lundi 3 octobre 2022

AKADEMOS — LE PRÉJUGÉ CONTRE LES MŒURS (1909)

Couverture du N° 7 (1909)


Table du 2e semestre 1909, extrait.

Akademos sur Gallica : téléchargeable par semestre.

Akademos sur wikipedia

Patricia Marcoz : « En décidant de créer un périodique mensuel « d’Art libre et de Critique » en 1909, Jacques d’Adelswärd-Fersen aurait pu choisir de s’adjoindre le soutien allégorique [Dumas Alexandre, Le Comte de Monte-Cristo, 1846, p. 722 : « l’histoire de Ganymède n’est pas une fable, Maximilien, c’est une allégorie ».] de Ganymède. Or, Akademos n’a pas choisi l’étendard Ganymède. Son programme l’y portait pourtant : Jacques d’Adelswärd-Fersen désirait fonder une revue dans laquelle « on réhabilite l’autre Amour [LAS de Jacques d’Adelswärd-Fersen à Georges Eekhoud, 8 décembre 1907, Bibliothèque royale de Belgique, cote ML 2970/265.] ». Cette réhabilitation s’est organisée autour de trois axes :
* un enjeu de création littéraire : Akademos présente près de 2 000 pages de poèmes, de récits, d’études et de critiques pour 12 numéros parus en une seule année.
* un enjeu « politique » progressiste : Jacques d’Adelswärd caresse en effet « l’espoir de former un parti [LAS de Jacques d’Adelswärd-Fersen à Georges Eekhoud du 10 mai 1909, reprise dans « Dossier Jacques d’Adelswärd-Fersen », in Cahiers Gai-Kitsch-Camp, n° 21, Lille, 1993, p. 66.] », probablement sur le modèle du Comité scientifique humanitaire (CSH) [Wissenchaftlich Humanitär Komitee (WHK).] allemand, créé par Magnus Hirschfeld en 1897 et qui œuvre pour l’abrogation du paragraphe 175. La terminologie employée par Jacques d’Adelswärd-Fersen l’installe dans une idéologie communautaire : qu’il réfute néanmoins devant ses lecteurs : 
Akademos ne prétend guère répondre aux désirs particuliers d’une coterie, d’une élite, ou d’une chapelle quelconques. Nous n’arborons pas de cocarde, nous n’attaquons pas de parti pris " [La Direction, « Notre but », in Akademos I, 15 janvier 1909, p. 113.].  
* un enjeu théorique, puisqu’il s’agit de « mettre en lumière la question de la liberté passionnelle – les différentes théories sensuelles [LAS de Jacques d’Adelswärd-Fersen à Georges Eekhoud, 4 août 1908, citée par Mirande Lucien, Akademos, Jacques d’Adelswärd-Fersen et « la cause homosexuelle », Lille, Cahiers Gai-Kitsch-Camp, n° 48, quatrième trimestre 2000, p. 16.] ». Akademos se veut donc le lieu de la mise au jour d’un débat théorique sur l’homosexualité entre les trois courants médicaux majeurs de l’époque : les partisans de la théorie de la dégénérescence [Revenin Régis, Homosexualité et prostitution masculine à Paris 1870-1918, Paris, L’Harmattan, 2005, p. 154.], les partisans de l’inversion du sens génital (l’homosexualité comme maladie innée, donc à dépénaliser) [ibid., p. 155.] et la théorisation de la sexualité par la psychanalyse (l’homosexualité comme « blocage du développement sexuel au stade infantile », selon Freud). »
Le Ganymède incertain d’un militant homosexuel de la première heure : Jacques d'Adelswärd-Fersen.


Dans le n° 7, 15 juillet 1909, pages 1-24 :

LE PRÉJUGÉ CONTRE LES MŒURS
SON ORIGINE, SA VALEUR, SES DANGERS

Les notes de Guy Debrouze sont entre ( ) ; les miennes entre [ ] ; sont évidemment miens les liens hypertextes.

L'audace d'André Gide entreprenant Corydon en 1909 était liée, de près ou de loin, à des démarches collectives plus ou moins éphémères. L'existence en cette même année 1909 de la revue Akademos, dont l'article " Le préjugé contre les mœurs ", paru dans le numéro du 15 juillet, anticipait fortement sur Corydon, fut sans aucun doute stimulante pour un auteur éprouvant  " l'appréhension qu'un autre [le] devance " (Journal, 12 juillet 1910). On sait que Gide avait connu l'existence d'Akademos :
" Pourquoi Akademos n° 3 annonce-t-il les sommaires de toutes les revues excepté de la nôtre [la Nrf). Envoyée trop tard ? … Négligence regrettable…"
André Gide et le premier groupe de La Nouvelle Revue Française, tome 1 : La formation du groupe et les années d'apprentissage 1890-1910, Paris : Gallimard 1978, page 140 (Collection " Bibliothèque des idées).

La Société nouvelle - Revue internationale, 15e année,
2e série, N° 7, janvier 1910, page 105.

C'est la première mention d'Akademos dans cette revue anarcho-socialiste. Rien pour toute l'année 1909, comme le déplorait Gide relativement à la Nrf, bien que Société nouvelle tienne une chronique détaillée sur la création de nouvelles revues, et que Georges Eekhoud en soit un contributeur régulier.

D'autres articles sur le même sujet étaient déjà parus dans la Revue Blanche ou le Mercure de France, mais celui-ci d'Akademos me semble le plus engagé. Ne pas oublier, dans la motivation de Corydon, la nécessité ressentie d'une réponse posthume aux sévères lignes du père Paul sur l'amour grec.

Trois séries de longs articles (en quelques sorte des pré-revues) dans les Archives d'Anthropologie Criminelle (dont Alexandre Lacassagne fut co-fondateur) :
« Annales de l’unisexualité » en 1897,
« Chroniques de l’unisexualité » en 1907 et 1909,
traitaient déjà ouvertement d'un sujet de moins en moins tabou.

Depuis 1902, les chroniques d'Henri Albert (1868-1921) dans la revue littéraire Mercure de France (1889-1965) apportaient régulièrement des nouvelles du comité allemand de Magnus Hirschfeld et de ses publications ; Henri Albert était par ailleurs traducteur de Nietzsche ; voir le travail du Dr Patrick Pollard, André Gide, Homosexual Moralist, New Haven/London : Yale University Press, 1991. (Recensement des sources sociologiques et littéraires utilisées par Gide pour Corydon, influences subies, méthodes de travail et mobiles probables de ses choix.).

Les accents nietzschéens de cet article (voir les réflexions de Nietzsche sur ce sujet) permettent d'envisager que Guy Debrouze soit le pseudonyme d'Henri Albert.

Cet article de fond est à relier aux autres grandes études classiques de la question, celles notamment de Montaigne, Voltaire, Bentham, Sénancour, Nietzsche,  Gide et Georges Hérelle.

Claude Courouve


LE PRÉJUGÉ CONTRE LES MŒURS
SON ORIGINE, SA VALEUR, SES DANGERS
« De toutes les aberrations sexuelles,
la chasteté n'est pas la moins singulière. »
REMY DE GOURMONT [Physique de l'amour, chapitre 18 " La question des aberrations ", ouvrage cité par André Gide dans Corydon].


