parallèle les deux types de comportement et d’intégrer dans la société les homosexuels exclusifs jusque là marginalisés. Pierre Démeron a lui aussi tenté de promouvoir l’équivalence des deux comportements, dans une argumentation quelque peu sophistique :

« L’homosexualité, paraît-il, ferait courir un grave danger à la jeunesse. À qui viendrait-il à l’esprit d’accuser l’hétérosexualité de faire courir un danger aux petites filles ? Je ne sache pourtant pas qu’il y ait plus de maniaques qui s’attaquent aux petits garçons qu’aux petites filles. »
Lettre ouverte aux hétérosexuels, 1969.

HÉTÉROSEXUEL, adj. et sub.

De l’allemand Heterosexual (lettre de Kertbeny à Karl Heinrich Ulrichs, mai 1868).

" On croyait autrefois, lorsqu'un homosexuel avait maltraité ou même tué un individu masculin, que le fait était très fréquent parmi les homosexuels. Pourtant, lorsque l'acte de cruauté a une origine sexuelle, il est très rare et dans tous les cas pas plus fréquent que dans les cas d'amour hétérosexuel [heterosexualen Triebe]. "
Dr Albert Moll, Les Perversions de l'instinct génital ; étude sur l'inversion sexuelle basée sur des documents officiels, Paris : G. Carré, 1893. Traduit de l'allemand Die konträre Sexualempfindung. Berlin : Fischer’s Medicinische Buchhandlung, 1891,

"Au lieu de s'apitoyer sur le sort tragique des invertis-nés (sort qui n'est pas plus tragique, quand ils valent quelque chose, que celui des hommes hétérosexuels de même valeur), si l'on essayait, dès l'enfance, de les aider, de leur apprendre à se surmonter, à se surpasser, ce serait un service à rendre à l'humanité."
A. Raffalovich, " L'éducation des invertis ", Archives d’Anthropologie Criminelle, n° 54, 15 novembre 1894.

"Il n'y a pas de ligne de démarcation entre les hétérosexuels et les homosexuels [...] L'homme qui se laisse dominer par sa sexualité est sexuel avant d'être uraniste ou hétérosexuel. L'homme qui est au-dessus de sa sexualité peut, sans danger pour lui ou pour les autres, être homosexuel ou hétérosexuel."
A. Raffalovich, "L'Uranisme (inversion sexuelle congénitale)", Archives d’Anthropologie Criminelle, n° 55, 15 janvier 1895

« La période d’indifférence sexuelle, aussi bien que le fait qu’un individu qui a toujours été hétérosexuel acquiert parfois, sous l’influence du milieu, des penchants homosexuels qui disparaissent aussitôt que les circonstances sont favorables à la manifestation hétérosexuelle, prouvent que l’uranisme n’est pas une anomalie. […] Tous ceux qui appronfondissent un peu la question de la prostitution et celle de la vie sexuelle des hétérosexuels, acquièrent la conviction que l’influence dépravante exercée sur la société par les hétérosexuels est plus forte que celle des homosexuels. »
Dr A. Alétrino, « La situation sociale de l’uraniste », Compte-rendu des travaux de la 5e session, Congrès international d’Anthopologie criminelle, Amsterdam, septembre 1901.

Cette largeur de vues avait été critiquée, notamment par le Dr J. Crocq :

« En lisant ce rapport [d’Alétrino], du reste très adroitement présenté, on se demande pourquoi l’auteur ne poursuit pas jusqu’au bout ses déductions, pourquoi il ne conclut pas que l’uraniste est supérieur à l’hétérosexuel et qu’il y aurait lieu, à l’avenir, d’encourager l’inversion sexuelle par des mesures légales. Si cette conclusion ,’est pas stipulée dans le rapport, elle s’y trouve cependant en essence, car du moment où les uranistes peuvent-être utiles à la société, du moment où leurs pratiques sont moins conséquentes que celles des hétérosexuels, il y a lieu nécessairement de les protéger et de favoriser leur développement. »
Compte-rendu des travaux de la 5e session, Congrès international d’Anthropologie criminelle, Amsterdam, septembre 1901.

« Il est aisé, pour un pédéraste, de passer pour chaste aux yeux d’un hétérosexuel. Par contre, le vrai chaste est aisément soupçonné par l’homosexuel de n’être lui-même qu’un homosexuel qui se défend de l’être et se résiste, ou qui s’ignore. »
André Gide, Journal,  12 mars 1938.

«  Nous refusons de croire que l’amour d’un inverti présente les mêmes caractères que celui d’un hétérosexuel. Le caractère secret, interdit du premier, son aspect de messe noire, l’existence d’une franc-maçonnerie homosexuelle, et cette damnation où l’inverti a conscience d’entraîner avec lui son partenaire : autant de faits qui nous paraissent influencer le sentiment tout entier et jusque dans les détails de son évolution."
Jean-Paul Sartre, Présentation des Temps Modernes, ler octobre 1945.

Julien Green : « [Robert de Saint Jean] me dit que tout ce qu'on écrira sur ce sujet ne changera rien à l'attitude de la majorité à l'égard des homosexuels, que Corydon est un livre inutile, que l'opposition est beaucoup plus forte aujourd'hui qu'elle ne l'était au moment où Corydon a paru. Sans doute, mais je crois qu'il y a quarante ans le monde, ce qu'on appelle le monde, cinq cents personnes à Paris, n'eût pas admis qu'un homme avouât ses goûts, les affichât, alors qu'aujourd'hui cela ne souffre aucune difficulté, bien au contraire. Deux hommes liés ensemble ne craignent pas de se montrer ensemble dans les salons. Est-ce un progrès dans la tolérance ? Je ne sais pas. Je crois que dans ce domaine aucun résultat n'est acquis de façon définitive. Il se peut que demain il y ait une persécution très dure de l'homosexualité et que le monde revienne sur ses anciennes positions. Du reste, le monde est composé en grande partie d'imbéciles et de lâches, et son opinion est sujette à trop de fluctuations pour qu'on puisse en tenir compte. Je crois que le gros de l'humanité haïra toujours l'homosexuel (je ne dis pas l'homosexuelle), mais dans la rage de l'hétérosexuel contre l'homosexuel, comme le remarquait D. [Robert de Saint Jean], il y a la haine du piéton pour le monsieur qui passe en voiture (mettons) ou si l'on veut la haine de celui qui est furieux, dans son subconscient, de ne pas avoir éprouvé ce qu'éprouve son voisin. " Tu jouis d'un plaisir que j'ignore. Donc je le réprouve et je te déteste ". »
Toute ma vie Journal intégral *** 1946-1950, 1er mai 1950, Paris : Bouquins éditions, 2021.

« Y a-t-il de bonnes mœurs ? Et les hétérosexuels sont-ils si sûrs de les pratiquer ? Sont-ils sûrs d’eux-mêmes d’ailleurs ? Et n’y a-t-il pas souvent en eux un homosexuel qui s’ignore ? Et dans ce cas, le fossé qui sépare hétérosexuels et homosexuels est-il aussi profond que la bêtise, l’ignorance et les préjugés voudraient le faire croire ? »
Pierre Démeron, Lettre ouverte aux hétérosexuels, Albin Michel, 1969, Avis de l’éditeur.

 « Là-bas tout le monde est servi, il y en a pour tous les goûts : des homosexuels, des hétérosexuels, des travestis... C'est Sodome et Gomorrhe réunis. Mieux, même, parce qu'il y a également des lesbiennes. »
Michel Houellebecq, Plateforme, chapitre 7, 2001.

HÉTÉROTE

" Un seul ministère ? Et pourquoi pas plusieurs ? Exigeons un ministère de la Famille hétérote. Et un pour la Famille homote. Et un autre pour les bi. "
François Miclo, " Famille : le pluriel ne vaut rien ", 4 mars 2016

mercredi 27 août 2014

L'AFFAIRE DE LENOIR ET DIOT (Paris, 1750)





Paris, janvier - juillet 1750


   La proposition de l'ancien maire de Paris Bertrand Delanoë tendant à l’apposition d’une plaque commémorative à la mémoire de Bruno Lenoir et Jean Diot à l’angle des rues Bachaumont et Montorgueil (Paris 2e) réveilla le souvenir de cette lamentable affaire. Cette plaque fut dévoilée le 18 octobre 2014 par la maire PS de Paris, Anne Hidalgo.