« Qu'est-ce qu'un scandale ? La révélation opportune à un policier, à un polémiste ou à un escroc d'un état de choses habituel, connu de tout civilisé intelligent, vieux comme le monde, en un mot. Et aussitôt l'opinion publique, vénérable volaille, de courir en rond, affolée, indignée, comme une autruche à qui l'on aurait mis un hrûlot quelque part. « Se peut-il ! quelle horreur ! Les enfants ne se feraient-ils pas par l'oreille? Où allons-nous mon Dieu, où allons-nous? » Ainsi gémissent des chroniqueurs vertueux et des journalistes impollus [Sans tache, non souillé, selon le Littré]. Les faubourgs de Paris recèlent des petites filles qui ne se contentent pas des joies familiales auxquelles les ont initiées leurs pères et leurs frères et préfèrent les hideuses mais moins gratuites caresses de quelque employé. Personne ne savait cela ! Ces jeunes personnes dans la suite des temps eussent assurément parfumé Belleville de leur chasteté et accru l'antique renom de modestie dont se targue cet arrondissement. On affirme qu'il y a des princes allemands qui négligent leurs épouses ! Et, parallèlement, des soldats leurs payses à Londres et à Berlin ! Est-ce croyable ?
En cette Prusse dont Frédéric II fit la grandeur à force d'y cultiver entre des athées et des grenadiers de choix toutes les vertus pieuses et bourgeoises dont s'enorgueillit la vieille Allemagne !.. Les haines
internationales, les partis s'emparent du débat : « Il y a quelque chose de pourri en Danemark », s'empressent de clicher des gazetiers frottés de lettres — citation un peu fatiguée d'un certain Shakespeare [Marcellus : Something is rotten in the state of Denmark, Hamlet, I, 4] dont les sonnets pourtant ..... Mais dans le commerce du chien écrasé ou du Satyre on lit peu les sonnets de Shakespeare. « Non, la Germanie est pure, ripostent les pasteurs du centre. La famille impériale n'est pas éclaboussée. Le Kronprinz aura des jumeaux tous les ans ..... L'expression d'usage en certains milieux : « Goûts princiers » a un sens purement artistique et féodal... »
L'on continue ainsi : Ramasser des armes lorsqu'elles gisent par terre, cela est dans l'ordre ; la boue les empoisonne ; elles n'en valent que mieux contre l'adversaire. Ce n'est pas à M. [Maximilian] Harden par exemple, doué d'un sens si pénétrant et si israélite des réalités, que nous ferions l'injure de parler d'élégance ou de chevalerie. Et puis son patriotisme de vieille roche ne l'absout-il pas? Mais ces armes quelles sont-elles ? Qui les a forgées ? Que font-elles là? Comment peuvent-elles blesser encore? En un mot, comment peut-on au XXe siècle puiser dans la vie privée d'un homme des arguments contre sa situation, son honneur, son prestige, sa fortune, lorsqu'il n'a commis aucun acte lésant la communauté ou l'individu ?
Pour reprendre notre métaphore, ces armes sont tombées de l'attirail des terreurs et des prohibitions ascétiques. Elles sortent de l'arsenal d'épouvantes où le Christianisme (non pas le culte de pitié et de douceur qui pardonne à l'adultère et accueille la repentie, mais la doctrine des âges suivants, stoïque par snobisme et terrifiante par calcul) a forgé les chaînes que nos intelligences seules commencent à secouer.
Un poète [Robert d'Humières] a dit :
« Les dieux, les dieux sont morts, mais nous mâchons leur cendre » [Du désir aux destinées].
Nos manières de sentir ne se sont pas émancipées suivant le même rythme que nos esprits. Le fétiche a disparu mais la forêt reste tabou, peuplée d'ombres et d'interdictions farouches. Nous l'habitons encore, cette forêt, dont les arceaux des cathédrales imitent les voûtes, où les vitraux versent un peu du miracle de la lumière interdite qui rayonne au dehors. Nous savons le tabernacle vide et pourtant nos fronts sont découverts, nous parlons bas, la vieille féerie des musiques, des cortèges, des souvenirs est forte en nos cœurs contre le devoir d'être libre. Modelés par des aïeux dont nous foulons les dalles vigilantes, nos esprits n'ont subi, au contact des réalités nouvelles qui ont transformé l'univers autour d'eux, que des altérations de surface. Leur forme, leur constitution intime demeure pareille, les sentiments s'y cristallisent encore selon les axes et les angles d'une loi périmée, un vaste mensonge enveloppe nos conceptions, pénètre nos coutumes, règle nos jugements, notre conduite ou du moins notre attitude sociale.
En un mot, la chair, contre toute logique, contre toute justice, est demeurée sous le coup de l'interdit jeté sur elle par les cultes ascétiques. Le christianisme, venu après le stoïcisme et le bouddhisme, n'apportait en plus que la puérilité des dogmes, la barbarie des sanctions et la vénalité des motifs.

Trouverait-on fait plus étrange dans la vie d'une société animale, en admettant que la nôtre servît d'étude à quelque observateur stellaire, que cette malédiction et cette haine qu'elle s'impose vis-à-vis d'un instinct, ressort majeur, en somme, de son activité, de son art, que dis-je, de sa durée? Son suicide est demeuré pour la race son plus haut idéal. Elle se mutile au moins pour commencer. Des générations indignées de se continuer punissent d'un tel manque de logique les âmes par le scrupule, les corps par le jeûne ou le fouet. Le Moloch de la Pureté ne compte plus ses victimes ; comme la Vierge de fer à Nuremberg, il les transperce en refermant ses mains pieusement croisées sur son sein meurtrier. Oui, un virus de mort se perpétue dans les veines de la race. Elle dure contre sa logique, contre son Dieu. Que nous le voulions ou non, toutes nos notions de bien ou de mal dans le domaine de l'amour sont dérivées d'une morale qui est un appétit de la mort. Un Holbein aurait pu nous en peindre la hiérarchie s'étageant aux flancs de quelque pyramide fantôme, Trônes et Dominations de spectres, avec au sommet le squelette Roi.
S'il était permis d'appeler rien contre nature [notion discutée par Gide dans Corydon], ce serait un si extraordinaire phénomène. Certes on a beau jeu à l'expliquer par une prohibition divine. Il est cela en effet, il est devenu cela plutôt. L'étude de nos origines nous le montre plus humble à ses débuts, issu de simples nécessités vitales. C'est l'histoire de toutes les vertus : servantes devenues maîtresses, il faut leur pardonner de manquer de discrétion. Parmi elles la Pudeur naquit assez obscurément, semble-t-il, quand on pense à la belle carrière qu'elle devait parcourir. Les sociologues en démêlent le premier germe dans le besoin de cacher l'acte sexuel, par crainte d'attaque en un moment où le couple demeure sans défense. À vrai dire, ce scrupule est préhumain. Aux jours de la promiscuité, quand toutes les femelles étaient à tous les mâles, il fut pour les délicatesses de nos aïeules une première sauvegarde. Dans le même ordre d'idées, Anatole France parle quelque part de l'opportunité qu'il y eut à dérober aux yeux de tous un acte propre à susciter des passions violentes et furieuses.
Mais c'est du jour où la propriété se fonda, où l'homme primitif rompit violemment le pacte communiste et dit : Ma hache, ma caverne, mon gibier, mes femmes, c'est d'alors que date la pudeur, pour un sexe du moins. Elle fut une plus-value. La compagne du chef commença de voiler pour tout autre des charmes jusque-là banals. Le fait d'agir ainsi distingua dès lors les femmes de chefs. Il fut de bon ton d'être chasse gardée. L'humble tablier de cuir ou de feuillage, étiquette d'abord (étiquette dans les deux sens complémentaires du mot) allait devenir une prérogative, une parure ! Le prêtre d'accord avec le chef — antique alliance où la pudeur a moins à faire — sanctionna en décorant du nom de vertu, avec les châtiments et récompenses qui s'ensuivent, cette satisfaction donnée à la brutalité, à l'orgueil et à la concupiscence du premier maître.
Ainsi naquit la pudeur aux mêmes jours que le mensonge et le vol.

Il est facile d'entre-choquer des mots violents : qu'on ne voie pas un discrédit jeté sur la pudeur dans ce rappel de ses origines. Sans elle l'amour ne fût sans doute pas devenu « le chef-d'oeuvre de la civilisation », comme le nomme Stendhal. Elle nous a affinés, quoique peut-être en nous pervertissant. Quelle évolution eût suivi l'amour, si jamais l'idée de honte n'y eût surgi? La question est aussi difficile à résoudre que celle de savoir quelle évolution eût suivie notre humanité si le Christianisme n'en eût pas orienté l'histoire. La question est oiseuse aussi. On ne raye pas un fait ; une
race ne choisit pas les directrices de son développement, du moins pas encore, car il faut tout espérer. La pudeur est un fait, soit : nous ne lui récusons que ses prétentions d'impératif divin, ses arrêts impitoyables, ses ostracismes, le recours qu'elle a toujours demandé sans vergogne à la stupidité et à la haine. Elle menace encore, debout sur les débris du baldaquin théologique que la science lui a fait crouler aux oreilles. Nous ne voulons que l'humaniser, délimiter le respect et la reconnaissance qui lui restent dus, la désarmer enfin, sans la blasphémer cependant. Car l'analyse et la recherche, en nous révélant la petitesse et l'abjection des germes d'où sont éclos les sentiments qui honorent le plus l'humanité, ne font pas oeuvre de dénigrement ni de découragement, au contraire. II n'y a pas de preuve plus éclatante de notre génie que cette infusion d'idéal dont nous vivifions inépuisablement les sordides motifs originels. Nos vertus de demain seront vraiment nôtres, car nous les aurons faites. Nous ne venons pas de Dieu, nous y allons.

En vérité, cette puissance d'idéaliser, c'est la puissance de diviniser. Puissance qui fut d'abord instinct, selon le processus inévitable, instinct de défense devant la terreur de l'incompréhensible, de réaction au mystère. Instinct que l'épouvante suscite et aveugle à la fois. Cette esquisse, si imparfaite qu'elle soit, des origines du préjugé qui honnit la chair ne serait pas suffisante si nous ne montrions de quel poids la jalousie du Dieu, exploitée par le prêtre, aggrava cet opprobre.
L'homme primitif, devant la nuit qui l'enferme et le menace, subit le besoin de la nommer afin de lui parler, de l'adjurer, de l'apaiser. Il suspend des masques devant la grande face sans visage de l'infini. Masques grossiers, presque bestiaux encore — mais par les trous des yeux parfois une étoile regarde. Ces premières fictions de Dieux ressemblaient encore trop à l'homme pour qu'il ne pût s'entendre avec eux. Dieux qu'on gagnait, qu'on gavait, qu'on trompait même à l'occasion par des offrandes simulées. Le sacerdoce naissant apprit vite à dispenser selon ses fins les colères ou les sourires de ces rudes divinités.
D'autres parurent bientôt, timides, se sachant vaincues d'avance. Ce furent les joies de l'homme, après ses terreurs, qui mendiaient des autels. Dans les climats les plus doux, sous les cieux les plus cléments, s'essaya le règne des dieux débonnaires : Dieux du lait ou du soma védique, Dieux du vin et de l'amour, gras et paisibles sur leurs lotus, tour à tour despotiques et soumis entre les bras de leurs Corybantes, potagers, ivrognes, ithyphalles, éternels. Car s'ils furent sans défense devant la réaction des divinités féroces, ils savent que leur temps reviendra, qu'il est revenu. Leur éclipse momentanée devint inévitable dès le jour où le monothéisme organisa contre leur foule nonchalante le trust des fétiches mauvais, enfla d'abstraction et d'épouvante l'idole primitive jusqu'à ce que sa masse écrasante
obstruât toutes les échappées de la créature vers la liberté. Cette jalousie monstrueuse et inouïe (qu'est-ce en effet que la pauvre Némésis antique à côté de l'invention de l'enfer ?) exigea de l'être le sacrifice suprême. Il s'immola lui-même. Il offrit sa chair, il la déchira, il la diffama dans sa beauté, dans sa volupté, dans son espérance. Châtrée, macérée, tolérée à peine à titre d'holocauste, elle a survécu pourtant à ce duel avec l'âme, vain duel épuisant où le plus pur de nos forces s'est dépensé contre lui-même. Nous savons qu'il fut vain et criminel; nous avons quitté le champ clos, mais l'applaudissement de notre routine hypocrite continue d'animer contre l'amour et la vie les haines du néant et de la mort.

Un tel état de de choses pourrait ne mériter que l'indifférence ou le dédain s'il n'y avait, répétons-le, des victimes. Une imputation contre les mœurs, rien de plus grave. Tel homme d'Etat anglais éminent, taxé naguère de « Vices français », ne sera jamais pour cette raison premier ministre ; [Charles Stewart] Parnell vit sa carrière ruinée par une accusation d'adultère. La prison, l'exil ont puni des non-conformistes illustres dans l'aristocratie et dans l'art de là-bas. En Allemagne, les scandales se succèdent accablants, pour les individus, pour leur caste, pour le trône même. En France, l'opinion moyenne est hostile, l'élite intelligente goguenarde, l'une et l'autre impitoyables pour tout éclat public.
Réflexe défensif social, dira-t-on ; c'est fort bien : mais nous avons trouvé que les dangers contre lesquels cette défense fut nécessaire jadis ont cessé d'exister. Le préjugé qui exalte la chasteté et honnit la chair ne constitue donc qu'une survivance aux vieilles prohibitions ménagères des premiers législateurs de la horde fixées, renforcées par la volonté et la colère, savamment dirigées, des dieux qu'elle s'était faits.
Qu'en demeure-t-il de valable de ces prohibitions, une fois dissipé le mensonge d'immutabilité qui les dérobait à l'analyse, une fois restituées à la grande loi universelle du changement, du devenir et de l'adaptation ? Une seule chose : le devoir pour la race de sauvegarder son intégrité et sa santé. Quant à sa perpétuité, source naguère de tant d'angoisses dont l'écho se prolonge jusqu'à nous sous forme de
prescriptions et de damnations, elle est assurée désormais.
Le crime passionnel avec violence, le seul auquel le terme crime puisse s'appliquer, reste inadmissible. Quant à la sauvegarde de l'enfance, elle me paraît une fiction, exactement au même titre que la « corruption » de l'enfance. S'il est souhaitable que l'initiation trop précoce à l'amour n'entrave pas le développement de l'adolescent, il n'est nullement prouvé qu'il en soit ainsi, du moins chez les sujets sains. Le plaisir n'est dangereux que par son excès. Faut-il proscrire le vin parce qu'il y a des ivrognes ? On a soutenu avec raison que la révélation des vérités de sexe à l'enfant aurait moins de dangers que l'actuelle hypocrisie. La tolérance du rapprochement sexuel dès l'âge de la puberté paraîtra sans doute dans une civilisation future une dérivation logique de ce principe de franchise une fois admis. Précoce ou non, la prostitution n'en demeure ni plus ni moins un phénomène social aussi vieux que la Société. Le détournement de mineur en est une nuance. On pourrait dire que le mariage en est une autre. Pourquoi le fait de louer sa beauté parut-il toujours moins légitime que de louer ses bras ou son intelligence ? Encore un réflexe défensif de la société basée sur la famille. Sans la famille il n'y aurait pas de prostitution. Supposons l'égalité des sexes reconnue dans la mesure de la raison, le divorce facilité, l'État pourvoyant de bonne heure à l'enfant, la libre disposition du corps admise sans autre limite que le devoir, d'ailleurs allégé, qu'impose la fécondité (nous tendons à tout cela, souhaitable ou non). La prostitution dans une société pareille n'a plus de raison d'exister, du moins à titre professionnel. Tel un mal que résorbe l'organisme assaini.