* * * * *

  L'exécution capitale de Lenoir et Diot en juillet 1750 constitue la dernière affaire connue de répression judiciaire de l'homosexualité per se, c'est-à-dire non compliquée de violence ou de pédophilie, en France. L'affaire précédente qui soit comparable, en mars 1720, tout aussi triste mais bien moins médiatisée, concernait deux tout jeunes parisiens, Philippe Basse et Bernard Mocmanesse, également accusés des énormes crimes de blasphèmes, il faut dire ...

Lien : Procès de sodomie en France

* * * * *

  La surveillance policière des lieux de rencontre des "gens de la manchette" par les mouches, que j'ai décrite dans Les Assemblées de la manchette, n'est pas responsable de l'arrestation de Lenoir et Diot ; ils ont été surpris par le guet royal, institution ancienne qui coexistait avec la police, près de ce que l'on appelle aujourd'hui le Forum des Halles. Sans doute faut-il voir là une des raisons de cette sévérité, exceptionnelle au XVIIIème siècle.


I / L'arrestation

   Le commissaire en dressa ce procès-verbal :

L'an 1750 le [dimanche] 4 janvier 11 heures et demie du soir par devant nous Jacques François Charpentier conseiller du Roi, commissaire au Châtelet à Paris, en notre hôtel est comparu Julien Dauguisy, sergent du guet [...] lequel a dit que passant rue Montorgueil entre la rue St Sauveur et la rue Beaurepaire, il a vu deux particuliers en posture indécente et d'une manière répréhensible, l'un desquels lui a paru ivre. Il les a arrêtés tant sur ce qui lui a paru de leur indécence que sur la déclaration que lui a faite un particulier passant, qui a dit les avoir vu commettre des crimes que la bienséance ne permet point d'exprimer par écrit ; pour quoi il les a conduits par devant nous, et a signé en notre minute.

Par l'un des particuliers a été dit qu'il se nomme Bruno Lenoir, âgé de 20 ou 25 ans, garçon cordonnier [...], qu'il ne connaît point l'autre particulier arrêté sinon qu'il l'a rencontré il y a une demie heure, que ce particulier lui a demandé s'il voulait venir avec lui et qu'ayant refusé, ce particulier lui a défait sa culotte et a commis sur lui des indécences, et que la garde étant survenue les a arrêtés et conduits par devant nous. Et a signé en notre minute.

Par l'autre particulier, a été dit qu'il se nomme Jean Diot, âgé de 40 ans, garçon domestique chez la dame Marin, chaircuitière rue de la Fromagerie [...], qu'il ne connaît point l'autre particulier arrêté, que l'ayant trouvé sur le pas d'une porte endormi, il n'avait d'autre intention que de lui rendre service et n'était point en posture indécente comme on lui reproche, et n'avait point ôté sa culotte quand on l'a arrêté. Et a déclaré ne savoir écrire ni signer (Archives nationales, manuscrit Y 10132).


  On verra plus loin les détails apportés par l'avocat parisien Barbier sur les circonstances de ces arrestations. Lenoir et Diot sont mis en détention, et interrogés cinq jours plus tard :
Bruno Lenoir, garçon cordonnier âgé de 21 ans [...] a déclaré aujourd'hui 9 janvier 1750 que le 4 du présent mois, passant à 9 heures du soir rue Montorgueil, il y a été rencontré par un particulier à lui inconnu, et qu'il a su depuis s'appeler jean Diot, [...] que ce Jean Diot est venu l'accoster et lui a proposé l'infamie, qu'il l'a même prié de le lui mettre par derrière, que pour cet effet Jean Diot a défait sa culotte et que lui déclarant le lui a mis par derrière, sans cependant finir l'affaire [d'ou mon titre ...], attendu qu'ils ont été surpris par le guet qui les a arrêtés et qui après les avoir conduits devant un commissaire les a amenés à la prison du grand Châtelet [...] Jean Diot nie le fait (Archives de la Bastille, manuscrit 11717, folio 247).
Ce cas de sodomie en pleine rue n'est pas le seul connu ; en octobre 1727, un certain Jean Duvu racontait qu'il avait " foutu en cul, au milieu de la rue des Saints-Pères, un jeune homme qu'il avait entretenu longtemps, nommé Picard " (Archives de la Bastille, 10257 ; Les Assemblées de la manchette, N° 26)