Mais il n'est pas de question où n'apparaissent plus curieusement la facticité en même temps que la malice du préjugé anti-charnel que celle de l'homosexualité.
[page 8] Une telle accusation ne mène plus au bûcher, il reste le bagne. Nous ne dresserons pas un martyrologe, il serait trop long. Des procès se sont déroulés, se déroulent en Angleterre et en Allemagne qui paraîtront pour une humanité plus éclairée ce que les procès de sorcellerie nous semblent au Moyen Âge. Nous aurions tort cependant en France de nous targuer de plus d'intelligence. Si notre code, grâce aux excellentes raisons personnelles du législateur Cambacérès et à l'indulgence méditerranéenne de Napoléon, reste muet sur ce chapitre, l'esprit de nos juges garde d'invétérées routines et M. Remy de Gourmont signalait l'autre jour avec stupeur la bouffonnerie alarmante du ministère public qui, requérant contre Renard, se montrait allant par une progression certaine de « l'homosexualité au crime » [Affaire évoquée par Gide dans Corydon, IV].
Que de telles niaiseries puissent être proférées en plein prétoire, de tels arguments apportés à la demande d'une tête en la première décade du XXe siècle, voilà qui confond. L'esprit a été ouvert, la réflexion facilitée par un nombre d'ouvrages de science de physiologie, d'histoire, on discute (avec plus de liberté parfois que de goût) des problèmes que la religion et la bienséance écartaient naguère des conversations ; des ligues, des revues se sont fondées à l'étranger dans le but de relever de la condition de malfaiteurs et de parias une part considérable de l'humanité (on commence à peine à en soupçonner l'importance); malgré tout cela, des paroles comme celles-là peuvent être prononcées par un magistrat investi d'une des plus hautes fonctions de l'État, fonction sous-entendant culture, intelligence et sagacité ! Il faudrait à plus forte raison désespérer de la foule si son bon sens réaliste ne subsistait pas. Elle présente cependant elle aussi des cas de phobie curieuse (N'en doutons pas, si Renard a été condamné, c'est parce qu'il était homosexuel.). Cette réprobation, d'où date-t-elle? Quelle est son origine ?
C'est un très ancien atavisme, La morale de la horde traquée par les fauves, les tribus rivales, fut avant tout : « Multipliez ». Il fallait des guerriers et des mères de guerriers. Le plus grand crime fut l'amour infécond. Toutes les malédictions de l'ascétisme, toutes les sanctions qui en dérivent se sont superposées à ce tabou primitif. La planète s'est peuplée, fournissant les conquérants de soldats pour leurs hécatombes, les fléaux de victimes pour leurs charniers, les idéologues et les hommes d'État eurent ce casse-tête à résoudre : la question sociale. Le nombre des vivants continue à croître. Pourtant sur certains points d'extrême civilisation il reste stationnaire. Une prudence semble avertir la race de ce danger terrible et que les statistiques nous montrent imminent : La surpopulation. Ce danger créera une morale nouvelle dont les pressentiments s'affirment de toute part.
C'est la servir, c'est satisfaire à un devoir de justice que de tenter dès maintenant de préciser l'attitude permise en ce commencement de siècle à 1' « honnête homme » devant cette question particulièrement instructive. Le vieux prince de Polignac disait au moment du procès d'Oscar Wilde qu'elle était pour lui une pierre de touche de l'intelligence de ses interlocuteurs. Il y a plus : elle est une épreuve de caractère. Il a fallu du courage à M. Paul Adam pour écrire que les écarts reprochés au poète anglais « lésaient moins que l'adultère » [« Si nous invoquons la seule justice, il n'est point d'hésitation à connaître. Entre l'adultère et le pédéraste, c'est au second que doit échoir notre indulgence. Il lèse moins. » " L'assaut malicieux ", Revue blanche, 1895]. Il a fallu du courage à M. [Jean] Richepin pour parler sans comédie d'indignation de l'homosexualité à propos d'une pièce de l'an dernier. Ces critiques nous excuseront de leur faire honneur d'une si piètre bravoure, mais elle reste exceptionnelle. Et si, comme Leibnitz, certains de nos philosophes peuvent affirmer qu'ils « ne méprisent presque rien », si les commensaux d'hommes comme Anatole France ou M. Maurice Maeterlinck savent à quel point leur attention de psychologues est portée vers ces aspects rares du problème sexuel, familiers à leurs génies préférés depuis Platon à Shakespeare et Vinci, ce sujet considéré comme scabreux n'est jamais traité par un écrivain ou un penseur dans un journal ou une revue, et n'arrive au public qu'au hasard de reportages, sous la pression d'une actualité quelconque. Les directeurs de journaux et de revues en sont assurément les premiers responsables. Telle est la crainte de l'opinion, et de l'argument si bien nommé : Ad hominem ! Si peu de ces consciences se sentiraient-elles donc pures ?
Il ne s'agit point ici de célébrer des héros ni des apôtres, mais seulement d'éclairer des individus de cerveaux et de caractères moyens. Voici les notions les plus récentes de la recherche moderne sur le chapitre obscur de l'homosexualité. La plupart ne sont point nouvelles, seules quelques conclusions suggérées pourront le paraître. Je dis suggérées par crainte de tout ce qui pourrait sembler dogmatique ou prétentieux. Ceci n'est point un catéchisme.
L'homme et la femme dans leur constitution physique sont bisexués. Les organes essentiels de chaque sexe se retrouvent chez l'autre plus ou moins modifiés. Cela est d'observation vulgaire. Nous savons que l'embryon dont le développement [ontogenèse] résume les étapes de l'évolution tout entière [phylogenèse] est hermaphrodite assez tard : Nous ignorons ce qui décide son choix parfois hésitant et où ne se concertent pas toujours, semble-t-il, la morphologie anatomique et la psychologie. Le corps opte pour un sexe, le système nerveux plus ou moins pour un autre. Est-ce là un désordre ? qu'en savons-nous ? À quelle fin agit la nature éternellement en mal de se dépasser ? Nous y reviendrons tout à l'heure. En tout cas un tel phénomène est dans la nature. Il est non pas l'exception mais la règle. Nous serions aussi logiques de reprocher à un individu des tendances à l'homo-sexualité, que de l'incriminer d'être venu au monde avec des mamelles.
Chaque être est donc irréparablement signé par l'un et l'autre sexe, chaque être porte en soi la fatalité d'un double désir. Les coefficients respectifs de ces désirs varient à l'infini. L'un peut être nul. Ils peuvent en certains cas être égaux. On dirait que la nature cherche un équilibre. Selon son habitude c'est sans merci qu'elle brise ses essais avortés et sans souci qu'elle laisse traîner par les chemins du présent les déchets et les parodies de son tenace espoir. C'est d'après ces maquettes pourtant, ridicules ou sinistres, que l'œuvre future est jugée et, comme elles, condamnée. Elles seules le plus souvent se manifestent à l'opinion, monstres indiscrets, martyrs que n'a point élus leur cause. Mais nul cerveau philosophique n'a le droit de refuser à l'avenir la possibilité d'une réalisation plus haute. Nous avons vu la nature à l'œuvre, l'inépuisable génie qu'elle a déployé pour assurer la vie ; nous l'avons vue pétrir la masse d'abord, inventer les géants fossiles aux cerveaux minimes, avant d'essayer de la force brute, puis de l'intelligence (qui n'est peut-être qu'un pis-aller !) Nous avons étudié l'admirable mécanisme de ces sociétés animales où l'activité, la sécurité de l'état sont confiées à des neutres. Nous avons sondé ses arcanes et ses origines, violé ses secrets, sans y rencontrer une pudeur, ni un scrupule. Nous serrons chaque jour de plus près son dessein ultime que nous ne connaîtrons jamais sans doute, mais que nous adorons — car il faut adorer, et rien d'autre n'est adorable. Ce dessein contient la vérité comme la chimère ; et les chimères que nous lui jetons, la nature en fera, pour peu qu'elle les en juge dignes, des vérités.
Le mot de chimère caractérise improprement l'hypothèse très valable et viable que nous proposons et d'après laquelle l'évolution poursuivrait, sans être parvenue à la fixer encore, la conception d'un type affranchi des limites du sexe, élevé à une notion de l'amour mieux qu'utilitaire et procréatrice, c'est-à-dire enrichie de possibilités multipliées, aussi différente de l'instinct primitif que la musique l'est du bruit. En ce type d'hypersexuel (nous pouvons risquer le mot) le sens de l'amour aura parcouru le même cycle que par exemple celui de l'ouïe chez l'animal : l'oreille, simple mécanisme défensif qui s'est créé pour avertir l'individu de l'approche du péril, est devenue en des âges moins troublés le véhicule des sensations par où l'homme approche le plus du divin : Un peu de loisir a suffi au miracle. Pour l'amour, sa besogne faite, voici le temps de ce loisir venu. Que dirions-nous d'un ukase d'en-haut, appuyé de foudres et de bitumes en pluie [cf La Bible et l'homosexualité masculine], qui défendrait à l'orchestre moderne l'infinie variété de ses combinaisons et bornerait sous peine de crime l'expression musicale à la conque des premiers pécheurs ou au silex entre-choqués de nos ancêtres troglodytes ? Eh bien, l'amour subit une pareille tyrannie : La plus puissante influence civilisatrice n'est pas enchaînée moins stupidement.
L'amour n'a pas cessé pourtant de se chercher un rédempteur. C'est à cette tâche que nous voudrions le montrer dès l'aube des temps, sur tous les points du globe, fomentant sans lassitude sa trouble espérance dans les reins du barbare ou le cerveau du génie multiforme, ignominieux, vivace. De cette persévérance et de cette ubiquité nous prétendons tirer des arguments complémentaires. Celui de la constitution physique bisexuée de l'homme et de la femme suffirait seul pourtant à l'appui d'une thèse qui ne permet plus désormais d'étudier l'homosexualité comme un chapitre de tératologie mais la range parmi les formes les plus vénérables, les plus universelles, les plus naturelles de l'attraction des êtres.

L'ancienneté de telles tendances a été maintes fois établie. Les premiers documents de ces archives c'est, répétons-le, le double paraphe de l'un et de l'autre sexe sur le corps même du vertébré. Puis s'ouvre l'histoire. Elle est intarissable. En Égypte, dans l'Inde, en Chine, les plus anciennes légendes abondent en allusions. Dans le vieux Japon, le code rigoureux de l'honneur samurai, en bannissant comme une mollesse la préoccupation de la femme, favorise des tendresses héroïques de même qu'en Grèce et plus tard chez les Templiers et les Chevaliers de Malte. Qu'on se rappelle le mot de Philippe le soir de Chéronée [en août de l'an - 338] en parcourant ce champ de carnage où le bataillon des Amants et des Aimés gisait, taillé en pièces, aux bras des uns et des autres : « Que mon nom soit à jamais flétri si ceux-là ont fait ou souffert rien de contraire à l'honneur. » [Plutarque, Vie de Pélopidas ; cité par Gide dans Corydon, IV]
On a souvent parlé du miracle grec. Un petit peuple réalise un type de beauté physique, plastique et idéal qu'on n'a jamais dépassé. Ce peuple n'est point composé d'esthètes contemplatifs mais d'athlètes héroïques. On lui doit Salamine [en - 480] et Marathon [en - 490], faits d'armes d'incalculable portée pour lé genre humain tout entier. Or, ce peuple dont les mythes, les marbres et la pensée orientent encore l'intelligence et la volupté des hommes, ce peuple qui gouverna d'outre-tombe notre Moyen Âge avec Aristote comme il dresse Héraclite à la source des conceptions modernes, ce peuple comptait l'homosexualité comme un élément constitutionnel et congénital de son tempérament. Codifiée par Solon et Lycurgue, chantée par Anacréon et Sappho, exaltée par Platon, il suffit de parcourir Plutarque ou Xénophon pour constater ce qu'un pareil sujet avait de quotidien, de normal, de passé dans les mœurs. Phidias inscrivait sur l'anneau du Jupiter d'Olympie le nom de l'athlète qu'il aimait. Achille et Patrocle, Harmodius et Aristogiton, amants illustres, étaient les saints de la légende et de l'histoire. Plus haut encore les dieux montraient d'exemplaires faiblesses : Zeus avait Ganymède ; Apollon, Hyacinthe et Cyparisse ; Hercule, Hylas ; Dionysos, toute l'armée des Bacchanales !
Les raisons profondes de ce goût chez les Grecs, des ouvrages doctes les établiront un jour. Ce n'est pas un livre que nous esquissons ici mais une véritable bibliothèque. Les mœurs dont nous parlons ont toujours été et sont restées, à la culture près, celles de l'Orient tout entier. Chose curieuse, les plateaux de l'Asie Centrale, cette officina gentium d'où toutes les races semblent s'être répandues sur la planète, ont gardé les traditions des Huns (M. [Théodule-Armand] Ribot [1939-1916] dans son Hérédité [psychologique, Paris : Félix Alcan, 1894] cite ce reproche fait aux Huns par les annalistes chrétiens et, ne sachant s'il convient de nommer ce penchant vice de barbares ou vice d'ultra-civilisés, suspend son jugement avec une prudence digne de ce noble esprit). Plus près de nous sont les Bulgares dont le nom est devenu un synonyme [sous la forme bougre], et les Turcs chez qui le courage, la probité, l'aristocratie naturelle ne sont pas plus douteux que leur immémorial attrait vers les jeunes gens. Tous les voyageurs qui ont visité le Turkestan se rappellent la place éminente que les danseurs, les batchas, occupent dans la vie du pays. Les danseurs russes qui viennent de révolutionner Paris procèdent de la même tradition.
Mais nous retrouverons tout à l'heure le vaste Orient immobile. Évoquons le passé. Rome, héritière d'Athènes, s'offre à nous aïeule imposante. On sait que l'artisan de sa gloire, Caïus Julius César, mérita en son jeune âge le surnom de mari de toutes les femmes et de femmes de tous les maris. On n'en était encore qu'aux jours austères de la République. Parmi les douze empereurs que Suétone raconte, Claude seul n'est pas taxé d'homosexualité [« Les Césars, à l’exception peut-être de l’imbécile Claude, furent tous, au rapport de Suétone, des infâmes. » Pierre Joseph Proudhon, Amour et mariage, chapitre XXVII, 1858]. Plus tard avec Héliogabale, une folie se déchaînait, assez puérile, semble-t-il, et rastaquouère, malgré le phénomène de cette carrière d'adolescent qui de 16 à 18 ans semble avoir épuisé les ivresses d'un monde amoureux de son tyran. Le règne des Antonins, c'est le beau soir méditatif et calme de l'Empire. Un maître dilettante, curieux subtil et artiste, Hadrien, dédie l'univers à un esclave aimé.
Entre temps les écrits de Martial, de Pétrone, les chefs-d'oeuvre d'Herculanum, nous laissent entrevoir l'ample licence, la plantureuse volupté latine grisées par l'Asie dangereuse. La décadence d'un peuple vient-elle de la dépravation des mœurs ou la dépravation des mœurs vient-elle de la décadence ? Telle l'héroïne d'Oscar Wilde se demandant si en Angleterre les gens ennuyeux produisaient le brouillard ou le brouillard les gens ennuyeux [Whether the fogs produce the serious people, or whether the serious people produce the fogs, I don't know.]. Corruption et civilisation forment deux termes inséparables. Les barbaries elles-mêmes ne sont pas pures. La soif égoïste de jouissances immédiates met en péril la cité dès que le caractère faiblit chez l'individu et que le devoir social s'obscurcit à ses yeux. Mais le besoin de jouir réalisé en ce monde-ci, ou reculé dans un paradis imaginaire se révèle, au fond, le seul ressort et le seul but de notre activité. Et le devoir social exprime simplement ce besoin de jouir, mais sous une forme plus intelligente, comparée à sa forme imprévoyante et porcine chez l'individu isolé. Il s'agit d'un égoïsme plus noble, plus clairvoyant, plus rusé, fécond en stratagèmes : l'égoïsme de la race. Il surgit en quelques cerveaux d'élite sous sa figure véritable quoique voilée, comme les Mères apparurent à Faust. Mais pour les simples il a mille visages. Son plus récent, couronné des fleurs héroïques du cerisier japonais, souriait dans le soleil levant, du haut des remparts de Port-Arthur, aux soldats qui allaient mourir pour les mânes de leur dynastie. Ces sacrifices qu'une illusion puissante ordonne, la Vérité — ou du moins l'illusion sans ailes et sans nimbe que nous ornons de ce titre précaire — suffira peut-être à les exiger d'une humanité mieux initiée aux lois de son devenir. En attendant, la décadence d'une société est celle de sa foi et le Dr [Gustave] Le Bon a pu dire en une formule lapidaire que les peuples ne survivaient pas à leurs dieux. La licence des mœurs n'est qu'un phénomène concomitant. Aucune société n'a encore pu survivre au luxe, à la richesse, au bonheur. Et cependant la société ne tend qu'à les conquérir.
Rome tombe, le Moyen Âge pèse de toutes ses ténèbres. Les monastères recèlent le peu qui persiste de curiosité, d'art et de sensualité affinée (voir Michelet et le procès des Templiers où nous trouvons pour la première fois l'accusation d'homosexualité portée pour raison politique). La plus grande voix peut-être du Moyen Âge, celle de Dante, si prompte à vitupérer et à maudire, s'élève cependant avec une gravité mystérieuse du cercle de l'enfer où elle salue les Sodomites. Le poète les reconnaît : Letterati grandi e di gran fama. « Lettrés illustres et de grand renom ». Parmi eux son maître Brunetto Lattini : « SIETE VOI, SER BRUNETTO ? » [commenté par Gide en appendice de Corydon] Le disciple écoute avec déférence et tendresse la voix du maître damné jusqu'à ce qu'il s'éloigne, et alors, parmi les autres âmes en fuite, semblables aux coureurs dans l'arène, il le suit longtemps des yeux :
e parue di costoroQuegli che vince e non colui che perde
« ...et parmi ceux-là il parut. — Celui qui vainc et non celui qui perd. »