II / Le procès

  Le 11 avril 1750, le procureur requiert que les inculpés soient brûlés vifs (Archives nationales, mss Y 10132). La sentence, rendue le 27 mai, nous est connu par cet arrêt du 5 juin :

Sr Berthelot.
Vu par la Cour : le procès criminel fait par le Prévôt de Paris ou son lieutenant-criminel au Châtelet à la requête du substitut du procureur général du Roi, demandeur et accusateur, contre Bruno Lenoir garçon cordonnier et Jean Diot domestique, défendeurs et accusés, prisonniers en la Conciergerie du Palais, appelant de la sentence rendue sur le procès le 27 mai 1750 par laquelle ils auraient été déclarés dûment atteints et convaincus du crime de sodomie mentionné au procès ; pour réparation ils auraient été condamnés à être conduits dans un tombereau à la place de Grève, et là y être brûlés vifs avec leur procès, leurs cendres ensuite jetées au vent, leurs biens acquis et confisqués au Roi ou à qui il appartiendra, sur chacun d'eux préalablement pris la somme de 200 livres d'amende envers le Roi, au cas que confiscation n'ait pas lieu au profit de sa Majesté.
Ouïs et interrogés en la Cour Bruno Lenoir et Jean Diot sur leur cause d'appel et cas à eux imposés.
Tout considéré.
La Cour dit qu'il a été bien jugé par le lieutenant-criminel du Châtelet, mal et sans grief appelé par Bruno Lenoir et Jean Diot, et les amendera. Et pour faire mettre le présent arrêt à exécution renvoie Bruno Lenoir et Jean Diot prisonniers par devant le lieutenant-criminel du Châtelet.
Fait en Parlement le 5 juin 1750
Arrêté que Bruno Lenoir et Jean Diot seront secrètement étranglés avant de sentir le feu (Archives nationales, Parlement criminel, x/2b/1006 ; arrêt signé Demaupéou et Berthelot).

L'interrogatoire auquel il est fait allusion ci-dessus n'est connu que par ce procès-verbal :

" Bruno Lenoir après serment :
23 ans, cordonnier.
S'il a passé dans la rue Montorgueil : n'en sait rien.
S'il a défait sa culotte : ne sait ce qu'on veut lui dire.
S'il a commis des indécences avec un autre particulier : n'en sait rien.

Jean Diot, après serment :
40 ans, gagne deniers.
S'il a été rue Montorgueil : oui.
S'il a commis avec Lenoir des indécences : non et ne le connaît pas.
S'il a défait sa culotte : oui, pour lâcher de l'eau.
Si l'autre avait aussi sa culotte défaite : n'en sait rien. "
(Archives nationales, Parlement criminel, x/2a/1114, registre du Conseil du 5 juin 1750 ; procès-verbal signé Berthelot.)


III / L'exécution

  Voltaire, qui signala l'exécution de Deschauffours en 1726, semblait ne pas avoir eu connaissance de ce procès ; il était alors en Prusse, auprès de Frédéric II, dont les mœurs ne le choquaient pas (soit dit en passant). L'exécution des deux hommes resta aussi inconnue des auteurs des Mémoires secrets, qui écrivaient, le 11 octobre 1783, le jour de l'exécution de Paschal, que " depuis le supplice de Deschauffours [1726] on n'avait point exécuté de sodomiste ".

  L'avocat E.J.F. Barbier nota le fait dans son Journal historique et anecdotique ; plusieurs éditeurs omirent les deux passages concernés, que je reproduis ci-dessous d'après le manuscrit que j'avais pu consulter à la BnF :

Juin 1750
On devait brûler ces jours-ci deux ouvriers que le guet a trouvé le soir en flagrant délit culotte bas pour fait de b.... Le fait est fort singulier, mais on dit qu'on a commué la peine par prudence, et qu'ils seront apparemment enfermés pour le reste de leur vie à Bicêtre.

Chronique de la Régence et du règne de Louis XV ou Journal de Barbier, avocat au

Parlement de Paris, quatrième série, Paris : Charpentier, 1858, page 441.

Juillet 1750
Aujourd'hui, lundi 6, on a brûlé en place de Grève, publiquement, à cinq heures du soir, ces deux ouvriers : savoir, un garçon menuisier et un charcutier, âgés de 18 et 25 ans, que le guet a trouvés en flagrant délit, dans les rues, le soir, commettant le crime de sodomie ; il y avait apparemment un peu de vin sous jeu pour pousser l'effronterie à ce point. J'ai appris, à cette occasion, que devant les escouades du guet à pied, marche un homme vêtu de gris qui remarque ce qui se passe dans les rues, sans être suspect, et qui, ensuite, fait approcher l'escouade. C'est ainsi que nos deux hommes ont été découverts. Comme il s'est passé quelque temps sans faire l'exécution, après le jugement, on a cru que la peine avait été commuée à cause de l'indécence de ces sortes d'exemples, qui apprennent à bien de la jeunesse ce qu'elle ne sait pas. Mais on dit que c'est une contestation entre le lieutenant-criminel et le rapporteur [...] Bref, l'exécution a été faite pour faire un exemple, d'autant que l'on dit que ce crime devient très commun et qu'il y a beaucoup de gens à Bicêtre pour ce fait. Et comme ces deux ouvriers n'avaient point de relations avec des personnes de distinction, soit de la Cour, soit de la ville, et qu'ils n'ont apparemment déclaré personne, cet exemple s'est fait sans aucune conséquence pour les suites [...] On n'a point crié le jugement pour s'épargner apparemment le nom et la qualification du crime. On avait crié en 1726 pour le sieur Deschauffours, pour crime de sodomie ( BnF, mss français 10289, folios 149 et 152).



Chronique de la Régence et du règne de Louis XV ou Journal de Barbier, avocat au
Parlement de Paris, quatrième série, Paris : Charpentier, 1858.


 Journal et Mémoires du marquis René Louis d'Argenson, à la date du 18 juillet 1750 (tome 6) :

" On a brûlé ces jours-ci deux manants pour sodomie, et fustigé une belle maquerelle par les rues, pour avoir voulu prostituer une fille de dix ans à un jeune bénéficier du collège de Bourgogne. "

IV / Retentissement immédiat, et échos plus ou moins lointains

  La seule réaction littéraire immédiate connue se lisait dans cet écrit satirique et allégorique attribué à Blanchet de Pravieux, Les Réclusières de Vénus (1750) :

Vénus accourt, et d'un œil satisfait souffle le feu ; la flamme dévorante chez ses rivaux va porter l'épouvante qui ne dura qu'autant que les tisons flambaient, grillaient les deux nouveaux Chaussons (a). 
a. Jacques Chausson, condamné pour impiété et prostitution de jeunes garçons, fut exécuté avec son complice Fabry à Paris en décembre 1661 ; son nom était depuis parfois employé comme nom commun (cf mon DFHM, entrée "Chausson").

L'Encyclopédie de d'Alembert et Diderot la signala en 1765, à l'article très rétrograde "Sodomie" de Boucher d'Argis, après avoir rappelé la base juridique de genre d'exécutions, soit la peine en usage pour "ce désordre abominable". Comme cet article donne, théoriquement, le point de vue des élites éclairées de l'époque, il mérite que je le cite entièrement :