Rares sont les échappés de lumière qui percent la nuit d'ombre et de terreur jetée par la religion sur les mœurs d'alors. La tragique aventure d'Édouard II d'Angleterre et de ses favoris devait inspirer un drame au poète anglais [Christopher] Marlowe deux siècles plus tard. Cependant la civilisation des Arabes brillait de tout son éclat. L'Islam dès ses jours héroïques, fut homosexuel et l'est demeuré. De même que Platon [dans le Banquet] rangeait parmi les appétits inférieurs les désirs qui portent vers les femmes, de même la poésie arabe et persane a célébré l'adolescent, l'échanson, le svelte cyprès comme digne surtout des plaisirs du sage. Les poètes ne furent pas les seuls, le goût est profond, inné, universel chez les races d'Orient. L'étiquette aidant, les propos qui équivalent à nos conversations de fumoir occidentales roulent là-bas exclusivement sur ces classiques voluptés. Deux sufis, buvant du vin de Chiraz dans leurs coupes niellées sous un kiosque de faïence, ou deux chameliers d'Anatolie partageant une pastèque au bord d'une source agreste devisent en termes différents à l'heure des confidences sur un sujet toujours pareil.
L'aube de la Renaissance se lève détachant sur un ciel de tourmente le profil et les cornes de Pan ressuscité. Il n'était jamais mort en vérité. Il avait siégé, miséricordieux, effrayant, obscène pendant la longue nuit d'où sortait le monde, sur le trône des sabbats. Il se lève avec la lumière. On le reconnaît. Il est Dionysos aussi. Un grand souffle de liberté enivre l'esprit et la chair. Nul ne taxera de décadente l'Italie d'alors, bouillonnante de sève, inépuisable de formes neuves de beauté et d'espérance. Son exubérance vitale crève toutes les conventions, s'épanouit en tous les sens. Lisez Machiavel, Benvenuto Cellini, L'Arétin, Giucciardini, tant d'autres, vous y retrouverez l'état d'esprit païen vis-à-vis des écarts de la sensualité. Les critiques anglais Walter Pater et Addington Symonds qui ont pieusement étudié la Renaissance n'ont pas ignoré cet aspect ei l'ont laissé entrevoir avec cette délectation morose qui est le genre d'Oxford. C'est, entre tant d'autres épisodes, César Borgia violant le jeune duc de Faënza, le trône de Pierre occupé par deux papes, Jules II et Léon X, l'un guerrier, l'autre prêtre, tous deux artistes et homosexuels, Michel-Ange nourrissant son douloureux génie de son amour pour le jeune Cavalieri, Léonard de Vinci après l'éclat qui l'avait obligé à quitter Milan exprimant en inquiétantes effigies le secret de son vaste désir, Sodoma couvrant les murs des monastères de portraits de saints et de novices trop beaux. C'est de ce temps que date la réputation de l'Italie : « le ragoût d'Italie », disait Tallemant des Réaux [Historiettes, " Mademoiselle Paulet "]. Le Président de Brosses visitant Florence protestait plaisamment contre l'imputation de tels dévergondages à l'illustre Cité et déclarait à propos de l'amour « contre nature » qu' « outre une bulle du Pape Adrien qui le défend, tout citoyen pris en flagrant délit doit payer une amende de cinq sols, à moins cependant qu'il lait fait pour sa santé ! »
L'Italie n'est pas seule. En France, l'insolence, la grâce, la bravoure et le cynisme des mignons entoure l'étrange figure d'Henri III. En Angleterre, la pléiade élizabethaine manifeste sans pruderie son éclectisme dans le mot du fougueux poète Christophe Marlowe : « Il n'y a que les sots qui n'aiment le tabac ni les garçons. [All they that love not tobacco and boys are fools» Les énigmatiques sonnets dont on ne connaît ni l'auteur ni l'inspirateur et qui sont attribués à Shakespeare en disent assez long sur la tolérance de ces temps où les jeunes acteurs qui jouaient Ophélie ou Desdémone exerçaient sans doute un prestige analogue à celui de ces castrats pour qui les cardinaux des XVIIe et XVIII siècles firent à Rome tant de folies. En Espagne, dans les romans de Cervantes, on retrouve des traces de cette même exaltation de sentiments vis-à-vis d'individus de même sexe que Pizarre et Cortès constatèrent dans l'empire des Incas sous forme de prostitution religieuse.
Le XVIIe siècle ne le cède en rien à son prédécesseur. Sur les trônes, il y a Louis XIII, Jacques II, Guillaume le Taciturne, Christine, Charles XII. Qu'on se reporte à Tallemant des Réaux pour les favoris de Louis XIII et l'origine de la fortune des Luynes. Les anecdotes en sont d'une précision curieuse. Le nombre de personnes de la cour qu'il taxe de telles singularités est du reste énorme. Le frère de Louis XIV [et mari de la princesse Palatine] alliait un sentiment très vif de ce qu'il devait à son rang, à la dévotion et à ses vices. La protection du chevalier de Lorraine était de celles dont personne ne faisait fi et l'affection du roi ne se démentit pas vis-à-vis d'un frère qu'il ne sembla jamais blâmer, trop près sans doute de sa personne souveraine pour être même discuté.
En approchant des temps modernes on hésite devant des recensements épiques. Ils dépasseraient les limites d'un essai. Nous citerons tout au plus quelques noms éminents. Pierre le Grand et Frédéric II continuent la tradition des camps (elle date d'Alexandre et d'Héphestion), après Tilly, Catinat et le maréchal de Vendôme ; tradition dont les derniers noms citables sont ceux de Changarnier (Lamoricière disait avec simplicité : En Afrique, nous en étions tous, mais Changarnier en est resté [Le Ralliement, 23 février 1877 ; repris deux jours plus tard par La Lanterne].), de Skobéleff, du général Macdonald, le héros populaire de la guerre Anglo-Boer dont on se rappelle le suicide à Paris.
Stendahl attribue à Napoléon 1er des penchants analogues sans preuves sérieuses ni autre présomption grave que sa qualité de Corse. L'auteur de Le Rouge et le Noir lui-même s'est exprimé parfois en termes singuliers sur ce chapitre et M. Seillière cite un passage où Beyle, dépeignant un jeune officier russe en mots enflammés, parle de « l'amour à l'Hermione » qu'il est prêt de. ressentir pour ce militaire.
L'aventure de Louis II de Bavière et de Wagner a exercé la curiosité sans permettre de conclure. Malgré des phrases de lettres de Wagner comme celle-ci : « L'amour du roi pourra-t-il me détourner du Féminin ? (Lettres à Mme Wille) » malgré que les goûts de Louis II ne puissent, eux, faire le moindre doute, il n'est pas certain que cette rencontre du génie avec la beauté, dans la magnificence et la gratitude d'une heure souveraine, ait été jusqu'à une communion aussi parfaite. Peu importe du reste. Wagner possède sans cela tout ce qu'il faut pour réaliser un de ces types d'hypersexuel dont nous parlions tout à l'heure et dont [Walt] Whitman (Traduction Bazalgette, Mercure de France [commentée par Gide dans Corydon]), le grand lyrique américain, présente un autre remarquable exemple. On peut aimer passionnément des hommes d'une passion qui ne franchisse pas le seuil du désir conscient. Ce n'est même point la plus laide manière.
Je ne citerai plus qu'un petit nombre de noms. De parti pris aucun vivant n'y figurera : il vaut mieux priver un argument d'appoints glorieux que de paraître, si peu que ce soit, de par le béotisme régnant, un dénonciateur. Verlaine, Wilde et Swinburne (on pourrait ajouter Baudelaire renvoyé du collège pour camaraderies trop étroites) comptent parmi les grands noms de la poésie de tous les temps, revendiquent le privilège de ces sensibilités supérieures que le vulgaire n'a pas le droit déjuger, quand, ce privilège, c'est de leur génie que ces hommes l'ont payé.