« SODOMIE, s. f. (Gram. & Jurisprud.) est le crime de ceux qui commettent des impuretés contraires même à l'ordre de la nature ; ce crime a pris son nom de la ville de Sodome, qui périt par le feu du ciel à cause de ce désordre abominable qui y était familier.
  La justice divine a prononcé la peine de mort contre ceux qui se souillent de [ce] crime, morte moriatur ; Lévitique, ch. XX .
  La même peine est prononcée par l'Authentique, ut non luxurientur.
  La loi cum vir au code de adult. veut que ceux qui sont convaincus de ce crime soient brûlés vifs.
  Cette peine a été adoptée dans notre jurisprudence : il y en a eu encore un exemple en exécution d'un arrêt du 5 juin 1750, contre deux particuliers qui furent brûlés vifs en place de Grève.
  Les femmes, les mineurs, sont punis comme les autres coupables.
  Cependant quelques auteurs, tels que Menochius, prétendent que pour les mineurs, on doit adoucir la peine, surtout si le mineur est au-dessous de l'âge de la puberté.
  Les ecclésiastiques, les religieux, devant l'exemple de la chasteté, dont ils ont fait un voeu particulier, doivent être jugés avec la plus grande sévérité, lorsqu'ils se trouvent coupables de ce crime ; le moindre soupçon suffit pour les faire destituer de toute fonction ou emploi qui ait rapport à l'éducation de la jeunesse. Voyez Du Perray.
  On comprend sous le terme de sodomie, cette espèce de luxure que les canonistes appellent mollities, & les latins mastupratio, qui est le crime que l'on commet sur soi-même ; celui-ci lorsqu'il est découvert (ce qui est rare au for extérieur) est puni des galères ou du bannissement, selon que le scandale a été plus ou moins grand.
  On punit aussi de la même peine ceux qui apprennent à la jeunesse à commettre de telles impuretés ; ils subissent de plus l'exposition au carcan avec un écriteau portant ces mots, corrupteur de la jeunesse. Voyez les novelles 77 & 141 ; du Perray, des moyens can. ch. viii ; Menochius, de arbitr. cas. 329 n. 5 ; M. de Vouglans, en ses Instit. au Droit criminel, page 510. »

Encyclopédie, tome XV, colonne 266, 1765, par Antoine-Gaspard Boucher d'Argis (1708-1791).



On retrouvera cet article, avec des notes d'éclaircissement, dans mon DFHM, article "sodomie".

L'article "sodomie du Dictionnaire des Sciences Médicales de Panckoucke fit le même rappel :

" En France, avant la réforme de notre code criminel, on se conformait à la loi Cum vir, et les sodomites étaient brûlés vifs : en 1750, deux pédérastes furent brûlés en place de Grève [tome 51, 1821. La loi Cum vir ..., édit de l'empereur Constant en l'an 342, punissait de mort les unions masculines]. "

L'article "pédérastie" rédigé par le Dr A. Lacassagne dans le Dictionnaire Encyclopédique des Sciences Médicales, notait encore, en 1886, cette exécution, rappelant une disposition du XIIIe siècle mentionnée par Voltaire :
" D'après les Etablissements de Saint Louis, les individus convaincus de bougrerie sont jugés par l'évêque et condamnés à être brûlés. Au siècle dernier, nos lois étaient aussi sévères ; en 1750, on brûla deux pédérastes en place de Grève (vol. 22). "
Le Code pénal annoté de Me Emile Garçon (Paris : Sirey, 1956) mentionnait cette exécution, à l'article 331, mais elle resta inconnue des auteurs de l'ouvrage Les Procès de sodomie au 16ème, 17ème et 18ème siècle, Fernand Fleuret et Louis Perceau (Paris : Bibliothèque des curieux, 1920, sous le pseudonyme du Dr Hernandez). Pour un inventaire des procès de sodomie, au sens homosexuel du terme, en France, voir mon article.


Ma première auto-édition de cette étude parut en octobre 1980 (ISBN 2-86254-001-3), sous le titre L'affaire Lenoir-Diot.

* * * * *

Un article de Michel Rey (1953-1993), " Police et sodomie à Paris au XVIIIème siècle : du péché au désordre " (Revue d'histoire moderne et contemporaine, volume XXIX, janvier-mars 1982). rappela l'affaire en lui donnant la date erronée de 1580. Ailleurs, Michel Rey tenta maladroitement de relier cette exécution aux soulèvements populaires de mai-juin 1750 (" Ganymède, Clio et compagnie ", Masques, n° 23, automne 1984) ; ma réponse au courrier de Masques, n° 24, hiver 1985 :




Ces soulèvements, qui commencèrent le 19 mai, d'après le témoignage du Journal du lieutenant de police d'Argenson (tome 6, page 203, à la date du 26 mai 1750 ; cité partiellement par Arlette Farge dans Vivre dans la rue à Paris au XVIIIème siècle, 1979), avaient pour cause des arrestations d'enfants, arrestations dont le nombre fut vite amplifié par la rumeur. Mais la simple chronologie interdit toute liaison, puisque c'est dès le 11 avril que le procureur avait requis la peine de mort.

De plus, à la différence de l'affaire Deschauffours, aucun enfant n'était en cause ici. S'il y a un déterminant extérieur à chercher, ce peut être dans les suites de la surveillance policière qui s'était établie au début des années 1720 (voir Les Assemblées de la manchette) ; beaucoup se laissèrent prendre aux " mouches " dans un premier temps, beaucoup moins par la suite. Le fichier ainsi constitué avait alors permis, à partir de 1748 environ, de convoquer un certain nombre d'individus afin d'obtenir d'eux des dénonciations. Certains d'entre eux, catalogués " infâmes d'habitude ", furent enfermés à Bicêtre. Cela ne fut peut-être pas considéré comme suffisant pour l'effet dissuasif recherché.

En 1985, l'historien Maurice Lever (1935-2006) commenta l'affaire dans Les Bûchers de Sodome Histoire des "infames", Paris : Fayard, 1985 (réédition 1996 en collection 10-18), chapitre IX, " Derniers bûchers, nouvelles Bastilles ".
Reprise en 2000 de ma publication de 1980 dans Homosexualité, Lumières et droits de l'homme, suivi de L'affaire de Lenoir et Diot, Paris : C. Courouve, 2000, ISBN 2-86254-025-0.

16-18 décembre 2013 : suite à un vœu du groupe PCF/PG en 2011, délibération du Conseil de Paris relative à une plaque apposée à l'angle des rue Bachaumont et Montorgueil à Paris 2e, dans le périmètre historique correspondant au lieu de leur arrestation, plaque commémorative à la mémoire de Bruno Lenoir et Jean Diot :

Le 4 JANVIER 1750
RUE MONTORGUEIL, ENTRE LA RUE SAINT-SAUVEUR
ET L'ANCIENNE RUE BEAUREPAIRE, FURENT ARRËTÉS
BRUNO LENOIR ET JEAN DIOT.
CONDAMNÉS POUR HOMOSEXUALITÉ,
ILS FURENT BRÛLÉS EN PLACE DE GRÈVE LE 6 JUILLET 1750
CE FUT LA DERNIÈRE EXÉCUTION POUR HOMOSEXUALITÉ EN FRANCE

Le Conseil de Paris siégeant en formation de Conseil Municipal
Vu le code général des collectivités territoriales et notamment ses articles L 2511-1 et suivants ;
Vu la délibération du 5 mars 1979 réglementant les hommages rendus par la Ville ;
Vu le projet de délibération en date du par lequel M. le Maire de Paris soumet à son approbation l’apposition d’une plaque commémorative à la mémoire de Bruno Lenoir et Jean Diot à l’angle des rues Bachaumont et Montorgueil, Paris 2e
;
Vu l'avis du conseil du 2e arrondissement en date du ;
Sur le rapport présenté par Mme Catherine Vieu-Charier au nom de la 9eCommission,
Délibère :
Article 1 : Est approuvée la proposition de M. le Maire de Paris tendant à l’apposition d’une plaque commémorative à la mémoire de Bruno Lenoir et Jean Diot à l’angle des rues Bachaumont et Montorgueil à Paris 2e.
Article 2 : Le texte de la plaque est : « Le 4 janvier 1750, rue Montorgueil entre la rue Saint-Sauveur et l’ancienne rue Beaurepaire, furent arrêtés Bruno Lenoir et Jean Diot. Condamnés pour homosexualité, ils furent brûlés en place de Grève le 6 juillet 1750. Ce fut la dernière exécution pour homosexualité en France.»
Article 3 : La dépense correspondante, estimée à 4 868 euros sera imputée sur le budget d'investissement de la Ville de Paris, exercice 2013, rubrique 324, nature 2313, mission 40000-99-040, individualisation 13V00149 DAC.

Cette plaque fut dévoilée le 18 octobre 2014 par la maire socialiste de Paris Anne Hidalgo :



Voir aussi ma page

LÉGITIMISATIONS ET DÉPÉNALISATIONS DE L'HOMOSEXUALITÉ EN FRANCE