Répétons-le, cette esquisse historique a le caractère le plus sommaire. Il le fallait ainsi même s'il ne se fût agit d'inclinations, par essences secrètes et cachées, du peccatum mutum, chuchotait la pruderie monacale qui avait ses raisons. La même difficulté d'enquête persiste malgré les progrès réalisés dans l'étude de la question. Les chiffres des statistiques publiées par les revues spéciales allemandes restent nécessairement, quelque imposants qu'ils soient, bien au-dessous de la réalité. Il est cependant plus rare qu'autrefois de voir un enfant à l'issue de la puberté s'épouvanter de lui-même, du monstre abject que lui ont montré les préceptes de la morale et en lequel il se reconnaît. Selon son intelligence il peut hésiter plus ou moins de temps, selon son caractère désespérer ou se déclarer d'emblée anarchiste militant de l'amour. Une légende raconte que Wilde n'avait jamais dépassé les bornes du dilettantisme en pareille matière jusqu'à un voyage à Paris [en 1883] où il se livra à une expérience précise. Si troublante fut-elle que reprenant le bateau le lendemain il rentrait à Londres demander la main de la première jeune fille venue. Le mariage prématuré [à 30 ans, en mai 1884, pour Wilde] vouant au malheur plus d'un être est un des moindres maux qu'engendre le préjugé. Mais ce préjugé, dans toutes les branches de la science moderne, a été sapé par des esprits avides de lumière et d'équité. Moll, Kraft-Ebing, Havelock Ellis en physiologie ont éclairé ces problèmes, fait éclater l'injustice et l'ignorance qui laissent subsister dans les codes la notion de péché à côté de celle de crime, pris fait et cause pour la réforme d'une législation attardée. Richard [Francis] Burton, passionnément épris de civilisation orientale, en explorait les littératures et révélait ce fait considérable apparu tout au plus à quelques voyageurs, qu'une partie de l'humanité, et non la moindre, possédait la tendance innée générale et presque partout effective à l'homosexualité. Il établissait même un méridien fictif séparant les populations d'homosexualité congénitale de celle d'homosexualité occasionnelle. Renvoyons pour cette carte intéressante à l'appendice de la traduction des « Mille et Une Nuits. »
Depuis, un mouvement important s'est prononcé en Allemagne. L'organe principal en est le Jahrbuch für Sexual Wissenschaft, la consciencieuse publication du Dr Hirschfeld. Ce peuple a des qualités de discipline et de dignité dont nos ésotérismes blasés et poltrons ont trop tôt fait de sourire. Il se trouve seul à la tête d'une émancipation qui fera son honneur.
Portons sur lui d'abord le regard circulaire dont un observateur suffisamment cultivé et mobile peut envelopper la planète en ce commencement du XXe siècle. L'Allemagne a évidemment des raisons profondes d'avoir la première organisé l'homosexualité. Le nombre des homosexuels relevé par la statistique à Berlin est considérable (voir la publication susnommée). L'aristocratie, la plus haute surtout, y compte pour beaucoup moins qu'elle n'y figure en réalité, car la consanguinité, suite nécessaire du principe de la pureté du sang et de la rareté des mésalliances, aboutit non moins que la trop grande disparité des sangs mélangés à des produits d'exception. Il semble que la race y signifie entre autres son désir de ne pas se perpétuer. Ce désir, elle peut l'exprimer en chaleur de tempérament, en lucidité de conscience, en individus méprisables ou géniaux. Ils forcent à la fois l'attention et le doute. Ils sont capables de justifier le décret qui les reléguerait au rang de déchets ethniques aussi bien que l'énigmatique phrase de Bacon : « Tels ont pris plus de soin de la postérité qui n'en engendrent point » [The care of posterity is most in them that have no posterity].
Quoi qu'il en soit il n'est pas en Allemagne une famille princière qui ne compte plusieurs homosexuels, et pour ce qui est de l'armée et des classes inférieures, Berlin, avec ses bains, ses cafés spéciaux, ses bals, ses publications, manifeste une organisation d'autant plus surprenante que la loi punit directement l'acte incriminé.
Même sévérité dans le Code anglais demeuré lui aussi le « bras séculier » auquel l'Église livrait ses coupables. Mais en Angleterre, une formidable hypocrisie (qui est peut-être une vertu sociale) écrase et muselle toute sincérité. Comme l'affirme un de leurs humoristes, le onzième et plus grand des commandements reste pour les Anglais : « Ne vous faites pas pincer ». La débauche n'y perd rien : les scandales inévitables (combien furent prudemment étouffés par égard pour des personnalités notoires !), les observations des voyageurs, les aveux des nombreux insulaires qui sillonnent le monde, en quête de plus de liberté extérieure, sont là pour le prouver. Nous savons que les grandes écoles qui font le juste orgueil de l'Angleterre, Eton en particulier et Harrow dont les premiers vers de Byron nous content les enthousiastes amitiés, comportent dans leur système toutes les conséquences immémoriales de la réunion d'adolescents du même sexe. Le Fagging qui consacre la tyrannie des élèves plus âgés sur les plus jeunes, favorise singulièrement un état de chose, parfaitement connu et expérimenté par la majorité des hommes d'État, des grands seigneurs, des magistrats et des prélats éminents d'Angleterre, depuis Alfred le Grand.
La bourgeoisie s'entoure de plus de principes et de moins de fantaisie. D'étroites observances bornent son horizon au delà duquel elle juge indécent de regarder. On n'imagine pas jusqu'où cette puissance de préjugé mystique collectif peut égarer des gens raisonnables. M. Havelock Ellis raconte le trait inouï de cette femme du monde, présidente d'œuvres pour la Purity, pilier de respectabilité et d'orthodoxie, qui un beau jour se rendit compte avec terreur et désespoir que, depuis plus de vingt ans, quotidiennement, sans le savoir, elle pratiquait des plaisirs illicites et solitaires ! Je ne connais pas d'histoire plus typiquement anglaise ni de revanche plus humoristique de la nature sur l'éducation. En aucun pays l'exigence moins pressante des tempéraments y aidant, on ne rencontre autant d'individus chez qui les tendances qui nous occupent soient restées virtuelles, subliminales. Les plus intelligents (Pater et Fitzgerald par exemple) se réfugient dans l'étude ou l'art, les autres sont partout. En combien de regards amis (le cœur est loyal là-bas si l'intelligence ne l'est pas et il n'y a pas d'amitié plus sûre que celle d'un Anglais), a-t-on pu lire au cours d'une jeunesse le vers mélancolique de [Dante Gabriel] Rossetti : « Look in my face : my name is might have been ! [Disappointment in Love - The Nevermore] ». Sommation pathétique parfois, parfois aussi inconsciente n'ayant jamais oser s'avouer, s'écouter elle-même, allant en certains cas jusqu'à vouloir s'étouffer en criant trop haut des vitupérations apprises, machinales, quasi expiatoires. Singulier besoin de s'ignorer, de se donner le change analogue au cas de la Présidente de Purity Associations ou à celui de l'égaré qui, pour se rassurer contre la nuit qui tombe, entonne un chant martial. N'en rions pas : il n'y a qu'un lien social bien solide pour meurtrir et déformer à ce point les individus les moins résistants du faisceau qu'il assujettit.
Quant au peuple anglais, son innéité homosexuelle ne peut guère faire question. C'est d'abord un peuple maritime et les voyages, les aventures, les longues traversées, l'insouciance, l'abandon à l'élément souverain ont toujours formé des hommes de sensualité simple et indulgente. Chez quelques-uns le sentiment s'en mêle, la différence de condition sociale contribuant à l'exalter chez l'inférieur. À la vérité c'est par là qu'ils raffinent en matière amoureuse, l'assouvissement de leurs sens proprement dits, étant assez business like et grossier. Si cet essai avait des prétentions au pittoresque, on y pourrait illustrer par des traits curieux l'évidence de telles caractéristiques dans le bas peuple anglais. Qu'il suffise de nommer l'armée et surtout cette magnifique légion d'hommes de joie que constituent les régiments de la garde. Rappelons aussi au souvenir du touriste l'admirable police de Londres, tutélaire, avec tant de déférence, au passant égaré, à la vieille dame timide ou au noctambule
attardé.
Les Français en tant que race ne marquent pas une vocation aussi décidée que l'Anglais et l'Allemand pour l'homosexualité. La femme a dominé notre civilisation plus particulièrement au XVIIIe siècle et sous le Second Empire. Pour elle toutes les indulgences. L'homosexualité chez la femme fut une alléchante fantaisie, un droit, que dis-je, un devoir, en un mot, un spectacle. La luxure du mâle trouve moyen dès le commencement d'absoudre ces jeux suggestifs d'où sa fatuité ne pouvait se croire sérieusement bannie. Cette fatuité, chez le jeune Français fanfaron de vice, joue un rôle à l'issue de l'adolescence. La puberté, véritable état d'hermaphrodisme momentané, opte parfois inconsidérément pour le féminin sous l'influence de la vanité. Mais cette option a presque toujours été précédée par une période homosexuelle. Soit au lycée, soit dans les collèges religieux où ils revêtent parfois un caractère romanesque et mystique, tout jeune Français a connu ces premiers troubles des sens et du cœur. Ils restent inoubliables pour beaucoup même du fond d'existences ultérieures bourgeoises, mornes et domestiques. L'être vierge garde profonde l'empreinte de tels souvenirs, et j'ai entendu se plaindre maints hommes de trente ans, de ce que la vie ne leur ait jamais rendu l'émotion de ces heures novices.
Nous ne croirions apprendre grand'chose à personne en faisant une monographie de l'homosexualité en France. Sans noms d'ailleurs, elle n'aurait qu'un intérêt médiocre. Bornons-nous à reconnaître l'existence de ces tendances à tous les degrés de nos hiérarchies bouleversées, chez les plus illustres représentants de notre élite d'hier comme chez les plus brillants espoirs de notre élite de demain. Des artistes tels qu'il n'en est pas de plus grands, des soldats de courage éprouvé, des maîtres de la finance et de l'élégance mériteraient à tel escient le pilori du préjugé bourgeois. Quelques uns l'ont subi dans les cabarets de Montmartre ou les revues de fin d'année, mais une colossale majorité garde son secret. Si quelques raffinés trouvent moyen d'en jouir tout en souffrant, trop épris du rare pour ne pas traiter de vulgaire toute tentative d'affranchissement, ce sont des oisifs ou des nonchalants. Les autres, une angoisse les hante, une comédie les dégrade ou les asservit en attendant qu'un scandale imbécile les mette pour les pharisiens au ban de l'opinion. Cependant et ceci confirme le rôle énorme de la routine
et de l'esprit casanier dans les jugements humains, les mœurs soi-disant coloniales sont jugées sans grande rigueur. Ôtez l'individu de son cadre, des rainures où glissent son activité et sa pensée, il s'adapte à un ordre de choses qui le heurtait d'abord. Toute l'histoire des campagnes d'Afrique le prouve. La facilité des communications, l'importation d'éléments féminins n'a rien changé depuis les premiers jours de la conquête ; bien plus, une race nouvelle se forme dans l'Afrique du Nord, énergique, active, peu scrupuleuse, yankees latins non handicapés de puritanisme, et qui porte dans son sang les fatalités sexuelles des latitudes où elle naquit.
Quant au reste de l'Europe, voici l'Italie continuant ses traditions païennes. Mais les temps sont durs si la race est toujours superbe. Avec une inconscience de belle courtisane aguerrie elle accueille et invite les riches nomades que traîne leur volupté. Ce trafic à Rome, à Florence et à Naples, prend des proportions d'industrie nationale : d'étonnantes anecdotes basées sur des faits que le touriste le moins prévenu ne peut manquer d'apercevoir sont courantes à ce sujet. Ailleurs, dans la péninsule, des colonies d'homosexuels concourent à la fortune de villes célèbres non moins qu'à leur réputation ancienne de centres d'intelligence et d'art.
Trop de sang maure coule encore dans les veines de l'Espagne pour que ce peuple épris de beaux gladiateurs ne leur voue pas un culte mêlé d'une sensualité qu'exaltent le péril et le sang- Et cela, malgré les séductions de la femme, là-bas plus qu'en aucun pays ensorcelante, provocante et passionnée.
En Russie, des établissements fonctionnent au su des pouvoirs publics dont l'existence prouve les affinités orientales des Slaves. Le grand-duc Serge eut des favoris non sans quelque scandale. Faut-il rappeler Alei et Sirotkine, « le petit orphelin » dans les souvenirs de Dostoïevski sur les bagnes sibériens ?
L'Asie est demeurée pareille à elle-même sous les civilisations modernes. On offre de jeunes garçons à l'hôte selon les traditions de l'hospitalité afghane. Deux des plus considérables princes indiens, l'un au nord, l'autre au sud, affligent par leur indépendance sentimentale et le renouvellement trop fréquent de leurs secrétaires de vertueux fonctionnaires britanniques. Des sectes hindoues adorent la semence humaine ou se vouent au costume féminin. On fait des eunuques dans le pays de Marwar, destinés à la volupté d'amateurs étranges ; le procédé est barbare : Ablation totale dès avant la puberté et cicatrisation obtenue en plongeant le patient dans de la cendre chaude. Plus au nord, les Sikhs, l'une des dernières races guerrières de l'Inde, sont notoires pour la beauté de leur type et des traditions dont leur héros national, Ranjit Sing, « Le vieux lion des cinq fleuves », fut le plus illustre représentant.
En se rapprochant de l'équateur, les caractéristiques des deux sexes semblent se fondre comme dans les Cinghalais et les Annamites, où l'homme ne se distingue guère de la femme. Le moral suit les mêmes lois. Nos fumeurs d'opium coloniaux ne l'ignorent pas.
L'antique civilisation chinoise ne saurait se dispenser de tels raffinements. Les marchands des grands ports sont connus pour goûter singulièrement les jeunes marins d'Europe, et de rares étrangers ont eu accès à ces sortes de collèges de chanteurs dont la profession sous des rites minutieux et une éducation artistique très poussée, paraît être une sorte de prostitution supérieure. Quelque chose comme notre Conservatoire.
Quant au Japon, cette race admirable allie le goût de la fantaisie à l'absence totale de pudeur. Un Japonais s'estimerait bien peu curieux ou bien peu courtois de se refuser à une volupté nouvelle et dans les cas fort rares où cette volupté est nouvelle effectivement pour lui, le Japonais, doué de sens éveillés, ardents et fins, en prend sans peine, affirme-t-on, le goût reconnaissant.
La Polynésie tout entière, l'Ouest américain, le Mexique, maints districts de l'Amérique du sud montrent à tous les degrés de la civilisation, chez les sauvages tatoués ou les citadins des métropoles californiennes, des tendances caractéristiques à l'homosexualité. Son développement sera curieux à suivre aux Etats-Unis où une fusion de sangs variés a donné tant de réactions intéressantes. Malgré qu'une recrudescence de puritanisme plus snob que sincère en rende l'étude difficile, elle a une extension positive dans les grandes villes de l'Union.
Terminons cette revue hâtive, trop courte et trop longue à la fois. Il appartient aux psychologues de corroborer par leurs recherches pratiques ces affirmations dont nulle n'est gratuite mais dont les preuves seraient sinon difficiles, du moins inopportunes à quelques égards (Voir l'excellent livre de M. Havelock Ellis : L'inversion sexuelle, Mercure de France [Sexual inversion, 1897]).

En résumé, il demeure prouvé aux yeux de tout homme impartial et réfléchi que l'homosexualité, caractère physique du genus homo, est universellement répandue, comme elle a toujours été connue : Elle n'est pas un ferment nécessaire de décadence puisqu'elle coïncide souvent avec les facultés géniales qui peuvent servir avec le plus d'éclat une société. Elle est, si nous concluons avec Darwin et [Karl] Gegenbaur, à un ancêtre androgyne des vertébrés, un atavisme, un geste ancestral, vénérable entre tous par son antiquité, une tradition en un mot !
D'autre part, la qualité parfois éminente des individus chez lesquels resurgit cet atavisme défend de le classer comme une régression. Que signifie un tel mot du reste quand on ne connaît ni le départ ni l'arrivée ? Savons-nous quelle piste perdue cherche à retrouver la nature ? Donc, auguste par son recul dans le passé, esquissant dans l'avenir le schéma de possibilités qui seront un jour des lois, l'homosexualité n'est pas seulement passionnante pour notre investigation, elle exige notre respect et la révision d'un procès inique. Elle ne relève plus de la criminologie, ni même de la pathologie, mais du droit commun de l'amour libéré. Il ne s'agit donc pas d'une secte de vicieux réclamant un statut immoral, mais de milliers, de millions d'individus doués, valables, utilisables par une société intelligente et que proscrit la nôtre pour des motifs abolis. Le cadavre d'une morale morte ne peut pas faire contre-poids dans la balance de la justice à la dignité, à la liberté de tant d'hommes. Je pourrais dire de tous les hommes.
Il reste en effet à étudier, et ce sera l'objet d'un autre essai, les types infiniment variés de l'homosexuel, depuis l'ordinaire à caractères féminins prédominants, jusqu'au type supra-viril en qui s'essaie une formule supérieure du sexe. Entre ces deux extrêmes, qu'elle le veuille ou non, est comprise toute l'humanité. »

GUY DELROUZE [sic ; partout ailleurs c'est Debrouze].

Seul article " engagé " de toute cette revue, présentée, pour une opération commerciale de réédition, comme 


Première mention d'Akademos dans la revue anarcho-socialiste La Société nouvelle..., en janvier 1910 ; l'aspect homo leur avait échappé (il faut dire qu'il était discret...) :




6 commentaires:

Connaissance ouverte a dit…

" Théodule Armand Ferdinand Constant Ribot, né à Guingamp le 18 décembre 1839 et mort à Paris (5ème) le 9 décembre 19161, est un philosophe et professeur au Collège de France. Il est généralement considéré comme le fondateur de la psychologie comme science autonome en France2. Il crée en 1876 la Revue philosophique dont il devient directeur. " (wikipedia)

Il est bien l'auteur d'un ouvrage intitulé " Hérédité..." comme indiqué dans l'article.
Bonne fin de soirée, Patrick !!

patrick Cardon a dit…

En revanche je ne trouve pas de trace de "En Afrique, nous en étions tous, mais Changarnier en est resté" ni dans le ralliement (introuvable) ni dans la lanterne (sur gallica)

Connaissance ouverte a dit…

Dans cet article, comme dans tous les autres de ce blog, les notes entre [...] sont de moi ; et ici, non de l'auteur de l'article d'Akadémos.

patrick Cardon a dit…

je sais bien que les notes sont de toi. Mais permet moi de voir les notes de l'auteur et de les vérifier

Connaissance ouverte a dit…

Il n'y a pas de note de Delrouze à cet endroit, seulement une parenthèse que j'ai annotée entre [...].

patrick Cardon a dit…

En effet, je confondais mes notes et celles de l'auteur, pardon.